Espagne - Après les élections législatives de mars 2000, la gauche en crise01/05/20002000Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2000/05/51.png.484x700_q85_box-13%2C0%2C582%2C822_crop_detail.png

Espagne - Après les élections législatives de mars 2000, la gauche en crise

Les récentes élections législatives espagnoles du 12 mars 2000, qui ont donné une majorité absolue d'élus au Parti Populaire, le parti de droite de José Maria Aznar, au pouvoir depuis 1996, qui a remporté 44 % des suffrages et 400 000 voix de plus qu'aux précédentes législatives, ont été marquées par un nouveau recul spectaculaire de la gauche, plus important encore que celui essuyé lors des élections européennes et municipales de juin 1999.

Le Parti Socialiste, le PSOE, qui a été au pouvoir de 1982 à 1996, a perdu 2 millions de voix (environ 20 % de son électorat) par rapport à 1996. Quant à la deuxième composante de la gauche, la coalition appelée Izquierda Unida (Gauche Unie), regroupée autour du Parti Communiste d'Espagne, elle a subi un échec plus spectaculaire encore, puisqu'elle a perdu près d'un million de voix par rapport à 1996, c'est-à-dire près de 50 % de son électorat d'alors.

Il est indéniable que le pacte passé quelques mois avant le 12 mars entre le secrétaire du PSOE, Almunia, et celui du PCE, Frutos, pour tenter d'enrayer le recul de la gauche en présentant aux électeurs une sorte d'union de la gauche, n'a pas suscité d'enthousiasme dans les rangs de l'électorat ouvrier qu'il était destiné à séduire. L'abstention, qui est passée de 23 % en 1996 à 30 % en mars 2000, paraît provenir essentiellement d'un électorat populaire, de gauche, profondément déçu par la politique des partis qui prétendent représenter la population laborieuse. Et l'on voit mal comment l'ersatz de programme commun de la gauche, fabriqué à la hâte pour tenter d'éviter une défaite électorale annoncée, aurait pu donner confiance aux travailleurs espagnols démoralisés par les conséquences de la politique menée depuis la mort de Franco par les partis qui prétendent défendre leurs intérêts.

La classe ouvrière espagnole avait déjà tragiquement payé dans le passé, notamment par quarante années de dictature franquiste, les trahisons des partis socialiste et stalinien, qui en 1936-1939 se posèrent, dans le camp républicain, en défenseurs de l'ordre bourgeois. Elle paie aujourd'hui le même choix politique, fait il y a vingt-cinq ans, à l'époque de la mort de Franco, par ces mêmes partis qui n'aspiraient qu'à jouer, dans une Espagne où se mettait en place un régime parlementaire, le rôle de loyaux gérants des intérêts de la bourgeoisie, qui est celui des partis social-démocrates et communistes ex-staliniens en France ou en Italie.

Quand la bourgeoisie espagnole préparait l'après-franquisme

Les années qui ont précédé la mort de Franco, survenue en octobre 1975, avaient été marquées par le souci, de la part de la bourgeoisie espagnole et de ses dirigeants politiques, de mettre en place un régime dit de "transition sans rupture" vers un régime parlementaire.

Pendant les dernières années du franquisme, la dictature était vomie par la majorité de la population. La classe ouvrière, nombreuse et jeune, imputait au régime en place la responsabilité d'une exploitation d'autant moins acceptable que l'Espagne connaissait un développement économique certain. Des couches de plus en plus larges d'une petite bourgeoisie en plein essor, pour qui l'augmentation du niveau de vie devait s'accompagner de droits démocratiques élémentaires, ne supportaient plus d'être écartées de la vie politique. La question nationale avait retrouvé son importance en Catalogne et surtout au Pays Basque, où se développait un mouvement d'opposition radical que la répression ne parvenait pas à réduire.

Quant au grand patronat, s'il avait largement profité du dirigisme économique de l'État franquiste et de la répression dont étaient victimes les organisations ouvrières, il craignait aussi que l'absence d'appareils syndicaux et politiques susceptibles de jouer, comme dans les autres pays capitalistes, le rôle d'intermédiaires entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, ne débouche sur une crise sociale et politique grave. Les luttes ouvrières des années soixante avaient montré que le "syndicat vertical" phalangiste était incapable de jouer le rôle de soupape de sûreté.

L'évolution vers un régime de type parlementaire, avec des partis politiques, des syndicats, des élections régulières semblait par ailleurs d'autant plus nécessaire qu'elle apparaissait comme la condition nécessaire à une intégration de l'Espagne dans la Communauté européenne, en marge de laquelle l'immense majorité de la bourgeoisie espagnole entendait bien ne pas rester.

Pendant les quelques années qui précédèrent la mort de Franco une partie de plus en plus significative de la classe politique s'efforça donc de préparer une "réforme" que continuait néanmoins de refuser une partie non négligeable des responsables de l'appareil d'État, à qui l'idée de légaliser les partis ouvriers, le PSOE et surtout le PC, paraissait intolérable. Mais l'exemple du Portugal, où le maintien du régime dictatorial après la mort du dictateur Salazar avait abouti, avec "la révolution des oeillets" de1974, à une situation qui avait ébranlé un temps l'armée, contribua à renforcer au sommet de la classe politique le clan de ceux qui souhaitaient qu'à la mort de Franco, son successeur s'oriente vers une sortie contrôlée de la dictature. Et tout le problème pour eux était de faire que Juan Carlos, désigné par Franco comme son successeur, assure la continuité du pouvoir tout en oeuvrant à la mise en place sans à-coups d'une réforme politique.

Dans cette optique, les classes dirigeantes espagnoles avaient à résoudre de nombreux problèmes. Elles héritaient de cette longue dictature une absence de partis parlementaires ayant une histoire, des leaders, un électorat, une place dans les institutions, un crédit dans la population, en particulier à droite. A gauche, en effet, le PSOE et le PCE clandestins n'aspiraient qu'à la mise en place d'un régime parlementaire. Mais à droite il n'existait aucune formation susceptible d'assumer le pouvoir dans le cadre d'un fonctionnement parlementaire. C'est bien pourquoi les dirigeants politiques les plus conscients n'avaient d'autre recours que de s'allier avec les partis liés à la classe ouvrière, qui avaient survécu dans la clandestinité, et qui, malgré la répression, avaient commencé à reconstituer un mouvement ouvrier organisé, illégal sans doute, mais avec qui patrons et politiciens étaient bien obligés de traiter dans les périodes de grève et de tension sociale.

Les espoirs des militants... Et les calculs des dirigeants

Le Parti Communiste n'avait pas disparu sous le franquisme. Et au cours des années 1960-1970, le dévouement de dizaines de milliers d'ouvriers, la combativité de centaines de milliers d'autres, l'espoir que les choses changeraient enfin si la dictature s'effondrait, avaient permis le développement des organisations ouvrières, en particulier du PCE, et des syndicats.

Mais le contraste était flagrant entre les espoirs qui animaient la base de ces organisations et les petites manoeuvres au sommet de leurs dirigeants.

Dès 1975, des contacts furent établis entre les représentants du pouvoir et les dirigeants du Parti Socialiste illégal, le PSOE, comme avec ceux du Parti Communiste, illégal lui aussi, et dont les militants étaient encore pourchassés. Car si dans les sommets de l'appareil d'État, rien n'était tranché sur le problème de la légalisation de ces partis, les dirigeants de la bourgeoisie savaient qu'aucune transition sans rupture n'était possible sans la caution et le soutien de toutes les forces politiques, et en particulier celle du Parti Communiste Espagnol dont les militants, dans les entreprises et dans les quartiers, avaient incarné une longue tradition de lutte et de résistance à la dictature, et qui était un parti infiniment plus nombreux, implanté et populaire que le PSOE.

Bien des militants ouvriers, bien des travailleurs et bien des militants du PCE lui-même espéraient que la fin de la dictature irait de pair avec une amélioration de leurs conditions de vie. Mais la direction du PCE, conformément à toute sa politique passée, se montra prête à collaborer sans condition avec les partis de la bourgeoisie pour que la "transition" s'effectue en douceur, pour peu que le PCE soit légalisé.

Peu de temps avant la mort de Franco, pendant que divers secteurs politiques de la bourgeoisie et du régime lui-même préparaient le terrain et s'assuraient leur avenir dans une Espagne sans Franco, le PSOE et le PCE s'apprêtaient à répondre présents à toute offre de service, rivalisant entre eux pour gagner le plus grand espace possible afin de devenir le parti hégémonique de la gauche.

Le 30 juillet 1974, la Junte Démocratique, impulsée par le PCE, fut la première à faire acte de candidature comme rassemblement de l'opposition. Elle regroupait, avec le Parti Communiste, le syndicat qui lui était lié, les Commissions Ouvrières, un petit parti, le Parti Socialiste Populaire, les royalistes du Parti Carliste et des politiciens indépendants désireux de faire carrière comme Trevijano ou Carlos Serer, membre de l'Opus Dei, conseiller de Juan de Bourbon (le père de Juan Carlos), qui avait dit un jour que "la liberté d'expression conduit à la démagogie, à la confusion idéologique et à la pornographie".

Cette alliance apparemment surprenante n'était en fait qu'une nouvelle expression de la politique de collaboration de classe pratiquée depuis longtemps par le PCE. Diverses déclarations de la Junte ou de Santiago Carrillo, la principale figure dirigeante du Parti Communiste d'alors, insistaient sur le fait que le régime franquiste était en crise et "n'offrait pas les meilleures conditions pour garantir les intérêts et les bénéfices des patrons espagnols". La Junte, et avec elle le PCE, s'offraient comme une planche de salut pour la bourgeoisie face au "risque de violence anarchique" que pouvait amener la fin de la dictature. Il ne s'agissait pas d'un virage politique. Santiago Carrillo, qui avait déjà exercé des responsabilités à la direction du PCE à l'époque de la révolution espagnole, était un stalinien qui portait la responsabilité des trahisons de son parti. Puis, numéro un du PCE sous la dictature, il avait été dans les années soixante l'un des champions de "l'euro-communisme", c'est-à-dire de la politique menée par les différents partis communistes d'Europe occidentale pour prendre leurs distances vis-à-vis de Moscou et être reconnus comme des partis respectables par leurs bourgeoisies respectives. Conscient que la légalisation du PCE à la mort de Franco n'était pas acquise, il multiplia les gestes de bonne volonté destinés à montrer son sens des responsabilités tant sur le plan social que sur le plan politique.

Il se fit même doubler sur sa gauche par un Parti Socialiste plus facilement admis par la classe politique, mais qui avait beaucoup moins de crédit parmi ceux qui avaient combattu la dictature. C'est ainsi que lorsqu'il tint en octobre 1974 son congrès à Suresnes, on vit apparaître une nouvelle génération de dirigeants, à la tête desquels Felipe Gonzalez, qui annoncèrent leur volonté de rénover l'image du PSOE et tenter de regagner le terrain perdu pendant la dictature par rapport au PCE. Felipe Gonzalez mit sur pied son propre groupement d'opposition, la plate-forme de Convergence Démocratique avec le syndicat UGT et des hommes comme Ruiz Jimenez, démocrate-chrétien et ancien ministre de l'Education de Franco, mais aussi avec des groupes de gauche, voire d'extrême gauche, comme l'ORT (Organisation Révolutionnaire des Travailleurs) ou le MCE (Mouvement Communiste d'Espagne), tous deux issus du maoïsme. Pendant cette époque (et les années qui suivirent), le PSOE se démarquait fréquemment du PCE en utilisant un langage plus à gauche.

Ainsi, en 1975, le PSOE critiquait le parti de Carrillo, lui reprochant de se tourner vers la bourgeoisie. Dans le journal Socialiste, on pouvait lire que "le PCE... subordonne son activité aux intérêts de la bourgeoisie".

Mais sur le fond, la politique du PCE et celle du PSOE étaient peu différentes, si bien qu'en 1975, les deux plate-formes d'opposition s'unifièrent dans la Coordination Démocratique.

La déclaration d'unification invitait "les institutions ecclésiastiques, militaires et judiciaires à l'ouverture d'un dialogue dans l'intérêt supérieur de la patrie et qui conduirait à la réalisation de l'alternative pacifique définie ici". Au nom de "l'intérêt supérieur de la patrie", on sacrifiait les intérêts de la classe ouvrière. Et ce n'était ni la première ni la dernière fois.

En même temps, la déclaration exposait le chemin à suivre vers la "réforme négociée" qui faisait jeter par dessus bord au PCE son ancien vocabulaire sur la "rupture démocratique", comme bien d'autres choses.

Figurer ensemble dans la même plate-forme n'empêchait pas les uns et les autres de rechercher, chacun pour son compte, une bonne position de sortie. Les choses allèrent plus vite pour le PSOE. Fraga, ministre de Franco et futur dirigeant de la droite espagnole, n'attendit pas la mort de Franco pour engager des discussions avec Felipe Gonzalez, notamment sur la possibilité pour le PSOE d'accepter la loi sur les Associations et de se faire enregistrer légalement. Le fruit de ces conversations fut la célébration quasi publique du 30ème congrès de l'UGT (Union Générale des Travailleurs), le syndicat lié au PSOE. De son côté, Carrillo entamait des négociations avec Areilza, alors ministre des Affaires étrangères. Et même si la future légalisation du PCE était encore écartée par bien des tenants du franquisme, pour beaucoup d'aspirants à une carrière politique, le PCE apparaissait à cette époque comme le cheval gagnant. Ils ne rejoignirent le PSOE que plus tard.

Les années de la "transition politique" (1975-1977)

Au lendemain de la mort de Franco, en novembre 1975, les partis de gauche laissèrent les mains totalement libres au personnel politique du franquisme chargé par ce dernier de mettre en place une réforme contrôlée et respectueuse des prérogatives de l'armée, de la police, de l'administration, de la justice qui avaient été les piliers du régime dictatorial.

Dans un premier temps, Juan Carlos maintint en place les hauts dignitaires du franquisme, y compris le président du gouvernement désigné deux ans auparavant par Franco et qui s'était illustré dans la répression qui marqua les derniers mois du dictateur. Mais à l'été 1976, pour assurer la transition, il désigna comme président du gouvernement Adolfo Suarez, un politicien de droite suffisamment jeune et peu connu pour ne pas être trop marqué par l'héritage du franquisme, mais susceptible en même temps de rassurer les hommes de l'appareil franquiste en tant qu'ancien responsable de la Phalange.

La politique de Suarez consista, tout en rassurant les hauts dirigeants de l'armée (qui était d'ailleurs directement représentée au gouvernement, par l'intermédiaire du général Gutierrez Mellado), à négocier dans le cadre des institutions héritées du franquisme, avec toutes les forces politiques existantes, leur place dans la vie politique et à établir un calendrier marqué par l'organisation d'un référendum sur la réforme en décembre 1976, puis les premières élections libres en juin 1977.

A chaque étape, Suarez indiquait les règles du jeu. La gauche les accepta sans renâcler. Tandis que Suarez privilégiait ses rapports avec le PSOE, le PCE multipliait les gestes d'allégeance pour obtenir sa légalisation. Carrillo déclara au comité exécutif du PCE, réuni à Guadalajara "il faut suivre le chemin qu'ils nous montrent puisqu'il n'y en a pas d'autres". Des contacts secrets eurent lieu entre Carrillo et Suarez au travers d'un intermédiaire, José Maria Armero, homme de confiance du président du gouvernement.

Sur le terrain politique, le PCE renonça à revendiquer le retour à un régime républicain. Mais surtout il donna, dans les premiers mois,qui suivirent la mort de Franco, la preuve de son efficacité à canaliser les luttes ouvrières et celle de sa loyauté vis-à-vis de la bourgeoisie.

Les mois qui suivirent la mort de Franco furent en effet des mois d'effervescence politique dans la petite bourgeoisie avide de liberté. Mais aussi d'agitation sociale et politique dans la classe ouvrière.

Au début de 1976, partout les grèves surgissaient. Les travailleurs, les jeunes cherchaient à s'organiser dans les syndicats encore clandestins, en particulier dans les Commissions Ouvrières liées au PCE. A Madrid, les grèves touchèrent 340 000 travailleurs. Cela fournit au PCE l'occasion de montrer qu'il était un rempart efficace contre les troubles sociaux : les Commissions Ouvrières, au lieu d'étendre et d'unifier les mouvements, recommandèrent le retour échelonné au travail. Le PCE apparut alors comme le garant de l'ordre social.

Mais le Parti Communiste donna une preuve de son influence considérable sur les masses populaires en janvier 1977, lors des obsèques des avocats du travail, au service des Commissions Ouvrières, qui venaient d'être assassinés par l'extrême-droite. Les militants et les sympathisants d'un Parti toujours illégal formèrent dans les rues de Madrid un impressionnant fleuve humain. Leurs aspirations, leurs calculs, n'étaient certainement pas ceux de Carrillo. Mais leur action fit sans doute plus pour la légalisation de leur parti que les tractations menées par le secrétaire général du PCE.

Lors de l'entrevue secrète entre Carrillo et Suarez du 27 février 1977, à quelques mois des premières élections, Carrillo, en échange de la légalisation du PCE, accepta la monarchie, le drapeau "national" (c'est-à-dire le drapeau franquiste et non le drapeau républicain) et promit d'éviter tout type de conflit social. Il allait respecter cet accord point par point. Lors de cette entrevue, furent discutés d'autres accords politiques possibles, plus larges, après les élections. Mais il fallut attendre avril 1977 pour que le PCE soit légalisé.

Pour beaucoup de militants communistes, à qui l'on avait expliqué qu'en 1936 leur parti avait eu raison de renoncer à la révolution sociale parce que l'essentiel était la "défense de la République", cette acceptation de la monarchie et de son drapeau fut dure à avaler.

A cette période, le PCE avait de grandes ambitions. Il se proposait de devenir un grand parti de gouvernement, le parti d'alternance dans le jeu politique bourgeois, un parti social-démocrate classique. Il avait bien sûr en face de lui le PSOE, mais le rapport de forces était en sa faveur et Carrillo pensait encore possible d'occuper le terrain social-démocrate, affirmant par exemple : "Nous ne sommes pas actuellement dans une époque où il est essentiel de différencier notre politique et nos objectifs de ceux du libéralisme économique et politique bourgeois".

La concurrence électorale entre le PCE et le PSOE

Un autre pas fut franchi en substituant au nom de cellule (du parti) celui de groupe, dans le style socialiste. Le PCE voulait conquérir l'électorat modéré, la classe moyenne, électorat traditionnel de la social-démocratie. Et pendant ce temps, on pouvait voir le PSOE tenter au contraire de gagner un électorat ouvrier ou contestataire en se situant à la gauche du PCE, ce qui n'était, il est vrai, guère difficile.

Lors du 27ème congrès du PSOE, en décembre 1976, Gonzalez et Guerra insistèrent pour que dans la résolution politique apparaisse le terme "marxiste". Si, pendant les meetings de la campagne électorale de 1977, le PCE veillait à ce que le drapeau républicain ne soit pas sorti, les socialistes l'arboraient dans les leurs. Dans les débats sur la constitution, au Parlement, le PSOE demanda et obtint un vote sur le problème de la forme républicaine de l'État, sachant, naturellement qu'elle serait repoussée. Evidemment, Carrillo déclara à cette occasion : "Pas question de République, appuyer la Monarchie sans plus".

Mais tous ces gestes "de gauche" du PSOE pour apparaître sans risque comme plus radical que le PCE disparurent bien vite, et les attitudes des deux partis s'inversèrent dès que les socialistes, à l'occasion des premières élections libres de juin 1977, eurent atteint un de leurs objectifs : devenir le parti hégémonique dans la gauche. Le PSOE obtenait 30 % des suffrages et 118 députés alors que le PCE n'obtenait lui que 9,38 % et vingt députés. Les 40 % de vote à gauche témoignaient d'un crédit important de la gauche et des espoirs de changement après des années de franquisme. Mais évidemment, sur le terrain électoral, démocratique et modéré, avec l'objectif de l'intégration dans les structures de l'État bourgeois, ce fut le PSOE qui apparut comme le mieux placé et rafla la mise.

Bien des militants furent déçus et découragés par ces résultats. Ils acceptaient mal les hommages de Carrillo à la monarchie, hommages qui symbolisaient l'allégeance à des politiciens issus de l'appareil d'État franquiste. Mais le PCE, qui avait fait campagne avec le slogan "voter communiste, c'est voter pour la démocratie", poursuivit dans la même ligne. Il chercha non pas à regagner la confiance des travailleurs, mais celle d'un électorat réformiste qu'il voulait reprendre au PSOE. En instaurant, à l'intérieur du parti la "territorialisation" des structures, marquée par la dissolution des structures d'entreprises et l'intégration des militants ouvriers dans de larges structures de quartiers, le PCE affichait sa volonté de distendre de plus en plus ses liens les plus directs avec la classe ouvrière et diluait le poids de sa composante ouvrière pour se convertir de plus en plus en une machine électorale, en un parti qui, comme le disait Carrillo, devait "apprendre à parler au nom de l'immense majorité de la société, au nom de la nation".

C'était le temps où, malgré son échec électoral face au PSOE, le secrétaire général du PCE déclarait au 9e Congrès : "Nous voulons être, nous sommes déjà potentiellement et nous serons demain de manière effective, un parti de gouvernement".

Le symbole d'une politique : le pacte de la Moncloa

En fait, le PCE visait la possibilité d'entrer dans un gouvernement de coalition ou de concertation nationale avec l'UCD (Union du Centre Démocratique), le parti de centre-droit qui s'était constitué autour de Suarez.

Pour cela, le PCE multipliait les gestes et les concessions qui pouvaient le faire apparaître comme un parti responsable, solidaire des intérêts nationaux et capable d'exiger des travailleurs des sacrifices au nom de la stabilité. Le sommet de cette politique fut atteint avec les pactes de la Moncloa (du nom de la résidence du président du gouvernement) conclus à l'automne 1977.

Au nom de la stabilité de la démocratie, les syndicats et les partis ouvriers, et surtout le PCE, acceptèrent une politique de modération salariale pour les travailleurs, en pleine crise économique. Ils s'engageaient à assurer la paix sociale. Le PSOE et le syndicat qui lui est lié, l'UGT, signèrent et appuyèrent ces pactes, mais le parti le plus impliqué, étant donné son poids dans les entreprises et le rôle que jouaient ses militants, fut bien entendu le PCE. Il crut que sa collaboration lui ouvrirait la porte de quelque ministère. Dans un éditorial de Mundo Obrero, le journal du PCE, on pouvait lire : "On a pu dire qu'à la Moncloa, ces jours-ci, s'est réuni une sorte de super-gouvernement de concertation. Qu'il n'y avait pas de discrimination. Mais est-ce que ça n'a pas été ainsi en effet ?"

Le PSOE et l'UGT purent se permettre de se contenter d'apparaître au deuxième plan et de participer discrètement à la politique de consensus national, en laissant le PCE se charger du sale boulot auprès des travailleurs.

C'est ce qu'évoquait, deux ans plus tard, un des dirigeants du PCE d'alors, Diaz Cardiel, en expliquant, dans un Comité Central du Parti : "Au moment des pactes de la Moncloa, j'ai vu beaucoup de dirigeants du parti aller dans différentes réunions interdire tout type de manifestation et de grève".

Et le seul point des pactes effectivement réalisé, ce fut la modération salariale. Suarez parvint à la fin de la première législature avec la paix sociale garantie. Les travailleurs, eux, le payèrent par une baisse de leur niveau de vie. Quant au PCE, il n'entra jamais dans aucun gouvernement.

Pendant que le PCE continuait de se marginaliser, le PSOE avançait vers la conquête des responsabilités gouvernementales. Il se préparait à l'emporter sur l'UCD d'Adolfo Suarez qui avait assuré la "transition sans rupture", sans devenir pour autant le parti de toute la droite, car pour les secteurs les plus réactionnaires de la société espagnole, Suarez était le traître qui avait ouvert les portes de la forteresse franquiste à l'ennemi. Ces secteurs préféraient l'Alliance Populaire de Fraga (le futur Parti Populaire), mais Fraga lui-même était trop marqué comme ancien ministre de Franco pour rassembler sur son nom tous les suffrages de la droite espagnole.

Le PSOE à cette époque cherchait à gagner des voix non seulement vers le centre, mais aussi vers la gauche, en direction de l'électorat du PCE.

Aux élections municipales de 1979, le PSOE dépassa largement le PCE. Si ce dernier continuait à défendre à l'échelle nationale le pacte avec l'UCD, dans les municipalités, il se voyait obligé de s'entendre avec le PSOE, s'il voulait obtenir un minimum de postes.

C'était le moment pour le PSOE de démontrer qu'il était un parti capable d'assumer la responsabilité du pouvoir. Felipe Gonzalez avait besoin de faire la preuve qu'il tenait fermement la barre du parti et qu'il ne se sentait nullement lié par ses velléités gauchisantes. Au 28ème congrès du PSOE, en mai 1979, Gonzalez et son équipe affirmèrent leur pouvoir à la direction du parti et proposèrent l'abandon du terme "marxiste". Dans un premier temps, le congrès repoussa la proposition puis, devant la menace de démission de Felipe Gonzalez, il accepta. Le quotidien de droite ABC salua la cohérence et l'honnêteté de Gonzalez. Le PSOE pouvait être considéré comme un parti fiable.

Toute cette politique mise en marche par les partis de gauche et les syndicats majoritaires avait permis à la bourgeoisie d'assurer sans problème la transition du régime franquiste et d'attaquer ouvertement le niveau de vie de la classe ouvrière, sans secousse majeure, alors que pourtant la classe ouvrière avait fait preuve d'une grande combativité pendant les années qui suivirent la mort de Franco.

Durant l'été 1977, des millions de travailleuses et de travailleurs s'étaient affiliés aux Commissions Ouvrières et à l'UGT enfin légalisées. Mais les dirigeants de ces syndicats, liés au PCE et au PSOE, n'offraient comme perspective que l'acceptation des pactes de la Moncloa. Quant aux partis politiques de gauche, la seule préoccupation du PSOE était d'avancer vers le pouvoir, et le PCE, après avoir été déçu dans ses rêves d'alliance avec l'UCD, avait pris ses distances avec le gouvernement centriste tout en se gardant bien d'offrir à la classe ouvrière des perspectives de lutte capables, au moins, d'empêcher qu'elle soit seule à payer les frais de la crise et de lui permettre de renforcer ses positions face à la bourgeoisie.

Le résultat fut la chute du niveau de vie des travailleurs, due à la fois à la diminution des salaires et à l'augmentation du chômage.

Triomphe du PSOE et crise du PCE

A la fin des années de la transition, rien ne changea dans la politique des organisations de gauche.

Face à la tentative de coup d'État du colonel Tejero, qui, avec un groupe de "gardes civils", envahit le 23 février 1981 le Parlement, le revolver à la main, les partis de gauche réaffirmèrent leur politique de "consensus national", cette fois autour du roi, dont la gauche contribua à renforcer le prestige, en le présentant comme le meilleur rempart de la démocratie face aux militaires rebelles.

Felipe Gonzalez déclara que les militaires espagnols, comme tous les militaires européens, se rendaient compte que "les organisations politiques socialistes et démocratiques d'Europe sont des partis qui défendent autant ou plus, mais au moins autant, que la droite les intérêts nationaux. Et qui défendent en plus un système qui va fréquemment dans la même ligne que les idéaux militaires". Il ne tarda d'ailleurs pas à mettre ses actes en accord avec ses paroles.

Mais, pour commencer, la gauche vota avec la droite une série de lois (défense de la Constitution, loi sur l'état d'exception) qui réduisaient les droits démocratiques, pendant que, sur le plan social, les syndicats signaient l'Accord national d'emploi, version revue et corrigée des pactes de la Moncloa, qui réduisait le niveau de vie des travailleurs, non seulement sur le moment mais pour plusieurs années, et ce, au nom de la défense des libertés. Ainsi, pour le PCE et le PSOE, ce qui mettait en danger la démocratie, ce n'étaient pas les putschistes mais les salariés ! Il faut préciser qu'en échange, l'UGT et les Commissions Ouvrières, dirigées par leurs leaders respectifs, Redondo et Camacho, reçurent du gouvernement 96 millions de francs au titre de la restitution du patrimoine syndical dont les syndicats espagnols avaient été dépouillés par la victoire de Franco.

Les élections de 1982 donnèrent la majorité absolue au PSOE et le PCE s'écroula électoralement, n'obtenant que 3,8 % des votes et 4 députés.

Curieusement, l'un des dirigeants du PCE, Simon Sanchez Montero, dans une réunion ultérieure du Comité Central, allait résumer avec une ironie involontaire une partie des raisons de l'échec du PCE dans sa volonté de disputer le terrain électoral au PSOE : "la population a voté pour notre politique en nous laissant, nous, en marge". Mais déjà, avant les élections de 1982 et pressentant un prévisible échec, le PCE avait tenté de se rapprocher du PSOE. En 1980, il parlait de "stratégie commune de la gauche" et de "majorité de progrès". Le problème était que le PSOE, à la différence des municipales de 1979, n'avait pas besoin du PCE.

Si, dès avant les élections de 1982, les mécontentements et les crises avaient amené Carrillo à exclure certains secteurs du parti et à dissoudre divers organes entiers, après les élections, la déception de nombreux militants de base se fit largement sentir et conduisit bon nombre d'entre eux à abandonner le militantisme politique pour se replier sur l'activité syndicale. Entre 1977 et 1981, le PCE avait officiellement perdu 60 000 militants. L'hémorragie ne pouvait que continuer. Le fracassant échec des élections d'octobre 1982 et la victoire du PSOE qui obtint la majorité absolue, ouvrit une crise dont le PCE ne s'est jamais remis. Carrillo démissionna du poste de Secrétaire général et Gerardo Iglesias fut nommé à sa place. La nouvelle direction issue du 9ème congrès de 1983 comprenait de nombreux "rénovateurs", dont Julio Anguita qui fut jusqu'en 1999 le numéro un du PCE. De son côté, le courant pro-soviétique dirigé par Ignacio Gallego forma en 1984 un "Parti Communiste des Peuples d'Espagne", tandis que Santiago Carrillo regroupait ses maigres troupes dans un "Parti des Travailleurs-Unité communiste" avant de se rallier au PSOE.

De leur côté, de nombreux dirigeants, voyant leurs possibilités de carrière politique réduites au sein du PCE, commencèrent à quitter le navire, dont la majorité des "rénovateurs" qui prirent le chemin du parti qui pouvait maintenant leur offrir plus de possibilités, le PSOE.

Par-delà leurs différences, liées aux personnalités qui les avaient créés, les différents partis communistes ne remettaient pas en question la politique suivie par le PCE vis-à-vis de la classe ouvrière.

Le PSOE au pouvoir : une dure politique anti-ouvrière

Aux élections de 1982, le PSOE avait donc obtenu plus de dix millions de voix et une large majorité absolue. C'est vers lui que se tournaient désormais toutes les espérances de changement que la population avaient mises dans la fin de la dictature et que le gouvernement de l'UCD avait déçues.

Le PSOE avait fait campagne en expliquant qu'il était avant tout un rempart contre le retour de la droite et de la dictature et qu'on ne pouvait pas satisfaire toutes les revendications du monde du travail. Néanmoins, il parlait de démocratie, de liberté, de justice sociale, de sacrifices à partager de façon plus égalitaire. La seule promesse un peu précise qu'il avait mise en avant était la création de 800 000 emplois... sans préciser d'échéance. Il avait aussi évoqué de façon ambigüe la possibilité de sortir de l'OTAN.

Felipe Gonzalez ne tarda pas à jeter par-dessus bord toutes ses promesses et à engager une politique visant à favoriser les intérêts capitalistes, faisant retomber, une fois de plus, le poids de la crise sur les épaules de la classe ouvrière. Il mit tout son poids dans la balance pour expliquer aux travailleurs que, pour sortir de la crise, il fallait augmenter les bénéfices des entreprises et que, pour lutter contre le chômage, il fallait commencer par modérer les salaires.

A peine installé, le gouvernement socialiste engagea une reconversion industrielle. Ce fut une pilule amère pour des milliers de travailleurs. Le ministre de l'Economie, Boyer, reconnaissait que la politique des socialistes était dans la continuité de celle entamée par le gouvernement précédent. Mais cela ne fut possible qu'avec l'assentiment des syndicats. Ceux-ci acceptèrent, année après année, une politique de modération salariale, d'abord en 1983 avec un accord signé entre UGT, CCOO (les Commissions Ouvrières) et les patrons, puis en 1984 avec un accord entre l'UGT, les patrons et le gouvernement.

La reconversion toucha les principaux secteurs et de grandes entreprises. D'abord la sidérurgie, qui est passée de 28 000 travailleurs en 1984 à 10 000, dix ans plus tard, mais aussi la construction navale, le textile, les mines, le secteur de la chimie, etc., tous secteurs durement touchés.

On supprima 25 % des postes de travail alors que le chômage des jeunes atteignait 57 %.

Il y eut à plusieurs reprises une forte résistance ouvrière, avec des grèves, des affrontements avec la police, dans les hauts fourneaux de la Méditerranée, de El Ferrol, dans les chantiers navals à Puerto Real, Bilbao, Cartagène, etc. Mais les syndicats ne firent rien pour que ces luttes convergent et se généralisent.

Le ministre du Travail, Solchaga, promit, en accord avec l'un des dirigeants de l'UGT, Corcuera, la reconversion des travailleurs touchés grâce aux Zones Urgentes de Réindustrialisation (ZUR) et aux fonds de promotion de l'emploi.

Les travailleurs n'en virent évidemment pas la couleur, mais, dans ce cadre, les entreprises empochèrent des milliards et Corcuera finit sa carrière de syndicaliste socialiste comme ministre.

Dans cette période, le chômage toucha 800 000 personnes supplémentaires (juste le nombre de postes que le PSOE avait promis de créer ! ). Il concernait, au total, 21 % de la population active, soit trois millions de personnes. Le travail temporaire concernait 15 % de la population active et si, en 1982, trois chômeurs sur quatre ne recevaient aucune aide, en 1988 c'étaient la situation de cinq sur six.

Si les travailleurs supportaient le poids de la crise, les industriels bénéficiaient de toutes sortes de dégrèvements fiscaux, de réductions des cotisations de sécurité sociale et de subventions diverses.

Dans le cas de la vente de SEAT à Volkswagen, "l'assainissement" de l'entreprise coûta au gouvernement 14 milliards de francs, à ajouter aux 960 millions de francs que l'entreprise reçut durant les dix années suivantes. Le gouvernement qui vendait une entreprise payait en plus l'acheteur !

Entre 1989 et 1991, les banques annoncèrent un bénéfice de près de 24 milliards de francs et les plus grandes banques reçurent 85 milliards en avantages fiscaux pour le processus de fusion bancaire.

Le quotidien El País écrivait en 1987, en se référant aux bénéfices des entreprises : "les cent premières entreprises espagnoles ont augmenté leurs gains de 107 %".

Aujourd'hui, le PSOE, qui est dans l'opposition depuis 1996, critique la façon dont le Parti Populaire, de droite, privatise ; mais c'est pour se flatter de l'avoir fait plus et mieux que lui. Il l'a fait plus, c'est vrai : entre le milieu des années quatre-vingt et 1990, le gouvernement socialiste a privatisé totalement ou partiellement quarante entreprises d'État importantes.

Et si aujourd'hui les socialistes critiquent la corruption du Parti Populaire d'Aznar, il faut aussi se souvenir que pendant qu'ils exigeaient des sacrifices, les ministres et les dirigeants du Parti Socialiste se comportaient comme de nouveaux riches, étalant leurs fortunes de parvenus. Ce furent les années du triomphe des parvenus, de la spéculation boursière et immobilière, de la fraude. Le ministre Solchaga se déclara, par exemple, particulièrement fier de ce que l'Espagne soit le pays où l'on pouvait faire fortune le plus rapidement.

1986 : premier avertissement électoral pour la gauche

La déception et la démoralisation furent énormes dans la classe ouvrière. Si, aux élections générales de 1986, le PSOE renouvela sa majorité absolue, il perdit un million de voix, principalement dans des villes ou des régions ouvrières comme Madrid, Barcelone ou Valence. Le mécontentement ouvrier se manifestait cette fois de manière passive par l'abstention.

Mais, face à cette situation, le PCE ne chercha à offrir aucune perspective aux travailleurs. Le PCE et les groupes issus de ses rangs ou gravitant autour de lui continuèrent à situer leur rivalité politique avec le PSOE sur le terrain électoral et absolument pas sur le terrain de la lutte de classe, ni même sur celui des préoccupations immédiates de la classe ouvrière.

C'est ainsi que fut formée la Gauche Unie (Izquierda Unida), avant les élections de 1986. Ce fut une coalition des groupes qui, dans le référendum sur l'entrée de l'Espagne dans l'OTAN, avaient fait campagne pour le "non". Les dirigeants du PCE, à travers Izquierda Unida, espéraient capitaliser une partie du vote des sept millions d'électeurs qui s'étaient opposés à l'entrée de l'Espagne dans l'OTAN.

Ce fut un nouvel échec puisque Izquierda Unida n'obtint guère plus de 900 000 voix qui représentaient un maigre 4,61 %. Il était clair que l'électorat anti-OTAN n'était pas forcément un électorat radical, ni disposé à se reconnaître dans une coalition issue du Parti Communiste.

Mais cette politique de tentative de regroupement sur le problème de l'OTAN ne fut pas le fait du seul PC et d'Izquierda Unida. L'extrême gauche aussi fit le même calcul et développa sa politique sur le terrain de la lutte anti-OTAN, essayant de regrouper tous ceux qui se tournaient vers le pacifisme, l'écologie et le féminisme et même le nationalisme des autonomies, en particulier au Pays Basque. C'est dans cette direction qu'allait s'orienter, dans le milieu des années quatre-vingt, la grande majorité de l'extrême gauche, s'éloignant antiémeutes davantage du terrain de classe et des préoccupations de la classe ouvrière, désireuse de séduire et de gagner d'autres couches sociales, sensible aux thèmes à la mode.

La LCR d'Espagne, allant dans le sens des préjugés anti-électoralistes répandus à ce moment là dans les milieux pacifistes et écologistes, renonça à se présenter aux élections, se refusant ainsi la possibilité de s'adresser aux travailleurs sur la base d'un programme défendant les intérêts de la classe ouvrière. Mais, cet abstentionnisme ne l'empêcha pas de faire campagne au Pays Basque pour les nationalistes d'Herri Batasuna, la vitrine légale de l'ETA. Lors des élections européennes, la LCR fit même campagne pour HB à l'échelle de toute l'Espagne avec des slogans du genre : "Votez HB, c'est ce qui leur fait le plus mal".

Puis, la fusion de la LCR avec le Mouverment Communiste d'Espagne, groupe maoïsant, pacifiste, féministe, conduisit à la constitution d'une organisation dans laquelle la LCR allait se dissoudre, s'éloignant de tout programme révolutionnaire, avant que l'ensemble (ou ce qui en restait) n' intègre Izquierda Unida.

Un mécontentement ouvrier bien réel

Mais le mécontentement des travailleurs était de plus en plus profond. Il se manifesta au printemps 1987, pendant lequel grèves et manifestations se multiplièrent dans tout le pays. Dans les mines asturiennes, dans les chantiers navals de Puerto Real, les travailleurs affrontèrent la police.

Dans la ville basque de Reinosa, à la suite de l'assassinat d'un ouvrier par la Garde Civile, la population encercla la police, désarmant les policiers. Ces événements se déroulaient alors qu'un peu partout dans le pays, des grèves éclataient. Les syndicats, alors que l'agitation et l'émotion étaient grandes dans toutes les entreprises, se refusèrent à toute initiative pouvant renforcer la combativité ouvrière.

Il fallut attendre plus d'un an pour que CCOO et UGT convoquent une journée de grève générale.

CCOO (les Commissions Ouvrières) qui, depuis 1985, avaient cherché à s'opposer à l'UGT, leur rivale socialiste, en refusant de signer les pactes, avaient connu certains succès. Quand elles proposèrent une première journée de grève générale, contre les réductions des pensions, celle-ci fut largement suivie et traduisit le mécontentement de nombreux travailleurs devant la politique de l'UGT, qui collaborait trop ouvertement avec le gouvernement socialiste.

L'UGT, qui déjà aux élections professionnelles de 1986 avait perdu des voix dans les grandes entreprises au profit de CCOO, comprit la leçon et se démarqua alors du gouvernement, exigeant avec les Commissions Ouvrières quelques concessions pour prix de son appui antérieur aux "ajustements économiques". Le gouvernement pour permettre à l'UGT de sauver un peu la face céda sur quelques revendications. Mais il n'était pas disposé à céder sur l'ensemble de sa politique anti-ouvrière et notamment sur son Plan d'emploi des Jeunes qui prévoyait la précarisation du travail des jeunes. Ce fut le détonateur de la journée de grève générale du 14 décembre 1988.

Cette journée fut un succès énorme. L'ensemble du pays fut paralysé : trains, bus, grandes entreprises, et jusqu'à la télévision. La classe ouvrière montra ce jour-là que tout fonctionnait grâce à elle et que quand elle s'arrêtait, tout s'arrêtait.

Mais, la journée du 14 décembre fut sans lendemain. Les syndicats rivalisaient depuis plusieurs années en essayant de capitaliser le mécontentement des travailleurs, mais lorsque la classe ouvrière montrait trop sa force, ils faisaient profil bas.

Une fois de plus, la combativité des travailleurs fut donc dilapidée par des directions syndicales dont l'objectif était uniquement d'utiliser la colère pour pouvoir s'asseoir à des tables de négociations et y jouer le rôle qu'elles ambitionnaient.

Bien que Felipe Gonzalez reconnut avoir reçu un "choc dur", la possibilité de faire reculer le gouvernement sur sa politique anti-ouvrière s'évanouit dans d'interminables négociations qui permirent au chef du gouvernement de reprendre l'initiative.

Nouvelles attaques contre la classe ouvrière

Dans les années qui suivirent, les attaques continuèrent contre le monde du travail. A partir de 1990, le chômage augmenta de mille personnes par jour, finissant par atteindre 3,6 millions de chômeurs, soit 24 % de la population active.

En 1992, le gouvernement approuva le décret qui réduisait les prestations sociales des chômeurs. La riposte syndicale fut, cette fois, une demi-journée de grève, mal organisée, et qui laissa de nombreux travailleurs déçus. Deux années plus tard, le gouvernement imposa la "Réforme du Travail" qui augmenta la flexibilité et créa les nouveaux contrats de travail, aussitôt baptisés par les travailleurs du nom expressif de "contrats-poubelles".

Devant cette nouvelle agression du pouvoir, les syndicats convoquèrent une nouvelle journée de grève générale, mais sans vraiment chercher à mobiliser et après cette journée, la seule alternative qu'offrit le secrétaire de CCOO, Antonio Gutierrez, fut de se battre entreprise par entreprise.

Une fois de plus, les syndicats ne faisaient rien pour unifier les luttes, au contraire. Les directions syndicales tenaient à montrer leur sens des responsabilités en toute occasion, pour être reconnues comme les "médiateurs sociaux" dont la bourgeoisie pouvait avoir besoin.

A partir des élections européennes de 1989, le déclin électoral du PSOE s'accentua, lié à la fois à sa politique anti-ouvrière et à la succession des scandales de corruption. A ceux-ci s'ajouta celui de l'utilisation de groupes para-militaires secrets, les GAL, financés par le ministère de l'Intérieur, qui firent la chasse aux militants de l'ETA et assassinèrent plusieurs "etarras" ou supposés tel.

Malgré le discrédit des socialistes, Izquierda Unida ne regagna pas des voix de manière significative durant ces années.

Après les élections générales de 1993, alors que le PSOE venait de perdre la majorité absolue au Parlement pour la seconde fois et qu'il cherchait un allié, des discussions s'engagèrent entre les socialistes et Izquierda Unida sur la possibilité d'un accord de gouvernement. Les discussions furent brèves, les socialistes préférant gouverner avec l'appui des nationalistes catalans conduits par le président de la Généralité de Catalogne, Jordi Pujol.

Le PCE à la recherche du "sorpasso"

A partir de ce moment-là, toute possibilité de participation gouvernementale s'éloignait. Le dirigeant d'Izquierda Unida et leader du PCE, Julio Anguita, commença à proclamer ce qu'il appelait, d'un mot italien, le "sorpasso", c'est-à-dire la possibilité de dépasser le PSOE comme parti majoritaire dans la gauche et de transformer Izquierda Unida en une véritable alternative de gouvernement face à la droite.

Si, au moment de la transition, le PCE s'était donné le même objectif (sans aucun succès, comme on l'a vu) en cherchant l'alliance avec l'UCD, cette fois, Izquierda Unida allait voter en différentes circonstances avec le Parti Populaire (le grand parti de la droite espagnole), face au PSOE. C'est ainsi par exemple que, dans le cas du Parlement andalou, il obtint la présidence de l'Assemblée andalouse avec les votes du Parti Populaire. Izquierda Unida réclamait une seule chose : "que s'en aille Felipe Gonzalez" ("marchese Señor Gonzalez"). Quand cela arriverait, il était clair que celui qui le remplacerait serait Aznar, le nouveau chef de la droite, auquel l'ancien franquiste Fraga avait fini par céder sa place.

Mais, à part faire miroiter aux militants le fameux "sorpasso", la politique d'Izquierda Unida, avec Anguita, ne marquait aucun changement. Anguita se fit même le spécialiste de l'appel permanent au respect de la Constitution espagnole, faisant constamment référence à la Constitution et allant même jusqu'à proposer dans un de ses discours la formation de groupes de réflexion sur la Constitution.

Izquierda Unida a toujours été présente dans tous les accords et pactes institutionnels, depuis la réforme du code pénal jusqu'au pacte sur la réduction des pensions, restant toujours dans le cadre de l'électoralisme et du respect méticuleux de la Constitution, présentée comme la Table de la Loi permettant sans doute d'offrir des solutions aux problèmes de la classe ouvrière et de la population.

La défaite du PSOE de 1996 et le recul de toute la gauche

Aux élections générales de 1996 le PSOE perdit le pouvoir, définitivement usé par douze ans de politique anti-ouvrière et de scandales. Mais cependant, Izquierda Unida fut loin du "sorpasso" espéré par Anguita. Izquierda Unida obtenait 10 % des voix, ce qui était un léger progrès d'un point supplémentaire mais qui était loin des 37 % que conservait le PSOE.

L'échec de la politique d'Anguita ouvrit une nouvelle crise au sein de la coalition. D'abord avec les "rénovateurs" qui, prônant un rapprochement avec le PSOE, furent exclus. Puis avec la fédération de Galice et celle de Catalogne, qui mirent la direction devant le fait accompli en passant des accords locaux avec le PSOE, provoquant la rupture avec la direction de Izquierda Unida.

La direction d'Izquierda Unida multipliait cependant les gestes en direction du PSOE, mais son problème était de garder dans l'alliance un rôle qui lui permette au moins de négocier sans disparaître.

Du côté du PSOE, les choses évoluèrent aussi. La perte du pouvoir amena la démission de Felipe Gonzalez et l'ouverture d'élections primaires au sein du PSOE. Il s'agissait de trouver un candidat pas trop compromis dans les divers scandales qui avaient éclaboussé une bonne partie de l'appareil. Les militants choisirent Borrell. Mais, à la suite de l'échec des élections au Pays Basque, et de diverses bagarres d'appareil, ce fut finalement Almunia qui s'imposa et conduisit les socialistes aux élections européennes de 1999 et aux élections générales de mars 2000.

Ces élections européennes marquèrent un recul du PSOE et un effondrement d'Izquierda Unida.

Anguita céda son poste et fut remplacé à la tête d'Izquierda Unida par Frutos et, quelques mois avant les élections, un accord se fit entre Izquierda Unida et le PSOE. Un pacte de circonstance qui ne pouvait faire illusion.

En effet, cet accord conclu à la hâte entre un PSOE désireux de ne pas perdre de postes et Izquierda Unida soucieuse de survivre à un nouveau recul inéluctable, n'avait rien qui puisse mobiliser les militants et l'électorat ouvrier.

L'accord prévoyait bien de présenter des candidatures unitaires au Sénat en même temps qu'il prévoyait un soutien des élus d'Izquierda Unida à la candidature du secrétaire du PSOE, Almunia, au poste de président du gouvernement, en cas de victoire de la gauche.

Mais si les politiciens de la gauche, ceux du PSOE comme ceux du PCE, tentaient ainsi de ménager leur avenir politique, ils ne prévoyaient aucun engagement précis vis-à-vis des travailleurs ou des chômeurs qui, depuis 25 ans, de gouvernement de droite en gouvernement de gauche, faisaient les frais d'une politique favorisant les intérêts des capitalistes et garantissant les profits des plus riches au détriment de l'ensemble des travailleurs.

Almunia parlait cyniquement de la nécessité de la "rigueur économique", de la nécessité du plan de stabilité. Il précisait qu'il n'augmenterait pas les impôts des sociétés, que les 35 heures se traduiraient par des subventions aux entreprises. Il se flattait une fois de plus du fait que les socialistes, quand ils étaient au pouvoir, avaient osé mener une politique de privatisations et en avaient réalisé un plus grand nombre que la droite.

Quant à Frutos, le dirigeant d'Izquierda Unida, il se contentait de répéter les propos d'Almunia en ajoutant simplement que le vote pour Izquierda Unida ferait peut-être évoluer un peu plus à gauche le PSOE et permettrait ainsi à l'éventuel futur gouvernement de gauche, s'il venait à se constituer, de mener une politique plus sociale. De temps à autre, il faisait quelques efforts pour faire vibrer la fibre de vieux militants en parlant de la gauche enfin retrouvée "pour la première fois depuis 1936"...

Mais l'accord ne pouvait apparaître que pour ce qu'il était : un accord de circonstance entre un PCE en chute libre depuis des années et un PSOE cherchant à rénover un peu son image auprès des travailleurs après quatorze ans de politique anti-ouvrière. Les deux partis ont peut-être pensé qu'une telle union, baptisée de "gauche plurielle" en référence au succès électoral de Jospin en 1997, pouvait les rendre plus crédibles auprès de leur électorat traditionnel. Mais nombre de travailleurs et de militants n'étaient pas dupes des intentions de ces politiciens de gauche : au cours des vingt-cinq dernières années, ils avaient utilisé leur crédit auprès de la classe ouvrière et leur poids électoral pour servir les intérêts d'une bourgeoisie qui, grâce à eux, avait pu sortir de la période franquiste sans crise politique et sociale importante, intégrer l'Union européenne, s'enrichir grâce à la surexploitation d'une classe ouvrière auprès de laquelle partis de gauche et syndicats ont présenté le chômage, les bas salaires et la flexibilité comme un mal nécessaire et inévitable.

Un triste bilan

Depuis des années, quelles que soient les manoeuvres électoralistes des uns ou des autres, la politique des partis de gauche en Espagne a consisté à utiliser leur crédit auprès des travailleurs pour accéder ou tenter d'accéder à la mangeoire gouvernementale. Et le seul qui y soit parvenu, le PSOE, une fois au pouvoir, a fait la politique de la bourgeoisie en imposant des mesures anti-ouvrières particulièrement dures "au nom de la gauche", avec l'appui de fait de son rival sur le terrain électoral, le PCE. L'un et l'autre ont contribué à démoraliser la classe ouvrière et à la laisser sans perspective.

Quant aux deux principales confédérations syndicales du pays, elles continuent à jouer avec le gouvernement de droite le rôle qu'elles n'ont pas cessé de jouer depuis la période de la transition. Elles continuent aujourd'hui avec le parti de droite au pouvoir, le Parti Populaire d'Aznar, à signer des pactes absolument contraires aux intérêts des travailleurs, comme la "Réforme du Travail" qui facilite les licenciements et maintient les contrats temporaires (ceux-ci représentent actuellement 30 % des contrats de travail).

Mais le plus grave, dans le bilan de l'action du PCE et du PSOE ces dernières vingt-cinq années, est sans doute qu'ils ont démoralisé une partie importante de la classe ouvrière et de ses militants.

Le PSOE n'a jamais été un parti organisant de nombreux militants ouvriers, mais le syndicat qui lui est lié, l'UGT, sert de cadre à l'activité militante de dizaines de milliers de travailleurs. Et la responsabilité des dirigeants du PSOE dans leur désarroi est importante. Mais le plus dramatique est sans doute l'effondrement du Parti Communiste et la démoralisation des militants qui ont animé le syndicat qui lui est lié, les Commissions Ouvrières.

Le PCE était, à la fin du franquisme, une force réelle. Il comptait des militants, des cadres, des jeunes qui avaient su maintenir et développer des organisations politiques et syndicales sous la dictature. Ils avaient été des milliers à risquer leur vie, ou à tout le moins leur liberté, pour leurs idées, pour plus de justice sociale et d'égalité. Des dizaines de milliers d'entre eux voulaient changer la société. Ils ont été trompés, dupés, muselés et démoralisés. Personne ne peut évidemment prétendre que si l'un ou l'autre des groupes de l'extrême gauche espagnole (qui représentaient une force sans doute limitée, mais non négligeable, au moment de la "transition politique") avait essayé de gagner ces militants à une autre politique, mettant au premier plan de ses préoccupations la défense des intérêts de la classe ouvrière, il y serait parvenu. Mais le drame est qu'aucun n'a essayé. Aucun ne cherchait à faire de la construction d'une organisation prolétarienne révolutionnaire sa priorité.

Les maoïstes, les trotskystes issus du mouvement étudiant de 1968, qui fut aussi une période d'effervescence en Espagne, ont bien critiqué le PCE et le PSOE, mais pas sur le terrain des intérêts des travailleurs. Et lorsqu'ils entraînèrent des travailleurs, ce fut pour les mettre à la traîne des organisations nationalistes radicales ou pour leur fixer comme objectif de "gauchir" la politique des partis de gauche ou des syndicats. Voire celle du gouvernement de gauche quand il était au pouvoir.

Pourtant, toute l'histoire de ce quart de siècle montre que les travailleurs n'ont rien à attendre de bon des politiciens réformistes en tout genre. Et quelles que soient les difficultés de la tâche, il n'y a pas d'autres façons d'être vraiment socialiste, communiste, aujourd'hui, que de s'atteler à la tâche de renouer les liens qu'avaient su tisser des générations de militants entre l'avant-garde ouvrière et les idées, le programme, de la révolution sociale.

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