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Eldorado et zone d'affrontement des puissances impérialistes
Désireux de desserrer la tutelle exclusive de la Grande-Bretagne et aussi des États-Unis, le régime irakien issu du coup d'État militaire du 14 juillet 1958 recherchait d'autres interlocuteurs. Il les trouva auprès de l'URSS et de la France. C'est donc dans le milieu des années soixante que l'Irak devint dans cette partie du monde le principal interlocuteur commercial de Paris. Rompues depuis 1956, à la suite de l'expédition anglo-française de Suez, après que le président égyptien Nasser avait nationalisé le canal, les relations diplomatiques et économiques entre la France et l'Irak reprirent en janvier 1963. " Entre nous et le peuple français, il existe des liens que rien n'aurait dû altérer ", affirma le général Kassem, alors principal dirigeant irakien.
Ce rapprochement fut d'autant plus aisé que la France pratiquait alors une politique étrangère se voulant " indépendante " par rapport aux États-Unis, s'entend et qui se concrétisa en 1967 par son opposition au déclenchement de la guerre des Six Jours et par la mise en place d'un embargo sur les livraisons d'armes aux pays en conflit, en premier lieu Israël.
Alors que l'Irak rompait ses relations diplomatiques avec les États-Unis du fait de leur soutien à Israël pendant cette guerre des Six Jours, les relations économiques avec la France connurent au même moment une réelle embellie. De 23e fournisseur de l'Irak en 1963, la France passa au 5e rang en 1968 pour atteindre parfois le premier dans les années quatre-vingt.
Bien peu de domaines échappèrent aux industriels français : Bouygues dans le bâtiment et les travaux publics, Dassault, Giat industries, Aérospatiale, Matra, Luchaire dans l'armement, Alcatel dans les télécommunications, pour ne citer que quelques-unes des sociétés les plus connues et les plus fortement implantées dans ce pays.
L'âge d'or
Une nouvelle étape dans les relations franco-irakiennes fut franchie en 1972 lors de la nationalisation de l'Iraq Petroleum Company (IPC) où dominaient les capitaux anglo-américains la compagnie française CFP, ancêtre de Total, ne possédant elle qu'un quart des capitaux de l'IPC. Espérant donc trouver un contrepoids à l'influence anglo-américaine, le gouvernement irakien, au sein duquel Saddam Hussein n'était encore que vice-président, chercha une fois encore du côté de la France en lui proposant d'ouvrir des négociations " pour préserver ses intérêts " et plus précisément pour augmenter ceux de la CFP qui tirait déjà le tiers de son approvisionnement de l'Irak. Finalement, et après bien des hésitations, le gouvernement français (tout comme le président de la CFP), ne se précipita pas pour accepter les propositions des Irakiens afin de ne pas mécontenter les alliés et néanmoins concurrents de la compagnie pétrolière française avec lesquels cette dernière exploitait plusieurs gisements non seulement en Irak mais aussi dans les Emirats du Golfe persique. La CFP ne perdit pas au change puisqu'elle bénéficia, lors de la nationalisation de l'IPC, d'une indemnisation considérable. En revanche, l'autre compagnie française d'alors, l'ERAP qui deviendra ELF, rentra dans le jeu irakien grâce à des contrats de fourniture de brut à long terme, à des prix défiant toute concurrence.
Le gouvernement français vit en revanche d'un très bon oeil qu'une délégation de dirigeants de banques franco-arabes aille à Bagdad afin d'étudier les moyens d'aider financièrement le gouvernement irakien, ou pour dire les choses dans un langage plus prosaïque, étudier les conditions d'investissements et de prêts les plus profitables. Parmi ces banques, il y avait notamment deux banques franco-arabes, dont l'UBAF détenue à 40 % par le Crédit Lyonnais et la FRAB-BANK contrôlée à 25 % par la Société Générale.
Commença alors cet âge d'or qui ne prit fin que dix-huit ans plus tard, lors de la première guerre du Golfe.
En cette période, Saddam Hussein était fréquentable. Il était, aux dires de Chirac qui le recevait en France en septembre 1975 pour lui vendre une centrale nucléaire, " un dirigeant réaliste, conscient de ses responsabilités, soucieux des intérêts de son pays et du bon équilibre de cette région du monde. " Le marché fut d'ailleurs conclu un an plus tard. La société Technicatome (une filiale du CEA) fut chargée de la construction, Bouygues assura le gros oeuvre, et les Constructions navales et industrielles de la Méditerranée fabriquèrent le coeur du double réacteur, sans oublier Saint-Gobain Techniques Nouvelles qui fut en charge de la construction de plusieurs laboratoires annexes.
Durant la décennie des années soixante-dix, alors que les investissements français eurent plutôt tendance à se concentrer dans les pays les plus industrialisés, ils augmentèrent dans les pays de l'OPEP pour atteindre 15,4 % du total des investissements français à l'étranger (année 1976). Cela fut essentiellement dû aux investissements en Irak, surtout dans le domaine pétrolier, dans celui du nucléaire et celui des télécommunications.
Qu'importait le nationalisme du régime irakien ou sa rhétorique anti-impérialiste. Les dirigeants occidentaux savaient fort bien que Saddam Hussein était fondamentalement dans leur camp. Toute sa politique répressive à l'égard des communistes irakiens, de la minorité kurde, et de façon plus générale à l'égard de tous les opposants, était là pour le prouver. Dans ce domaine, le dictateur Saddam Hussein ne se différenciait pas des autres satrapes locaux, du chah d'Iran ou des roitelets de la péninsule arabique qui faisaient figure de représentants directs de l'impérialisme dans la région. Mais les Occidentaux lui reprochaient toujours une trop grande indépendance et des oeillades encore trop fréquentes en direction de Moscou.
Les bonnes affaires de la guerre Iran-Irak
Cela allait changer, après qu'en janvier 1979 le chah d'Iran fut renversé par un soulèvement populaire dirigé par des islamistes chiites. Les risques de contagion dans tout le Proche et Moyen-Orient étaient tels qu'il fallait trouver une force capable de contrer le nouveau régime iranien. Ce fut Saddam Hussein qui offrit alors à l'impérialisme la solution qu'il cherchait quand, en septembre 1980, il déclara la guerre à l'Iran.
Les motivations de Saddam Hussein étaient certes multiples. L'occasion lui était donnée d'espérer régler une fois pour toutes les différends frontaliers qui l'opposaient à l'Iran. Toujours est-il qu'en pénétrant en Iran, Saddam Hussein se rangeait ouvertement dans le camp des impérialistes, leur offrant des services que lui seul pouvait leur fournir. Les États-Unis, chef de file des pays occidentaux, le sentirent fort bien et, sans encourager ouvertement les dirigeants irakiens, ils surent le faire en sous-main.
L'ONU, qui allait réagir immédiatement et crier à la " violation des frontières " lorsque, plus tard, l'armée irakienne entra au Koweit, ne condamna pas Saddam Hussein pour avoir alors " violé la frontière " de l'Iran. Elle se contenta d'une résolution appelant à la fin des combats, sans même mentionner que l'agresseur était l'Irak.
En revanche, après deux ans de guerre, lorsque ce fut l'Iran qui prit le dessus et que son armée pénétra en territoire irakien, l'ONU appela à " respecter les frontières ". Silence pesant de l'ONU pendant plusieurs années à l'égard de l'utilisation par l'armée irakienne de l'arme chimique. Et, quand l'ONU finit par condamner l'utilisation du gaz, cinq ans après le début de la guerre, elle eut la délicatesse de ne pas même mentionner que c'était l'Irak qui en usait.
Que l'on compare donc cette attitude avec l'envoi des inspecteurs pour démontrer l'existence d'" armes de destruction massive ", qu'au demeurant, on n'a toujours pas trouvées !
Les services rendus à l'époque par Saddam Hussein étaient tels qu'il ne fut évidemment pas question du moindre boycott. Au contraire même, les ventes d'armes qui avaient commencé déjà quelque temps auparavant prirent leur envol à la grande satisfaction de tous les marchands de mort.
Pour les industriels français de l'armement, la manne fut inespérée. Dassault avec ses Mirages, Aérospatiale avec ses hélicoptères et ses missiles, Matra avec ses missiles, Giat et Panhard avec leurs tanks et autres engins blindés, Luchaire avec ses munitions, Thomson avec ses radars et ses équipements électroniques... firent des affaires d'or. Aux dires du président de l'Association franco-irakienne de coopération économique, " avant la crise du Golfe, c'était énorme : quatre milliards de dollars (près de 25 milliards de francs) d'exportations par an. " Et encore, bien des transactions commerciales et financières furent occultes, et n'entrèrent dans aucune comptabilité, surtout dans le domaine de l'armement, puisque nombre d'industriels, et non des moindres, n'étaient pas regardants quant aux destinataires, vendant tout aussi bien en Irak qu'en Iran. Ce fut le cas de la firme Luchaire qui, entre 1982 et 1986, détourna vers Téhéran 384 400 obus de 155 mm destinés en théorie au Portugal, au Brésil, à la Thaïlande et à la Yougoslavie, et 55 000 obus de 203 mm qui auraient dû parvenir en Thaïlande, à en croire les certificats de destination. Mais pour un " scandale " révélé, combien sont restés cachés ?
La guerre Iran-Irak fut une véritable boucherie qui allait durer huit ans huit années de mort et de souffrances pour les populations, huit années de prospérité pour les marchands d'armes. La France, même si elle se tailla une part importante dans ce sinistre marché, ne fut évidemment pas la seule, loin de là. Il n'y avait pas à l'époque de camp de la guerre ou de camp de la paix, uniquement le camp des bonnes affaires qui se nourrissait d'une des plus sanglantes tueries de cette seconde moitié du XXe siècle.
On ne peut évidemment pas citer tous ceux qui se précipitèrent à Bagdad pour offrir leurs services ou leurs marchandises, la liste serait bien longue. Mais on ne peut oublier les sociétés italiennes SNIA-Technit et Ansaldo Meccanico Nucleare qui, aux côtés des firmes françaises, participèrent elles aussi à la construction du site nucléaire de Tammouz. La filiale d'Atlanta de la Banca Nazionale del Lavoro, une banque italienne, ouvrit un crédit de 3,8 milliards de dollars à l'Irak. Parmi les sociétés ayant bénéficié de ce crédit, Lummus Crest (États-Unis), Mannesmann (Allemagne) et Matrix Churchill (Grande-Bretagne) qui toutes auraient livré du matériel militaire à Bagdad.
L'Allemagne ne fut pas en reste. Deux filiales du groupe chimique Degussa vendirent en Irak des procédés de fabrication de produits gazeux à usage militaire que Saddam utilisa dans la guerre qui l'opposait à l'Iran, ainsi que contre la population civile kurde en 1988.
Les États-Unis aussi
Et puis, comment ne pas parler des États-Unis ? Avant même que ceux-ci rétablissent des relations diplomatiques avec le gouvernement de Bagdad, l'administration Reagan s'engagea dans un fort soutien à l'Irak, lorsqu'après un an de guerre avec l'Iran les armées irakiennes eurent à subir de violentes contre-attaques iraniennes. S'exprimant très directement, un diplomate américain, Richard Murphy, déclara :" Notre but était de veiller à ce que l'Iran ne sorte pas de cette guerre comme chef de file d'une mouvance radicale et anti-occidentale au Moyen-Orient. En outre, l'Irak était évidemment un marché intéressant pour les exportateurs américains ".
En décembre 1983, Reagan envoya à Bagdad un certain Donald Rumsfeld, l'actuel ministre de la Défense de George W. Bush, afin d'apporter à Saddam Hussein l'offre de la Maison Blanche de rétablir les relations diplomatiques. C'était l'époque où l'Irak commençait à bombarder avec des armes chimiques les armées iraniennes. Il y eut bien ici ou là quelques protestations, vite étouffées par l'administration américaine, et les affaires continuèrent à prospérer.
A partir de 1985, les États-Unis livrèrent à Bagdad des images satellites sur les positions des armées iraniennes. Et puis surtout la " US Iraq Business Forum " fut fondée cette année-là, avec comme principaux partenaires Westinghouse, Mobil Oil ou les fermiers du Midwest, tous prêts à vendre, qui leurs divers matériels, qui leur blé en Irak. Un puissant lobby pro-irakien s'activait désormais aux États-Unis. Tout se vendait et qu'importait si les matériels étaient dits sensibles ou réservés parce qu'incluant de la haute technologie. Des documents officiels publiés par la suite ont montré qu'une série de substances pathogènes et toxiques ont été envoyées tout à fait légalement en Irak entre 1985 et 1989. Un rapport du Sénat d'octobre 1988 examinant les méthodes d'extermination de Saddam et les responsabilités américaines concluait que " l'absence de réactions internationales a encouragé l'Irak à faire un usage intensif de ses armes chimiques ". De vagues sanctions furent votées par ce même Sénat dont ne tinrent aucun compte ni Reagan, ni plus tard son successeur George Bush senior. Et pour cause : non seulement la responsabilité de l'administration américaine était fortement engagée dans la détention par l'Irak d'armes chimiques (ce qu'on dit être aujourd'hui les armes de destruction massive), mais des hélicoptères qui permirent de les larguer entre autres sur la population kurde furent eux aussi fournis par les États-Unis qui, en 1983, avaient approuvé la vente de soixante hélicoptères Hughes et dix hélicoptères Bell.
En janvier et février 1988, le Département du commerce américain autorisa même l'exportation d'éléments permettant aux militaires irakiens d'augmenter la portée de leurs SCUD, jusqu'à leur permettre d'atteindre le centre de l'Arabie Saoudite et les principales villes d'Israël.
Quand Saddam Hussein réclamait ce qu'il estimait être son dû
La guerre entre l'Irak et l'Iran se termina en août 1988. Il n'y eut pas de vainqueur, seulement des régions entières détruites, des populations saignées, martyrisées (plus d'un million de morts), des économies ruinées, des États fortement endettés. Le gouvernement irakien eut beau se poser en défenseur de l'ordre impérialiste, sacrifier son peuple (et le peuple d'Iran) dans une immense boucherie qui rappelait celle de la Première Guerre mondiale, jamais les impérialistes ne lui témoignèrent pour autant la moindre reconnaissance. L'État irakien était en quasi-faillite, son endettement était colossal. Qu'importe, il devait rembourser !
En 1980, avant qu'éclate la guerre avec l'Iran, l'Irak disposait d'une réserve de change de 15 milliards de dollars. Lorsque les hostilités cessèrent en 1988, la dette extérieure de l'Irak atteignit 75 milliards de dollars dont 30 milliards à l'égard des pays du Golfe. La dette envers la France représentait 10 % de la dette totale et s'élevait, elle, à près de 7,5 milliards de dollars (plus de 46 milliards de francs). Les principales firmes françaises qui avaient investi ou commercé avec l'Irak n'eurent certainement pas à se soucier de ce petit détail puisque la plupart des contrats, les plus importants en tout cas, étaient garantis par l'État via la société d'assurance appelée la Coface. Dans le déficit cumulé de 150 milliards de francs atteint par la Coface à la fin des années quatre-vingt devaient se trouver bien des dettes contractées en Irak par de nombreuses firmes françaises qui, elles, rentrèrent dans leurs fonds, laissant à l'État français le soin de se faire rembourser par l'État irakien.
Ainsi étranglé de toutes parts, et en particulier par le Koweït qui non seulement menait une politique de dumping sur les prix du pétrole -ce qui aboutissait à diminuer les recettes pétrolières de l'Irak mais exigeait encore le remboursement immédiat de sa dette irakienne, Saddam Hussein se trouva dans une impasse dont il pensa sortir en envahissant l'ingrat Koweït. Les gouvernants occidentaux, et en premier lieu ceux des États-Unis, n'acceptèrent pas qu'une de leurs créatures, qui avait bénéficié pour sa dictature de leur soutien et de leur indulgence, s'avise ainsi de se retourner contre eux en s'emparant d'une de leurs chasses gardées. Saddam Hussein vit donc se coaliser contre lui tout ce que la terre comptait de puissances impérialistes, sans oublier leurs valets.
Après plus d'un mois de bombardements massifs et quatre jours de combats terrestres, l'armée irakienne fut défaite mais pas annihilée. Bush senior se garda bien de faire tomber le régime irakien. Pourtant, il était bien près de tomber, en raison du soulèvement concomitant des Kurdes du nord et de la population du sud, dans les régions à majorité chiite. En mars 1991, quinze des dix-huit provinces de l'Irak échappaient, totalement ou partiellement, au contrôle du pouvoir central. Mais les armées occidentales ne bougèrent pas et attendirent que les troupes irakiennes aient écrasé les insurgés. Pire : le commandement américain autorisa Saddam Hussein à envoyer la Garde républicaine contre les insurgés et à déployer tout son matériel militaire, même ce qui était interdit par le cessez-le-feu, hélicoptères et armes chimiques. C'est donc avec la complicité des Américains, des Britanniques, des Français, que Saddam Hussein a pu assassiner les Kurdes et les Chiites. Les Occidentaux ne voulaient pas la chute du régime à n'importe quel prix, en tout cas pas au risque de voir se développer une situation explosive après son écroulement.
Sous l'embargo
Il est peu de pays vaincus qui, comme l'Irak, eurent à subir aussi longtemps un embargo plus meurtrier encore que le conflit qui l'avait précédé. Tous les chiffres publiés sur ce point par nombre d'organismes officiels sont effarants. Les revenus du pétrole étaient avant l'embargo de 20 milliards de dollars par an. Huit ans après, ils atteignaient difficilement deux milliards. En 1990, l'Irak répondait aux critères de l'Organisation mondiale pour la santé, consacrant 30 dollars par mois et par individu. Cette somme tomba à deux dollars, soit une baisse de 93 %. L'UNICEF et la Commission des droits sociaux et économiques des Nations Unies évaluèrent à 1,3 million le nombre d'enfants de moins de cinq ans morts à cause de l'embargo, la mortalité infantile étant passée de 24 pour 1000 à 92 pour 1000. Un million d'enfants n'allaient plus à l'école. Sur cinq millions d'enfants de moins de cinq ans, un million n'aura jamais de facultés mentales normales par manque de protéines dans leur alimentation.
L'accord " pétrole contre nourriture " mis en place en 1995 n'a rien résolu. Il a d'abord et avant tout servi à payer la dette de guerre, essentiellement au Koweït, puis tous les frais concernant les contrôles auxquels l'Irak a été soumis. Une fois toutes les défalcations effectuées, il ne restait plus à l'Irak que 20 % de la valeur de ses exportations pétrolières, chiffre donné par la Coordination internationale contre les embargos. Et puis, cela a été rappelé bien des fois, l'Irak ne pouvait importer de quoi réparer ses infrastructures détruites sous prétexte que la plupart des matériels industriels pouvaient aussi être utilisés à des fins militaires. Même une pompe à eau, pour peu qu'elle ait une certaine puissance, était interdite.
Et toutes ces sanctions, pour quoi faire ? Pour affaiblir le régime, comme le prétendaient ceux qui les maintenaient ? Certainement pas ! Répondant à ce mensonge, l'ancien responsable à l'aide humanitaire des Nations Unies s'indignait : " C'est quoi le but des sanctions ? Affaiblir le régime ? Je peux vous affirmer qu'elles ont eu l'effet inverse. Elles ont sans doute consolidé le régime, car la population en dépend de plus en plus ".
Mais pour dramatique qu'elle ait été, cette réalité a laissé place à une horreur encore plus grande : celle du sang, des larmes et des destructions massives, résultats de cette guerre imposée aujourd'hui à l'Irak.
Après l'embargo, l'espoir des bonnes affaires
Durant toute la période qui a séparé la première de la seconde guerre du Golfe, la période des sanctions, les pourparlers en vue d'éventuels investissements et échanges commerciaux à venir, même s'ils ne pouvaient être finalisés, ont continué presque sans interruption. L'Irak n'était plus l'Eldorado d'antan mais pouvait le redevenir. Et dans l'attente de ce moment, les représentants des grandes sociétés occidentales ont joué des coudes auprès des autorités irakiennes et du Comité de sanctions de l'ONU qui, assumant la responsabilité de l'embargo, autorisait ou non les transactions économiques et financières avec l'Irak.
Les entreprises françaises étaient plutôt bien placées puisque, de décembre 1996 à juin 2000, elles avaient obtenu un montant cumulé de contrats pour plus de 3,5 milliards de dollars. Une commission du Sénat chargée de faire le point sur les échanges économiques avec l'Irak affichait sa satisfaction en soulignant dans un de ses rapports que, durant la période mentionnée, " nos entreprises possédaient 15 % environ de ce marché ". Et balayant quelques réserves, le rapport poursuivait : même si " cette situation exceptionnelle et remarquable s'est dégradée lorsque les autorités irakiennes ont fait le choix de l'option arabe qui privilégiait l'approche régionale et géographique, [il sera toujours possible] de soumissionner aux contrats par l'intermédiaire de filiales implantées dans les pays arabes désormais favorisés par Bagdad ". Enfin, le rapport concluait avec optimisme : " Toutefois ce recul ne serait qu'apparent et dépend de la présentation statistique retenue par le gouvernement irakien. En terme de flux commerciaux, la France demeure le premier fournisseur de l'Irak en 2000 et 2001 avec 14 % des parts de marché ".
Plus concrètement, les groupes français Alcatel et Sagem avaient signé à la fin de l'année 2000 un contrat dans le domaine des télécommunications pour une valeur de 77 millions de dollars. TotalFinaElf, qui espérait beaucoup d'une levée de l'embargo, avait négocié lui aussi (mais pas encore signé) deux pré-contrats d'exploitation sur d'importants champs pétrolifères situés dans le sud du pays, et ce pour une valeur de quatre milliards de dollars chacun. Les deux principaux constructeurs automobiles, Peugeot et Renault, étaient aussi sur les rangs pour la fourniture de véhicules utilitaires.
La guerre et la nouvelle donne
Mais tous ces plans longuement et patiemment élaborés ont été réduits à néant par la guerre. Personne ne peut dire aujourd'hui de quoi sera fait l'avenir mais les scénarios qui sont discutés actuellement par bien des commentateurs, quand ce n'est pas par les gouvernants eux-mêmes, le sont avec un tel cynisme, qu'à les écouter on en oublierait presque que cet avenir s'écrit actuellement avec le sang de la population irakienne.
De toute évidence, cette guerre sent le pétrole. Jusqu'à présent, les sociétés américaines ont été relativement peu implantées en Irak, bien que ce pays dispose de réserves considérables estimées à 112 milliards de barils (plus de 10 % des réserves mondiales). Une guerre, à condition qu'elle soit victorieuse évidemment, donnerait à ceux qui s'imposeraient, directement ou par l'intermédiaire de gouvernements fantoches, le contrôle sur toutes ces richesses.
On est loin des armes de destruction massive à bannir, d'une prétendue démocratie à apporter au peuple irakien en le libérant de la tutelle d'un sanglant dictateur. Il s'agirait plutôt, pour les seuls États-Unis, de chercher à prendre un contrôle exclusif sur les zones et les axes d'approvisionnement en hydrocarbures au Moyen-Orient et dans plusieurs ex-républiques de l'URSS.
Et avec quelle arrogance le gouvernement américain discute dès à présent ou plutôt ne discute pas de la reconstruction de l'Irak. Bien qu'aujourd'hui le marché de la reconstruction soit encore à venir, il est déjà entre les seules mains d'entreprises américaines. Aux Britanniques ne sera réservée qu'une partie de la sous-traitance, aux autres rien ou presque.
La guerre à peine engagée, l'administration américaine attribuait déjà les premiers contrats de reconstruction. Ainsi, l'Usaid (l'Agence américaine pour une prétendue aide internationale) a signé un accord avec une entreprise de Seattle pour la remise en service et la gestion du port d'Oum Qasr. Kellogg Brown & Root, filiale de Halliburton, société dont Dick Cheney (actuel vice-président américain) était PDG, s'est vu confier l'extinction et la remise en marche des puits de pétrole irakiens. Un groupe privé américain administrera les hôpitaux et cliniques du pays, du moins ceux qui seront rentables. La réparation des routes, ponts, aéroports et autres bâtiments publics jugés indispensables sera aussi confiée à des entreprises américaines. D'ailleurs, à ce propos, l'administrateur de l'Usaid a déclaré : " Nous avons sélectionné directement des sociétés qui réagissent vite et ont obtenu les certifications de sécurité indispensables par le Pentagone. Seules les entreprises américaines les ont. Nous sommes de toute façon tenus par la loi à faire appel seulement aux groupes américains comme premiers contractants . "
Ainsi, les choses sont très claires. La concurrence entre les firmes américaines et d'autres, liées à des États de moindre puissance, se règle au profit des premières, et cela grâce au rapport des forces imposé par la puissance de l'État qui les représente.