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Dix ans de transformations, de l'URSS de Gorbatchev à la Russie d'Eltsine
Texte de la majorité
Lorsque, il y a dix ans, les luttes pour le pouvoir au sommet de la bureaucratie, en s'élargissant à l'ensemble de la couche dominante et à toute la société et en libérant une multitude de forces jusque-là souterraines, ont provoqué une crise politique et sociale ouverte, la question s'est posée à nous de savoir comment comprendre, du point de vue de la classe ouvrière, l'évolution de la société soviétique.
Bien que les dirigeants de la bureaucratie, Gorbatchev et surtout son successeur Eltsine, n'aient pas mis longtemps à s'affirmer ouvertement en faveur du rétablissement du capitalisme après avoir affirmé vouloir seulement réformer le système bureaucratique , nous étions très prudents dans la caractérisation de la nature sociale de l'État soviétique. Nous ne voulions pas juger sur les seules déclarations pro-capitalistes des dirigeants soviétiques, ni sur le concert de louanges que ces déclarations avaient déclenché en Occident, ni même sur les lois et les décrets qui, très tôt également dans le processus engagé, visaient le rétablissement de l'économie de marché et le fonctionnement de l'économie sur des bases capitalistes. Nous disions que, quelles que fussent les prises de position des dirigeants, la société soviétique était une réalité complexe, non seulement issue d'une révolution prolétarienne mais dont le développement ultérieur avait été fortement marqué par cette origine. Nous ne savions ni si le processus contre-révolutionnaire irait jusqu'à son terme ni quelle serait la rapidité de ce processus. Mais nous nous disions qu'il serait toujours temps de reconnaître après coup que les transformations étaient complètement accomplies, lorsque ce serait sans contestation.
Nous savions que tout dépendait de l'intervention de la classe ouvrière soviétique, de la force de son attachement aux acquis de la révolution et des moyens qu'elle pouvait trouver pour les défendre.
Evidemment, et c'est pourquoi nous refusions de porter un pronostic, nous ne savions rien de ce qui se passait dans les tréfonds de la classe ouvrière, du niveau de sa conscience et de sa combativité, et de l'évolution de ces dernières. Nous ne savions pas non plus si l'intervention des travailleurs ne diviserait pas la bureaucratie elle-même entre ses diverses couches.
Nous savions, en revanche, que la structure sociale d'un pays de la taille de l'Union Soviétique ne se transforme pas d'un coup de baguette magique, fût-ce la baguette tenue par les dirigeants de l'État et brandie sous la protection bienveillante des fées du capitalisme occidental. Mais ce que nous considérions comme fondamental à chaque moment du processus engagé, c'était de raisonner en fonction des tâches politiques que la classe ouvrière avait intérêt à se fixer, sans pouvoir bien entendu préjuger de la probabilité d'une intervention de la classe ouvrière.
Nous posant, en 1989, la question : "Est-on en vue d'une contre-révolution sociale ou est-elle déjà accomplie ?" (LDC, novembre 1989), nous affirmions que "rien n'est cependant joué. Nous n'en sommes même pas au début du processus. Nous n'en sommes qu'aux affirmations et aux déclarations d'intentions". Et nous tenions surtout à affirmer que "par rapport à l'analyse de l'URSS que nous faisions (c'est-à-dire les analyses de Trotsky) et que nous faisons encore, l'intervention de la classe ouvrière ou sa non-intervention, le camp qu'elle choisira, sont des facteurs décisifs". En ajoutant : "Cependant, c'est l'un des domaines où nous avons le moins d'éléments de jugement (...). Sur ce qui se passe réellement dans les profondeurs de la classe ouvrière soviétique, nous ne savons rien de suffisant. Nous en sommes réduits dans ce domaine aux hypothèses, voire aux voeux, mais rien ne nous permet d'apprécier la réalité, d'autant qu'elle est probablement changeante". Le voeu était que reste encore d'actualité l'attachement de la classe ouvrière soviétique à la propriété collective, car, écrivions-nous, "Trotsky, qui était un révolutionnaire et non un simple lettré, attachait beaucoup d'importance à ce qui se passait dans la conscience des travailleurs, autant que dans les rapports de propriété, car c'est autant dans les deux que la révolution sociale vivait encore, selon lui".
Un an après, alors que, face à une série de mesures comme l'ouverture des premières Bourses, d'abord de marchandises puis de valeurs, et le vote de plusieurs lois réintroduisant la propriété privée, et que venait d'être adopté le plan Chataline qui se proposait de rétablir l'économie de marché en 500 jours, il n'y avait pas de réaction de la part de la classe ouvrière, nous formulions l'hypothèse d'une intervention possible de celle-ci de la façon suivante : "Il peut y avoir des réactions face à la privatisation elle-même : même si la flamme révolutionnaire est éteinte dans la conscience des travailleurs, il peut se produire, au moins, les mêmes réactions qu'ici, devant certaines tentatives de privatisations d'entreprises nationalisées. Et puis, surtout, ce sont les mesures économiques (licenciements, suppression d'avantages sociaux ou autres...) qui accompagneraient les privatisations, qui pourraient déclencher des réactions des travailleurs".
Et nous ajoutions : "D'autant que, sur le plan économique proprement dit, il ne sera sûrement pas facile de privatiser l'ensemble d'une économie de la puissance de l'économie soviétique telle qu'elle est aujourd'hui.(...) Privatiser l'ensemble de l'économie soviétique peut s'avérer une tâche insurmontable même si les capitaux voulus étaient disponibles, ce qui est déjà loin d'être évident. (...) Car il ne faut pas oublier que l'apport de l'étatisation des moyens de production et de la planification a été de faire de l'URSS la deuxième puissance industrielle mondiale, sans que se développe en même temps une bourgeoisie (une classe capitaliste et non une simple classe "riche") dont la puissance sociale soit en rapport avec la puissance économique du pays" (LDC, décembre 1990).
A l'intention de ceux qui, à l'extrême gauche et jusque dans nos propres rangs, affirmaient, sous l'influence de l'opinion généralement répandue à l'époque ou par la logique de leurs propres raisonnements, que la contre-révolution était accomplie, nous rappelions que "l'URSS a été et reste encore un phénomène original dans l'histoire. Rien ne lui est véritablement comparable. Trotsky a dû analyser ce qu'elle représentait sans pouvoir se référer à des modèles ne serait-ce que proches. Il la jugeait comme une société complexe, à mi-chemin entre le capitalisme et le socialisme et, qui plus est, instable. Or, elle est restée stable, au moins en apparence, pendant des dizaines d'années après sa mort. (...) Aujourd'hui, nous assistons à des transformations politiques qui vont peut-être se traduire par des modifications économiques et sociales. Nous ne pouvons pas juger d'avance la société qui sortira de ces modifications car elle sera peut-être aussi extrêmement originale. De toute façon, rappelons-le, il s'agit d'une transformation qui n'est pas accomplie et tout n'est pas encore joué" (LDC, décembre 1990).
Les rapports sociaux ne se font ni ne se défont comme des mécanismes d'horloge. Pour nous, dans le respect du mode de raisonnement de Trotsky, c'est du point de vue des possibilités d'intervention de la classe ouvrière que le rythme de transformation de l'URSS avait une importance capitale : "Si les travailleurs laissent le capitalisme se rétablir en URSS même partiellement, c'est l'abaissement de leur niveau de vie, le chômage, la fin des quelques avantages sociaux dont ils pouvaient bénéficier qu'ils connaîtront et non l'opulence, même relative, de l'Occident. L'URSS ne verrait pas le niveau de vie de l'ensemble de sa population s'élever, bien au contraire. Elle serait ramenée au niveau du Tiers-Monde, même si les vitrines des magasins se remplissaient de marchandises occidentales, inabordables pour le plus grand nombre. Les "magasins réservés" s'ouvriraient sur la rue, mais leur clientèle serait toujours aussi triée".
Voilà pourquoi "aujourd'hui, nous ne pouvons qu'espérer que le prolétariat soviétique s'oppose à l'appropriation des entreprises par les fractions riches de la société soviétique et, bien sûr, cela va de soi, à l'appropriation du sol par la paysannerie riche, qui est déjà une véritable bourgeoisie. Nous ne pouvons qu'espérer que le prolétariat s'oppose au retour du capitalisme et à l'abandon de la planification, même si celle-ci est actuellement en mauvais état. (...) C'est ce programme que nous proposerions aux travailleurs soviétiques, si nous le pouvions. C'est-à-dire la lutte contre la privatisation des entreprises et pour le rétablissement du contrôle ouvrier, la lutte pour le maintien de la planification et son renforcement par un contrôle démocratique de la part des travailleurs, c'est-à-dire la lutte contre la planification bureaucratique ; l'adaptation de la planification par le contrôle mesuré de l'offre et de la demande, c'est-à-dire du marché, par le contrôle des consommateurs pour s'opposer à la gabegie bureaucratique et aux prélèvements de la bureaucratie sur le revenu national ; la lutte pour le retour des soviets qui soient des organes de classe où puissent être élus démocratiquement des travailleurs des villes et de la campagne, en écartant les bureaucrates et tous les parvenus du régime. Oui, voilà quel serait notre programme en URSS, formulé peut-être en termes plus concrets, ou complété en fonction d'aspects de la réalité soviétique que nous ne connaissons pas, et qui ne sont pas bien différents sur le fond et la méthode, en cette période de crise politique, du Programme de Transition" (LDC, décembre 1990).
Dix ans après, il est à constater tout à la fois que, contrairement à nos espoirs, le prolétariat russe n'est pas intervenu dans les événements en Russie en tant que force consciente de ses intérêts politiques, mais aussi que, malgré cela, les transformations économiques et sociales souhaitées par la bourgeoisie, en particulier occidentale, non seulement ne se sont pas réalisées mais que le processus stagne depuis plusieurs années.
Les organismes officiels de la bourgeoisie internationale sont revenus de leur enthousiasme du début. Cette année en particulier, non seulement les mesures en faveur de l'économie de marché ont été "lentes et inconsistantes" mais "les gains difficilement acquis des premières années de transition sont maintenant en danger", affirme dans un rapport tout récent la BERD, cette "Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement" dont la raison d'être est précisément de veiller au bon développement du secteur privé dans l'ex-URSS et les ex-Démocraties Populaires.
Sur le plan politique, l'évolution a été pourtant extrêmement rapide. A peine plus de deux ans après l'année charnière de 1989, les sommets dirigeants de la bureaucratie se sont débarrassés de toutes leurs références au communisme, à la révolution de 1917, au prolétariat. La bureaucratie y était préparée de longue date, socialement, politiquement : cela faisait plusieurs décennies que ces références n'étaient plus qu'un moyen de tromper les masses.
Il n'a pas fallu plus de temps pour que la rivalité entre clans bureaucratiques provoque la dislocation de l'appareil d'État et la décomposition de l'Union Soviétique, dont l'arrêt de mort a été officiellement signé le 8 décembre 1991. La dislocation de l'Union Soviétique, la décomposition continue des principaux États-héritiers dont la Russie, le morcellement de l'appareil d'État entre des féodalités régionales et locales, apparaissent comme le fait majeur des dix dernières années. Par une sorte de retour de bâton de l'histoire, la bureaucratie, cette couche sociale qui s'était développée, à partir de l'appareil d'État, sur le cadavre de la démocratie soviétique et dont la forme de domination politique a été pendant des décennies la dictature féroce s'appuyant sur un appareil d'État très centralisé, a été l'artisan de la décomposition de son propre appareil, avec lequel elle s'identifiait.
S'étant installée sous la férule de la dictature personnelle de Staline, la bureaucratie sénile sombre dans l'anarchie bureaucratique.
La bureaucratie n'a pas mis longtemps non plus à démanteler officiellement l'économie planifiée. La planification bureaucratique a toujours eu parmi ses fonctions essentielles celle de dissimuler les prélèvements de la bureaucratie et la gabegie que coûtait à la société l'absence de contrôle démocratique des classes laborieuses sur l'économie. Cela signifie que "l'économie officielle" avait de tout temps masqué une "économie parallèle". Pendant les années Brejnev, cette "économie parallèle" a pris une importance considérable. La constitution de mafias politico-économiques dominant des régions ou des branches de production entières, trafiquant en grand, vidait dans une large mesure la planification de son contenu. Mais en mettant, fin 1991, fin aux ministères économiques et aux organismes fédéraux, en supprimant le Gosplan (l'organisme de planification suprême), les dirigeants politiques de la bureaucratie ont officiellement enterré la planification.
Le morcellement étatique a fait le reste. Les nouvelles frontières rompirent une unité économique forgée à l'échelle de l'ensemble du pays. Des secteurs fortement complémentaires se sont retrouvés dans des États différents. Nombre de liens d'interdépendance entre entreprises ont été rompus. De plus, la disparition d'un contrôle central a ouvert devant les bureaucraties nationales, régionales, locales ou de branches sectorielles, des possibilités de pillage ouvert, en démantelant les entreprises bien plus qu'en les faisant fonctionner fût-ce à leur profit.
La destruction de l'économie planifiée n'a cependant pas conduit jusqu'à présent à l'émergence d'une économie capitaliste, ni même d'une économie de marché.
Faisant une rétrospective de dix ans de "réforme" en Russie, le responsable des relations économiques avec ce pays d'une institution américaine écrivait récemment dans les colonnes du Monde qu'il y avait un "énorme élan fin 1991-début 1992", qui s'est cependant ralenti dès le milieu 1992. "Jusqu'à 1994, ajoute-t-il, la dynamique de réforme l'emportait encore sur la dynamique du retour en arrière". Mais là, "les choses ont vraiment commencé à stagner". Au point de pouvoir affirmer que le processus de transformation a été un échec.
Les partisans enthousiastes d'un prompt rétablissement du capitalisme espéraient, pendant la période de "l'élan", au début du processus, que se produirait rapidement l'accumulation de capitaux nécessaire pour faire marcher l'économie sur une base capitaliste. La distribution des "coupons" de privatisation en 1992 a été présentée comme devant donner l'élan décisif à cette accumulation. Cette mesure était censée opérer la miraculeuse transformation d'une économie pour l'essentiel nationalisée en une économie pour l'essentiel privatisée. Cela a suffi aux esprits superficiels. Mais ce ne sont pas des mesures juridiques qui transforment une économie. Elles peuvent seulement hâter ou, au contraire, freiner les transformations. L'expression "entreprise privatisée" dissimulait des réalités économiques et politiques fort différentes. Dans le secteur des entreprises agricoles il ne faut pas oublier l'immensité des territoires agricoles du pays il n'y eut pour ainsi dire aucun changement. Dans l'industrie, le contenu des privatisations varie, de la véritable propriété capitaliste, montrée en exemple par le FMI et Cie, jusqu'à la formule juridique permettant à un groupe de bureaucrates de protéger leur mainmise sur une entreprise ou sur l'ensemble des entreprises d'une localité, d'une région ou d'une branche, aussi bien de toute immixtion de la part de l'État central, que contre tout investisseur extérieur. Cette deuxième catégorie est, de loin, dominante. Sans parler de cette autre forme où privatisation signifie certes pillage privé, mais pas fonctionnement sous initiative privée.
Avant les transformations politiques en cours, l'accumulation privée de capitaux était légalement interdite (ce qui n'a pas empêché, déjà à cette époque, l'accumulation privée de richesses). Aujourd'hui, non seulement elle est autorisée, mais elle est encouragée par tous les conseillers ès-transformation capitaliste, à l'intérieur comme à l'extérieur de la Russie. Et pourtant, elle ne se produit pas. C'est un des problèmes majeurs de la Russie. L'argent accumulé par la couche riche russe se transforme, au mieux, si l'on peut dire, en capital financier, à la rigueur en capital commercial, mais pas en capital productif (pour l'essentiel, il continue à être placé en Occident). Les banques ont poussé comme champignons ce qu'il en restera après la crise financière est une autre affaire alors qu'il n'y a pratiquement pas d'investissement dans la production, "confirmant l'existence d'une faille profonde entre les sphères financières et économiques du pays", estime la banque Paribas. Quant aux capitaux étrangers, ils s'intéressent à la Russie surtout sous la forme de capitaux spéculatifs. Les 10 à 12 milliards de dollars entrés en Russie en 1998 sont allés presque exclusivement se placer dans les fameux bons du Trésor (GKO) et ont surtout contribué à la faillite que l'on sait du système bancaire russe. Les investissements provenant de capitaux étrangers sont ridiculement bas. Les investisseurs occidentaux sont aussi méfiants vis-à-vis de ce pays sans autorité étatique, sans loi et sans même un minimum de sécurité, que sont méfiants les bureaucrates à l'idée d'une ingérence d'investisseurs occidentaux dans leurs affaires. Comme beaucoup d'autres, Paribas souligne "la défaillance de l'État russe à assurer le respect des lois (...), des droits de propriété et des contrats".
L'économie russe d'aujourd'hui est une économie de pillage et de régression. La production a reculé en dix ans, suivant les secteurs, entre 30 % et 50 %. Une étude récente du Centre d'Etudes Prospectives et d'Informations Internationales (CEPII) constate "qu'en 1970, 41 % des équipements industriels en activité en Russie avaient moins de cinq ans d'âge et que ce ratio est tombé à 29,5 % en 1990 et à 8,5 % en 1996".
Pendant que l'argent est happé par les circuits financiers et que l'inflation, un moment freinée, est repartie de plus belle, l'économie se démonétarise. L'État, qui n'arrive pas à récupérer les impôts, ne paie pas non plus les fonctionnaires. Un nombre croissant d'entreprises ne paient pas non plus leurs ouvriers en tout cas, pas en salaires. Elles ne paient pas, non plus, leurs fournisseurs. On estime que les arriérés de paiements, qu'il s'agisse des salaires ou des dettes entre entreprises, représentent actuellement 36 % du produit intérieur total.
La vie économique fonctionne pour l'essentiel grâce au troc, ce qui est un comble après dix ans de "rétablissement de l'économie de marché". Il en est ainsi pour la consommation, où le marché ne concerne pour l'essentiel que la fraction la plus aisée de la population (au fond, la même couche que celle qui avait naguère accès aux "magasins spéciaux"). Une majorité d'ouvriers, de fonctionnaires, de retraités doivent se débrouiller, sans salaires ni pensions, grâce à des paiements en nature par les entreprises, grâce au maintien par ces dernières d'un certain nombre de services comme la cantine ou la fourniture de biens et services divers, grâce à des combines héritées de la plus belle époque de la planification bureaucratique.
Quant aux entreprises, pour la plupart d'entre elles, elles ne sont absolument pas en situation de tisser des liens économiques les unes avec les autres sur le marché. D'après les dernières estimations, 50 % au moins des échanges entre entreprises auraient lieu sur la base du troc. Cela a, pour les dirigeants d'entreprise, l'avantage d'échapper au fisc aussi bien qu'aux aléas monétaires. Mais cela ne favorise guère la constitution et la stabilisation d'un marché des moyens de production et des produits intermédiaires. Quant aux paiements en argent, ils sont virtuels, les entreprises se contentant de garder dans les mémoires de leurs ordinateurs ou sur leurs livres de comptes les créances qu'elles ont sur d'autres entreprises ou les dettes contractées auprès de ces dernières. Le système fonctionne, comme au beau temps de la planification bureaucratique, grâce aux réseaux de relations entre bureaucrates dirigeants d'entreprises et ceux de l'administration locale, régionale ou étatique. Ce n'est pas l'économie de marché qui a relayé la planification bureaucratique : c'est "l'économie parallèle" de naguère qui occupe le "no man's land" de la planification détruite et de l'économie de marché qui n'arrive pas à émerger.
Faisant la comparaison entre le "succès" du rétablissement du capitalisme dans certaines au moins des Démocraties Populaires comme la Pologne ou la Hongrie d'un côté, et l'URSS de l'autre, Grigori Iavlinski économiste co-auteur du Plan des 500 jours et dirigeant du parti Iabloko, il passe pour proche des milieux financiers occidentaux et notamment du FMI avait observé avec raison que pour les premières, les fondations de l'économie avaient été jetées avant que l'occupation soviétique leur impose la nationalisation et la planification, alors qu'en URSS "la planification socialiste n'a pas été plaquée sur l'économie ; la planification a créé l'économie". De la taille des entreprises jusqu'à leur localisation géographique, en passant par leur concentration et les liens tissés entre elles, l'économie a été façonnée suivant une logique qui ne rentre pas dans la logique capitaliste. Il ne suffit pas de dénationaliser les entreprises pour pouvoir les faire fonctionner. Le capitalisme s'est révélé jusqu'à présent incapable d'y parvenir. Y arrivera-t-il dans un avenir proche, en déblayant jusqu'aux ruines de l'économie planifiée, c'est-à-dire en laissant le temps d'exécuter ce qui furent, dans un premier temps, les recommandations du FMI : la fermeture des entreprises considérées comme non rentables par les capitalistes, mais que les bureaucrates qui se les sont appropriées continuent à faire fonctionner tant bien que mal ? Ce serait au prix d'une misère encore plus grande qu'actuellement, car cela signifierait que plusieurs dizaines de millions de travailleurs, qui n'ont déjà plus de salaire régulier, ne pourraient même plus bénéficier des quelques avantages que les entreprises appelées à être fermées leur fournissent encore (sans parler du fait qu'il ne resterait alors pour ces millions de travailleurs même plus l'espoir). La bureaucratie s'est refusée globalement à s'engager dans cette voie par choix conscient, motivée sans doute par la crainte d'une explosion sociale, mais aussi, probablement, par la prescience plus ou moins claire de ce que, pour accéder à la position sociale enviable de capitaliste, il n'y a pas de place pour tous les bureaucrates, ni même pour la majorité d'entre eux.
Nous avons cité bien souvent Trotsky, écrivant en substance peu avant sa mort que la bureaucratie aurait déjà parachevé la restauration de la bourgeoisie si le règne de la bourgeoisie n'était pas devenu caduc à l'échelle de la planète. Cette incapacité, la crise actuelle la montre, car la disponibilité de capitaux dans le monde ne les fait pas s'investir pour autant dans l'ex-URSS (ni ailleurs, d'ailleurs).
Plus d'un demi-siècle plus tard, et après plusieurs années sous le drapeau ouvertement déployé de la contre-révolution sociale, la bureaucratie a encore du mal à y arriver et certainement pour la même raison fondamentale.
Quant à son appareil d'État, il s'est disloqué avant d'avoir pu devenir réellement l'instrument de la contre-révolution sociale.
Malgré l'apparition d'une bourgeoisie capitaliste, c'est encore la bureaucratie qui constitue la couche privilégiée dominante de la société russe. Elle est présente partout dans cet immense pays où, Moscou, Saint-Pétersbourg et quelques grandes villes mises à part, la bourgeoisie est embryonnaire, voire inexistante, et toujours parasitaire. Sa position sociale et ses revenus résultent toujours de son pouvoir, et pas l'inverse comme pour la bourgeoisie. Son mode de promotion interne n'est plus le même qu'au temps de la dictature centralisée, il n'est pas décidé du haut d'un sommet unique. Le pouvoir n'émane plus d'un dictateur, c'est le contraire qui se passe pour ce pouvoir central de plus en plus délétère qui dépend du consensus d'une multitude de pouvoirs locaux. Les clans, les réseaux d'influence liant les bureaucrates des administrations étatiques et des grandes entreprises, se sont substitués au système des désignations selon une "nomenklatura", bien que les bénéficiaires du nouveau système soient pratiquement les mêmes que dans l'ancien.
Nous n'avons pas plus de raison de changer notre caractérisation de la société, de l'économie et par conséquent de l'État soviétique aujourd'hui que nous n'en avions à l'époque où furent écrits les textes cités ci-dessus. Tout au plus pouvons-nous constater, après dix ans de transformations, l'originalité, en effet, de cette société russe dominée par une bureaucratie morcelée entre une multitude de centres de pouvoir, de cette économie mêlant la prédation fortement mafieuse avec la pratique du troc comme expression la plus répandue de la division du travail. Et, malheureusement, la dégradation des conditions d'existence des classes laborieuses a confirmé toutes les prévisions pessimistes.
Nous ne pouvons que réitérer notre espoir que la classe ouvrière se retrouve en situation de s'opposer au processus en cours. Nous n'avons pas plus de moyens aujourd'hui qu'il y a dix ans d'apprécier les modifications intervenues dans l'état d'esprit et dans la conscience des travailleurs pendant ce temps. Tout au plus peut-on imaginer, sans trop de risque de se tromper, que les illusions à l'égard de la capacité du capitalisme d'apporter la prospérité, se sont dissipées dans la classe ouvrière et probablement même dans une grande partie de l'intelligentsia et de la petite bourgeoisie. Mais la capacité de la classe ouvrière de se hisser au niveau de la compréhension de la politique nécessaire pour arrêter une évolution catastrophique est liée, en Russie comme partout dans le monde, à l'apparition d'une force militant dans la perspective de la révolution prolétarienne. L'économie ex-soviétique a été ruinée, mais pas encore restructurée sur une base capitaliste. Malgré le délabrement économique ou plutôt, précisément à cause de cela la politique que nous proposerions reprendrait, aujourd'hui encore, la politique que nous aurions proposée si nous avions eu des forces militantes là-bas, il y a huit ou dix ans, telle que nous l'avons résumée dans les textes cités ci-dessus. A ceci près qu'il ne s'agit plus de lutter pour le maintien de l'économie planifiée, mais pour son rétablissement sous le contrôle de la démocratie prolétarienne.
27 novembre 1998