Côte d'Ivoire - Parodie d'élection et vrais dangers01/11/19951995Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1995/11/16.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Côte d'Ivoire - Parodie d'élection et vrais dangers

Henri Konan Bédié vient de remporter l'élection présidentielle, la première organisée en Côte d'Ivoire depuis la mort d'Houphouët-Boigny qui avait dirigé pendant plus de trente ans cette ancienne colonie française d'Afrique de quelque 13 millions d'habitants.

Le score de 96,44 % avec lequel Henri Konan Bédié l'a emporté serait digne d'une république bananière qui, contrairement au régime ivoirien, ne jouerait pas à la démocratie. Henri Konan Bédié n'était certes pas candidat unique, comme il a été de règle en Côte d'Ivoire pendant près de trente ans. Houphouët-Boigny lui-même, sur la fin de sa vie, avait commencé à remplacer son régime de parti unique, le PDCI, par le multipartisme. Il faut préciser que le côté "multi" ne changeait rien au monopole de l'ancien parti unique sur tous les leviers du pouvoir. Mais le pouvoir a laissé quelques autres partis se créer et s'agiter un peu, juste assez pour que les laudateurs du régime, en Côte d'Ivoire et plus encore en France, crient à l'évolution démocratique.

Houphouët-Boigny avait même poussé le démocratisme, lors de la dernière élection présidentielle en 1990, jusqu'à accepter que l'opposition présente un candidat contre lui. Le candidat était Laurent Gbagbo, un intellectuel vaguement de gauche, à la tête du Front Populaire Ivoirien (FPI), le plus important des partis d'opposition lors de l'introduction du multipartisme et qui a eu une certaine audience dans la population, y compris parmi les travailleurs. Houphouët-Boigny l'avait, à l'époque, emporté - comme il se devait.

Mais voilà donc qu'Henri Konan Bédié a fait mieux qu'Houphouët-Boigny en 1990 puisque ce dernier avait dû se contenter de 82 % face aux 18 % de Gbagbo. Cela n'a pas été trop difficile : il n'a eu pour adversaire que l'obscur représentant d'une formation tout aussi obscure, qui semble avoir obtenu le nombre de signatures nécessaire pour se présenter grâce à quelques coups de pouce du côté du PDCI. Les formations les plus importantes de l'opposition ont, en effet, préconisé le boycott de cette élection pour protester contre un nouveau code électoral fabriqué sur mesure par Henri Konan Bédié et voté par un parlement-croupion pour écarter Alassane Dramane Ouattara, surnommé ADO, qui apparaissait comme le seul concurrent susceptible de menacer son élection.

Si Henri Konan Bédié n'a pratiquement pas eu de concurrent, il a eu en revanche le soutien de l'ancien parti unique PDCI, de sa puissante machine électorale, relayée par l'appareil d'État lui-même. C'est qu'Henri Konan Bédié était déjà dans la place. Il s'est installé dans le fauteuil présidentiel dès le lendemain de la mort d'Houphouët-Boigny. Cela avait été, à l'époque, le 7 décembre 1993, une succession-éclair. A peine Houphouët-Boigny était-il mort qu'Henri Konan Bédié, brandissant un article récent de la constitution et, surtout, bénéficiant du soutien de l'armée et de celui de la France, profitait de sa qualité de président de l'Assemblée nationale pour s'asseoir dans le fauteuil présidentiel qui n'est resté vacant que quelques heures.

La guerre de succession

Dans le choix de l'homme comme dans la rapidité de l'exécution, la France a joué un rôle important. Il faut dire qu'elle a non seulement des intérêts considérables en Côte d'Ivoire mais aussi les moyens de les protéger. Malgré une politique d'ivoirisation des cadres entreprise au temps encore d'Houphouët-Boigny, les organes dirigeants de l'État sont truffés de conseillers français, et un régiment de l'armée française stationne dans des casernes situées à quelques kilomètres seulement du coeur d'Abidjan et en position de contrôler l'aéroport.

Cette rapidité à reconnaître Henri Konan Bédié comme successeur d'Houphouët-Boigny avait surpris à l'époque, mais elle avait ses raisons d'être. La France avait en premier lieu la préoccupation d'éviter que la guerre de succession ait le temps de s'emballer. Cette guerre de succession était ouverte depuis longtemps d'autant plus que le vieux dictateur talonnait tout de même les 90 ans. Elle était compliquée par le fait que ses acteurs changeaient car Houphouët-Boigny ne tenait pas à avoir un successeur clairement désigné, susceptible de devenir un rival et de l'éconduire, gentiment ou non, du fauteuil présidentiel vers un hospice. D'autres "leaders charismatiques", voire d'autres "Pères de la nation" - titre donné à Houphouët-Boigny par ses courtisans - ont connu cette fin peu charitable, notamment le Tunisien Bourguiba. La sage méfiance d'Houphouët-Boigny avait, en tout cas, eu raison de ceux qui, comme Philippe Yacé par exemple, s'étaient montrés trop empressés en tant que dauphins, et au mauvais moment.

C'est sans doute cette sage méfiance qui avait conduit Houphouët-Boigny, lorsqu'il se décida - sur le tard, mais multipartisme oblige ! - à créer un poste de Premier ministre, à le confier à un haut fonctionnaire international qui ne faisait pas vraiment partie du sérail dirigeant du PDCI, Alassane Dramane Ouattara précisément. Mais, évidemment, l'occasion créant le larron, après quelque trois ans de bons et loyaux services auprès d'Houphouët-Boigny, Alassane Dramane Ouattara se considérait comme l'héritier légitime.

Mais à la mort d'Houphouët, Ouattara n'eut pas vraiment le temps de donner suite à son ambition présidentielle que Bédié était déjà installé dans le fauteuil, à titre temporaire en tout cas, jusqu'à la fin du mandat présidentiel en cours.

La guerre de succession fut évitée sur le moment, ce qui eut un deuxième avantage du point de vue de la France. Henri Konan Bédié était en effet quelqu'un du sérail d'Houphouët-Boigny, avec une longue carrière politique derrière lui. Ce qui, pour ce qui est de la Côte d'Ivoire, signifie aussi une multitude de liens avec le lobby français d'Abidjan et de Paris. Si Henri Konan Bédié avait la réputation d'un politicien terne, avec le profil bas qui était, sous Houphouët-Boigny, la meilleure garantie d'une longue carrière, il était en revanche connu comme un des affairistes les plus troubles de la place d'Abidjan, qui en compte pourtant une belle brochette.

Ce fils de famille modeste est aujourd'hui à la tête d'une des plus grandes fortunes de la Côte d'Ivoire. Et, dans ses affaires, il a eu l'habileté, joignant l'utile des relations politiques à l'agréable de l'argent, de se lier au lobby français. Son nom a été discrètement évoqué à l'occasion de plusieurs scandales récents en France concernant le financement de partis politiques (notamment celui des HLM des Hauts-de-Seine et de Paris - décidément le monde est petit). C'est essentiellement du côté du parti gaulliste qu'Henri Konan Bédié a porté ses attentions, ce que celui-là lui a bien rendu. Abidjan a toujours été, avec Libreville au Gabon, la plaque tournante d'intérêts politico-financiers peu avouables, mêlant des hommes politiques français et ivoiriens, des affairistes des deux origines, des barbouzes officiels et ceux, officieux, des milieux gaullistes.

Alassane Dramane Ouattara présentait, en revanche, aux yeux de Paris comme des milieux des possédants français de la Côte d'Ivoire, l'inconvénient d'une carrière de haut fonctionnaire international qui non seulement l'éloignait de la Côte d'Ivoire - ce qui, après tout, est son problème - mais qui, surtout, le rapprochait de Washington. Il était à craindre que, si cet homme arrivait au pouvoir, les liens avec la France ne restent pas tels qu'ils sont traditionnellement.

Pourtant Ouattara avait, par ailleurs, bien des choses pour plaire. Non seulement sa compétence de haut fonctionnaire international brillant et d'économiste distingué mais aussi l'expérience des années passées aux côtés d'Houphouët-Boigny à servir les hautes et basses oeuvres de celui-ci et, par la même occasion, celles de la France. En tant que Premier ministre, il a su associer son nom à plusieurs mesures d'austérité contre la population pauvre. Il a montré aussi qu'il n'était pas d'un idéalisme excessif dans le jeu pseudo-démocratique engagé par le régime puisque c'est sous son gouvernement que plusieurs chefs de l'opposition dont Laurent Gbagbo ont été emprisonnés simplement pour avoir appelé à une manifestation où des provocations policières avaient abouti à quelques incidents.

Ayant vainement espéré prendre la succession d'Houphouët-Boigny à la mort de celui-ci, Alassane Dramane Ouattara montra son sens des responsabilités. Il eut l'élégance de ne pas gêner le président intérimaire Bédié pendant les deux ans qui le séparaient de l'élection présidentielle de cet octobre 1995. Il reprit sa place de haut fonctionnaire international en qualité de directeur général-adjoint du FMI. Mais il n'abandonna nullement l'idée de devenir président de la République, en espérant seulement que les deux ans d'intérim d'Henri Konan Bédié accomplis, son heure viendrait. Son ambition présidentielle s'est concrétisée par la scission de l'ancien parti unique, le PDCI, et la création avec quelques notables de ce dernier d'un Rassemblement des Républicains (RDR).

Mais Henri Konan Bédié, lui, n'avait nullement l'intention de quitter le pouvoir. Étant dans la place, il a disposé pendant deux ans des moyens de l'État. Et, surtout, son ambition personnelle rejoignait l'aspiration de ces milliers de notables petits et grands du PDCI qui, depuis trente ans, occupaient tous les postes et positions de l'État dirigé par Houphouët-Boigny. Cette catégorie, étroitement liée à la bourgeoisie ivoirienne, avec laquelle elle se confond largement, constitue non seulement la caste politiquement dominante mais aussi une couche économiquement privilégiée. Dans ce pays sous-développé, les postes et les positions dans l'appareil d'État représentent la voie royale pour s'enrichir. Le noyau du PDCI était en réalité constitué par la clientèle proche d'Houphouët-Boigny, une clientèle solidement constituée, habituée à commander et à s'enrichir du fait de la stabilité même du régime d'Houphouët-Boigny.

L'État-PDCI

Le destin personnel d'Houphouët-Boigny était, en quelque sorte, la quintessence du cheminement de la couche dirigeante de ce pays. Cet ancien médecin avait eu la chance d'hériter d'une chefferie traditionnelle et surtout de vastes plantations de café. Il avait eu sa période de démêlés avec la bourgeoisie coloniale française. Il s'était fait une renommée dans la petite bourgeoisie ivoirienne en menant un mouvement des planteurs ivoiriens qui avaient du mal sous le régime colonial à se faire une place au soleil face aux planteurs français, outrageusement avantagés.

Mais, déjà à cette époque, il était riche. Comme il devait le dire bien plus tard avec un cynisme qui en devenait de la franchise : "J'aime l'argent parce que je suis né dedans", en rappelant que, même au temps colonial, à une époque où il n'y avait que deux voitures de luxe sur le territoire de la future Côte d'Ivoire, si l'une était celle du gouverneur, l'autre lui appartenait.

Élu pour la première fois en 1945 par cette petite bourgeoisie de planteurs et de notables dont il représentait si bien les aspirations, il poursuivit pratiquement jusqu'à l'indépendance de la Côte d'Ivoire une carrière politique à Paris qui le fit plusieurs fois ministre sous la Quatrième République et sous la Cinquième débutante. Lié corps et âme au personnel politique dirigeant de la France, de Mitterrand à De Gaulle, Paris le propulsa tout naturellement à la tête de l'État ivoirien lorsque l'heure de l'indépendance sonna. Il mérita bien par la suite de la confiance de l'impérialisme français dont il fut le plus fidèle - et le plus stable - serviteur en Afrique.

A partir de 1960 donc, Houphouët-Boigny et sa clientèle, les caciques du PDCI, ajoutèrent à leurs plantations et à leurs commerces la mainmise sur l'appareil d'État. Et cette mainmise rapporta beaucoup. Les richesses de la Côte d'Ivoire en un certain nombre de produits agricoles - elle est le premier exportateur de cacao du monde et le septième de café - sans parler de l'hévéa et d'un certain nombre d'autres produits tropicaux, se conjuguaient avec la stabilité du régime pour inciter l'ex-métropole coloniale française à en faire son principal point d'appui vis-à-vis de ses anciennes colonies africaines.

Ce sont les intérêts français qui ont fait d'Abidjan, petite ville côtière de 60 000 habitants en 1950, d'abord, un port servant de débouché pour toute la région et l'aboutissement d'une importante ligne de chemin de fer, puis une ville de plus de 2 millions d'habitants, capitale économique et bancaire non seulement de la Côte d'Ivoire mais, de fait, de toute l'ancienne Afrique occidentale française.

Ce sont les grandes sociétés françaises ou les banques qui ont été les principales bénéficiaires de cet essor économique. Cet essor n'a pas tiré la Côte d'Ivoire du sous-développement, au contraire il l'a aggravé. Mais il a permis à une couche bourgeoise ivoirienne, en particulier sa composante qui a en mains les leviers de l'État, de s'enrichir en tant qu'intermédiaire. S'il y a un pays de l'ancienne Afrique occidentale française où l'expression "bourgeoisie compradore" a un sens, c'est bien la Côte d'Ivoire.

Le PDCI, lorsqu'il était parti unique, était d'autant plus un parti de masse que l'adhésion était obligatoire. Mais c'était surtout le parti de la bourgeoisie compradore ivoirienne. De ces caciques traditionnels, de ces notables qui faisaient la pluie et le beau temps dans les campagnes. Mais aussi, de cette nouvelle bourgeoisie affairiste, âpre au gain, qui se faisait construire des villas, qui roulait en Mercedes, pendant que, côté cour du développement d'Abidjan, des faubourgs populaires gigantesques poussaient autour du centre-ville, avec des cahutes en argile, en tôle ondulée, en planches complétées de carton, regroupant un sous-prolétariat en nombre croissant.

Les hauts cadres, les caciques, avaient accepté en leur temps l'idée du multipartisme, imposé par Houphouët-Boigny sur les conseils de l'impérialisme français, sans forcément l'approuver. Mais ils n'ont pas pour autant l'envie de perdre les postes et les positions étatiques qui les font s'enrichir. Des élections, oui, s'il le faut, mais à condition d'être sûr de gagner !

C'est cette couche-là qui s'est reconnue dans Henri Konan Bédié et qui l'a montré : relativement peu d'entre eux ont rejoint le RDR d'Alassane Ouattara, et certains, après avoir quitté le PDCI en misant sur l'ancien Premier ministre, sont revenus au bercail.

Aussi, c'est tout naturellement que ce milieu dirigeant du PDCI s'est retrouvé derrière Henri Konan Bédié lorsque celui-ci décida de modifier le code électoral pour écarter Alassane Ouattara de la course présidentielle. Le nouveau code électoral précise, en effet, que les candidats non seulement doivent être ivoiriens mais de père et de mère nés ivoiriens. Ce qui, soit dit en passant, est au sens propre impossible pour certaines générations, celles d'Alassane Ouattara et d'Henri Konan Bédié précisément, pour la bonne et simple raison qu'au temps où leurs parents sont nés, la Côte d'Ivoire n'existait pas et que les déplacements par-delà les limites de ce qui n'était alors que des entités administratives d'une même Afrique occidentale française étaient fréquents.

Mais cette loi a l'avantage d'écarter Alassane Ouattara doublement. D'abord parce que son père est d'une ethnie qui vit aussi bien dans le nord de la Côte d'Ivoire qu'au Burkina, et qu'on peut l'accuser donc d'être un étranger burkinabé. Mais aussi parce que le code précise l'obligation d'une présence ininterrompue en Côte d'Ivoire pendant les cinq ans qui précèdent des élections, ce qui est évidemment taillé sur mesure pour écarter un homme qui, de notoriété publique, a passé une partie de ces cinq ans à Washington.

Dans la réalité, ce n'est même pas l'aspect le plus choquant de ce code électoral. Car, ce pays où résident plus de 4 millions de Burkinabés, de Ghanéens, de Maliens, de Togolais, de Guinéens, de Libériens, etc., présentait l'originalité que ceux qui vivaient sur son sol avaient le droit de vote dans toutes les élections, même quand ils n'avaient pas la citoyenneté ivoirienne. Un droit purement formel évidemment sous la dictature. Mais sa suppression, précisément au moment où il pouvait s'exercer autrement qu'en votant pour le parti unique, est une crapulerie, d'autant plus qu'elle fut accompagnée d'une campagne xénophobe.

Il est significatif de ce qu'est le FPI - qui se présente comme un parti de gauche, lié au PS - qu'il ait été non seulement d'accord pour écarter les "étrangers" de l'élection - tout comme le RDR d'ailleurs - mais qu'il avait même été le premier à demander la révision du code électoral à ce sujet. Les deux partis d'opposition, regroupés pour la circonstance dans un Front Républicain, n'ont porté leur opposition que contre cet aspect de la loi qui écartait Alassane Ouattara.

Le FPI qui a misé sur l'élection d'Alassane Ouattara ne semble même pas avoir envisagé de présenter Gbagbo contre Bédié. En tout cas, il ne l'a pas fait, et le FPI, qui avait pourtant une certaine implantation dans quelques municipalités et un certain crédit dans la population, a limité son activité à la protestation contre le fait qu'Ouattara soit écarté de la présidentielle et à la revendication de la modification du nouveau code électoral.

Des réactions populaires qui reflètent un mécontentement général

Cette élection présidentielle a été une parodie grossière même si elle a suffi pour que les grandes puissances en général et la France en particulier décernent au régime d'Henri Konan Bédié un brevet de démocratisme. Après tout, cela n'a pas plus été une parodie qu'au temps d'Houphouët-Boigny.

Mais la différence cette fois-ci, c'est que la timide contestation des méthodes d'Henri Konan Bédié par les partis de l'opposition a trouvé un écho dans la population. Les manifestations auxquelles ont appelé les responsables de l'opposition ont fourni l'occasion, à certains moments, dans les faubourgs pauvres d'Abidjan comme dans un certain nombre de villes de province, de s'en prendre à des notables, à leurs villas, à leurs voitures. Et les militaires et les gendarmes mobilisés pour l'empêcher ont parfois trouvé face à eux des jeunes suffisamment déterminés pour que ce soient les forces de l'ordre qui reculent. Ces manifestations, et surtout leur répression, ont fait, durant le mois qui a précédé l'élection présidentielle, plus d'une dizaine de morts.

Ces réactions violentes n'ont pas empêché l'élection ni même le fait que le PDCI et les observateurs trouvent le déroulement de l'élection normal. Mais les élections ne sont pas finies. Il est en effet prévu que la présidentielle soit suivie d'abord par des législatives et ensuite par des municipales à un mois d'intervalle chacune.

Comme les partis d'opposition semblent décidés à participer à ces élections-là, il se peut que la lutte électorale soit un dérivatif suffisant pour qu'elle ne se prolonge pas par des manifestations ou par des explosions dans les quartiers pauvres. Mais, même dans ce cas, ce n'est pas sûr.

Les représentants de la France ou des capitalistes français vivant là-bas commencent à exprimer la crainte que l'agitation accompagnant ces élections ne débouche sur une instabilité politique et sociale et que la Côte d'Ivoire cesse d'être une oasis de paix relative dans une Afrique occidentale agitée de crises, d'affrontements ou de guerres internes. Ils sont bien placés pour savoir que, malgré un tout relatif enrichissement - en tout cas par rapport à ses voisins comme le Burkina, le Mali et le Ghana et, à plus forte raison, le Liberia déchiré par la guerre - la Côte d'Ivoire est une poudrière. Car le "miracle ivoirien", tant vanté par la presse gouvernementale a été un miracle en premier lieu pour les grandes entreprises françaises, les Bouygues, les Dumez, les Bolloré, sans parler de la noria de petits margoulins qui tournent autour. Les grands travaux du port d'Abidjan, la construction des buildings du centre-ville, la transformation en capitale politique du petit village natal d'Houphouët-Boigny, Yamoussoukro, la construction d'une cathédrale voulant rivaliser avec celles de Rome, toutes ces dépenses somptuaires de l'ère Houphouët-Boigny représentaient et représentent encore un pactole gigantesque. Tout comme les services publics privatisés ou en voie de l'être au profit de groupes français.

Mais la base de ce miracle n'a rien de mystérieux. Elle est constituée par ces bas salaires pour les ouvriers qui, surtout après la dévaluation du franc CFA, doivent se contenter, pour une qualification et un travail égaux, de moins d'un dixième du salaire du travailleur français. La source du miracle, c'est-à-dire du surprofit de ceux qui investissent en Côte d'Ivoire, est constituée précisément par ces neuf dixièmes qui sont volés aux travailleurs ivoiriens.

L'enrichissement même de la couche dirigeante, l'étalage de sa fortune, souvent fraîchement acquise, les villas somptueuses de Cocody, l'embouteillage du centre d'Abidjan par les grosses cylindrées, sont autant de provocations à l'égard de ceux qui logent à quelques kilomètres de là, dans des conditions infectes et pour qui même prendre les transports en commun est un luxe qu'ils ne peuvent pas toujours se payer.

Et le nombre de pauvres qui n'ont qu'une petite chance d'être embauchés dans les entreprises ou sur les chantiers, qui doivent accepter de travailler pour presque rien afin de survivre, ne cesse d'augmenter. Car, à la campagne, c'est pire, en tout cas pour les petits paysans ou pour un prolétariat agricole nombreux.

Les journaux de la période précédant l'élection étaient pleins de publicités appelant à "Investir en Côte d'Ivoire maintenant !". Cette publicité préparait au premier forum ivoirien des investisseurs, réunis dans ce luxueux hôtel "Ivoire" qui a pour originalité, entre autres, d'être équipé d'une des rares, sinon unique, patinoires couvertes d'Afrique ! Mais le jour même où ce forum, destiné à montrer le soutien des investisseurs à Henri Konan Bédié se réunissait, les faubourgs pauvres d'Abidjan étaient à feu et à flammes. Plus d'un investisseur, habitué aux avantages offerts par la Côte d'Ivoire, a dû penser, avec un petit pincement au coeur, que l'ère de la Côte d'Ivoire stable, susceptible de rapporter des profits aussi juteux que sûrs pour les investisseurs, était peut-être en train de s'achever.

L'avenir proche dira si tel est le cas. Ce ne serait pas la première fois qu'une agitation électorale dans un pays longtemps soumis à la dictature serve de facteur déclenchant d'une crise politique et sociale.

Le drame du prolétariat ivoirien est cependant non seulement que les partis d'opposition qui assument la direction politique de l'agitation ne valent guère mieux que le PDCI - d'autant plus que le FPI s'aligne politiquement sur le RDR issu du PDCI - mais aussi que le PDCI comme l'opposition jouent, hypocritement ou ouvertement, la carte de l'ethnisme.

Malgré sa population relativement restreinte, la Côte d'Ivoire est une mosaïque de plus d'une soixantaine d'ethnies. Un des acquis dont se glorifiait volontiers Houphouët-Boigny, était d'avoir non seulement fait coexister cette soixantaine d'ethnies mais d'en avoir forgé une nation ivoirienne. C'est une affirmation présomptueuse que l'avenir proche risque de démentir. Si les milieux dirigeants ont su déchaîner un nationalisme ivoirien lorsqu'il s'est agi de s'en prendre par exemple à des Ghanéens ou à des Burkinabés, les oppositions ethniques, largement utilisées en Côte d'Ivoire comme partout ailleurs par la puissance coloniale, n'ont pas disparu pour autant sous Houphouët-Boigny. Houphouët-Boigny et sa clique s'appuyaient essentiellement sur l'ethnie baoulé, ethnie dont est issu également Henri Konan Bédié. Et le pouvoir comme l'opposition ont eu vite fait de présenter, chacun de son côté, la rivalité entre Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara comme l'expression d'intérêts ethniques opposés. Le pouvoir s'est servi des origines d'Alassane Ouattara pour laisser entendre que celui-ci préparait la revanche des ethnies du nord, de tradition musulmane, sur les Baoulés, chrétiens ou animistes. Mais l'opposition a embouché la même trompette, en faisant à Henri Konan Bédié le reproche, parmi les principaux qu'elle lui adressait, de vouloir préserver le pouvoir baoulé. Quant à Laurent Gbagbo, dont l'audience a dans le passé débordé au-delà de son ethnie bété, il n'en a pas moins été un des premiers à utiliser la démagogie ethnique. L'ironie des rebondissements de la vie politique ivoirienne fait qu'il a été le premier à reprocher à Alassane Ouattara ses origines burkinabées à l'époque où il était encore Premier ministre, pour finalement, après la réconciliation avec lui, s'associer à ses côtés au concert anti-baoulé.

Pendant longtemps, cette démagogie a été purement verbale. Cela était déjà grave. L'Afrique en général, et les pays voisins en particulier - Libéria, Sierra Leone - montrent suffisamment d'exemples d'ethnies dressées les unes contre les autres par démagogie, par manipulation, pour servir de masses de manoeuvre dans la lutte pour le pouvoir.

Même sur le plan verbal, la démagogie ethniste a été exacerbée pendant les semaines qui ont précédé les élections, le camp de Bédié cherchant à déclencher des réflexes ethnistes pour se faire élire, et le Front républicain, pour aboutir à ce que son mot d'ordre de boycott se traduise par l'abstention la plus massive possible. Pire, la presse - partagée, elle aussi, en camps opposés, donc partisane et elle-même support de propagande ethniste ouverte ou voilée - rapporte qu'ici, l'armée est intervenue dans un village multiethnique pour bastonner des Bétés et distribuer des armes à des Baoulés, que là, au contraire, ce sont des Bétés qui ont chassé de leur région des minorités baoulés. Des affrontements ethniques auraient eu lieu dans plusieurs villages.

Vérité ou désinformation ? La responsabilité des dirigeants politiques, du PDCI mais aussi de l'opposition, dans la création d'une atmosphère ethniste, est évidente. Et il est certain que si cela continuait, et si la démagogie des chefs politiques rivaux devait prendre dans la population, ce serait catastrophique pour elle et, en particulier, pour le prolétariat et le sous-prolétariat urbain.

Dans les campagnes, les zones ethniques sont souvent séparées. Mais les faubourgs urbains, comme les entreprises et les chantiers, mélangent les pauvres de toutes les origines. C'est un facteur d'unification formidable. Mais en cas d'affrontements ethniques, cela peut, au contraire, donner à ceux-ci une gravité et une violence bien plus grandes encore qu'en province.

Ce qu'on peut souhaiter c'est que la population, ses couches pauvres en particulier, ne se laisse pas entraîner dans cette infection qu'est l'ethnisme par des crapules en lutte pour le pouvoir. L'aggravation des oppositions ethniques constituerait le plus sûr moyen d'empêcher le prolétariat de la Côte d'Ivoire de s'unir dans une lutte commune pour préserver ses conditions d'existence largement aggravées rien qu'au cours de l'année écoulée, marquée notamment par la dévaluation du franc CFA qui, à salaire égal, en a réduit le pouvoir d'achat de 30 % à 40 %. Mais cela pourrait être pire : l'enrôlement des couches pauvres dans une guerre ethnique fratricide et la porte ouverte à la barbarie. Les jeunes qui se sont affrontés aux forces de l'ordre à Youpougon ou à Abobo l'ont fait pour s'opposer à ce qu'ils considéraient à juste titre comme une injustice, mais aussi, pour exprimer leur colère contre une situation qui les maintient dans la misère et contre ceux qui sont responsables de cette situation. Ils ne peuvent aller plus loin dans cette voie qu'à la condition de refuser la propagande ethniste et de combattre tous ceux qui la propagent.

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