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Côte-d'Ivoire - La montée de la politique ethniste
Ce qui s'est passé au Rwanda et ce qui se déroule actuellement au Libéria ou en Sierra Leone montre le caractère dramatique que peuvent prendre les conflits ethniques qui ensanglantent un grand nombre de pays d'Afrique.
La Côte-d'Ivoire, pays multi-ethnique voisin du Libéria, semble avoir échappé à cette calamité. Ce pays est même souvent cité comme un exemple de stabilité, une des rares réussites aussi de la décolonisation de ce qui fut naguère l'empire colonial français.
Le pays ne dispose-t-il pas de plusieurs richesses agricoles, comme le cacao dont il est le premier producteur mondial ou encore le café ? N'est-il pas devenu, de par sa position géographique tout autant que par les choix de l'impérialisme français, une base de pénétration du grand capital français vers les différents pays de l'ancienne Afrique Occidentale Française ? Le centre d'Abidjan, avec ses tours d'affaires, ses banques, ses sièges de grandes sociétés, ses hôtels luxueux, peut passer aux yeux de l'observateur superficiel pour une capitale prospère.
Et le régime n'a-t-il pas réussi à survivre sans crise majeure à la mort de son fondateur, Houphouët-Boigny ?
Mais cette stabilité apparente dissimule de fortes tensions sociales entre une couche de privilégiés locaux, qui a bénéficié de son rôle d'intermédiaire des capitaux français, et une population que le développement économique a surtout paupérisée et chassée des campagnes vers les villes.
Et, en Côte-d'Ivoire comme ailleurs en Afrique, il est tentant pour les dirigeants politiques d'éluder les problèmes sociaux, les problèmes de classe, en jouant sur les sentiments ethniques. Voire de les provoquer ou de les accentuer pour simplement se constituer une clientèle électorale.
La Côte-d'Ivoire est représentative, sur le plan ethnique, de la situation d'un grand nombre de pays d'Afrique. L'entité politique qu'elle représente est une création tout à fait artificielle. Ses frontières résultent des rapports de forces tels qu'ils existaient au début de ce siècle entre la puissance impérialiste française et ses rivales, en particulier sa rivale britannique. Elles résultent, aussi, de la volonté de l'impérialisme français de morceler au moment de la décolonisation les entités territoriales relativement vastes qu'avaient été sous l'administration coloniale l'Afrique Occidentale Française et son équivalent, l'Afrique Equatoriale Française, et de saboter tout autre projet de regroupement plus large.
Sur son territoire relativement exigu de 322 462 km2, vivent quelque soixante ethnies qui peuvent cependant être regroupées en quatre grands groupes : akan, mandingue, voltaïque et krou. Mais en même temps, seule une fraction de chacun de ces groupes ethniques vit en Côte-d'Ivoire.
Les Akans, par exemple, dont font partie en Côte-d'Ivoire les Baoulés, constituent la majorité du peuple du Ghana voisin. Les Krous dont fait partie l'ethnie bété se partagent entre la Côte-d'Ivoire et le Libéria. Certains des chefs de bandes armées ethnistes qui sévissent au Libéria sont d'ailleurs nés en Côte-d'Ivoire, et les régions frontalières de cette dernière leur servent de base arrière, avec la complicité financièrement très intéressée des autorités locales.
Les ethnies voltaïques peuplent le nord de la Côte-d'Ivoire, mais constituent aussi la majorité de la population au Burkina Faso (ex-Haute-Volta), et leur aire d'habitat couvre également des territoires plus ou moins importants au Mali, au Ghana, au Togo, au Bénin et jusqu'au Nigéria. Quant aux Mandingues de différentes ethnies (Malinkés, Bambaras, Dioulas, etc.), ils constituent la majorité de la population malienne mais aussi de fortes minorités dans la quasi-totalité de la douzaine d'États de l'Afrique occidentale. Le morcellement de ces deux groupes ethniques entre plusieurs frontières artificielles est d'ailleurs utilisé par les dirigeants politiques s'appuyant sur d'autres groupes ethniques pour traiter d'"étrangers" leurs rivaux mandingues, dioulas ou sénoufos.
Si certaines de ces ethnies ont un passé d'oppositions guerrières entre elles, d'autres ont vécu plus ou moins harmonieusement ensemble avant le colonialisme et sa politique de division entre ethnies.
Dans le cas de la Côte-d'Ivoire, le colonialisme français s'est appuyé traditionnellement sur les Baoulés dont était issu, en particulier, Houphouët-Boigny. Pendant les quelque trente ans de règne dictatorial de celui-ci, les divisions ethniques ont été dissimulées par la dictature mais elles n'en existaient pas moins, ne serait-ce que par la place privilégiée faite aux Baoulés dans l'appareil d'État.
Comment et pourquoi les antagonismes ethnistes ont-ils été renforcés et, surtout, portés sur la place publique depuis l'introduction du multipartisme dans les dernières années du règne de Houphouët-Boigny ? Sur cette question, nous laissons la parole à nos camarades qui éditent en Côte-d'Ivoire le "Pouvoir aux Travailleurs":
Extrait du "Pouvoir au Travailleurs" (#34 - 31/3/1996)
Dans une interview intitulée "Le tribalisme, une réalité en Côte-d'Ivoire", accordée au journal Le Populaire du 27 mars, à sa manière, le sociologue Lanciné Sylla tente d'expliquer cette situation et de proposer des solutions susceptibles d'éviter aux populations des drames comme ceux du Rwanda.
Selon lui, l'origine de la montée de l'ethnisme en Côte-d'Ivoire remonte à la période du parti unique, notamment dans la manière dont le PDCI a dirigé le pays : "L'État du parti unique PDCI a été géré fondamentalement par la "géopolitique", c'est-à-dire la manipulation des fibres ethniques de la nation", dit-il. Cette façon de faire a conduit à une concentration "du pouvoir de l'État (..) entre les mains d'un groupe hégémonique ou d'un seul homme rompu dans l'art des manipulations ethniques et tribales".
Or, souligne-t-il, l'avènement du multipartisme et la disparition d'Houphouët-Boigny n'ont pas mis fin à cette pratique. Ce sont toujours les mêmes hommes, qui ont "tendance à faire appel, avant tout, à leur groupe d'origine pour se maintenir au pouvoir". En réaction à cela, les dirigeants des partis d'opposition font de même, en mobilisant eux aussi leurs groupes ethniques. C'est ainsi que s'explique l'implantation régionale des gros partis qui dominent la scène politique : "le FPI à l'Ouest, le RDR au Nord et le PDCI (...) au Centre", fait-il remarquer.
Pour sortir de cette situation qui fait planer sur le pays des risques d'affrontements ethniques, ce sociologue propose une entente entre les différents politiciens, ceux du pouvoir et de l'opposition, dans le respect du jeu démocratique : "Ils doivent", dit-il, "être habités par un esprit de recherche constante du consensus et du compromis pour la continuité de la Nation (...) dans l'acceptation de la démocratie par tous". C'est cette entente entre les politiciens bourgeois qui, selon lui, "pourrait aider à régler pacifiquement les conflits ethniques en particulier, les conflits politiques en général".
Il est vrai que le débat politique en Côte-d'Ivoire se fait aujourd'hui sur un fond de tensions et conflits à caractère ethnique évident. En effet, les dernières élections législatives et présidentielles en ont fait la démonstration. Dans la région de Gagnoa, par exemple, c'est de peu qu'on a évité le pire : les événements qui s'y sont passés, opposant les Baoulés, d'un côté, et les Bétés, de l'autre, ont failli dégénérer en guerre ethnique ouverte.
Il est vrai aussi que ces oppositions ethniques sont tant le fait de ceux qui sont au pouvoir, c'est-à-dire les dirigeants du PDCI, que le fait de ceux de l'opposition, qui prétendent combattre ces derniers. D'une part, ceux qui dirigent s'appuient principalement sur leur ethnie. Cette pratique n'est d'ailleurs pas nouvelle. Depuis les années soixante qui ont vu la naissance de l'État ivoirien, le pouvoir mis en place par l'impérialisme sous l'égide d'Houphouët-Boigny a de tout temps utilisé le tribalisme, même s'il le faisait dans le cadre de l'État unitaire, en associant à ceux du "groupe hégémonique", le clan baoulé, des politiciens issus d'autres ethnies.
Mais aujourd'hui, face aux dissensions au sein même de sa famille politique et surtout face au mécontentement populaire profond, le régime PDCI apparaît franchement dominé par l'ethnie de ceux qui détiennent les principales rênes du pouvoir, c'est-à-dire les Baoulés. Les héritiers d'Houphouët ont de plus en plus tendance à jouer au tribalisme en vue de leur maintien. Ils s'entourent essentiellement des gens de leur ethnie, si ce n'est de leur famille. Ils se présentent volontiers comme les défenseurs des intérêts de leur ethnie ou de leur région, à qui ils font croire que, si leur pouvoir venait à tomber, elles seraient victimes de la vengeance des autres. C'est cette logique qui sous-tend toute la politique dite de "l'ivoirité", divisant les populations de ce pays en Ivoiriens de "souche" et ceux "de circonstance".
D'autre part, inversement, les politiciens de l'opposition combattent eux aussi le pouvoir en place en utilisant les mêmes armes que lui. Aussi "démocrates" qu'ils veuillent apparaître, les dirigeants du FPI, d'un côté, ceux du RDR, de l'autre, ne s'affirment pas moins comme d'abord les défenseurs des Bétés et des Dioulas. Mais ce n'est pas au nom de la cohabitation fraternelle des ethnies qu'ils combattent l'ethnisme du pouvoir, mais par l'ethnisme d'autres ethnies. Par conséquent, pour le combattre, ils s'appuient eux aussi sur leur ethnie. Ils aiguisent les différences culturelles entre les populations, même là où il n'y a aucune oppression de ce type. Ils en appellent à la solidarité au nom de leur ethnie et la transforment en une hostilité contre les autres, notamment contre les ethnies de ceux qui dirigent, sans aucune distinction, comme si les pauvres et les opprimés des ethnies des dirigeants corrompus étaient responsables de la dictature et de la misère qu'ils subissent eux aussi !
Cependant, si l'on ne s'arrête qu'à ce constat des faits, on ne voit qu'une partie des choses. D'où vient tout cela ? La montée de toute cette vague ethniste n'est évidemment pas sans rapport avec l'aggravation des conditions de vie due à la crise économique. A l'arrière-plan de tout cela se trouve, en effet, la situation actuelle, sans aucun espoir du tout, à laquelle sont réduites les populations et dont la source profonde est le capitalisme.
A cause de la crise économique mondiale, la plupart des pays africains, qui ne tirent leurs ressources que de la vente de leurs matières premières, comme la Côte-d'Ivoire par exemple, connaissent d'énormes difficultés économiques dont les principales victimes sont les masses pauvres, "de souche" ou pas. Les salaires sont diminués et souvent payés avec retard, les licenciements opérés de façon massive pour permettre aux patrons d'augmenter leur marge de profit. Les bourses des étudiants ne tombent pas régulièrement. Les conditions de vie des travailleurs et des pauvres en général se dégradent de plus en plus, dans un contexte alimenté par l'insécurité et le banditisme, surtout après la dévaluation du franc CFA qui a entraîné la perte d'une moitié du pouvoir d'achat de la population et l'augmentation vertigineuse des prix des produits de première nécessité. Le pouvoir a beau parler de "la relance", de "croissance", etc., cela n'est que pure démagogie : les conditions de vie des masses pauvres n'arrêtent pas de se dégrader et il existe un réel mécontentement populaire dans le pays.
C'est de ce contexte caractérisé par la faillite du capitalisme que la politique ethniste tire ses racines. L'ethnisme, comme l'intégrisme, pousse sur le terreau de la misère et du sous- développement. Si les politiciens démagogues, ceux du PDCI comme ceux de l'opposition, mobilisent des gens derrière eux sur des bases ethniques ou régionales, c'est parce qu'ils s'appuient sur des sentiments réels de frustration qu'ils canalisent à leur manière.
Aussi, contrairement à ce que propose ce sociologue, une simple entente, "un compromis", entre les différents politiciens bourgeois ne résoudra aucun problème. Elle ne mettra même pas les populations à l'abri des conflits ethniques fratricides et criminels. Ailleurs, dans d'autres pays africains, au Congo, au Niger, au Tchad, au Rwanda, au Burundi, par exemple, au terme des conférences nationales tenues en grande pompe ou des rencontres au sommet, il y a bien eu des "consensus", des "compromis", "dans l'acceptation de la démocratie par tous", entre les dirigeants de la dictature et leurs opposants ! Mais est-ce que cela a empêché que les mêmes politiciens crachent sur leur propre parole et entraînent les pays dans des conflits sanglants ? Et même si l'entente entre le pouvoir actuel et l'opposition se fait, qu'est-ce que cela changera ? Les conditions de vie des masses pauvres s'en amélioreront-elles ? La population vivra-t-elle mieux ? Y aura-t-il plus de libertés ?
Aucunement ! Les Gbagbo, Bédié, Djény et autres Wodié défendent rigoureusement les mêmes intérêts, ceux des riches. Qu'ils s'entendent entre eux ou que les uns remplacent les autres au pouvoir, pour les masses pauvres, ce sera pareil : la même exploitation, la même misère, les mêmes maladies, la même dictature, le tout imposé par les riches.
Les travailleurs et les masses pauvres en général n'ont aucun intérêt à faire confiance aux politiciens bourgeois, aux journalistes et autres larbins au service des riches, quand ces derniers parlent de "consensus", de "compromis", de la patrie, de la nation, de l'ethnie, de la religion, etc. L'ethnisme, le nationalisme, l'intégrisme, chacune de ces politiques est un piège dans lequel les politiciens bourgeois veulent entraîner les pauvres. C'est une sorte d'échappatoire qu'ils utilisent pour dévoyer les luttes, pour les diriger vers des impasses pour les pauvres avant même que ceux-ci ne commencent à se révolter. Tous ces gens-là, en opposant les opprimés les uns aux autres sur des bases ethniques ou en cherchant à les unir derrière eux au nom de "la nation", visent tout simplement à se servir d'eux comme d'un tremplin pour se hisser au pouvoir. Au passage, ils détournent leur attention des véritables causes de leur misère, les empêchant ainsi de prendre conscience du rôle qu'ils ont à jouer dans la transformation radicale du système actuel. Ils servent tous, en réalité, les intérêts du capitalisme.
La patrie, la nation ou l'ethnie de nos politiciens, qu'ils soient du pouvoir ou de l'opposition, n'est pas celle qu'on croit ou qu'ils font croire. Ce n'est pas celle des "Ivoiriens" en général ou des "Baoulés", des "Bétés", des "Dioulas", etc. Ils ne se servent de ces notions que pour tromper les masses pauvres, pour les utiliser comme force de manoeuvre ou, au besoin, comme chair à canon. Leur nation ou leur ethnie, la vraie celle-là, c'est celle des riches, celle du coffre-fort, de la mafia internationale dont ils sont ou aspirent à être les valets locaux. Voilà leur véritable nation ou ethnie, où l'on trouve aussi bien des riches noirs de chez nous que des blancs, français, américains, allemands et autres, tous unis par une volonté commune d'exploiter les pauvres, ivoiriens, bétés, baoulés, dioulas ou autres.
Inversement, les travailleurs et les pauvres en général eux non plus n'ont pas de patrie, de nation ou d'ethnie. Quelles que soient leurs origines et leurs croyances, ils constituent une classe à part, celle des travailleurs, des opprimés, subissant la même exploitation, la même misère, les mêmes maladies et la même dictature imposées par les riches, sans exception. Ils n'ont donc que leurs intérêts à défendre, les intérêts des pauvres, des prolétaires.
Par conséquent, pour éviter que les politiciens démagogues de tout bord ne les entraînent dans des conflits ethniques dans lesquels elles seront les principales victimes, mais aussi pour en finir avec l'exploitation, la misère et toutes les oppressions, les masses pauvres ne peuvent compter que sur leurs propres organisations et luttes.
L'avenir n'est ni dans des divisions sur des bases ethniques ni dans un "compromis" entre politiciens bourgeois. L'avenir, c'est de débarrasser la société de l'exploitation et de la misère, sources profondes de toutes les oppressions, y compris les guerres ethniques. C'est là le seul avenir possible qui puisse permettre aux masses pauvres de toutes les ethnies de mettre en commun les moyens qui existent pour résoudre démocratiquement les problèmes auxquels elles sont confrontées. Cela est chose faisable. Mais seule la classe ouvrière en unissant toutes ses forces peut réaliser cette tâche-là. Par-delà ses diversités ethniques ou religieuses, elle est une classe unique qui vit de l'exploitation de sa force de travail. Elle peut proposer une autre politique que celle, criminelle ou trompeuse, offerte par les démagogues nationalistes ou autres au service des exploiteurs. Mais pour cela, elle a besoin d'être organisée, d'avoir ses propres organes politiques indépendants de ceux de la bourgeoisie.