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Corée du Sud - Après la crise financière, l'offensive contre la classe ouvrière
Depuis que la crise financière de l'automne 1997 a poussé un certain nombre de pays du sud-est asiatique au bord de la faillite, la presse y a fait état périodiquement de grèves, de manifestations, voire d'affrontements inter-ethniques, parfois sanglants, qui illustrent la résistance, ou bien le désespoir, des populations pauvres ainsi livrées à la misère.
Parmi les pays du sud-est asiatique frappés de plein fouet par la crise, la Corée du Sud occupe une place particulière. Non seulement parce que son économie était et reste, et de loin, la plus puisssante de la région, après celle du Japon bien entendu, mais surtout du fait des traditions de combativité et d'organisation de sa classe ouvrière.
Ce n'est pas pour rien que, depuis quelques mois, les autorités financières internationales multiplient les mises en garde contre les risques que des "désordres sociaux" en Corée feraient courir au plan de "sauvetage" mis en place en décembre dernier pour ce pays sous l'égide du Fonds Monétaire International.
Ce n'est d'ailleurs pas tant le sort de l'économie coréenne qui les inquiète, c'est plutôt la possibilité que la classe ouvrière coréenne vienne se mettre en travers de la fuite en avant par laquelle les stratèges de l'impérialisme cherchent à combler les voies d'eau de la galère capitaliste. Et cela d'autant plus, peut-être, qu'à moins de trois cents kilomètres des côtes coréennes, au Japon, une classe ouvrière plus puissante encore commence, elle aussi, à sentir le poids de la crise économique s'alourdir sur ses épaules, et pourrait tirer inspiration d'une contre-offensive ouvrière en Corée.
De la grève de l'hiver 1996-1997 à la crise financière
Les experts du capital n'ont pas oublié l'hiver 1996-1997, il y a à peine 17 mois, où la classe ouvrière sud-coréenne avait fait la "une" de la presse mondiale par une grève générale de 24 jours, la première dans ce pays depuis 1948. A l'époque, les grévistes s'étaient battus principalement pour obtenir l'abrogation d'une nouvelle loi qui ouvrait la voie à une augmentation de la flexibilité du travail, et la légalisation de la KCTU (acronyme du nom anglais de la Confédération Coréenne des Syndicats), la centrale syndicale illégale qui était à l'origine du mouvement.
Cette grève s'était terminée dans une certaine confusion, par un appel inattendu à la reprise qui suscita alors bien des protestations de la direction de la KCTU, en réponse à une vague promesse du président Kim Young-sam de revoir sa position. Deux mois plus tard, ce dernier faisait quelques concessions. La législation sur les licenciements fut repoussée à 1999 et certaines des dispositions du nouveau code du travail concernant la flexibilité furent édulcorées. Mais surtout, et peut-être était-ce pour récompenser les dirigeants de la KCTU pour leur soudaine volte-face de janvier, le gouvernement fit de la KCTU un partenaire reconnu, à l'égal de la FKTU (Fédération Coréenne des Syndicats), l'ancienne centrale officielle mise en place par les dictatures passées. Néanmoins, les fédérations et syndicats constitutifs de la KCTU ne furent pas pour autant légalisés dans l'immédiat, pas plus à l'échelle nationale que locale.
Un an tout juste après ces événements, le 14 février dernier, le Parlement coréen a adopté, une nouvelle loi sur les licenciements et la flexibilité plus rigoureuse encore que celle qui avait provoqué la grève générale de l'hiver 1996-97. A ceci près cependant que, cette fois-ci, au lieu d'être imposées à la classe ouvrière par la classe politique seule, ces attaques s'appuyaient sur l'autorité des deux centrales syndicales, KCTU comprise.
Entre-temps, la crise financière avait frappé la Corée du Sud. En décembre 1996, c'était la multiplication des signes d'essoufflement de l'économie coréenne, face à une concurrence plus âpre sur un marché mondial en stagnation, qui avait conduit le gouvernement coréen à présenter la note à la classe ouvrière. En février 1998, il ne s'agissait plus de cela mais bien de parer au plus pressé pour protéger les profits de la bourgeoisie face à la déroute financière.
Déjà, pourtant, la classe ouvrière coréenne avait commencé à payer la note des désordres financiers. En février, on estimait que la hausse des prix de l'essence, des transports et plus encore de la nourriture, ainsi que la généralisation des baisses de salaires plus ou moins "volontaires", avaient déjà réduit le niveau de vie de la classe ouvrière d'environ 30 %, en l'espace de trois mois environ.
Et encore ces chiffres ne concernaient-ils que ceux qui avaient pu conserver leur emploi. En février, les syndicats estimaient déjà que plus d'un million d'emplois avaient disparu depuis septembre 1997, pour une population laborieuse de 21 millions d'individus. Le mois suivant, en mars, une enquête des syndicats du bâtiment indiquait que 47 % des syndiqués de ce secteur n'avaient eu aucun travail de tout le mois, et 36 % avaient travaillé moins de 5 jours. A la fin du mois suivant, le 30 avril, un rapport réalisé par l'Institut Financier Coréen pour le compte de la banque centrale estimait que 20 % de la population active était désormais au chômage, soit plus de 4 millions de travailleurs plus de deux fois le chiffre officiel du chômage qui, lui, ne prend en compte que les chômeurs "enregistrés", excluant ainsi en particulier les journaliers, tâcherons, intérimaires et autres travailleurs précaires, qui constituent pourtant près de la moitié de la classe ouvrière.
Les statistiques de suicides donnent une mesure particulièrement sinistre, mais éloquente, du désespoir d'une partie de la population. Les chiffres officiels font état d'une augmentation de 36 % pour les trois premiers mois de 1998, et encore ce chiffre sous-estimerait-il considérablement la réalité puisque, dans le cas des suicides "familiaux", dont le nombre a augmenté bien plus encore, seul le chef de famille est pris en compte (car dans la comptabilité morbide des bureaucrates coréens les autres membres de la famille sont considérés comme les victimes d'un meurtre indirect).
Pourtant, jusqu'ici, les licenciements et fermetures ont surtout affecté les petites et moyennes entreprises. Il y a bien eu les faillites spectaculaires de huit des trente plus grands groupes industriels du pays (les "chaebols", comme on les appelle en Corée). Mais ceux-ci ont été nationalisés de fait bien que le régime n'userait jamais d'un mot qui sent autant le soufre par le biais de la reprise de leurs dettes par l'État. De sorte que les quelque 3,5 millions de salariés régulièrement employés dans les grands chaebols industriels ont été relativement épargnés jusqu'à présent. Dès les derniers mois de 1997, tous les chaebols ont bien annoncé des plans de licenciements massifs et de réduction des salaires, mais pour l'essentiel ils en sont restés au stade des annonces. Hyundai, par exemple, parle de baisse de salaires de l'ordre de 10 à 15 % et d'un plan de licenciements visant entre 30 à 40 % des effectifs fixes, soit entre 18 et 24 000 licenciements. Mais, pour l'instant, la branche automobile de Hyundai se contente de mettre 15 000 salariés en chômage technique chaque jour, indemnisés à 70 % de leur salaire.
Si les ouvriers de la grande industrie ont été ainsi relativement préservés, pour l'instant, c'est sans doute en partie parce que la législation sociale leur offrait une certaine protection. Mais c'est surtout parce que capitalistes et hommes politiques craignaient que des licenciements massifs suscitent des réactions semblables à la grève de l'année passée. Et cela a été sans doute particulièrement vrai l'hiver dernier, au moment des grandes faillites, parce qu'il y avait l'échéance de l'élection présidentielle du 18 décembre et qu'aucun parti ne voulait prendre le risque d'un affrontement en pleine campagne électorale.
Aussi, la tâche d'imposer les mesures d'austérité demandées par les chaebols pour faire payer la crise à la classe ouvrière a-t-elle été repoussée à la période post-électorale, et laissée au nouveau président coréen, Kim Dae-jung. Mais même une fois passée cette échéance, cette tâche s'est révélée plus difficile que le pensaient sans doute bien des capitalistes.
Kim Dae-Jung, "L'homme de la Maison Blanche"
Six mois, ou même trois mois avant l'élection présidentielle du 18 décembre, personne n'aurait donné cher des chances de Kim Dae-jung, ne serait-ce que parce que depuis cinquante ans aucun parti d'opposition n'avait jamais réussi à faire élire son candidat. Malgré la série de scandales qui avaient ébranlé le régime corrompu au pouvoir, tous les commentateurs s'attendaient à la victoire du candidat du Grand Parti National du président sortant Kim Young-sam. Mais la crise financière est venue brouiller les cartes. La colère qu'elle a suscitée dans l'électorat, face à la rapacité et à la corruption des chaebols et des politiciens appartenant aux principaux partis politiques à leur service, a joué un rôle déterminant dans l'accession au pouvoir de Kim Dae-jung.
Celui-ci occupe une place particulière sur l'échiquier politique coréen : depuis le début des années soixante, il a été l'adversaire déclaré de tous les dictateurs qui se sont succédé à la tête du pays. Son passé d'opposant, et de victime de la répression et des coups tordus de la KCIA, la police secrète coréenne, n'a pas d'équivalent dans la classe politique coréenne. Il a été torturé et emprisonné pendant six ans. En 1971, il a survécu à une tentative d'assassinat organisée par la KCIA, puis, après avoir été enlevé deux ans plus tard au Japon où il vivait en exil par la même KCIA, il fut condamné à mort pour haute trahison par un tribunal militaire en 1979. Grâce à l'intervention des USA, il échappa à l'exécution pour aller passer les six années suivantes en exil aux États-Unis. De retour légalement en Corée en 1985, il devint une espèce d'opposant non conformiste et légendaire, ce qui ne l'empêcha pas d'essuyer des échecs spectaculaires aux deux élections présidentielles où il se présenta, en 1987 et 1992.
Kim Dae-jung n'a jamais prétendu être radical, ni même réformiste, loin de là. Et il l'a bien montré au cours de sa récente campagne électorale, en concluant une alliance avec l'ULP (Parti Libéral Uni), un parti de droite, partisan du "modèle libéral américain" pour la Corée. L'ironie du sort veut que le dirigeant de l'ULP ne soit autre que Kim Jong-pil, qui dirigeait la KCIA au début des années soixante-dix, à l'époque où cette respectable organisation tentait d'assassiner Kim Dae-jung ! Mais ce détail n'a pas empêché Kim Jong-pil d'être nommé Premier ministre par Kim Dae-jung en février de cette année.
Quoi qu'il en soit, le passé exceptionnel d'opposant de Kim Dae-jung, en tout cas exceptionnel par comparaison avec celui des autres politiciens, en a fait un homme populaire, parce qu'il n'avait pas trempé dans les malversations et la corruption révélées par les banqueroutes retentissantes liées à la crise financière. Et Kim Dae-jung lui-même s'est bien sûr employé à tirer le meilleur parti de ces circonstances.
Au cours de sa campagne électorale, il n'a cessé d'affirmer son intention de combattre énergiquement la corruption qui règne au niveau du gouvernement et du monde des affaires, de mettre un frein à la rapacité et au pouvoir des chaebols et de faire en sorte que ce soient les chaebols, et non les travailleurs, qui payent la crise. Ainsi, par exemple, quand en novembre 1997 le chaebol Samsung a annoncé son intention de licencier 30 % de son personnel, Kim Dae-jung a fait en sorte d'être l'orateur-vedette à la tribune des principaux meetings de protestation organisés par les syndicats. Puis, par la suite, lorsque le plan de sauvetage du FMI est passé au premier plan de l'actualité, Kim Dae-jung a joué la fermeté, promettant qu'il ne se plierait jamais aux diktats du FMI et qu'il n'accepterait jamais aucune concession susceptible d'exposer le marché coréen aux prédateurs étrangers ou de réduire le niveau de vie de la population.
Cette démagogie a dû trouver un écho puisqu'elle a réussi à diviser les rangs de la KCTU elle-même, avec d'un côté les partisans de Kim Dae-jung, et de l'autre les partisans du président de la KCTU, qui était lui aussi candidat dans la même élection (où il a d'ailleurs obtenu moins de voix que la KCTU compte d'adhérents). Il semble que les observateurs étrangers se soient eux-mêmes laissés prendre à cette démagogie, si l'on en juge par le désarroi et l'alarmisme des commentaires publiés par les journaux financiers étrangers au lendemain de la victoire de Kim Dae-jung, le 18 décembre 1997.
Très vite, cependant, Kim Dae-jung a entrepris de rassurer le monde des affaires. Quelques jours après son élection, après un bref communiqué où il expliquait combien il avait été "consterné" en découvrant "l'état catastrophique des finances de la Corée", il a fait connaître son intention de maintenir le cap sur la libéralisation de l'économie, la réorganisation de l'industrie et les mesures de flexibilité exigeés par le FMI.
C'était au tour des partisans de Kim Dae-jung de connaître le désarroi ! Et leur désarroi s'aggrava encore plus quand, le 22 décembre, dans un geste de réconciliation spectaculaire à l'adresse des dignitaires des dictatures passées qui continuent à diriger tant l'appareil d'État que la vie politique et économique, Kim Dae-jung fit connaître sa décision d'amnistier deux anciens dictateurs condamnés à la prison à vie : Chun Doo-hwan, le bourreau des 2 000 morts de la révolte de Kwangju en 1980, et son successeur, Roh Tae-woo. Et tout cela, sans faire un geste, sans dire un mot, en faveur des nombreux prisonniers politiques, moins connus, dont certains furent jetés en prison pour avoir soutenu Kim Dae-jung lui-même !
Il est vrai que, depuis le 13 mars, les noms des prisonniers politiques libérés au nom de l'amnistie présidentielle ont été publiés. Mais sur les 478 noms proposés par les associations de défense des droits de l'homme, 74 seulement ont été choisis. Parmi les détenus frappés de très longues sentences (la Corée du Sud détient, paraît-il, un record mondial infamant en ce domaine, avec Woo Yong-kak, un militant communiste qui a passé 41 ans en prison !) seuls ceux qui avaient choisi de renier publiquement leurs idées ont été choisis, et encore pas tous. Même sous Kim Dae-jung, la dictature n'a pas perdu ses droits en Corée !
Mais bien avant cela, dès le début du mois de janvier, aucun doute n'était plus possible sur les intentions du nouveau président. Le fait que de nombreuses personnalités de son gouvernement aient, par le passé, occupé des postes dans des agences internationales liées aux USA ne relève pas non plus du hasard. Pour reprendre les termes de nombreux journaux coréens (mais pour certains, c'est un compliment), le nouveau locataire de la "Maison Bleue" de Séoul (comme on appelle là-bas le palais présidentiel) s'est révélé être et a sans doute toujours été "l'homme de la Maison Blanche".
Le "grand compromis"
A peine élu, le nouveau président s'est attelé à la préparation d'une offensive en règle contre les travailleurs de la grande industrie. Il a réactivé la Commission tripartite (État-patronat-syndicats, dont le projet avait été ébauché début décembre), en lui fixant l'objectif de sortir le pays du désastre économique par l'application des mesures exigées par le FMI. Aussi bien la FKTU que la KCTU ont accepté de participer aux discussions.
Celles-ci ont abouti, le 6 février dernier, à ce que l'on a appelé le "grand compromis", signé par tous les participants, y compris la KCTU. Mais ce "compromis", s'il est appliqué, se fera exclusivement aux dépens de la classe ouvrière. Ni la bourgeoisie coréenne ni surtout ces chaebols, dont Kim Dae-jung avait promis de limiter les privilèges et la puissance, n'auront eu à faire de réelle concession.
En résumé, cet accord a supprimé l'obligation pour les entreprises qui veulent procéder à des licenciements économiques d'obtenir l'accord préalable des syndicats ou des tribunaux, à condition de faire connaître leurs plans au moins soixante jours à l'avance. Ces dispositions ont été étendues aux restructurations en cas de fusion et de rachat d'entreprises, même si l'opération n'est pas liée à des difficultés commerciales. Les limites au recours à la main-d'oeuvre intérimaire ou temporaire ont été levées dans certaines industries. Dans les faits, ces dispositions ne font que légaliser des pratiques déjà très répandues puisque, d'après les propres statistiques du gouvernement, plus de 220 000 travailleurs avaient été embauchés illégalement par l'intermédiaire d'agences d'intérim au cours de l'année 1997.
Cet accord contient par ailleurs un certain nombre de prétendues "concessions" aux travailleurs. Ainsi, les entreprises ont désormais le devoir de discuter de la mise en application des plans de licenciements avec les syndicats, qui n'ont évidemment aucun pouvoir de décision (sans parler des travailleurs concernés) : ils sont seulement autorisés à aider les patrons à aplanir les difficultés éventuelles ! Il y a aussi une vague clause promettant un budget plus important pour étendre l'assurance-chômage à un plus grand nombre de travailleurs. Le système actuel, créé en 1995, ne couvre qu'un tiers des salariés fixes et n'offre de protection qu'à ceux qui ont une certaine ancienneté, et encore pas au-delà de six mois de chômage. Mais même dans les nouvelles dispositions prévues par cet accord, il n'est toujours pas question d'inclure les travailleurs intermittents ou précaires dans ce projet, alors que ces derniers représentaient déjà 45 % de la main-d'oeuvre avant la crise financière.
Et puis, il y a eu quelques concessions faites aux syndicats. Les enseignants pourront désormais adhérer à un syndicat (ce que beaucoup ont fait illégalement depuis depuis bien des années) et les syndicats d'enseignants auront le pouvoir de négocier au nom de leurs adhérents à partir de juillet 1999. Mais les enseignants n'auront pas pour autant le droit de grève. Quant aux autres fonctionnaires, ils devront se contenter de la création d'un vague "organisme consultatif". Enfin, les syndicats pourront présenter des candidats aux élections politiques, à commencer par les élections municipales qui doivent avoir lieu le 4 juin (là aussi, il s'agit essentiellement de légaliser une situation de fait, comme l'a montré l'élection présidentielle, où le KCTU présentait son propre candidat).
En d'autres termes, les patrons ont obtenu la liberté de licencier en masse et d'aggraver la flexibilité de l'emploi, et les appareils syndicaux ont obtenu que l'État et le patronat leur fassent un peu plus de place à leurs côtés. Mais pour les travailleurs, rien ! D'autant moins d'ailleurs que, lorsque cet accord a finalement été discuté au Parlement sous la forme d'une série de projets de loi, il a été considérablement amendé. Certaines des prétendues "concessions" qu'il contenait sont passées à la trappe (comme le droit pour les enseignants de se syndiquer) et toutes les entraves qui restaient à l'embauche de travailleurs temporaires ont été supprimées.
Révolte au sein de la KCTU
Au sein de la KCTU, il n'y avait pas eu unanimité quant à la participation à cette Commission tripartite. Un certain nombre de syndicats et d'organismes régionaux avaient critiqué cette décision pour deux raisons. D'une part, ils pensaient que la KCTU ne devait pas donner l'impression d'être prête à donner la moindre caution aux licenciements massifs programmés par les chaebols. D'autre part, ils faisaient remarquer que l'ordre du jour de la Commission ne comportait aucune discussion sur les causes de la crise financière ni sur le démantèlement des chaebols (qui était la principale revendication de la KCTU face à la crise). De nombreux syndicalistes critiques voyaient de surcroît un lien entre l'empressement de leur direction à participer à ce qu'ils considéraient comme des parlottes destinées à amener les syndicats à cautionner de fait des attaques contre la classe ouvrière, et l'empressement de la même direction à saisir au vol une vague promesse du gouvernement en janvier 1997 pour appeler à la reprise à la fin de la grève générale de l'année précédente.
Dans ce contexte, la publication du "grand compromis" déclencha une tempête de protestations au sein de la KCTU, et pas seulement de la part de ceux qui s'étaient opposés dès le départ à toute participation à la Commission tripartite. Ce jour-là, les syndicats KCTU des usines Hyundai d'Ulsan (un des bastions de la tradition militante de la KCTU, avec plus de 50 000 syndiqués) publièrent un communiqué condamnant l'accord. Trois jours plus tard, le 9 février, une conférence extraordinaire de la KCTU rejetait l'accord à une majorité de 75 %. Suite à ce vote, la direction du syndicat démissionnait et un comité exécutif provisoire était élu pour la remplacer, dominé par les syndicats de la métallurgie, qui constituent à la fois la base historique et le noyau le plus militant de la centrale. Ce comité fut alors chargé par la Conférence d'exiger le retrait des nouveaux projets de lois et une renégociation de l'accord, sur la base d'un refus des licenciements, ou, en cas de refus, de se retirer de la Commission tripartite et de préparer la grève générale à compter du 13 février.
L'idée de déclencher une grève générale à partir du 13 février, veille du jour où les nouvelles lois devaient être votées au Parlement, ne tombait d'ailleurs pas du ciel. Ce mot d'ordre avait été l'un des principaux objectifs de la KCTU depuis le début de l'année, et tout au long du mois de janvier de nombreux syndicats avaient organisé des grèves dans certains chaebols sur des revendications liées aux problèmes abordés par la Commission tripartite.
La réaction de Kim Dae-jung ne s'est pas fait attendre. Il a immédiatement menacé les syndicats et les travailleurs qui prendraient part à ce qu'il qualifiait par avance de grève "illégale", de toutes les rigueurs de la loi. En Corée, de telles déclarations ne sont pas prises à la légère. Lors de la dernière grève générale, de nombreux militants du rang ont été victimes des méthodes brutales de la police et des tribunaux, et se sont bien souvent retrouvés en prison. A l'époque, devant l'échec de ces méthodes à briser l'élan de la grève générale, le gouvernement avait fini par assouplir sa position mais après pas moins de trois semaines de grève. Or cette fois-ci, les enjeux, du point de vue des capitalistes, étaient bien plus importants que l'année précédente. Il y avait donc sans doute tout lieu de prendre ces menaces au sérieux.
La direction provisoire de la KCTU a-t-elle reculé devant la perspective d'un affrontement avec le pouvoir, pour lequel elle s'estimait mal préparée à cause des dissensions internes dans les rangs de la centrale ? En tout cas, le 12 février, veille du jour où la grève générale aurait dû démarrer, un bref communiqué a annulé le mot d'ordre "en raison du sentiment général qu'un tel mouvement risquait d'exacerber la crise économique qui frappait le pays". Le même communiqué ajoutait que la KCTU continuerait "la lutte sous d'autres formes, comme par exemple des manifestations de masse".
Vers l'affrontement ?
Il n'est pas possible de mesurer, de France, les possibilités réelles qui s'offrent aujourd'hui à la classe ouvrière coréenne et donc de porter un jugement sur la décision qu'a prise la direction de la KCTU de reculer en février.
Ce que l'on peut penser, c'est que cette décision a sans doute désespéré une partie de la base de la KCTU, si l'on en juge par l'émouvante lettre laissée par cet adhérent de la KCTU, ouvrier des chantiers navals Daewoo, qui s'est immolé par le feu au lendemain de l'annulation du mot d'ordre de grève générale, pour protester contre les nouvelles lois. Ce travailleurs écrivait à l'adresse de ses camarades de travail : "Si des millions de travailleurs suivent les mots d'ordre de la KCTU, les licenciements prévus peuvent être annulés. Mais si les nouvelles lois sont adoptées, imaginez ce que les entreprises feront subir aux travailleurs."
Néanmoins, à en juger par les grèves importantes qui se sont déroulées depuis, à l'appel des syndicats de la KCTU, en particulier dans l'automobile et les chantiers navals, ainsi que les nombreuses manifestations ouvrières dans les grandes villes au cours des deux derniers mois, on peut penser que les travailleurs coréens sont loin d'avoir épuisé leurs réserves de combativité.
De toute façon, les délégués qui, au moment de la Conférence extraordinaire de la KCTU, se refusaient à aider Kim Dae-jung et les patrons des chaebols à gérer la crise et proposaient à la classe ouvrière de contraindre les patrons à rendre des comptes sur leur responsabilité dans la crise financière, avaient indubitablement raison. Comme avaient raison ceux qui proposaient de faire payer la crise aux patrons des chaebols, en les obligeant à puiser dans leurs immenses fortunes personnelles, accumulées au fil des années et mises à l'abri dans la sécurité des paradis fiscaux ou des pays riches.
C'est d'ailleurs encore cette orientation qui s'est exprimée de nouveau lors de l'élection de la nouvelle direction de la KCTU, le 31 mars, qui a vu la victoire de Lee Gab-yong, le président de la fédération des syndicats d'Hyundai et ancien leader de la grande grève des chantiers navals Hyundai de 1989. Avec la nouvelle direction, c'est en effet la tendance hostile à toute participation à la Commission tripartite et partisan d'une lutte sans concession contre les tentatives de faire payer la crise à la classe ouvrière, qui l'a de nouveau emporté.
Mais cette orientation radicale ne constitue pas en soi une perspective pour la classe ouvrière coréenne face aux attaques qui la menacent et face à la crise qu'elle subit. Aussi combative qu'elle soit, la politique de la direction de la KCTU reste néanmoins marquée par un réformisme qui risque de compromettre la capacité de riposte des travailleurs.
Ainsi les syndicats KCTU de l'automobile ont joint leurs forces début avril pour lancer une campagne sur le thème : "contre les licenciements, réduction de la semaine de travail à 40 h." (dans ce secteur, la semaine habituelle de travail des ouvriers de production dépassait souvent les 50 h avant la crise). Le fait que l'un des arguments employé par les dirigeants de la KCTU pour appuyer leur objectif est l'exemple de... la loi des 35 h de Jospin en France, a de quoi rendre sceptique (encore que la presse coréenne, copiant sans doute Le Figaro, a présenté cette loi comme une mesure "socialiste" contre le chômage). Qui plus est, ces mêmes syndicats proposent également au patronat des chaebols de lui concéder une diminution des salaires pour alléger ses charges, en échange de la semaine de 40 h. Quand on sait également que l'une des revendications, de longue date, de la KCTU dans l'automobile est d'être représentée avec droit de vote dans tous les organes de direction des chaebols, on ne peut que voir la trappe fatale dans laquelle ils risquent d'entraîner les travailleurs : tout en refusant de gérer la crise au niveau gouvernemental, ils proposent tout simplement de la gérer au niveau des usines.
Kim Dae-jung est sans doute bien conscient des tendances contradictoires au sein de la KCTU. Le but de la Commission tripartite était justement de jouer de ces contradictions, et il y est presque parvenu. Et ce n'est pas par hasard si, au moment où justement les chaebols se préparent à lancer leurs plans de licenciements, le gouvernement tente maintenant de relancer la Commission tripartite, cette fois pour y discuter de la place qui pourrait être attribuée aux appareils syndicaux dans l'administration des grandes entreprises place qui dépendrait, bien évidemment, de leur bonne volonté vis-à-vis des restructurations.
Un autre exemple des limites de la politique de la KCTU est donné par le manifeste en quatre points qu'elle a rendu public le 22 avril : "(1) suspension des dispositions légales autorisant les licenciements et maintien du niveau d'emploi actuel dans les entreprises ; (2) adoption de mesures destinées à faire respecter la loi par les patrons dans le domaine de l'emploi (utilisation de main-d'oeuvre précaire en particulier) ; (3) suspension de la restructuration unilatérale en cours dans le secteur public (il s'agit du licenciement de plusieurs milliers de fonctionnaires annoncé par Kim Dae-jung en janvier) ; (4) prise de contrôle définitif du groupe Kia par l'État". Ce sont ces quatre revendications qui, selon ce manifeste, devraient constituer les objectifs de l'offensive que la nouvelle direction de la KCTU compte lancer, culminant par une grève générale fin mai ou début juin.
Le quatrième de ces points a une valeur en partie symbolique, mais pas seulement, puisqu'il fait suite à une série de grèves dans ce groupe automobile, contre la vente du groupe à un repreneur privé et les licenciements que cela impliquerait, grèves qui ont fait la "une" des journaux coréens bien souvent au cours des deux derniers mois.
Quant au reste, il s'agit de revendications qui, dans l'état actuel des choses, concernent avant tout les travailleurs de la grande industrie qui constituent l'essentiel de la base de la KCTU. Bien sûr, dans les batailles à venir, ce sont ces travailleurs de la grande industrie qui joueront le rôle décisif. Mais dans ce manifeste pourtant destiné à fixer les objectifs d'une grève générale possible dans les semaines qui viennent, la KCTU ne fixe aucun objectif qui réponde aussi aux problèmes brûlants de cette fraction importante de la classe ouvrière, qui est déjà réduite au chômage ou à la précarité.
Si la KCTU incarne aujourd'hui les traditions de combat des travailleurs coréens, elle n'en demeure pas moins avant tout un syndicat dont le radicalisme se heurte aux limites des intérêts sectoriels qu'il représente au jour le jour. Or, pour mener le combat contre les contrecoups sociaux d'une catastrophe économique dont l'ampleur est bien supérieure à ce que nous connaissons en France, face à une bourgeoisie dont la marge de manoeuvre est limitée et dont l'appareil d'État a l'habitude d'utiliser des méthodes de dictature, la classe ouvrière coréenne aura besoin d'une politique qui puisse mobiliser toutes ses forces autour d'objectifs communs, des ouvriers des chantiers navals aux journaliers intermittents du bâtiment et aux nouveaux chômeurs de cette crise.