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Brésil - Quatre mois de gouvernement Lula : un bon début pour les capitalistes
Luiz Inacio da Silva, plus connu sous son surnom "Lula", a pris ses fonctions de président du Brésil le 1er janvier 2003, en même temps que le gouvernement nommé par lui. Ce pays de 170 millions d'habitants, qui occupe à lui seul environ la moitié de l'Amérique du Sud, se trouve donc depuis quatre mois dirigé par un ancien ouvrier métallurgiste et ancien dirigeant syndical, en cette qualité plusieurs fois emprisonné quelques semaines dans les années soixante-dix, qui est aussi le leader incontesté du principal parti de gauche, le Parti des travailleurs (PT).
Son élection par 61 % des votants, au second tour de la présidentielle en octobre 2002, est l'aboutissement de 25 ans de marche vers le pouvoir, dans des circonstances qui ont fait du PT le seul grand parti ouvrier et de gauche du pays. A ce titre, elle a été saluée comme un événement et un modèle par la quasi-totalité de ceux qui se réclament de la gauche en France et dans le monde, des partis sociaux-démocrates, comme le PS, à la plupart des groupes d'extrême gauche.
La presse en France salue la réussite de Lula. Avec 83 % d'opinions favorables dans les sondages, il "passe le cap des 100 jours en conservant sa popularité" , selon Le Monde. Pour Libération, "Lula a encore la cote". Quant à Courrier International, il titre : "Un début de partie réussi pour Lula".
Mais que recouvre cette "réussite"de Lula ? En est-ce vraiment une pour les travailleurs ?
La trajectoire du PT depuis vingt-cinq ans, tout comme la campagne électorale de 2002 et les deux mois qui se sont écoulés entre l'élection et l'entrée en fonction, annonçaient sans doute possible une politique au service des possédants, brésiliens et impérialistes, et pas au service des travailleurs et des couches populaires. Les premières mesures du gouvernement de Lula, au cours des quatre derniers mois, confirment cette orientation.
Le PT : un parti issu des luttes mais dès le début réformiste
Le Parti des travailleurs a été fondé début 1980. Il a maintenu au cours de ces vingt-trois années d'existence sa réputation de parti radical et son électorat ouvrier. Mais tout son parcours révèle qu'il n'est pas et n'a jamais été un parti révolutionnaire, se fixant pour but le renversement du système capitaliste, et que son objectif était dès le début d'arriver au pouvoir grâce à son influence sur la classe ouvrière, mais pas à son service.
La dictature militaire brésilienne, de 1964 à 1985, avait largement détruit les organisations ouvrières, syndicales et politiques, qui s'étaient formées depuis le début du siècle. Cela au moment même où le développement rapide d'une grande industrie (le "miracle brésilien") réunissait dans les grandes agglomérations du sud-est du pays une nouvelle classe ouvrière, nombreuse, concentrée mais sans traditions d'organisation. Cette classe ouvrière prit conscience de sa force et entra en lutte pour les salaires et les conditions de vie. Dans ses grandes grèves de 1978 et 1979, une nouvelle génération de militants apparut et une nouvelle couche de dirigeants se forma, à laquelle Lula appartenait.
Le PT offrit une expression politique à ce nouveau courant. Il militait pour la démocratie, contre la dictature militaire déclinante, mais pas contre la bourgeoisie. Il se présentait volontiers, dans ses premiers textes, comme ouvrier, révolutionnaire ou anti-impérialiste. C'était affaire de mode ou de langage. Mais la direction du parti, composée de dirigeants syndicaux, de militants chrétiens et d'intellectuels sociaux-démocrates, visait dès le début le pouvoir gouvernemental. Elle tolérait la présence de militants révolutionnaires, trotskystes ou maoïstes : elle avait grand besoin de leur dynamisme et de leurs qualités d'organisateurs. Mais elle visait à les assimiler, ou à rejeter après usage ceux qu'elle ne serait pas arrivée à digérer.
Le PT ne s'est jamais dit socialiste ou marxiste, encore moins communiste. Sa grande force ne résidait pas dans ses idées ou ses principes, variables selon les militants et les moments, mais dans son influence sur la classe ouvrière, à travers des milliers de militants syndicaux qui avaient organisé les luttes, la résistance à la bourgeoisie et à la dictature. Le PT voulait contrôler ces luttes, les utiliser pour son propre compte, et non en faire un outil au service de la révolution sociale.
Sous des allures ultra-démocratiques et quelque peu libertaires, le PT est un parti bureaucratique. Sa forme d'organisation, qui laisse en apparence toute liberté à la base, donne en réalité tout pouvoir à la direction nationale, qui élabore et mène sa politique en toute indépendance des militants de base. Ceux-ci ne sont d'ailleurs pas organisés : il n'y a ni cartes, ni cotisations, ni groupes de base, ni réunions périodiques, ni presse régulière. Les orientations sont données dans les médias par la direction, les élus le plus souvent ; est "pétiste" qui est d'accord et suit cette orientation. Les actions concrètes sont laissées à l'initiative des militants, qui étaient des millions au sortir de la dictature et dont la propagande se percevait partout. Le temps a douché cet enthousiasme et la propagande du PT dépend aujourd'hui surtout de ses finances (et le dicton assure que, dans le PT, la gauche a les militants, la droite a l'argent).
Les militants peuvent tenter de faire pression sur les orientations du parti, pas les déterminer, même de manière formelle comme on le voit pour les partis traditionnels de la gauche en Europe. Le premier congrès du PT s'est tenu en 1990, dix ans après la fondation du parti (Lula avait déjà obtenu l'année précédente 47 % au second tour des présidentielles). Le second a attendu la fin de 1999. La direction du PT se passe fort bien de l'opinion de sa base. Et on a vu plus d'une fois que, lorsqu'une de ses décisions est contestée, la direction passe outre, quitte à décourager ou à perdre des militants. C'est ce qui s'est passé à Rio en 1998. La direction imposa le soutien dès le premier tour à la candidature comme gouverneur de Garotinho, alors dans le parti de Brizola (le PDT, vaguement de gauche, qui fait partie de l'Internationale socialiste), et qui était compromis dans des affaires de corruption. Les militants de Rio tentèrent en vain d'imposer leur propre candidat. Garotinho, soutenu par le PT, fut élu gouverneur. Bien des militants ont été écoeurés. Et Lula a retrouvé en face de lui, au premier tour de la dernière présidentielle, le même Garotinho.
Les dirigeants sont sélectionnés par l'appareil, seul à fonctionner en permanence. Et il sélectionne des gens à son image. Lula mis à part, les dirigeants mis en avant par le PT sont des intellectuels et des petits-bourgeois (parfois des grands), en tous points semblables à leurs homologues des autres partis brésiliens.
Le fonctionnement du PT est centré sur les élections. La grande affaire consiste à choisir les candidats, les thèmes de campagne, les alliances. Très vite, l'appareil s'est réduit aux élus, gouverneurs, maires, sénateurs, députés, conseillers municipaux, et aux dizaines ou centaines de permanents que ces postes d'élus permettent de salarier et de s'attacher. D'ailleurs ces permanents ont tendance à se confondre avec les cadres de l'appareil administratif des mairies et des États (le Brésil est une fédération).
Le PT est né à la suite des grandes luttes grévistes de 1978 et 1979. Mais il se défie des luttes, même lorsque celles-ci semblent devoir l'avantager. Ainsi en 1992, lorsque la corruption scandaleuse du président Collor (qui avait utilisé tous les trucages possibles contre Lula en 1979) était dénoncée par des centaines de milliers de manifestants dans les rues, le PT refusa le mot d'ordre de "Dehors Collor". Et lorsque la Chambre imposa finalement la démission de Collor, le PT refusa de réclamer de nouvelles élections, qu'il aurait pu remporter en tant qu'opposant de la première heure à Collor. Il fit tout au contraire pour assurer l'accès à la présidence d'Itamar Franco, le vice-président choisi par Collor.
Depuis les premiers succès électoraux du PT, on ne compte pas les élus, les notables qui l'ont quitté pour rejoindre des partis plus proches du pouvoir ou offrant de meilleures perspectives de carrière. Cette "mobilité" est sans doute une caractéristique de la politique brésilienne. Mais le PT s'est refusé à faire pression sur des élus en voie de lui échapper, sous prétexte que cela les ferait partir plus vite. Et lorsque par hasard ils revenaient à lui, ayant trouvé ailleurs la soupe moins bonne, ils étaient accueillis à bras ouverts et sans qu'on leur demande de comptes. Si ce mouvement centrifuge s'est un peu calmé, c'est surtout que le PT s'est rapproché du pouvoir, dirigeant des États, des mairies administrant des millions d'habitants, gérant des fonds publics importants, dirigeant des dizaines de milliers d'employés, du balayeur au secrétaire général d'une ville de plus de dix millions d'habitants comme Sao Paulo.
Ces élus imposent leur politique au parti, qui ne leur impose rien. Et pourtant cet exercice du pouvoir local provoque fréquemment des heurts avec les travailleurs. Mais, pour les dirigeants du PT, les élus ont toujours raison. Ainsi lorsque les enseignants du Rio Grande du Sud sont entrés en grève en 2000 et que le gouverneur PT de l'État leur a envoyé la police, certains députés locaux ont été solidaires des grévistes : ils ont été désavoués et menacés d'exclusion. Autant la direction est tolérante avec tout ce qui est droitier, autant elle peut se montrer susceptible et chatouilleuse contre les courants de gauche.
La bourgeoisie, elle, a accueilli de plus en plus chaleureusement l'évolution droitière du PT. Il faut dire qu'il y a mis du sien, appliquant à la lettre les consignes d'économies et de réduction des services publics dans les États et les mairies qu'il dirige (comme Marta Supplicy à Sao Paulo). Les gouverneurs du PT ont, de ce point de vue, été les meilleurs appuis de Cardoso, le prédécesseur de Lula à la présidence. Ils ont refusé toute position "démagogique" contre lui. De son côté, Lula a policé son look de "crapaud barbu" que dénonçaient ses adversaires de droite. Il a appris à faire bonne figure dans les salons. En même temps, la politique du parti perdait ce qu'elle pouvait encore avoir de trop rugueux. Elle devenait positive, proposait plus qu'elle ne critiquait. Le slogan affirmait : "Un parti qui dit oui". Le PT s'est fait reconnaître, parfois accepter, par les militaires, les économistes, les grands patrons. Le président de la Fédération des industries de Sao Paulo (FIESP), l'équivalent local du Medef, prédisait en 1989 qu'en cas de victoire de Lula un million de patrons quitteraient le pays : quatre ans plus tard, il affirmait que Lula avait changé et ferait désormais un président convenable.
Une politique d'alliances de plus en plus larges a accompagné cette évolution du PT. Au début il se présentait seul. Bien vite il a renoncé à cet isolement que ses candidats les plus arrivistes trouvaient "sectaire". Il s'est allié aux deux partis communistes, PCB et PCdoB, et au PDT, le parti de Brizola. Puis il a étendu ses alliances au-delà de la gauche, à toute force pouvant lui apporter des voix et des postes. S'alliant à des partis bourgeois respectables, il devenait lui-même plus respectable. Cette "respectabilité" s'accompagne d'un certain nombre de sales affaires, dans lesquelles ont été mis en cause des notables du PT. Mais c'est aussi une façon de se montrer "responsable" vis-à-vis de l'appareil politique, car il n'est pas bien vu d'être incorruptible dans un pays où la corruption des élus va de soi.
Le PT, qui dès le début était un parti réformiste, est donc parvenu à se faire reconnaître par la bourgeoisie brésilienne et par les puissances impérialistes. Il était dès lors disponible pour accéder au pouvoir d'État.
Les signes clairs de 2002
Ce moment s'est présenté en 2002. Toute la politique du PT a consisté alors à susciter le moins d'illusions possibles dans la classe ouvrière et à donner tous les gages possibles à la bourgeoisie brésilienne et mondiale. C'est ce qu'on a constaté dans sa campagne de 2002, campagne pour élire le président mais aussi les gouverneurs des États, les députés fédéraux et des États, et une partie des sénateurs. Cette campagne sonnait dès le début comme une marche à la présidence et au gouvernement, puisqu'au Brésil c'est le président qui forme et nomme le gouvernement.
La droite était divisée. Affaibli par la crise économique, la dévaluation du real de 50 % en quelques semaines début 1999, les mesures d'austérité, la crise de la fourniture d'électricité en 2001, le président Cardoso se retrouvait au terme de son deuxième et dernier mandat sans héritier faisant l'unanimité. Le candidat qu'il soutenait, son ancien ministre de la Santé José Serra, cherchait même à se donner un air de semi-opposant. Face à Serra et à deux outsiders de droite, Lula était le grand candidat d'opposition qui menait la course en tête depuis le tout début de la campagne.
Sûr de l'appui de la classe ouvrière, tous ses efforts ont visé à gagner des appuis dans la bourgeoisie. Ainsi il s'est allié au Parti libéral, un parti de droite, lié à l'Eglise universelle du règne de dieu, la plus grosse et la plus dynamique des sectes évangéliques, une des plus réactionnaires aussi. Il prit comme vice-président un politicien de ce parti, José Alencar, le plus gros patron brésilien du secteur textile. Lula affirmait de lui sans vergogne qu'il était "le patron dont le Brésil a besoin".
De nombreux autres patrons ont fait campagne pour Lula, dont certains dirigeants de trusts de stature internationale. Aux industriels, qualifiés d'"investisseurs", Lula promettait des allégements de charges. Et ils lui faisaient fête, tout comme les généraux. Pour plaire à ce beau monde, Lula est allé jusqu'à vanter la politique économique de la dictature, qui avait coïncidé avec la croissance et le plein emploi. En direction des spéculateurs sur la dette, des milieux financiers, de l'impérialisme, il s'engagea à respecter les accords passés par son prédécesseur avec le Fonds monétaire international (FMI).
Signe que la bourgeoisie avait accepté Lula, deux anciens présidents, de droite, firent campagne pour lui : José Sarney et Itamar Franco. Quant à Collor, l'ex-président convaincu de corruption, au politicien réactionnaire Paulo Maluf, à l'ancien ministre des Finances de la dictature Delfim Netto, au cacique corrompu de Bahia Antonio Carlos Magalhaes, tous le favorisèrent en sous-main. Même le président sortant Cardoso, son rival victorieux de 1994 et de 1998, affichait sa sympathie, disant que, si son poulain Serra était éliminé, il soutiendrait Lula au second tour.
Lula assurait en fin de campagne qu'il serait élu dès le premier tour, façon sans doute d'appeler à ne pas gaspiller de votes sur deux "petits" candidats se réclamant de l'extrême gauche. Ce n'est pas ce qui s'est passé : il n'eut que 47 % des voix. Mais il obtint, pour le deuxième tour, le ralliement des deux outsiders éliminés, avec une douzaine de partis faisant campagne en sa faveur.
Comme ses concurrents, Lula multiplia les promesses en direction des couches populaires : aides alimentaires à 44 millions de personnes pour combattre la faim, création de 10 millions d'emplois pour lutter contre le chômage, revalorisation du salaire minimum et des salaires des fonctionnaires bloqués depuis huit ans, réforme agraire promettant une terre à 12 millions de paysans sans terre.
Mais pour réaliser tout cela, non seulement il ne disait pas qu'il s'en prendrait aux riches, mais il laissait entendre le contraire, s'engageant à maintenir la rigueur fiscale, à éviter tout déficit des comptes de l'État, à défendre la monnaie et à respecter les marchés et les engagements internationaux du pays.
Et ce sont ces engagements vis-à-vis des bourgeois qu'une fois élu, avant son entrée en fonctions, tous ses actes ont confirmés. Par exemple, il intégra ostensiblement à son gouvernement des notables bourgeois qui avaient pris parti pour ses concurrents : un banquier international (nommé à la tête de la Banque centrale, dont l'équipe dirigeante resta inchangée), un patron de l'agroalimentaire (à l'Agriculture), un industriel (ministre du Développement, de l'Industrie et du Commerce), un ambassadeur (ministre des Affaires étrangères). Les partis l'ayant soutenu au second tour reçurent un ministère : c'est ainsi que Ciro Gomes, qui avait succédé à Cardoso au ministère des Finances et qui avait été longtemps son principal concurrent en 2002, se retrouve au ministère chargé de l'Intégration nationale.
Quant aux ministres issus du PT, ils représentent surtout l'aile la plus droitière, la plus gestionnaire du parti. C'est le cas de José Dirceu, ancien président du PT et artisan de son recentrage, nommé ministre de la Maison civile, qui joue le rôle de chef du gouvernement, et d'Antonio Palocci, ministre des Finances, qui dans la ville dont il était le maire s'est fait le champion des privatisations et y a gagné de devenir le chouchou des financiers. La bourgeoisie impérialiste, elle, a vite signifié que Lula lui convenait. C'est ce qu'ont dit les dirigeants américains lorsqu'en décembre 2002, Lula est allé à Washington leur faire allégeance.
Mais la véritable épreuve allait être celle des faits : à partir du 1er janvier 2003, Lula allait devoir gouverner, et donc choisir, parmi les discours contradictoires qu'il avait tenus jusqu'alors, lequel serait appliqué.
Quatre mois de gouvernement Lula
Lula gouverne depuis quatre mois maintenant, et l'orientation pro-bourgeoise de sa politique ne s'est pas démentie. Les travailleurs n'ont guère vu se réaliser les promesses qu'il leur avait faites. En revanche, ils voient s'approcher des réformes directement dirigées contre eux. Et Lula tient scrupuleusement les engagements pris en faveur des bourgeois.
Les promesses faites aux couches populaires concernaient principalement le chômage, la lutte contre la faim, les salaires et la réforme agraire.
Le chômage est sans doute aujourd'hui la principale préoccupation dans la classe ouvrière. Il y a officiellement 9 % de chômeurs au Brésil, 18 % parmi les jeunes. Lula s'était engagé à créer 10 millions d'emplois. Depuis qu'il est président, il n'y a pas fait une seule allusion. Il ne parle de créations d'emplois que pour justifier les cadeaux au patronat, les allégements de charges, les subventions.
Le programme "Faim Zéro" a été annoncé en décembre à son de trompes. Lula affirmait lors de son discours d'investiture, le 1er janvier à Brasilia : "Si chaque Brésilien peut chaque jour, à la fin de mon mandat, prendre un petit déjeuner, déjeuner et dîner, j'aurai rempli la mission de ma vie". La publicité pour ce programme s'affiche en grand dans toutes les villes : "Nous, c'est à la faim que nous faisons la guerre". La presse rapporte même que, dans la"jet set", il est à la mode de faire don pour ce programme d'un bijou ou du collier (précieux) de son toutou. Mais les mesures concrètes ont attendu plus de cent jours : c'est le 15 avril seulement que le programme d'aide alimentaire devait commencer, dans douze municipalités, sur les mille qu'il devrait concerner au total. Quant aux fonds prévus pour lui, ils se sont trouvés réduits au tiers de leur montant initial pour l'année en cours, afin de dégager des surplus qui serviront à rembourser la dette. Pour Lula, les affamés peuvent attendre, pas les spéculateurs qui étranglent le pays au moyen de la dette.
A son électorat ouvrier, Lula promettait de revaloriser les salaires. Il s'était même avancé jusqu'à dire qu'il doublerait le salaire minimum, au cours des quatre ans de son mandat. Pour le moment, il a fait passer le salaire minimum, qui est en dessous du minimum vital, de 200 à 240 reals (qui équivalent à 75 euros). C'est une augmentation nominale de 20 %, mais une augmentation réelle de 1,8 % seulement, une fois compensée l'inflation. Quant aux fonctionnaires fédéraux, qui dépendent directement de lui et dont les salaires sont restés bloqués pendant les huit années de présidence de Cardoso, il leur a accordé royalement 1 % ! En revanche il a jusqu'ici refusé de verser le treizième mois à bon nombre de fonctionnaires, ce qui a déclenché une grève de 200 000 d'entre eux, début avril. On voit pourquoi le ministre des Finances, Palocci, critique aigrement certains industriels de la région de Sao Paulo, qui ont accordé par anticipation 10 % d'augmentation à leurs salariés, pensant naïvement que le gouvernement ne pouvait pas accorder moins !
Cela fait plus d'un demi-siècle que la réforme agraire est la pierre d'achoppement de tous les gouvernements brésiliens. Sur ce point, le plan proposé par Lula est un des plus timides, en recul même par rapport à celui de Cardoso. Et pourtant le ministre qui en est chargé appartient au courant du PT lié au Secrétariat unifié. Il prévoit l'installation cette année de 60 000 familles (il y a 12 millions de paysans sans terre). Mais ses fonds ont été réduits de moitié, pour les mêmes raisons que pour le programme "Faim Zéro", et ne permettront au mieux d'en installer que 27 000. Par contre, contre les occupations de terres, le ministre Dirceu assure que le gouvernement ne va pas révoquer le décret 2027, qui exclut du bénéfice de la réforme agraire toute personne participant à une occupation de terre. Lorsque ce décret a été promulgué, en 2000, le PT assurait qu'il était inconstitutionnel !
Lula répète qu'il n'est pas pressé : "J'ai quatre ans pour tenir mes promesses". La seule chose dont il n'est pas avare en direction des travailleurs, ce sont les clins d'oeil démagogiques, au cours de ses voyages officiels aux quatre coins du pays. Par exemple, visitant une usine d'aluminium en compagnie des grands patrons du groupe, il fait remarquer aux ouvriers : "Ah, ces messieurs ne se seraient pas déplacés pour moi, il y a vingt ou vingt-cinq ans !" Mais ce ne sont pas "ces messieurs" qui ont changé en vingt-cinq ans, c'est lui. Et il vante la compétence de l'ouvrier brésilien, aussi habile que le Japonais ou l'Européen, voire davantage. Voilà ce qui lui tient lieu d'anti-impérialisme.
La classe ouvrière n'attendait sans doute pas que Lula réalise soudain des miracles. Et elle se montre d'autant plus patiente que la Centrale unique des travailleurs (CUT), la confédération syndicale la plus importante et la plus combative, liée au PT, couvre le gouvernement et calme les attentes. Son futur président, Marinho, dit que le 1 % accordé aux fonctionnaires risque de provoquer de grandes luttes, mais déclare : "Il faut stabiliser une économie étranglée avant de pouvoir prendre une autre direction".
Palocci, le ministre des Finances, est plus brutal. Il assure que la politique menée aujourd'hui sera poursuivie, qu'il n'en existe pas de rechange. Cela semble en contradiction avec la politique du PT quand il était dans l'opposition ? Eh bien, le président PT de l'Assemblée déclare benoîtement que l'opposition de son parti à la politique menée dans le passé par Cardoso venait seulement du fait qu'il était en compétition avec lui pour le pouvoir. Autrement dit, les priorités sociales affichées par Lula étaient purement électorales et n'engageaient que ceux qui y ont cru.
Mais si Lula ne réalise pas les réformes qu'il a promises, il avance vivement dans la réalisation d'autres réformes, qu'il s'était bien gardé d'annoncer aux travailleurs. Et pour cause : ce sont les réformes anti-ouvrières, que Cardoso projetait mais qu'il n'avait pas réussi à réaliser, concernant le secteur de la Sécurité sociale et la législation du travail.
La réforme de la Previdencia (Sécurité sociale, retraites, aides sociales diverses) consiste en résumé à augmenter les cotisations tout en diminuant les prestations. Le gouvernement veut en particulier faire cotiser les fonctionnaires retraités, qui jusque-là étaient exemptés de cotisations. Il veut aussi unifier en une seule diverses aides, pour en réduire le montant global.
Pour les retraites, il veut créer des fonds de pension et confier au privé la gestion des retraites complémentaires. Aux salariés qui bénéficient d'un plan de retraite (ils ne sont qu'une minorité, fonctionnaires et salariés des plus grandes entreprises, la majorité n'ayant pas de retraite du tout), le gouvernement veut à la fois imposer un âge minimum (60 ans pour les hommes, 55 ans pour les femmes) et augmenter le temps de service donnant accès à la retraite. Jusqu'ici par exemple, les fonctionnaires fédéraux ont droit à une retraite complète, du montant de leur salaire antérieur, au bout de 25 ans de travail. Le gouvernement n'a pas de mots assez durs pour dénoncer ces "privilégiés".
La réforme des impôts est souhaitée par beaucoup de Brésiliens, car les riches échappent effrontément à l'impôt. Mais Lula a cessé de parler d'alléger les impôts des pauvres. Il ne parle plus que d'équilibrer les comptes de l'État et, pour cela, non pas de mieux faire rentrer les impôts des riches, mais de "dépenser mieux", c'est-à-dire moins, au détriment des services publics.
Le projet de révision du Code du travail prévoit que la loi ne fixe qu'un minimum, en laissant tout le reste à la "libre" négociation. Il s'agit en fait de déréguler à peu près totalement les contrats de travail. Pour atteindre le "pacte social" qu'il projetait, Lula a créé un Conseil du développement économique et social, où il a convié quelques syndicalistes, mais surtout une majorité de patrons. On voit pourquoi.
Dans le domaine économique en revanche, Lula tient ses engagements, et parfois au-delà. Il a promis de veiller à la monnaie : le real a un peu augmenté, passant de 4 à 3,2 pour un dollar. Il a pour cela relevé déjà trois fois le taux bancaire de base, qui est passé de 25 à 26,5 %. Les emprunts seront plus chers, mais les capitaux afflueront, alléchés par le profit rapide.
Il s'était engagé à respecter l'équilibre budgétaire et à dégager un excédent primaire (avant paiement de la dette) de 3,75 %. Il a fait mieux, dégageant 4,25 % d'excédent et affirmant qu'il continuerait sur cette voie. Cet excédent permet de rembourser la dette. Et tant pis s'il est réalisé grâce à des coupes dans les budgets sociaux ("Faim Zéro", réforme agraire, santé, éducation, etc.).
L'excédent sur le commerce extérieur est de 4 milliards de dollars depuis janvier : un record.
Des aides sont annoncées pour les industriels. Une ligne de crédit d'un milliard de dollars est destinée à aider les exportateurs. Le "coût du travail"sera allégé, dit-on, pour les petites et moyennes entreprises. Mais a-t-on déjà vu les plus grandes entreprises manquer une aide quelconque ? Un plan "Premier emploi" comprend une exonération totale d'impôts de 6 mois en cas d'embauche de jeunes entre 16 et 24 ans (la tranche d'âge où le chômage est le plus fort).
Et non seulement Lula fait tout ce qu'il peut pour assurer les profits du patronat et de la bourgeoisie, mais il veut aussi lui donner un contrôle plus grand de la politique économique, en faisant adopter un amendement constitutionnel permettant l'autonomie de la Banque centrale. Ironie : cet amendement a été proposé par Serra, le concurrent malheureux de Lula en octobre dernier, que le PT dénonçait alors comme la marionnette des capitalistes et du FMI.
Pas étonnant que le patronat brésilien, par la voix de la FIESP, juge cette politique "saine, sereine et orthodoxe". Pas étonnant non plus que Lula ait été applaudi à Davos par l'élite financière mondiale. Et l'on ne sait s'il faut prendre pour une critique ou un compliment cette remarque d'un rédacteur du quotidien La Folha de Sao Paulo : "On n'a pas encore pu distinguer Lula de Fernando Henrique Cardoso."
Un début d'opposition
Cette politique n'a pas suscité, pour le moment, une opposition de grande ampleur au sein de la classe ouvrière. Dans le camp syndical, les critiques viennent de la confédération Força Sindical, politiquement liée à la droite, qui rappelle les promesses non tenues et dénonce l'obéissance au FMI, qui crée récession et chômage. Mais elle n'influence pas les militants les plus combatifs et a peu de poids dans les grandes usines. Même si elle le voulait, elle ne pourrait guère menacer le gouvernement sur sa gauche.
Certains secteurs sont pourtant déjà entrés en lutte. Les fonctionnaires, en particulier les enseignants, ont mené des grèves dans certains États. Le gouvernement est leur patron et ils ont rapidement compris qu'il ne leur ferait pas de cadeaux. Les paysans sans terre ont aussi repris les occupations, avec ou sans l'aval du MST, le Mouvement des sans-terre. La direction du MST, qui a fait campagne pour Lula même si celui-ci se démarquait ostensiblement de lui, se dit déçue mais n'a pas d'autres perspectives politiques.
Cette politique pro-bourgeoise du PT ne rencontre guère d'opposition parmi les partis politiques brésiliens. Tous ceux qui ont soutenu Lula ont été associés au gouvernement et ont donc un boeuf sur la langue. Quant à ceux qui se situent plus à droite, même s'ils ne se rallient pas (comme semble en train de le faire une partie du PMDB, le grand parti du centre), ils ne vont pas reprocher à Lula de mener leur politique. Le gouvernement a obtenu à la Chambre une majorité de 330 députés sur 508.
C'est du côté des tendances d'extrême gauche, hors du PT et en son sein, que des critiques claires de la politique de Lula se sont fait entendre.
D'abord du côté du PSTU (Parti socialiste des travailleurs unifié), une organisation trotskyste appartenant au courant moréniste et qui est sortie en 1992 du PT. Avant la campagne présidentielle, le PSTU s'était adressé au PT pour proposer de soutenir son candidat, Lula, à condition qu'il adopte un programme ouvrier et anti-impérialiste et qu'il prenne un vice-président dans les rangs du MST. Devant le refus du PT, il a comme en 1998 présenté son candidat, Zé Maria de Almeida, qui a obtenu 0,5 %, 400 000 voix. Depuis l'élection de Lula, et encore plus depuis sa prise de fonctions, le PSTU a continué à critiquer avec virulence la continuité de la politique de Lula avec celle de Cardoso, la composition de son équipe et de son gouvernement, ses mesures anti-ouvrières et son respect envers l'impérialisme, symbolisé par le FMI et l'ALCA, l'Aire de libre commerce des Amériques, une sorte de marché commun interaméricain qui est en cours de négociation, sous la direction des États-Unis naturellement, et qui devrait entrer en application fin 2005.
Mais l'opposition la plus voyante, qui s'exprime journellement dans les journaux, souvent à la télévision, est celle qui s'est manifestée à l'intérieur même du PT, en la personne de quatre de ses parlementaires : les députés fédéraux (qui, à un moment ou un autre, ont été liés au PSTU) Lindberg Farias, Luciana Genro et Baba Araujo et la sénatrice Heloisa Helena. Ils ne sont pas les seuls à avoir cette attitude. Le courant lambertiste O Trabalho, lié au PT français, se déclare "pour un authentique gouvernement du PT, qui rompe avec le FMI" et il adresse appels et pétitions à Lula pour lui demander d'abroger telle ou telle mesure "qui vient de Cardoso". D'autres courants de gauche ont des positions similaires. Mais l'opposition de parlementaires est plus visible et le relief que lui donne la presse semble parfois suggérer au PT de se débarrasser de ces extrémistes, de ces "chiites" comme les journalistes les qualifient, qui n'ont rien à faire dans un parti respectable.
Ces opposants critiquent la politique économico-sociale du gouvernement. Luciana Genro, du courant Mouvement de la gauche socialiste, déclare : "Il faut une volte-face dans le domaine économique". Lindberg Farias pronostique "quatre ans de tour de vis fiscal". Baba Araujo, du Courant socialiste des travailleurs, dit : "Nous constatons avec inquiétude comment les orientations prises renforcent la base du vieux modèle rejeté par les urnes. Il faut continuer la lutte contre le modèle néo-libéral". Et il appelle Lula à "honorer le contrat passé avec les pauvres", à garder le contrôle de la Banque centrale, à suspendre le paiement de la dette et à refuser l'ALCA.
Ces critiques impliquent une fidélité fondamentale envers le PT. Les députés oppositionnels font appel en quelque sorte à la vraie nature du parti, à son véritable programme, à ses authentiques aspirations. Et cela les amène dans les faits à soutenir le gouvernement. Pour Lindberg Farias, "la défaite du gouvernement serait la défaite de toute la gauche". Et Baba Araujo déclare : "Je ne suis pas un fou qui veut déstabiliser le gouvernement".
La sénatrice Heloisa Helena partage ces critiques et cette fidélité, considérant le gouvernement de Lula comme "son" gouvernement. Mais sa position est encore plus ambiguë car elle appartient au courant Démocratie socialiste, lié au Secrétariat unifié, qui a fourni à Lula son ministre du Développement rural, Miguel Rossetto, chargé en particulier de la réforme agraire.
Démocratie socialiste est un courant relativement important dans le PT, le plus important des courants trotskystes actuellement. Il milite depuis toujours dans le PT et y occupe des positions en vue, en particulier dans le Rio Grande du Sud, où il a occupé les postes de gouverneur de l'État et de maire de la capitale, Porto Alegre. Il est assez intégré à la direction du parti. Mais la participation au gouvernement n'y fait pas l'unanimité. Elle a été décidée majoritairement et c'est la position que relaient en France l'hebdomadaire de la LCR, Rouge, et la revue Inprecor, selon qui Démocratie socialiste ne pouvait se soustraire à ses responsabilités.
D'ailleurs, pour le SU, rien n'est joué : François Sabado découvre "des désaccords à la direction du PT et au gouvernement" (Rouge n 2010). Quant à Joao Machado, dirigeant de DS, il conclut ainsi un article ("Les deux âmes du gouvernement Lula", dans Inprecor 478-479) : "Les orientations du gouvernement Lula ne sont pas définies a priori. Elles seront définies au cours d'un processus de luttes politiques et sociales, où la défense des changements s'appuiera sur toute la trajectoire du PT, sur son histoire identifiée aux intérêts populaires, et sur le message fondamental de l'élection". Et dans Rouge n 2001, les dirigeants du SU affirment à la fois que "le gouvernement Lula est un gouvernement qui va gérer les affaires des classes dominantes" et que "la constitution du gouvernement Lula est une victoire des classes populaires contre l'impérialisme et les classes dominantes du Brésil". Un porte-parole de Démocratie socialiste concluait une interview par ces perspectives enthousiastes (Rouge n 2000) : "Ce gouvernement peut révolutionner au sein de l'actuelle conjoncture le cadre démocratique du pays, pour se transformer en un gouvernement démocratique et populaire, et devenir un gouvernement éminemment socialiste".
Heloisa Helena, depuis 1998 sénatrice du petit état nordestin de l'Alagoas, a refusé d'être candidate au poste de gouverneur lorsque Lula a choisi l'industriel Alencar comme vice-président. Elle a au début de l'année refusé de voter pour le banquier Meirelles comme dirigeant de la Banque centrale et pour l'ex-président Sarney, un des caciques de la droite, comme président du Sénat, alors que c'était la consigne de vote du PT. Elle critique la continuité avec la politique de Cardoso, la soumission au FMI, l'autonomie de la Banque centrale. Mais elle aussi affirme sa solidarité avec "son" gouvernement : "La réussite du gouvernement est d'une importance fondamentale" (Rouge n 2003). Elle disculpe Lula ("Je ne crois pas que ce qui arrive soit la faute de Lula") et veut "aider le PT à se rappeler nos discours d'opposition à Cardoso". La direction du PT l'a violemment critiquée, évoquant parfois une menace d'exclusion, mais sans passer aux actes.
Mais tous ces "opposants", qui font parfois la Une des journaux, ont jusqu'ici participé à toute la politique du PT, ils ont appelé la population à lui faire confiance et ils continuent largement à le cautionner. Leur présence à l'intérieur du parti de Lula était, dans l'optique dans laquelle ils la faisaient, l'amorce de la trahison. Car si des gens qui se prétendent révolutionnaires ont milité plus de vingt ans et continuent à militer dans le parti qui est au gouvernement, c'est bien parce que, selon eux, le PT est un parti révolutionnaire, ou quasiment révolutionnaire. Ce seul fait annule, devant la population, toutes leurs critiques et tous les états d'âme qu'ils peuvent exprimer.
Une existence indépendante, qui seule permet de critiquer clairement la politique du PT et de mettre en garde la classe ouvrière, peut certes être peu confortable, lorsque les travailleurs font massivement confiance au PT et à Lula. Mais seule cette attitude aurait préparé l'avenir et les luttes de la classe ouvrière contre la bourgeoisie, y compris quand ses intérêts sont défendus par des ministres, un gouvernement et un président PT.
Car la classe ouvrière, qui semble pour le moment sur l'expectative, peut constater assez vite, dans les conditions de la crise mondiale et d'un pays dominé par l'impérialisme, que le gouvernement Lula ne fonctionne pas en sa faveur, mais contre elle, dans l'intérêt de la bourgeoisie. Pour que sa réaction ne soit pas le dégoût de la politique ou l'adhésion à des démagogies réactionnaires, mais la lutte contre la bourgeoisie et pour une autre société, il faudra qu'elle trouve une direction qui mérite sa confiance et qui ait démontré sa lucidité et son courage politique.