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Russie : Régression sociale et remise en cause des droits des femmes
La Russie du tandem dirigeant, certes fissuré, Poutine-Medvedev s'apprête, et plus durement que pré-cédemment, à restreindre, par la loi et diverses entraves financières ou matérielles, le droit pour les fem-mes de choisir d'avoir ou pas un enfant. Cette régression voulue en haut lieu s'inscrit sur un fond d'évolution réactionnaire générale de la société dont les femmes sont, en Russie comme toujours en pareil cas, parmi les premières victimes.
C'est ce dont témoignent à leur façon toute l'Europe et le monde dit développé, où les effets de la crise et de son aggravation récente s'accompagnent d'un recul, parmi bien d'autres domaines, de certains ac-quis que les femmes avaient obtenus de haute lutte. En Pologne, où l'avortement a, de fait, été interdit de-puis des années, et en Hongrie, où le gouvernement s'efforce de le restreindre au maximum, pour ne prendre que ces deux exemples, la réaction prend le visage d'un ordre moral clérical, nationaliste et miso-gyne, mêlé de xénophobie et de racisme en Hongrie. Et cela, bien entendu, sans que, même dans les pays riches de l'ouest de l'Europe qui n'ont pas - ou pas encore - osé remettre ouvertement en question ce droit des femmes, les gouvernants s'en émeuvent réellement.
Le cas de la Russie est cependant particulier. Et d'abord parce que la remise en cause de ce droit est partie prenante, et révélatrice à sa façon, d'une régression sociale, profonde et multiforme, entamée il y a bien longtemps, avec le stalinisme ; une régression qui a conduit à l'implosion de l'Union soviétique, il y aura vingt ans en décembre prochain, et que, depuis, sa disparition a contribué à aggraver.
De la révolution d'octobre 1917...
Alors que la Russie tsariste poursuivait et condamnait à des peines sévères les femmes qui avortaient et les médecins qui les aidaient, la Russie soviétique, née de la révolution ouvrière victorieuse d'octobre 1917, fut le premier État moderne à autoriser l'interruption volontaire de grossesse.
Cela se produisit en 1920, l'année même où, en France, pays autoproclamé des droits de l'homme, mais certainement pas de ceux de la femme, le gouvernement d'alors promulguait une législation des plus rétrogrades contre l'avortement et la contraception. Un interdit légal qui allait peser durant plusieurs géné-rations sur l'existence de millions de femmes de ce pays et qui fut la cause directe d'immenses souffrances physiques et morales pour nombre d'entre elles.
En octobre 1917, la Russie des soviets était un des pays les plus arriérés et les plus pauvres d'Europe. Son dénuement fut encore aggravé par les ravages de la guerre civile déclenchée par les possédants locaux et par l'intervention contre-révolutionnaire d'une douzaine d'armées étrangères, dont celles de toutes les grandes puissances de l'époque : États-Unis, Allemagne, France, Grande-Bretagne, Japon. Mais l'État ouvrier, dépourvu de tout ou presque, avait la volonté d'agir au service des démunis, des déshérités, des exploités. Cela se manifesta, entre autres, dans sa lutte pour l'émancipation des femmes, dont, au 19e siècle, le poète Nekrassov avait ainsi chanté les souffrances :
« Le sort vous a réservé trois parts amères,
La première est d'épouser un esclave,
La deuxième est d'être mère d'un fils d'esclave,
La troisième est d'obéir à un esclave toute votre vie durant. »
Le combat du pouvoir bolchevique contre cette destinée d'épouse-mère-servante toucha pratiquement à tous les aspects de la vie des femmes. Il proclama l'égalité complète entre les sexes (auparavant la femme, mineure à vie, était soumise à son père, sans le consentement duquel elle ne pouvait se marier, puis à son mari, qui pouvait requérir la police pour la forcer à regagner le domicile conjugal si elle l'avait quitté). Il mit fin aux discriminations officielles à l'emploi et salariales.
Dès décembre 1917, un décret réglementant le mariage établit l'égalité des contractants, abolit la puissance maritale, l'incapacité juridique de la femme mariée et supprima l'indissolubilité du mariage. Peu après, le code juridique de 1918 établit le mariage civil par simple consentement mutuel (sous le tsarisme, il n'existait que le mariage religieux, pour lequel le consentement des parents était obligatoire) et permit le divorce (jusqu'alors extrêmement coûteux et ne pouvant être prononcé que par l'Église) à la demande de l'un des partenaires. Plus aucune différence n'est faite entre la parenté dite naturelle (enfants nés hors mariage) et la parenté dite légitime (dans le cadre du mariage). Le droit soviétique établit une égalité totale entre l'union de fait et l'union par le mariage. Les tribunaux attribuent systématiquement une compensation pécuniaire à la femme quand le père de son enfant les a quittés ou ne s'en occupe plus. Le nouveau régime dépénalise la prostitution et aide les femmes que la misère poussait alors à cette extrémité. Partout, des campagnes d'alphabétisation à destination des femmes sont lancées. Le pouvoir soviétique s'efforce de leur faciliter l'accès à l'éducation, à la santé publique.
Le pouvoir soviétique protège la mère, mariée ou non, en accordant à la femme enceinte un repos et des soins gratuits. Parallèlement, une loi de 1919, considérant l'avortement comme « un mal social », l'autorise durant les trois premiers mois de la grossesse « tant que les survivances morales du passé et les pénibles conséquences économiques du présent obligeront certaines femmes à subir cette opération ». En 1920, la loi assouplira encore ce cadre.
Expliquant dans sa brochure intitulée La révolution dans les mœurs que, « en réalité, la législation révolutionnaire n'a fait, sur ce point (celui du mariage), que sanctionner et suivre les mœurs avec un certain retard », le révolutionnaire russe Victor Serge poursuivait : « Mais ces décrets n'étaient, en réalité, appliqués que dans une très faible mesure ; une effroyable misère sévissait ; or, ces mesures de prévoyance sociale exigeaient, pour être efficaces, que la production fût prospère. Elles se réduisirent pratiquement à ceci : la Commune affamée songeait d'abord à la mère et à l'enfant. »
Aux prises avec les pires difficultés militaires et économiques, la République des soviets entreprit de lever tout obstacle, ne dépendant que de la puissance publique, qui se serait opposé à une égalité réelle, au moins sur un plan juridique, entre les hommes et les femmes. Et même lorsque, faute de moyens et étant donné les circonstances, certaines de ses dispositions restèrent à l'état de proclamation ou d'ébauche - telles les tentatives de socialisation des tâches ménagères qui enfermaient la plupart des femmes dans un statut de quasi-esclaves domestiques -, cet ensemble de mesures indiquait clairement dans quelle direction le pouvoir soviétique voulait aller : celle de l'émancipation concrète des femmes comme de tous les opprimés.
... à la réaction stalinienne
Impulsée par une révolution sociale, cette révolution dans les mœurs n'aurait pu, en si peu de temps, remodeler le mode de vie d'un des pays les plus arriérés d'Europe. Mais, apportant une preuve de ce que seule une révolution ouvrière pouvait permettre comme progrès dans la vie quotidienne de la population, elle avait clairement ouvert une fenêtre sur l'avenir.
Une fenêtre qui allait se refermer rapidement avec la montée en puissance, au cours des années vingt, d'une bureaucratie parasitaire qui imposa sa dictature à l'État ouvrier et son « ordre moral » à la population, et d'abord aux femmes.
Avec l'entrée dans le monde industriel et urbain de larges couches d'une population jusqu'alors vivant essentiellement dans un monde rural des plus arriérés, la population avait connu une (modeste) amélioration de son mode de vie, avait enfin accédé à une certaine protection médicale, et sa fécondité, un temps repartie à la hausse après la fin de la guerre civile, avait commencé à reculer comme effet de l'élévation du niveau culturel général. Mais pas seulement du fait de ce progrès évident : les conditions de vie, de salaire, et tout particulièrement de logement, auxquelles le stalinisme soumettait de larges pans d'une classe ouvrière jeune et en pleine expansion numérique étaient si précaires, sinon misérables - le niveau de vie des travailleurs régressa à la fin des années vingt et au début des années trente -, qu'elles dissuadaient beaucoup de femmes d'avoir et d'élever des enfants dans de telles conditions.
Confrontée à un phénomène qui prenait de l'ampleur et qu'elle jugeait inquiétant du point de vue tant de la marche de l'économie que de la défense militaire, la bureaucratie réagit par la violence et la contrainte. Affichant en cela aussi à quel point il incarnait la négation des acquis révolutionnaires d'Octobre 1917, le régime stalinien interdit l'avortement par un décret du 27 juin 1936.
La baisse de la natalité n'était pas seule en cause : le régime voulait accentuer son contrôle sur la population et lui dicter sa volonté, dans ce domaine comme dans bien d'autres. Le même décret supprima la procédure de divorce par simple déclaration d'un des époux et soumit cette séparation à la sanction d'un tribunal, ce qui la rendait plus difficile. Il fut également prévu de lourdes sanctions pour non-paiement de pension alimentaire. Dans le même temps, le régime instaura le culte de la famille soviétique - sanctifiée par la Constitution stalinienne de décembre 1936 - dépeinte par la propagande officielle comme une famille bien logée, bien vêtue, disposant d'un intérieur ne manquant de rien, composée d'au moins deux enfants, dont la mère, femme au foyer, rayonnait... - une vision enjolivée du bien-être réservé aux bureaucrates, aussi éloignée de la vie réelle des masses que le régime stalinien l'était du socialisme qu'il prétendait construire.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, un conflit durant lequel périrent vingt millions de Soviétiques, dont une proportion très élevée d'hommes souvent jeunes, le régime intensifia encore ses mesures natalistes et d'exaltation de la famille. Ainsi, un décret du 8 juillet 1944 liquida le peu qui subsistait du code soviétique du mariage et de la famille de 1926. Il disposait que « seul le mariage légal entraîne des droits et des devoirs pour le mari et pour la femme ». Conséquence de la chose : les personnes vivant en union libre avaient l'obligation de légaliser leur relation et la législation réintroduisait la notion d'« enfant légitime ». Le régime encensait les mères (mariées) de famille nombreuse. Au 1er juin 1949, il comptabilisait ainsi plus de deux millions de femmes titulaires de la « Médaille de la maternité » (5 à 6 enfants), 700 000 médaillées de la « Gloire de la maternité » (7 à 9 enfants) et même 30 000 « Mères-héroïnes » (10 enfants et plus). Évidemment, l'avortement, lui, restait plus que jamais interdit. Cependant, les femmes qui ne voulaient pas d'une naissance essayaient toujours de l'éviter, mais dans les pires conditions : celles d'avortements clandestins, avec comme conséquence une élévation de la mortalité féminine.
Nouvelle légalisation de l'IVG
Dans l'URSS d'après-guerre, ce phénomène prit une ampleur telle que les autorités finirent par s'en inquiéter. En fait, par s'inquiéter de ses possibles répercussions sur la marche de la société et de l'économie. Mais il fallut attendre encore plusieurs années après la mort de Staline pour que son successeur, Khrouchtchev, demande au Présidium du Soviet suprême de lever l'interdiction de l'avortement en 1957.
L'interruption volontaire de grossesse (IVG) pratiquée en milieu hospitalier redevenue légale, et d'un accès relativement aisé, les femmes soviétiques disposèrent alors, au moins en ce domaine, d'une liberté que pouvaient leur envier leurs sœurs de la plupart des pays même dits développés. Car, rappelons-le, en France par exemple, il fallut encore bien des années et des souffrances pour que, grâce au combat des femmes et des hommes acquis à la cause de leur liberté de choix, soit péniblement votée, et seulement au début de 1975, une loi dépénalisant l'avortement ; une loi d'ailleurs entourée de certaines restrictions.
Mais si, en Union soviétique, on avait de nouveau autorisé l'IVG, le recours à la contraception restait notoirement à la traîne, faute de moyens. Ainsi, fin 1957, lors du 10e congrès des gynécologues-accoucheurs soviétiques, la ministre de la Santé publique d'URSS insista sur la nécessité de développer la recherche de « méthodes contraceptives efficaces, satisfaisantes et inoffensives ». Mais, avec ou sans Staline à sa tête, la bureaucratie avait bien d'autres priorités. Et, jusqu'aux années quatre-vingt, peu de femmes soviétiques, même dans les grandes villes, purent avoir accès à une contraception hormonale ou intra-utérine : 8 à 10 %, contre 20 à 40 % dans les pays capitalistes développés. De fait, et faute de mieux, l'avortement restait un moyen de contrôle des naissances largement répandu en URSS. Une situation qui allait perdurer après la fin de l'URSS.
Disparition de l'urss et catastrophe démographique (entre autres)
L'URSS disparut, fin 1991, les clans dirigeants de la bureaucratie l'ayant mise en pièces et dépecée afin de s'approprier les richesses se trouvant dans ce qu'ils considéraient comme leurs fiefs régionaux ou administratifs. Ce cataclysme eut pour conséquences durables l'effondrement de la production matérielle et du niveau de vie de l'immense majorité de la population, l'explosion du chômage et de la misère matérielle, mais aussi physiologique et morale, avec une flambée de l'alcoolisme, de la toxicomanie et de la prostitution.
La disparition plus ou moins rapide de la plupart des services sociaux (médecine gratuite, prévention médicale, crèches nombreuses, logement public bon marché, etc.) et le démantèlement des services publics ont évidemment encore plus poussé de larges pans de la population dans une précarité misérable.
Conséquence de tout cela, l'espérance de vie, surtout de la fraction masculine de la population, chuta brutalement, un phénomène d'une ampleur jamais constatée en temps de paix dans un pays développé, sur fond de recul de la démographie, comme aucun autre pays n'en a connu dans l'histoire récente.
L'histoire de la Russie post-soviétique débutait ainsi sous le signe de la régression dans pratiquement tous les domaines, un recul encore plus marqué dans la plupart des autres ex-républiques soviétiques.
Alors qu'entre 1950 et 1991 la République socialiste fédérative soviétique de Russie était passée de 100 à 148 millions d'habitants, après la dissolution de l'Union soviétique, la courbe démographique a brusquement fléchi. De 1991 à 2009, les recensements ont enregistré un recul ininterrompu de la population de la Russie. Ainsi, après avoir augmenté de près de 50 % en quatre décennies, la population russe allait diminuer de près de 5 % lors des deux décennies suivantes.
Au cours des vingt dernières années, elle vient en effet de passer de 148,3 à 141,2 millions d'habitants. Mais même ce chiffre de 7,1 millions d'habitants en moins ne dit pas toute la réalité. En fait, le recul démographique a été bien plus marqué car, avec le chaos parfois sanglant qui a suivi la fin de l'URSS en de nombreuses régions, des millions de Russes mais aussi de non-Russes, originaires du Caucase ou de l'Asie centrale, ont choisi de venir s'installer en Russie, réputée plus calme et moins pauvre. Des migrants dont la présence dans les statistiques masque donc en partie l'ampleur de cette catastrophe humaine.
Une politique nataliste socialement orientée
Ce n'est qu'une dizaine d'années après la fin de l'URSS, sous la première présidence de Vladimir Poutine, que les autorités commencèrent à prendre des mesures pour faire face à ce phénomène. La question de la dénatalité et de l'augmentation de la mortalité, essentiellement masculine, commença à apparaître dans les articles de journaux, dans certains discours officiels, mais toujours sous l'angle de la puissance de l'État qui s'en trouvait menacée. Car jamais, ou alors en passant, il ne s'agissait de discuter des raisons profondes du phénomène : c'eût été reconnaître que, sur ce terrain aussi, la population avait été victime d'une évolution - en fait d'une régression - qui n'avait collectivement profité qu'aux bureaucrates en voie d'enrichissement privé.
Défenseur des intérêts généraux de la couche sociale dominante (la bureaucratie et les affairistes qui lui sont liés), le régime reprit à son compte des méthodes éprouvées. Dans le métro, de grands placards fleurirent vantant la famille comme « cellule naturelle » de base de la société, une famille invariablement figurée avec de nombreux enfants. En 2008, on instaura officiellement une fête, le 8 juillet, promu « Jour de la famille, de l'amour et de la fidélité » et placé sous le patronage des saints (pour les orthodoxes) époux Petr et Fevronia. Dans les médias, officiels et hiérarques de l'Église orthodoxe se relayèrent pour prêcher sur le thème de la famille nombreuse, garante de la solidité d'un État puissant. Plus concrètement, dès 2003, des restrictions furent imposées aux femmes souhaitant avoir recours à une IVG, notamment quant à la durée de la grossesse ramenée de 23 à 12 semaines.
Continuant sur sa lancée nataliste, le gouvernement russe - dirigé depuis 2008 par l'ex-président Poutine - instaura un « capital maternel » (de 365 000 roubles, soit environ 9 000 euros) pour la naissance d'un second et d'un troisième enfants. Une somme non négligeable, surtout en province et à la campagne, où les salaires sont particulièrement bas. C'est que Poutine cherche à soigner sa popularité, pas vraiment au zénith, en s'attribuant le rôle du dirigeant qui distribue de l'argent au bon peuple. Cela, bien sûr, afin de préparer sa probable (troisième) candidature au poste de président, en 2012, après qu'il avait dû, en 2008, céder sa place au Kremlin à son dauphin devenu rival Medvedev.
La presse russe, et surtout les grandes chaînes de télévision contrôlées par Poutine et par son clan rapproché, n'ont pas manqué d'attribuer à la création de ce « capital maternel » le fait que la population russe a cessé de décroître en 2009-2010. Encore que l'octroi de cette somme soit particulièrement encadré : elle peut servir à rembourser un prêt hypothécaire (une disposition favorable non pas aux plus démunis, mais à ceux - des riches aux petits bourgeois - qui ont les moyens d'acheter leur logement et, bien sûr, aux banques et aux sociétés de construction privées), à financer les études (de plus en plus souvent payantes) d'un enfant, ou à abonder le fonds de pension de la mère (un système privé que le régime veut promouvoir). Mais, en aucun cas, cette somme ne peut être débloquée pour être remise directement à la mère de l'enfant, ce dont auraient grand besoin les parents des milieux les plus pauvres, à en croire en tout cas les échos à ce sujet qui filtrent dans la presse.
D'autant plus que les aides publiques, cette fois pour le premier enfant, restent très faibles : la mère a droit à 140 jours de congé-maternité avec 100 % de son salaire, dans la limite de 34 583 roubles mensuels (environ 850 euros). La limite tombe à 40 % du salaire et 345 euros mensuels maximum si elle s'arrête un an et demi pour élever son enfant : la loi le lui permet, mais le montant de référence ne lui permet absolument pas de vivre dans une grande ville, encore moins avec un enfant à charge. Quant à le faire garder dans une crèche, quand on doit gagner sa vie, mieux vaut ne guère y compter : là où, à l'époque soviétique, il existait des crèches sur le lieu de travail, celles-ci ont généralement disparu, et en ville elles manquent cruellement.
La bureaucratie russe n'étant jamais à court de pitreries quand, localement, elle emboîte le pas de façon flagorneuse aux campagnes lancées au sommet, le maire d'Oulianovsk, une grande ville de la Volga, a ainsi apporté sa pierre à la lutte contre le dépeuplement en décidant d'instaurer... un « jour de la conception ». En l'occurrence, il décida que le 12 septembre 2009 serait férié, et consacré à concevoir des bébés, avec attribution d'un prix pour les couples ayant un enfant neuf mois plus tard !
Nouvelles attaques contre le droit à l'IVG...
Ne croyant probablement guère à l'efficacité réelle des mesures publiques dites incitatives à la natalité, Poutine a donc décidé, en avril dernier, de demander qu'on envisage une loi restreignant encore l'accès à l'IVG. Et comme ses désirs sont des ordres, la Douma (l'Assemblée nationale) s'est attelée à la tâche. Ainsi, le 1er juin, on apprenait que le Comité de la Douma pour les questions de la famille, des femmes et des enfants avait bouclé un projet de loi destiné, selon le quotidien populaire Izvestiya, « à réduire le nombre des avortements et à favoriser la maternité ».
Ainsi, selon ce projet, sauf indication médicale ou cas de viol ou encore d'inceste, l'interruption volontaire de grossesse ne ressortira plus de l'assurance médicale obligatoire, donc deviendra payante. Les médecins auront le droit de refuser de la pratiquer en arguant de leurs convictions ou de leur foi. Les pilules abortives, jusqu'alors en vente libre, seront soumises à la prescription d'un médecin (qui pourra la refuser). On imposera des délais de « réflexion » aux femmes : une semaine ou plus entre la demande d'IVG et son autorisation, et encore au moins deux jours avant leur admission dans le centre d'IVG. Là, on leur fera la leçon sur les possibles suites à risque d'une IVG et on leur imposera d'entendre les battements du cœur du fœtus. En outre, les femmes mariées auront à fournir l'autorisation écrite de leur mari, et les mineures, celle d'un de leurs parents...
Si l'IVG n'est pas (encore ?) interdite en Russie, tout est donc fait pour dissuader les femmes d'y recourir et pour en rendre l'accès très difficile à celles qui ne seraient pas « convaincues ». De plus, la loi en préparation - et, soutenue par les autorités gouvernementales et religieuses, ainsi que par un grand nombre de députés, très majoritairement des hommes, il y a un grand risque pour qu'elle soit adoptée en l'état - dispose que les femmes seront en cela soumises à la tutelle masculine. C'est ce que résumait fort bien le titre des Izvestiya : « Avortements - seulement avec l'accord des hommes », dont l'article précisait qu'« il est de notoriété publique que la plupart des dispositions [de la future loi] ont été inspirées par des représentants de l'Église orthodoxe russe ».
...Avec la bénédiction de l'Église orthodoxe
Le gouvernement russe a en effet trouvé pour l'appuyer un allié enthousiaste en l'Église orthodoxe. Et, de la Russie des tsars à celle de Poutine, elle ne faillit pas à sa tradition de pilier de la réaction.
Quand il restreint toujours plus l'accès à l'IVG, le gouvernement russe utilise deux types d'arguments. D'une part - et c'est sans doute là sa principale motivation - il dit s'alarmer du fait que son déclin démographique ne permettrait plus à la Russie de tenir son rang de grande puissance. D'autre part, il fait semblant de s'alarmer du risque qu'une pratique largement répandue de l'avortement en Russie ferait subir aux femmes. Les débats à la Douma, des articles dans la presse ont fait état de statistiques officielles (mais sont-elles fiables ?) en la matière : il y aurait 105 avortements en Russie pour 100 naissances, un quasi-record mondial dit-on... même si les mêmes autorités, qui ne se préoccupent guère de vraisemblance, ont également fait savoir que, en 2008, elles avaient enregistré 1,71 million de naissances pour 1,23 million d'avortements. Et quand la presse - reprenant les dires, début 2010, de la ministre russe de la Santé - affirme que les femmes subissent, en Russie, trois ou quatre avortements dans leur vie, contre une moyenne de 0,63 pour leurs sœurs d'Europe occidentale, il ne s'agit même plus de compassion affichée. Le cynisme des autorités, écœurant, le dispute ici à leur culot, quand elles semblent rendre les femmes responsables de la situation démographique.
Comme si la chute de la natalité et la hausse de la mortalité n'avaient pas des causes sociales profondes, dont il n'est jamais question ni au Kremlin ni à la Douma ! Et comme si les femmes, en ex-URSS et en Russie en particulier, décidaient vraiment par choix d'avoir plus souvent que d'autres recours à l'avortement. En fait, c'est le manque de produits contraceptifs, leur coût relativement élevé, leur non-acheminement dans de nombreux endroits du pays, la disparition des centres de soins gratuits, l'inexistence de centres d'information sexuelle et de planning des naissances qui ne laissent pas d'autre choix aux femmes. Et si à Moscou, Saint-Pétersbourg et dans les grandes villes russes des cliniques privées, qui fonctionnent quasiment 24 heures sur 24, ont fait de cette situation une rente pour leurs propriétaires, en province, la situation est toute différente : faute de tout, les femmes y sont le plus souvent réduites à l'avortement clandestin.
Et, sans rien changer à cette situation déplorable pour les femmes, c'est sur elles, et sur elles uniquement que, après les avoir montrées du doigt, les autorités font retomber leurs mesures coercitives.
Avec la bénédiction, on l'a vu, de l'Église orthodoxe qui, depuis des années, a été intronisée, par les autorités, instance morale suprême. C'est à ce titre, par exemple, que l'Église orthodoxe a obtenu un peu partout la réintroduction, sous sa supervision, de cours (pour l'heure facultatifs) de religion dans tous les établissements d'enseignement. C'est elle encore que l'on voit, systématiquement, au premier rang dans toutes les cérémonies officielles : qu'il s'agisse de faire prêter serment au président nouvellement élu, ou du lancement d'un nouveau navire, ou de l'inauguration d'une école, les popes sont toujours là comme représentants de la « loi morale » divine.
Et ils ne font pas que s'en prendre à l'IVG. Le jour même où le projet de nouvelle loi à ce sujet paraissait dans la presse, le quotidien populaire Metro, distribué gratuitement aux usagers des transports des grandes villes, publiait un grand article d'un responsable religieux qui s'en prenait aux femmes qui « sous prétexte d'être libérées mènent une vie dissolue » et qui (titre de l'article) « décident de se faire faire un enfant », sans être mariées. Un article qui n'a attiré aucune critique ni de la rédaction, ni des autorités, tant cette attitude des religieux est en voie de banalisation.
Un tchador façon orthodoxe ?
La volonté d'intrusion de l'Église orthodoxe dans la vie des femmes russes ne se borne pas à leur droit de choisir d'avoir ou non un enfant, et avec qui. L'Église orthodoxe ne serait sans doute pas mécontente de pouvoir aussi leur dicter comment s'habiller. En tout cas, au début de cette année, le Patriarcat de Moscou a lancé une campagne contre les femmes qu'il qualifie d'« indécentes », proposant de « concevoir un code vestimentaire pour la société dans son ensemble ». Et bien sûr, pour les femmes en particulier.
Porte-parole de la hiérarchie orthodoxe, l'archiprêtre Tchapline - qui ne prête pas à rire, à la différence de son célèbre homonyme - a, dans la foulée, demandé aux femmes russes de prendre exemple sur celles de Tchétchénie.
Cette république fédérée de Russie, pas encore sortie de vingt ans de guerre civile et d'intervention militaire russe, est gouvernée d'une main de fer par son président-dictateur, Ramzan Kadyrov. Adoubé par le Kremlin, qui le présente comme un rempart contre l'intégrisme islamiste, Kadyrov a promulgué la charia islamiste loi fondamentale de la Tchétchénie et impose aux femmes tchétchènes de porter le foulard et de longues robes depuis 2006. Cela sans que le Kremlin y trouve à redire, alors que, d'habitude, il est particulièrement pointilleux sur le fait que les régions russes n'adoptent plus des lois contraires aux lois fédérales. Mais puisque Kadyrov fait régner l'ordre en Tchétchénie, le Kremlin, qui ferme les yeux sur ses exactions, assassinats, tortures et enlèvements, ne va pas s'inquiéter si, en plus, les femmes locales font les frais de cette sinistre dictature.
Car les règles islamistes vestimentaires voulues par Kadyrov s'appliquent à l'école, dans l'administration, et même dans les rues de Grozny, la capitale, où des jeunes filles en jupe courte, tête nue ou maquillées se font parfois agresser. Kadyrov prétend ne pas connaître les instigateurs de ces attaques. Mais il ajoute qu'il « leur exprimerait sa reconnaissance » s'il les rencontrait et que les femmes « se comportant de façon indécente doivent disparaître de la circulation ».
Faut-il s'étonner que l'islamo-mafieux Kadyrov ait approuvé les propositions misogynes du hiérarque orthodoxe Tchapline ? En tout cas, si l'« ordre moral » qui s'en prend aux femmes est en odeur de sainteté au Kremlin, il pue la régression sociale à plein nez.
27 juin 2011