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La menace grandissante d’une nouvelle catastrophe financière
Les derniers rebondissements de la crise dite « grecque » illustrent la désorientation, l'affolement et on pourrait même dire la panique des dirigeants du monde capitaliste devant la menace d'un nouveau cataclysme financier, plus grave encore que celui de 2008-2009.
Les milieux d'affaires ont au moins une boussole : comment faire le maximum d'argent à court terme. Mais ils ne se font absolument pas d'illusions sur l'avenir à moyen et à long termes. Comme disait si bien l'un d'entre eux sous forme de boutade : « Si vous avez aimé la crise de Lehman Brothers, vous allez adorer la crise de la dette. »
Mais côté dirigeants politiques, l'Union européenne, ou plus exactement la zone euro est devenue une véritable maison de fous. Des sommets succèdent aux sommets, panachés de rencontres bilatérales ou de réunions discrètes, avec pour résultat des déclarations contradictoires, une cacophonie politique qui indique qu'ils naviguent tous à vue et même à très courte vue. Ce qui les panique, c'est la peur... d'une panique, financière celle-là, dont ils savent qu'elle peut se produire à n'importe quel moment de façon aussi imprévisible que violente.
La dette dite « souveraine »...
Les marchés financiers sont erratiques et totalement imprévisibles. Ils savent tous, et ils le disent, que la dette de la Grèce est relativement peu de chose. Mais il suffit que ceux qu'ils appellent « investisseurs », c'est-à-dire les spéculateurs, cette douzaine de grandes banques qui dominent le marché financier, s'affolent à tort ou à raison et que leur inquiétude concernant la capacité de la Grèce à les rembourser les entraîne à se méfier aussi du Portugal, de l'Irlande, de l'Espagne, pour que se déclenche une réaction en chaîne que personne ne maîtrise.
Voici comment un chroniqueur des Échos décrit ce qui se passe, sous un titre évocateur, « Le fantôme de la grande panique » : la Grèce est « seulement emprunteur, et un emprunteur marginal. Sa dette est à peine de 350 milliards d'euros, cinq fois moins que celle de la France.
Dans ces conditions, il peut paraître étrange de voir nos grands argentiers tétanisés par la crainte d'une faillite à la Lehman. Mais ce n'est pas le fantôme des frères Lehman qui envahit leurs cauchemars. C'est celui de la grande panique, cette contagion qui s'est instantanément emparée de la finance mondiale le 15 septembre 2008 et qui risquerait de réapparaître si jamais l'État grec faisait « défaut », un mot tellement dangereux que les officiels européens n'osent plus l'employer, un peu comme les hommes politiques français ont un boulet sur la langue qui les empêche de prononcer le mot rigueur [...]. Les 350 milliards d'euros de la Grèce ne pèsent pas bien lourd à l'échelle des marchés qui brassent plus de 100 000 milliards de dollars. Mais c'est davantage que la facture initiale du crédit subprime qui a entraîné la plus grande catastrophe financière depuis près d'un siècle. »
Il suffit que ceux qui placent et déplacent ces centaines, ces milliers de milliards, craignent la défaillance d'un ou plusieurs États pour qu'en voulant sauver préventivement leur mise, ils provoquent la panique. Une panique susceptible de se traduire par une crise du crédit, les banques arrêtant de se prêter les unes aux autres de peur que leurs partenaires soient lestés par trop de reconnaissances de dette venant d'États défaillants. C'est ce qui s'est passé en septembre 2008.
L'assèchement du crédit n'a été surmonté, avant d'aboutir à un cataclysme économique, que par l'intervention des États qui ont débloqué des centaines de milliards pour relancer les circuits financiers. Mais ce sont précisément les moyens mis en œuvre pour surmonter la crise financière de 2008 qui ont endetté jusqu'au cou les États, ce qui revient aujourd'hui en boomerang sous forme de « problème de la dette souveraine ». La menace est plus grande encore, car la crise de confiance entre banques qui a caractérisé septembre 2008 menace de se doubler d'une crise de confiance envers les États eux-mêmes, leurs reconnaissances de dette et leurs monnaies.
Encore une fois, c'est une agitation totalement irrationnelle et imprévisible, d'où la prudence des grands organismes financiers, des dirigeants des États européens, évitant jusqu'aux mots qui fâchent. Mais il suffit que les fameuses agences de notation dégradent une banque - ce qui risque d'arriver à plusieurs banques françaises, trop engagées dans les prêts à la Grèce - ou un État pour que l'un comme l'autre soient considérés comme de mauvais payeurs et qu'ils ne trouvent à emprunter sur les marchés financiers qu'à des taux augmentés. Tout le gotha du monde financier dit et répète que ces agences de notation ne sont pas fiables, que leurs prédictions ne valent guère plus que celles des cartomanciens, que d'ailleurs elles n'ont pas vu venir la crise financière de 2008 et qu'elles ont donné à l'époque les meilleures notes y compris à des banques qui allaient se casser la figure. Cela ne fait rien. Lesdites agences continuent à faire la pluie et le beau temps sur les marchés financiers. Il est vrai que, lorsque la note d'un État est dégradée, les banques peuvent augmenter leurs taux d'intérêt. Et, comme ces agences sont les émanations des banques, tout ce beau monde est content, même si cela finit par se traduire par des politiques d'austérité et par la misère accrue pour les classes exploitées du pays « dégradé ». Éviter les mots qui fâchent ne suffit pas à rassurer les marchés financiers. Il faut mettre l'argent sur la table pour montrer auxdits marchés financiers qu'en cas de défaillance d'un ou plusieurs États européens, les autres accepteront de se substituer à eux et de payer rubis sur l'ongle.
Seulement voilà, est-ce que les sommes mises sur la table par les États suffiront ? Cette question donne lieu à son tour à de la spéculation. Et voilà ce que cela donne aujourd'hui, pour reprendre les formulations du spécialiste en investissements financiers de la banque Dexia : « Jouer aux allumettes est beaucoup plus dangereux si on est assis sur un baril de poudre. » Certes, certes... « En cas de restructuration de la dette grecque, compte tenu des dynamiques à l'œuvre sur les marchés, on est sûr de la contagion à l'Irlande et au Portugal. » Mais, ajoute le spécialiste, « au cas où ces pays craquent les uns après les autres, l'attention se porterait sur les pays jugés par les marchés financiers comme à risque intermédiaire, l'Espagne mais aussi l'Italie et la Belgique » (traduction : le mot « attention » signifie spéculation).
En ajoutant l'Espagne à la Grèce, au Portugal et à l'Irlande, la liste des États susceptibles d'être en faillite et incapables de faire face aux échéances de leurs dettes, la somme nécessaire pour payer à leur place les banquiers serait de 523 milliards d'euros. Les différents mécanismes de financement européens et du FMI peuvent atteindre jusqu'à 750 milliards d'euros. Cela suffirait donc. Mais une éventuelle contagion à l'Italie ferait plus que doubler le besoin de financement, à 1 123 milliards d'euros. Dans ce cas, que faire ?
Mais cette crainte de la panique, et donc celle d'un assèchement brutal des circuits financiers, est en même temps une arme de guerre entre les mains des banques. C'est en agitant cette crainte que le système financier pèse sur les gouvernants et sur leurs décisions. C'est en se servant de cette crainte que les banques imposent leurs exigences à des dirigeants politiques tout disposés à y céder.
... Et la dette privée
D'autant plus que la crainte que la défaillance d'un État comme la Grèce se répercute à d'autres États se double d'une autre panique. Parallèlement à la méfiance à l'égard de l'État grec, s'installe la méfiance vis-à-vis des banques qui ont beaucoup prêté à la Grèce, aussi bien à l'État grec qu'à de riches particuliers.
C'est ainsi que Le Monde du 17 juin raconte que « si les banques européennes, et françaises en particulier, connaissent à nouveau des jours difficiles en Bourse, c'est d'abord parce qu'elles sont parmi les plus importants créanciers de la Grèce. Leur exposition totale à ce pays s'élevait fin 2010 à 162 milliards d'euros. Sur ce montant, la dette souveraine, c'est-à-dire l'argent prêté à l'État grec lui-même, représente 52 milliards. Les banques françaises et allemandes en portent l'essentiel. » La France surtout, d'ailleurs.
« Depuis des semaines, la Banque centrale européenne a mis en garde contre un effet Lehman Brothers si la crise grecque s'aggravait. De même que le système financier américain s'est effondré après la faillite de la banque américaine en septembre 2008, provoquant peu à peu une crise de liquidités dans le monde entier, une mise en défaut de la dette grecque risquerait de déclencher une crise de confiance dans la zone euro dont personne n'est capable de mesurer l'ampleur. »
Derrière ce jargon d'économiste, que se passe-t-il ?
D'un côté, les banques se sont jetées sur la Grèce endettée pour lui prêter de l'argent, y compris en lui forçant la main. En même temps, elles invoquent le risque qu'elles prennent que la Grèce ne puisse pas les rembourser pour augmenter le taux d'intérêt auquel elles consentent à prêter.
Chaque État emprunte tous les jours pour faire face à ses dépenses, comme il rembourse tous les jours la fraction de sa dette arrivée à échéance. La question de la capacité de l'État grec à rembourser est agitée à chaque échéance. Elle relance par la même occasion les spéculations sur sa capacité à faire face à sa dette en général. Plus pessimistes sont les prévisions - ou les prédictions -, plus montent les taux d'intérêt. Le taux des obligations à dix ans de l'État grec est en ce moment de 27,55 %. C'est un taux d'usurier mais c'est seulement à ce taux que l'État grec trouve de l'argent frais sur les marchés financiers.
Mais, même en prêtant à ce taux, les banques veulent être remboursées. Les gouvernements passent donc leur temps à leur donner, pour reprendre une expression qui traîne partout, des « signaux positifs », c'est-à-dire des assurances.
Mais, encore une fois, les banques, elles, ne croient pas les assurances des dirigeants politiques. Elles veulent voir l'argent sur la table. Cet argent sort des caisses des États. C'est en contrepartie de cela que les gouvernements imposent des économies sur le reste de leurs dépenses. Les résultats concrets en sont visibles pour ce qui est des pays les plus pauvres et les plus menacés de faillite, comme la Grèce, le Portugal, l'Irlande et l'Espagne. Diminution du nombre de salariés des services publics et liquidation progressive de ces derniers. Blocage ou diminution des salaires. Hausse des impôts, en particulier de la TVA ou de son équivalent, qui frappent toutes les catégories de la population, y compris et surtout les plus mal loties. Affaiblissement des protections sociales. Diminution des pensions de retraite.
La médication est la même partout, si les différentes composantes de la mixture peuvent varier d'un pays à l'autre. Il s'agit de prélever sur les classes exploitées les dettes que les États ont faites avant et surtout après la crise financière de l'automne 2008, pour venir au secours du système bancaire et réanimer les circuits du crédit.
Les dégâts de ces politiques sont déjà visibles, et ô combien !, dans des pays comme la Grèce, le Portugal et l'Espagne.
C'est une spirale infernale. Car les médications pour rétablir l'équilibre financier des États endettés aggravent en réalité cet endettement. L'accroissement du chômage induit par la réduction du nombre de travailleurs des services publics diminue la capacité de consommation populaire et freine encore plus l'économie. Obligés de payer des intérêts de plus en plus élevés sur leurs dettes antérieures, les États s'endettent encore plus.
Ce mécanisme fait tourner le système financier, mais en même temps appauvrit les États et surtout leurs classes populaires.
Même dans les États réputés les plus riches, comme l'Allemagne, les dirigeants ont un problème. Les contribuables ne sont pas fous et ils savent que c'est de leur poche que doit sortir l'argent donné aux États défaillants, c'est-à-dire dans la réalité aux banquiers prêteurs. Les dirigeants politiques doivent jongler entre la nécessité de mettre de l'argent sur la table pour rassurer les marchés financiers et tenter de persuader les électeurs que cela ne leur coûtera pas trop cher. La proximité des élections rend la jonglerie particulièrement difficile.
De Merkel à Sarkozy, chacun a sa méthode pour résoudre cette quadrature du cercle. La seule idée qui ne leur viendrait pas à l'esprit, c'est de faire payer les banquiers eux-mêmes.
À en croire les commentateurs, Angela Merkel a voulu mettre à contribution les banques pour pouvoir prétendre devant les électeurs qu'ils ne seront pas les seuls, en tant que contribuables, à faire des sacrifices. Mais le seul « sacrifice » que le gouvernement allemand comptait demander aux banquiers était qu'ils n'exigent pas le paiement immédiat de leurs créances venues à échéance et qu'ils consentent à les prolonger (étant entendu qu'ils pourraient continuer à exiger des taux prohibitifs). Mais même cela a été, de l'avis de Sarkozy et de la Banque centrale européenne, un « mauvais signe » adressé aux banquiers. Car dès qu'on modifie les conditions dans lesquelles un crédit a été accordé, cela provoque ce qu'ils appellent dans leur jargon un « incident de crédit » ou encore un « événement de crédit ». Or, paraît-il, rien que cela serait considéré par les marchés financiers comme un défaut de paiement de fait.
Et ce n'est pas qu'une question de mots. Car les banques s'assurent contre un défaut de paiement de leurs débiteurs auprès d'autres banques ou de maisons d'assurance. Et cette assurance se traduit par un bout de papier qui porte le doux nom de credit default swaps (CDS). Mais ce « contrat d'assurance » se vend et s'achète également, et est devenu objet de spéculation. Son prix peut donc également s'envoler... ou s'effondrer. On dirait la réaction nucléaire : une petite explosion au départ en provoque d'autres en chaîne, de plus en plus puissantes. C'était un peu le mécanisme qui, à partir d'une crise au fond bénigne de l'immobilier aux États-Unis, a abouti, via les crédits subprimes, à l'explosion financière mondiale que l'on sait...
En d'autres termes, comme ces messieurs les banquiers ont prêté à taux d'usure, ajouter quelque condition que ce soit, y compris celle de prolonger leurs prêts, par exemple de cinq à huit ans, a été considéré comme une atteinte à leur sacro-saint droit d'écraser un pays débiteur. Rien que cette crainte peut déclencher la fameuse « crise systémique » dont ils parlent tant.
Et c'est cet affolement qui rend les États prisonniers consentants des marchés financiers, c'est-à-dire des grosses banques. Petit exemple presque anecdotique, intervenu ces jours derniers, de l'épreuve de force permanente dans laquelle les banques ont fait reculer les États et leurs dirigeants. Pour venir au secours des banques en cas de défaillance des États débiteurs, l'ensemble des États de la zone euro ont mis en place un mécanisme, le « mécanisme européen de stabilité » (MES pour les intimes), qui doit entrer en vigueur en 2013. Ce mécanisme va donc gérer les centaines de milliards d'euros destinés à rembourser les banques en cas de défaillance d'un État. C'est une sorte de grande caisse de solidarité alimentée par les États qui, au début des négociations pour sa mise en place, devaient bénéficier du statut de « créancier prioritaire ». Eh bien, les banques n'ont pas été d'accord, et ce sont les gouvernements qui ont reculé ! Si les dettes sont restructurées et s'il reste de l'argent dans les caisses de l'État défaillant, les États créanciers ne seront pas prioritaires pour récupérer au moins une partie de leurs mises. « C'est une victoire pour les investisseurs », a titré un journal économique !
Cette volte-face des dirigeants européens « va permettre à l'Irlande de revenir sur le marché car il y aura des gens pour nous prêter de l'argent », s'est réjoui le ministre des Finances irlandais. Certes ! Les banques privées, si elles ont l'assurance que quoi qu'il arrive elles seront remboursées, même si elles pratiquent des taux d'intérêt extravagants, pourront prêter le cœur léger à quiconque acceptera leurs taux d'usuriers !
Les conséquences de l'instabilité financière
S'il y a une nouvelle crise financière impliquant cette fois-ci non seulement le système financier mais aussi les États, ses conséquences seront plus graves pour l'économie productive que la crise des subprimes de 2008, plus graves que la panique boursière de 1929. Or, la panique boursière de 1929 s'est prolongée par la crise économique la plus grave de l'histoire du capitalisme, avec les conséquences sociales et politiques que l'on sait.
Mais, sans même en être arrivé là, les remèdes contre la menace d'une nouvelle crise du crédit pèsent déjà lourdement sur l'économie.
En anticipant un assèchement des circuits du crédit, les États-Unis pratiquent la politique qu'ils appellent « plan d'assouplissement quantitatif ». De quoi s'agit-il ?
Il s'agit de faire racheter par la banque centrale américaine des bons du Trésor émis par l'État américain. En somme, avec l'argent fabriqué par l'État, on accroît artificiellement la demande de bons du Trésor américain afin d'en augmenter le prix ou, du moins, de l'empêcher de baisser, en permettant par la même occasion aux banques et institutions financières diverses de se débarrasser d'actifs financiers dont elles se méfient. Derrière le jargon économique et l'expression « assouplissement quantitatif », il s'agit de la vieille recette de la planche à billets. L'État américain fabrique des milliards, des dizaines de milliards de dollars inflationnistes. Les Échos soulignent que ce plan « a eu des effets indéniablement positifs, notamment sur la psychologie des investisseurs » (oh, que c'est joliment dit !). Mais, ajoutent-ils, il a également fait « un certain nombre de dommages collatéraux ». « L'afflux de liquidités sur les marchés a favorisé la création de bulles sur les actifs risqués. » Autrement dit, ces milliards supplémentaires jetés dans l'économie pour huiler les circuits financiers et les mécanismes du crédit ont été utilisés pour alimenter la spéculation, fabriquant par là même des menaces supplémentaires d'éclatement de bulles spéculatives.
Autre « dommage collatéral » : les milliards détournés vers la spéculation se sont en partie portés sur les matières premières. Ils ont provoqué un mouvement de hausse de prix de celles-ci. On sait les conséquences catastrophiques de ces hausses de prix lorsqu'il s'agit de matières premières alimentaires. Quelques pourcent de hausse sur les prix du riz, du blé ou du maïs, provoquée par la demande spéculative, peuvent faire basculer des millions de pauvres d'Afrique ou d'Asie de la sous-alimentation à la famine.
La hausse des prix des matières premières pèse aussi sur les industriels, c'est-à-dire précisément sur la production. La crise pétrolière des années soixante-dix et les hausses de prix provoquées par les trusts du pétrole ont, à l'époque, fortement grevé les prix de revient des entreprises industrielles, aggravant la crise économique.
Menaces sur l'euro
Autre menace immédiate : l'explosion de l'euro. On en reparle depuis deux ans, chaque fois que la spéculation s'intensifie. Il faut croire que la menace actuelle est particulièrement importante pour inciter 48 PDG de grandes entreprises, dont celles du CAC 40, à signer une tribune libre dans Le Monde, affirmant : « En tant qu'industriels allemands et français qui ont la responsabilité de 1 550 milliards d'euros de chiffre d'affaires et de cinq millions de salariés dans le monde entier, nous nous soucions de l'avenir de l'euro et de l'Union économique et monétaire européenne. L'histoire de l'euro est une véritable réussite... », en ajoutant : « Les solutions envisagées comme, par exemple, l'exclusion de pays membres de la zone euro ou la scission entre une Union des pays du Nord et du Sud, ne sont pas bonnes. En tant qu'industriels allemands et français, nous voulons souligner les immenses avantages que l'espace monétaire commun a apportés... C'est la base de la future prospérité en Europe. »
Il n'est pas difficile de deviner de quelle prospérité il s'agit et de qui, puisque la tribune est signée par du beau linge du monde capitaliste comme Jean-Cyrille Spinetta, PDG d'Air France-KLM, Gérard Mestrallet, PDG de Suez, Philippe Varin que les travailleurs de Peugeot-Citroën ont des raisons de connaître puisque c'est leur PDG, ou encore Guillaume Pépy, PDG de la SNCF, Christophe de Margerie de Total, sans parler du reste de la cohorte des PDG, d'Alcatel-Lucent à BMW en passant par France Télécom.
Si même les plus puissants représentants du grand capital en sont à signer une tribune dans Le Monde, c'est qu'ils ne contrôlent pas les marchés financiers et la spéculation qui menace l'euro. Pourtant, c'est dans une large mesure avec leur argent que les banques spécialisées spéculent. Mais, en réalité, la tribune ne vise pas à influencer les marchés financiers. Elle vise à faire pression sur les dirigeants politiques d'Europe. Le message est : « Nous avons besoin de l'euro. Vous n'avez pas le droit d'abandonner la Grèce (et, demain, le Portugal, l'Espagne, etc.) à son sort, en prenant le risque de la disparition de l'euro. Prenez donc en charge la dette de tous les États défaillants, remboursez les banques, quitte à écraser vos classes populaires par des politiques d'austérité draconienne. »
La zone euro contourne ses propres règles pour faire marcher la planche à billets
Le problème des pays de la zone euro, c'est qu'il leur est bien plus compliqué qu'aux États-Unis de faire marcher la planche à billets. Derrière la Banque fédérale américaine (Fed), il y a l'État des États-Unis. Derrière la Banque centrale européenne (BCE), il y a les 17 États de la zone euro, chacun avec ses propres intérêts. Même si les petits États ne comptent guère, les intérêts des États impérialistes de la zone, l'Allemagne et la France en premier lieu, et dans une certaine mesure l'Italie et les Pays-Bas, ne coïncident pas nécessairement. La BCE a cependant commencé à s'engager sur la même voie que la Fed, malgré ses statuts qui lui interdisent d'avoir recours à la planche à billets.
Comme le dit un article du Figaro du 17 juin avec un sens certain de l'euphémisme, mais clairement : « Depuis quelques semaines, les banques privées allègent leur exposition à la Grèce, laissant les États, la BCE et le FMI prendre le relais. Schématiquement, les contribuables sont mis à contribution pour que les banques s'échappent du piège grec... Les citoyens de la zone euro paieront donc à la place des établissements financiers. » En d'autres termes, les banques qui estiment qu'elles ont dans leurs réserves trop de dettes pourries de l'État grec peuvent les échanger contre des euros sonnants et trébuchants auprès de la BCE. Comme la politique d'« assouplissement quantitatif » de la Fed, cela se traduit par la fabrication d'une monnaie inflationniste.
Depuis le printemps 2010, la BCE a racheté quelque 75 milliards d'euros de dettes grecque, portugaise, irlandaise. L'Allemagne, qui a été à l'origine de l'interdiction de ce genre de pratiques dans le règlement de la BCE, se fait cependant une raison, tellement tous les gouvernements sont complices pour ne pas lâcher les banquiers qui ont siphonné la Grèce.
Ce rachat massif de reconnaissances de dettes pourries a cependant une autre conséquence que l'aggravation de l'inflation. Les spéculateurs savent que la Banque centrale européenne a une quantité croissante de ces dettes pourries dans ses réserves, ce qui aggrave la méfiance à l'égard de l'euro et pousse dans le sens de son affaiblissement.
La démagogie protectionniste et l'utopie d'une « gouvernance européenne »
Face aux menaces sur l'euro, deux discours contradictoires courent dans le monde politique de la bourgeoisie. D'une part, le discours protectionniste de ceux qui affirment la nécessité de quitter la zone euro pour redonner à chaque État le droit de faire marcher la planche à billets pour son propre compte. Que cela vienne de l'extrême droite ou d'une partie de la gauche, pour le moment, c'est surtout de la démagogie électorale.
En sert d'illustration la petite comédie protectionniste à propos d'Air France qui envisage de commander des Boeing, et pas seulement des Airbus. Des députés se sont élevés contre une attitude si manifestement antinationale. Seulement voilà : boycotter Boeing est contreproductif, et pas seulement parce que cela déclenchera des boycotts de rétorsion. Mais des pièces de Boeing sont fabriquées dans un grand nombre de pays industriels, notamment en France. Réciproquement, dans un Airbus il y une multitude d'éléments fabriqués aux États-Unis. Nombre d'équipementiers sont sous-traitants des deux ou souhaitent le devenir.
Face aux trompettes de la démagogie protectionniste, l'autre discours concerne la gouvernance européenne. Puisque la planche à billets nécessite une politique économique coordonnée, il faut, au contraire, pousser plus loin l'intégration européenne, il faut plus de fédéralismes. Mais si les grands États de l'Union européenne ont les moyens de contraindre les plus petits à « plus de fédéralisme » - en clair, les obliger à leur obéir -, qui peut contraindre les États impérialistes d'Europe de puissance équivalente à abandonner plus de souverainetés qu'ils ne le veulent ? Personne n'a pu contraindre la Grande-Bretagne, au moment de la création de l'euro, à abandonner la livre sterling. Même à supposer que les États parviennent à un accord pour désigner un ministre de l'Économie unique pour l'Europe, il n'y a aucune raison qu'il ait plus de pouvoirs que Trichet, le directeur de la Banque centrale européenne, et il en aura probablement moins. Car le problème resterait le même : comment concilier les intérêts divergents des États, et plus particulièrement des deux États qui comptent dans la zone euro, l'Allemagne et la France ? Les bourgeoisies européennes continuent à payer pour leur incapacité à unifier le continent et à mettre en place un État unique.
L'impossible contrôle de l'économie sous le capitalisme
Comment s'étonner que la crise financière menace l'Union européenne et le fragile équilibre de l'euro ? Elle menace bien plus fondamentalement tout l'ordre économique capitaliste. Une fois de plus, dans l'histoire du monde capitaliste, la finance menace l'ensemble du fonctionnement de l'économie. D'où les lamentations sur le « pouvoir » de la finance et les phrases pontifiantes sur la nécessité de la contrôler. Mais personne n'y arrive, pour la bonne raison que la finance fait partie intégrante de l'économie capitaliste, de son fonctionnement, même lorsqu'elle prend un développement excessif, cancéreux.
Contrôler la finance, c'est contrôler la concurrence, et c'est mettre en cause le droit de chaque capitaliste, de chaque groupe capitaliste, de se livrer aux activités qui lui rapportent le plus de profit. Cela peut arriver, et en un certain sens cela est arrivé, notamment dans l'Allemagne nazie. Mais cela a signifié rogner seulement les droits des petits fauves du capitalisme au profit des plus puissants, sous l'égide de l'État.
Sous le capitalisme, s'opposer à l'anarchie capitaliste implique la dictature économique des grands trusts sur l'ensemble de l'économie et la dictature politique de régimes autoritaires sur toute la société.
La seule alternative qui ouvre une perspective devant la société, c'est en effet de prendre en main le contrôle de l'économie, mais par l'expropriation de la grande bourgeoisie, la suppression de la propriété privée des moyens de production et, par là même, la disparition de la concurrence qui représente un formidable gaspillage du travail humain même dans les périodes de calme du fonctionnement de l'économie et, à bien plus forte raison, en temps de crise.
29 juin 2011