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La loi Bachelot et la fronde des chefs de service hospitaliers
La manifestation du 28 avril à Paris, qui a vu défiler ensemble - et c'est exceptionnel - des médecins des hôpitaux en grand nombre et du personnel non-médecin, contre le projet de loi dit Hôpital, patients, santé, territoires (HPST), déjà adopté par les députés le 19 mars, et qui doit être examiné par les sénateurs à partir du 11 mai, a été un succès.
L'initiative de la manifestation revient à L'appel des 25 contre la mort de l'hôpital public signé par autant de patrons hospitaliers de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).
Dans cet appel intitulé « La loi Bachelot ? Sans nous ! », les vingt-cinq chefs de service dénoncent « la médecine mercantile prônée par le gouvernement ». (...) « Le maître mot n'est plus la santé, mais la rentabilité. La préoccupation centrale n'est plus le malade, mais le compte d'exploitation de l'hôpital. Et les premières victimes en seront les patients et les soignants. (...) Dans le même temps, on organise des suppressions massives et injustifiées d'emplois d'infirmières et d'aides-soignants ». Et ils menacent : « Si cette loi n'est pas amendée, elle s'appliquera sans nous ».
Cet appel a eu un retentissement qu'ils n'espéraient sans doute pas. Ils ont été suivis par de nombreux chefs de service, pour qui ce qui a mis le feu aux poudres est le fait que la loi consacre le pouvoir accru des directeurs des hôpitaux à leur détriment.
En réalité, ce renforcement des pouvoirs des directeurs avait commencé il y a déjà des années, la loi Bachelot ne faisant que dire crûment qu'il faut que le directeur d'un hôpital ait les mêmes pouvoirs que ceux dévolus au patron de n'importe quelle entreprise commerciale. Et tout aussi crûment, le texte précise qu'aucune qualification particulière dans le domaine de la santé ou de la médecine ne sera requise, que ce directeur sera donc uniquement un gestionnaire qui nommera, recrutera et dirigera l'établissement, avec pour objectif et pour logique la « rentabilité », logique qui est depuis des années déjà celle des hôpitaux. Cela correspond tout à fait à la philosophie de Sarkozy : « Il faut un patron à l'hôpital, et un seul ».
Mais Sarkozy affectionne les manières de hussard et, alors que les chefs de service ne constituent pas un milieu spécialement contestataire, ni lui, ni sa ministre de la Santé, ne se sont donnés la peine de prendre des gants avec eux. Cet aspect de la loi, qui fait ouvertement du directeur de l'hôpital le vrai patron de celui-ci avait été combattu lors du débat parlementaire par les députés-médecins, nombreux à l'Assemblée. Ils avaient déposé des amendements en ce sens, qui avaient même été acceptés au début du débat, avant d'être finalement rejetés au dernier jour de la discussion, à 4h30 du matin, alors que l'hémicycle était quasiment désert.
Et ce ne sont pas les propos de Bachelot, répondant aux critiques des chefs de service sur le contenu de son projet de loi en leur disant en substance qu'ils ne savaient pas lire, qui pouvaient apaiser le conflit !
Certains contestataires avaient pourtant soutenu, dans un passé pas si lointain, des réformes qui allaient déjà dans le sens de la marchandisation de l'hôpital public. On a même pu entendre le professeur Bernard Debré, par ailleurs ancien ministre du gouvernement Balladur sous Chirac, dénoncer un projet dans lequel il voyait la mort programmée de l'hôpital public, déclarer que c'était uniquement parce qu'on ne le lui avait pas demandé qu'il n'avait pas signé L'appel des 25, avant de défiler dans la rue le 28 avril !
Une politique engagée depuis des années
La loi Bachelot s'inscrit dans la politique menée depuis des années à l'hôpital public - comme dans tout ce qui est ou a été le service public - qui vise à offrir toujours plus de place aux capitaux privés afin qu'ils y prospèrent... dans les secteurs où la rentabilité peut être assurée.
La soumission de l'hôpital public aux contraintes de rentabilité et sa mise en concurrence avec les établissements privés ne datent pas d'aujourd'hui. Le financement des établissements de soins par la « tarification à l'activité » (T2A), mis en place depuis 2004, a été en l'espèce un joli cadeau offert aux cliniques privées.
Avant cette date, les hôpitaux publics étaient financés par une « dotation globale », un budget global. Quant aux établissements privés à but lucratif, ils étaient financés par un système de tarification à la journée et de forfaits liés aux actes réalisés, un système proche de l'actuelle tarification à l'activité. Et c'est en vertu du « principe d'égalité » que le gouvernement a imposé le financement des uns comme des autres par la T2A. Il fut d'emblée total pour le privé, mais progressif pour le public (10 % en 2004, 50 % en 2008), avant de représenter 100 % du budget en 2012, date à laquelle la mise en concurrence financière sera donc totale.
Avec la T2A, chaque malade hospitalisé correspond à un tarif dans lequel intervient le séjour, mais aussi les examens et interventions qu'il subit et leur niveau de technicité. Ainsi, tous les malades ne se valent pas, il y en a de plus rentables que d'autres ; celui qui subit une intervention chirurgicale de haute technicité et qui, en plus, libère la chambre rapidement est d'un bien meilleur rapport pour l'hôpital que le malade chronique qui reste hospitalisé pendant des semaines sous simple traitement médical.
Dans ce contexte, les cliniques privées choisissent de consacrer leur activité aux malades rentables. Car elles peuvent choisir, à la différence de l'hôpital public, qui, lui, contraint d'assurer sa mission de service public, ne choisit pas et prend en charge tous les patients, quels que soient leur pathologie, leur âge, leurs revenus, et cela 24 heures sur 24. D'après un chef de service d'infectiologie opposé à la loi Bachelot, c'est l'hôpital public qui accueille 98 % des malades atteints du sida !
La mise en place de la tarification à l'activité ou plutôt la mise en concurrence qu'elle impose aux établissements publics avec le secteur privé, alors que les obligations des uns et des autres ne sont pas les mêmes, est un superbe cadeau offert aux capitaux privés et qui plus est, sur le dos de la Sécurité sociale. Car ce n'est pas l'État, mais la Sécurité sociale, c'est-à-dire les prélèvements sur les salaires, qui finance tous les établissements de soins, qu'ils soient publics ou privés.
Loin de revenir sur ce mode de financement et la concurrence déloyale qu'il impose, la loi Bachelot ouvre de nouvelles portes aux capitaux privés, leur offre de nouvelles opportunités.
Ainsi, le premier article de la loi permet désormais aux établissements privés d'assurer les « missions de service public » qui étaient jusqu'ici du ressort du seul hôpital public, telles la permanence des soins, l'enseignement, la recherche, les urgences, la lutte contre l'exclusion sociale, les soins dispensés aux détenus, etc. Elle le leur permet, mais ne les y contraint pas et voici tout un nouveau « marché » dans lequel les capitaux privés n'hésiteront pas à s'engouffrer, du moins quand cela leur semblera rentable.
Regroupements, fusions et fermetures d'établissements
La politique consistant à regrouper pour économiser n'est pas nouvelle non plus. Déjà en 2004, les « pôles » avaient été instaurés, regroupant au sein d'un établissement plusieurs services hospitaliers. Si la logique de ces regroupements n'est pas toujours de la plus grande évidence sur le plan médical, en revanche la logique financière, elle, est très claire, permettant la mise en commun de personnels et la suppression de postes.
Le leitmotiv du gouvernement, comme en ce qui concerne l'enseignement, est que l'hôpital souffre d'un « problème d'organisation » et pas d'un « manque de moyens ». En conséquence, le ministère précipite les réorganisations internes, favorise les regroupements d'établissements, accélère la reconversion ou la disparition d'hôpitaux de proximité, bref « rationalise ». À la clé, il en coûtera des suppressions de postes d'infirmiers, d'aides-soignants, et dans toutes les fonctions dites de support - laboratoires, radiologie, services d'informatique, services administratifs, fourniture des repas, etc.
Dans le secteur public, la loi Bachelot prévoit de créer des Communautés hospitalières de territoires regroupant les établissements de plusieurs communes, par exemple, les 38 hôpitaux de l'AP-HP seront regroupés en treize territoires de santé. Tous les transferts d'activités, de biens et d'effectifs seront possibles entre établissements d'une même Communauté. Pour le personnel des hôpitaux, la flexibilité prendra une nouvelle dimension : elle ne sera plus seulement inter-services, comme c'est le cas dans les pôles, elle deviendra inter-établissements, voire inter-villes. Quant aux services considérés comme doublons, ils risquent fort d'être supprimés, ainsi que les emplois qui vont avec.
La loi prévoit aussi de généraliser les Groupements de coopération sanitaire qui existent déjà entre public et privé. Ceux-ci lient par contrat de coopération des hôpitaux publics, des cliniques, des dispensaires, des cabinets médicaux ; par exemple, des hôpitaux publics signent des conventions avec des centres de radiologie privés. La loi prévoit donc de les généraliser et aussi de simplifier les modalités de leur création, et la porte s'ouvre encore plus largement et plus facilement aux appétits des groupes privés.
En même temps que la loi Bachelot accélère le processus qui doit permettre le transfert des activités rentables vers le secteur privé, au prix de fermetures d'établissements et de suppressions de postes, elle supprime les quelques possibilités que pouvaient avoir les représentants du personnel ou des élus pour dire leur mot sur la gestion des hôpitaux. Ainsi, le conseil d'administration est supprimé. Ses pouvoirs étaient certes limités, et tous ceux qui y siégeaient en tant que représentants d'organisations syndicales ou de collectivités locales n'avaient pas forcément comme première préoccupation la défense des intérêts des usagers et du personnel. Mais la présence de militants syndicaux liés à leurs camarades de travail, d'élus locaux soucieux des intérêts de la population, n'était pas inutile. À la place, un Conseil de surveillance est créé, censé veiller aux équilibres financiers.
Enfin, dernier point, et non le moindre, de la « réforme », des Agences régionales de santé (ARS) sont créées regroupant dans chaque région les directions des organismes chargés de la Santé, dont celle de l'assurance maladie. Chacune est coiffée par un directeur qui concentre dans ses mains tous les pouvoirs : décider des fermetures et fusions, passer des contrats d'objectifs avec toutes les structures et sanctionner celles qui n'équilibreraient pas leurs comptes, accepter ou refuser tel projet, financer ou pas telle action... Bref, l'homme clé chargé d'appliquer la politique gouvernementale et qui, pour ce fait, est nommé en Conseil des ministres...
Avant même que la loi soit votée, uniquement sur la base de la politique antérieure, les deux tiers des hôpitaux sont déclarés « en faillite » et le gouvernement leur impose des « plans de retour à l'équilibre ». Pour l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, le budget voté en mars dernier prévoit près de 100 millions d'euros de déficit. On lui demande de faire « un effort sur les dépenses de personnel » de plus de 50 millions, soit entre 700 et 1 000 suppressions de postes. Il en va de même à Nancy, à Nantes, au Havre, etc. Au total, à l'échelle nationale sur l'ensemble des hôpitaux publics, 20 000 postes devraient être supprimés, et cela que la loi Bachelot soit votée ou non.
Un des arguments de la ministre de la Santé est de dire qu'à prestation égale, le public coûte 30 % plus cher que le privé. Elle fait mine d'oublier que le budget de l'hôpital public assure l'enseignement et la formation des étudiants en médecine, qu'il englobe le salaire de ses médecins et surtout que les missions ne sont pas les mêmes. Qui, par exemple, a pris en charge la canicule de 2003 et qui prendra en charge l'épidémie de grippe si elle se développe demain, sinon l'hôpital public... et s'il en a les moyens ?
Comme d'autres lois l'ont fait pour La Poste, pour la SNCF, pour EDF et GDF, la loi Bachelot s'insère dans une politique dont l'objectif est d'offrir aux capitaux privés les secteurs dans lesquels ils peuvent prospérer, au mépris des personnels et au mépris des usagers.
Il y a longtemps que le personnel des hôpitaux proteste contre les conséquences de la politique gouvernementale sur ses conditions de vie et de travail, sans avoir de grands moyens de se faire entendre, parce qu'il y a le chantage à l'intérêt des malades. Engager une lutte efficace, qui respecte en même temps cet intérêt, exige un haut degré d'organisation du mouvement, comme cela avait été le cas en 1988.
Mais cette combativité n'existe pas tout le temps. Et rares étaient les patrons hospitaliers qui se sentaient concernés par les difficultés du personnel soignant non-médecin tant que les services tournaient tant bien que mal, au prix de conditions de travail de plus en plus dégradées pour le personnel. Les choses sont peut-être en train de changer, non seulement parce qu'un certain nombre de chefs de service ne supportent pas la manière dont ils ont été traités par le gouvernement, mais aussi parce que la politique de celui-ci prévoit des compressions de personnel drastiques, susceptibles de mettre en cause le fonctionnement même de leurs services.
Certains se sont réveillés tard. Mais mieux vaut tard que jamais. Car leur colère va dans le sens des intérêts des malades, comme de ceux du personnel non-médecin.
29 avril 2009