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France - Le mouvement socialiste et l’impôt
La dénonciation des impôts est le terrain privilégié traditionnellement par la droite. Elle se fait la porte-parole des couches les plus aisées. La gauche réformiste présente, elle, l'impôt comme un moyen de corriger les inégalités grâce à une politique de redistribution. Mélenchon a appelé à une « révolution fiscale ». Le Parti communiste, lui aussi, mène campagne pour la « justice fiscale ».
Ce rôle d'un État redistribuant la richesse appartient à la mythologie des réformistes de tout poil, les socialistes d'abord, puis le Parti communiste depuis que, sous l'influence du stalinisme, il a abandonné ses perspectives révolutionnaires. Il s'agit de mensonges dont le but est de convaincre les travailleurs qu'ils n'ont pas à renverser le capitalisme et l'État et qu'il leur suffit de « bien voter » pour des « bons » dirigeants qui s'occuperaient d'eux. Il est évident que l'État n'a pas du tout ce rôle aujourd'hui mais, en réalité, il ne l'a jamais eu dans le passé car il ne peut y avoir de fiscalité « juste » dans le système capitaliste.
Le mythe de la « neutralité de l'Etat »
Dans notre société profondément inégalitaire, divisée en classes sociales, contrairement à la légende répandue, même le plus « démocratique » des États n'est pas un acteur neutre se situant au-dessus de la mêlée. L'État, agent du maintien de l'ordre, favorise forcément la classe dominante, celle qui profite de l'ordre en place. Cela est vrai à toutes les époques depuis que sont apparues des classes sociales et un appareil d'État.
Mais dans des pays riches comme la France où s'est développée au cours de l'histoire une bourgeoisie riche et puissante, l'État est encore moins qu'ailleurs « indépendant » de la classe dominante. C'est véritablement l'État de la bourgeoisie, et d'abord de sa fraction la plus riche. Elle le contrôle grâce à mille liens de toutes sortes, personnels et financiers. Elle lui fournit une partie de ses cadres dirigeants. Les grands patrons, les représentants des grandes familles bourgeoises, les Peugeot, les Bettencourt et autres savent trouver les moyens d'exercer un contrôle sur cet État, sans avoir besoin d'être élus par la population.
Quelle que soit la politique fiscale des États bourgeois à différents moments de l'histoire, elle n'a jamais visé à « redistribuer la richesse ». C'est une autre idée fausse que les partis réformistes ont contribué à répandre, imposant l'idée qu'« être de gauche », c'est être « pour les impôts ».
Mais les inégalités ne tombent pas du ciel. Dans notre société, elles sont la conséquence du fait que la bourgeoisie, propriétaire des moyens de production, peut s'accaparer le produit du travail de la classe ouvrière et de l'ensemble de ceux qui n'ont que leurs bras pour vivre.
C'est pourquoi, pour diminuer les inégalités, et a fortiori pour y mettre fin, il faut que la classe ouvrière remette en cause la domination de la bourgeoisie sur l'économie, en se battant pour lui ôter la possession des plus grandes entreprises et réorganiser l'économie de façon à ce que le travail de chacun serve au développement du bien-être de tous. Et pour cela, elle devra prendre le pouvoir politique.
Les premiers débats dans le mouvement ouvrier
Pour les militants du mouvement ouvrier quand celui-ci se battait encore pour l'émancipation du prolétariat, le problème de la fiscalité ne se posait pas indépendamment de ce combat. Ils ont formulé la revendication d'un impôt pesant sur les classes les plus riches afin de donner une arme aux travailleurs dans cette guerre de classe contre la bourgeoisie.
Dans le Manifeste du Parti communiste (1848), Marx et Engels formulent un programme de mesures que devra prendre le prolétariat une fois arrivé au pouvoir, après s'être « constitué en classe dominante », pour reprendre les termes qu'ils utilisent alors, dans lequel la revendication d'un impôt progressif se trouve en deuxième position. À une époque où les ouvriers ne payaient pas d'impôt sur le revenu, ils ne réclamaient évidemment pas que ceux-ci en payent : pour eux, cette taxation ne devait s'appliquer qu'aux couches les plus riches. Ils n'attendaient pas non plus des États monarchiques et réactionnaires alors en place dans la plus grande partie de l'Europe qu'ils instituent un tel impôt. Marx et Engels étaient des militants révolutionnaires qui combattaient pour que le prolétariat s'empare du pouvoir politique et s'en serve pour « arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie ».
Dans le même texte, parmi les autres mesures, l'abolition de l'héritage venait juste après. Là encore, l'objectif était de déposséder progressivement les bourgeois de leurs richesses, en les empêchant de transmettre à leurs enfants le fruit de l'exploitation des travailleurs.
Mais, par la suite, sur cette question, Marx a abandonné cette revendication et l'a même combattue car bien d'autres catégories sociales, les petits et moyens propriétaires, pouvaient se sentir visés par cette mesure et rejoindre du coup les rangs des adversaires du prolétariat. Dans les débats qui eurent lieu entre les militants de la Première Internationale (1864-1876) pour élaborer le programme du mouvement, ce furent les partisans de Bakounine qui défendirent l'abolition de l'héritage.
Au congrès de Bâle, en 1869, le militant Johann Eccarius développa dans une de ses interventions ce qui était alors la position de Marx :
« La loi de l'hérédité n'est pas la cause, mais l'effet, la conséquence juridique de l'organisation économique actuelle de la société ; (...) ce que nous avons à discuter, c'est la cause et non l'effet ; (...) la disparition du droit d'héritage sera le résultat naturel d'un changement social abolissant la propriété individuelle dans les moyens de production ; mais l'abolition du droit d'héritage ne peut être le point de départ d'une pareille transformation sociale : cela serait aussi absurde que de vouloir abolir la loi de l'offre et de la demande tout en continuant l'état actuel des conditions de l'échange ; ce serait faux en théorie et réactionnaire en pratique. En traitant des lois de l'héritage, nous supposons nécessairement que la propriété individuelle dans les moyens de production continue d'exister. Toute mesure concernant le droit d'héritage ne peut conséquemment avoir rapport qu'à un état de transition sociale (...). Ces mesures transitoires ne peuvent être que les suivantes : a. Extension de l'impôt sur le droit d'héritage (...) ; b. Limitation du droit de tester [léguer]... »
Les révolutionnaires n'ont pas à accepter de financer l'Etat bourgeois
Dans les années suivantes, ces deux revendications d'un impôt progressif et d'une taxation des héritages furent reprises et mises en avant par le mouvement socialiste se réclamant des idées de Marx.
Marx n'a cessé de se battre contre un sens réformiste qui leur serait donné. En Allemagne, en 1875, le Parti social-démocrate fut créé à la suite d'une fusion entre les « marxistes » et les « lassalliens », un autre courant se réclamant du socialisme, du nom de Lassalle, un militant allemand qui créa le premier parti ouvrier dans ce pays. Marx critiqua sévèrement le programme adopté au congrès d'unification qui se tint à Gotha. Il reprochait à ses camarades d'avoir fait des concessions aux plus réformistes par opportunisme, pour faciliter la fusion.
Les revendications politiques, telles qu'elles avaient été formulées, pouvaient laisser croire que la prise du pouvoir par le prolétariat n'était pas indispensable à leur réalisation. Ainsi, le programme de la nouvelle organisation entretenait une certaine ambiguïté avec la revendication d'un « impôt unique et progressif », pouvant apparaître comme la forme idéale de financement de l'État, indépendamment de sa nature de classe.
Dans un texte consacré à la critique du programme de Gotha, Marx rappelait à ses camarades que « les impôts sont la base de la machinerie gouvernementale, et de rien d'autre » et que l'impôt progressif était revendiqué par des bourgeois (Marx citait l'exemple, au Royaume-Uni, « des bourgeois de Liverpool pour la « réforme financière », ayant à leur tête le frère de Gladstone », dirigeant du Parti libéral anglais).
Marx considérait que de telles mesures devaient figurer dans le programme des socialistes mais, sans ambiguïté, sans laisser penser que les socialistes acceptaient de financer la « machinerie gouvernementale ».
Le mouvement socialiste et l'impôt
Dans cet esprit, l'impôt progressif figura en bonne place dans le programme de tous les partis socialistes qui se constituèrent à partir des années 1870. Ils exigeaient aussi la suppression des impôts sur la consommation, de plus en plus nombreux, qui pesaient injustement sur les couches populaires. En France, à partir du dernier tiers du 19e siècle, ces impôts indirects représentèrent plus de la moitié des ressources de l'État.
Dans la première phase du développement des partis socialistes, ces revendications n'avaient qu'un caractère propagandiste car ces partis n'étaient pas en situation de pouvoir faire adopter la moindre loi. Ils étaient souvent soumis à la répression, dans l'Empire allemand par exemple, où des lois antisocialistes furent en vigueur de 1878 à 1891, mais aussi en France, où l'acte fondateur du régime républicain avait été la sanglante répression de la Commune de Paris, où les communards restèrent proscrits jusqu'en 1880 et où l'armée était régulièrement envoyée réprimer les grèves ouvrières.
Mais dans la plupart des pays d'Europe occidentale, les partis socialistes purent se présenter à des élections nationales au suffrage universel. Ils y voyaient une occasion de se faire entendre de larges masses, le moyen d'élargir leur influence et de renforcer l'organisation du prolétariat. Dans ces années, le prolétariat faisait preuve d'une combativité importante, faisant émerger de nouvelles générations de militants qui rejoignirent les rangs des socialistes. Sur le plan électoral, cela se traduisit par une augmentation des suffrages en faveur des socialistes et ceux-ci purent ainsi faire leur entrée dans les Parlements et dans certaines institutions locales.
Ces militants se trouvèrent alors confrontés à des problèmes nouveaux, comme le fait de devoir prendre position à l'occasion de débats parlementaires. Les socialistes résumaient leur attitude par la devise : pas un sou, pas un homme pour ce gouvernement. Car ils ne perdaient pas de vue que c'était le gouvernement de la classe ennemie auquel ils ne cherchaient pas à proposer une « meilleure » politique, pas plus qu'ils ne cherchaient à y participer. Ils avaient conscience que tant que la classe ouvrière n'aurait pas pris le pouvoir dans le cours d'une mobilisation révolutionnaire, un gouvernement ne pouvait être que le « conseil d'administration des affaires de la bourgeoisie », pour reprendre la formule de Marx. Leur attitude était propagandiste : ils cherchaient à démontrer à l'ensemble des classes laborieuses la nécessité du renversement de la bourgeoisie.
En France, après la victoire électorale du Parti radical aux élections législatives de 1906, le parti républicain bourgeois se situant alors le plus à gauche, le gouvernement dirigé par Georges Clemenceau présenta un projet de loi instituant un impôt progressif sur le revenu.
Cela n'avait rien d'original en Europe à l'époque où bien d'autres États avaient mis en place une fiscalité de ce type dans les mêmes années. Cela répondait aux besoins de financement croissants de l'État, notamment avec l'augmentation des dépenses militaires à l'époque impérialiste qui voyait les plus puissantes bourgeoisies partir à la conquête du monde et se disputer les marchés, les zones d'influence et les colonies.
Ce nouvel impôt suscitait l'opposition des partis de droite, conservateurs, qui n'acceptaient pas que les classes possédantes soient mises à contribution, même pour financer une politique qui servait pourtant leurs intérêts.[fn] Cela explique que l'adoption de cette loi fut repoussée en France jusqu'à 1914. Et ce fut la Première Guerre mondiale qui permit aux gouvernements de l'époque de faire accepter aux classes les plus riches la mise en place d'un impôt progressif avec une taxation des tranches supérieures plus conséquente, passant de 2 % en 1914 à 20 % en 1919.[/fn]
Les socialistes de cette époque n'apportèrent pas leur soutien à ce projet de loi. Dans le journal de la SFIO, L'Humanité, du 5 juillet 1907, le socialiste Bracke écrivait :
« Et M. Caillaux [le ministre des Finances] a prononcé lui-même, en toute connaissance de cause, la condamnation de sa loi par avance, en avouant que l'impôt, dans le nouveau système, allait peser avant tout sur les classes moyennes.
Quant aux grosses fortunes, il est forcé de proclamer qu'on ne peut les atteindre.
Il a raison. Un gouvernement révolutionnaire seul serait capable d'instituer un impôt progressif réel sur toutes les catégories de revenus globalisées, en frappant les bourses bien garnies et les coffres-forts pleins.
Autrement, il ne peut y avoir que des déplacements tellement minimes du poids des impositions qu'à peine ils comptent. (...)
Les socialistes ne marchent pas dans cette farce. Lorsqu'ils inscrivaient dans leurs revendications l'impôt unique sur le revenu, c'était comme remplacement non d'une petite part des contributions mais de leur totalité ; c'était avec le corollaire de l'abolition de tout impôt indirect.
Ils n'y voyaient pas un affranchissement des travailleurs, mais un moyen d'accentuer la lutte des classes. (...)
Ce qu'ils feront à la tribune de la Chambre, c'est de démontrer l'impuissance des radicaux à réaliser leur propre programme.
Ils leur diront : votre bateau est tellement mal construit qu'il fait eau déjà. Nous n'y monterons pas pour faire naufrage avec vous. »
La politique des socialistes dans les communes
Les socialistes se refusaient par principe à participer à un gouvernement bourgeois car ils savaient que cela impliquait de mener la politique de la bourgeoisie qui ne pouvait tolérer aucune marge de manœuvre à la tête de l'État. Il n'en était pas de même au niveau des communes où les maires pouvaient, dans une certaine mesure, faire preuve d'indépendance sans que cela mette immédiatement en danger la stabilité du pouvoir de la bourgeoisie. Et leurs succès électoraux amenèrent très rapidement les socialistes à définir leur démarche sur cette question.
Dans un article écrit en 1891, Jules Guesde expliquait que les socialistes devaient tenter de transformer « les assemblées communales » en « formidables instruments de propagande par le fait » car, poursuivait-il, « elles ont dans leur ressort toute une série d'améliorations partielles de nature à entraîner dans notre orbite les masses se sentant pour la première fois protégées ». À la veille des élections municipales de 1892, le Parti ouvrier, dirigé par Jules Guesde et Paul Lafargue, avait adopté en novembre 1891, à son congrès de Lyon, « un programme commun de revendications immédiates rentrant dans la compétence du pouvoir communal ». Celui-ci prévoyait en particulier l'institution de services publics comme des cantines scolaires, la création de maternités et d'asiles, l'organisation d'un service de médecine et de pharmacie, de bains douches, d'un service de consultation juridique.
Tout en ayant le problème d'assurer le financement de ces mesures, les socialistes étaient partisans de supprimer la taxe d'octroi - perçue sur les marchandises entrant dans la ville, elle était donc un impôt sur la consommation frappant les plus pauvres - et d'exempter « les petits loyers de toute cote mobilière et personnelle, reportée sur les loyers d'un taux supérieur progressivement imposés ».
En France, les socialistes se retrouvèrent à partir des années 1890 à la tête de villes comme Lille, Roubaix, Calais, Commentry, Montluçon, Roanne, Limoges, Narbonne, Marseille pour n'en citer que quelques-unes. Quand ils cherchèrent à appliquer leur programme, ils entrèrent en conflit avec les autorités. Ainsi les préfets annulèrent systématiquement certaines décisions, comme le vote d'un soutien financier apporté aux syndicats ou à des grévistes, et d'une façon générale s'opposèrent à la mise en place de services municipaux en faveur des plus pauvres, tels que des pharmacies municipales ou des cantines scolaires.
Les élus socialistes ne s'inclinaient pas devant les vetos préfectoraux qu'ils dénonçaient et tentaient de contourner. Et dans bien des villes, ils parvinrent à mener des politiques permettant de consacrer une partie importante de leurs ressources à l'amélioration des conditions de vie des plus pauvres.
En menant cette lutte, la fraction du mouvement socialiste qui se réclamait des idées révolutionnaires se refusait à devenir un simple rouage à la tête des municipalités et cherchait à démontrer aux yeux de larges masses que, tant que les travailleurs n'auraient pas pris le pouvoir politique, l'État demeurerait un instrument au service des classes les plus riches. Pour reprendre une formule de Guesde, les communes représentaient « un champ de manœuvre et d'entraînement pour l'armée socialiste ».
Ainsi, au niveau communal comme au niveau de l'État, les socialistes envisageaient ces questions fiscales dans le cadre de la guerre de classe qui se menait contre la bourgeoisie.
L'évolution des partis socialistes vers le réformisme
À partir du début du 20e siècle, le développement de courants réformistes de plus en plus influents au sein du mouvement socialiste entraîna une évolution profonde par rapport à toutes ces questions. Certains députés se préoccupèrent de trouver le mode de financement le plus juste, le plus « démocratique », en arrivant ainsi à juger acceptable, dans certaines conditions, de voter le budget du gouvernement.
Ainsi, en 1913 en Allemagne, les députés socialistes au Parlement, le Reichstag, votèrent en faveur du financement de la loi militaire sous prétexte qu'il était assuré par la création d'impôts directs, pesant sur les classes supérieures. Mais les députés du SPD avaient aussi de ce fait apporté leur soutien à la politique de militarisation.
Rosa Luxembourg, qui était l'une des figures militantes de l'aile gauche du Parti social-démocrate, apprécia à sa juste valeur la gravité de ce vote et combattit pour que les délégués du parti réunis au congrès d'Iéna peu de temps après, en septembre 1913, le condamnent. Mais l'écrasante majorité des délégués donnèrent raison aux députés.
Rosa Luxembourg, tirant le bilan de ce congrès, constatait qu'une alliance entre la direction et l'aile droite réformiste du parti s'était nouée contre la gauche sur des questions décisives, parmi lesquelles figurait le vote des députés. Elle en concluait que la gauche du parti devait chercher à s'adresser à l'ensemble des militants pour les convaincre de contraindre la direction du parti à changer de politique, à la remettre sur la voie de l'offensive et de la lutte contre la bourgeoisie. Et elle ne doutait pas que cela fut encore possible.
Mais l'opportunisme gangrenait profondément le mouvement social-démocrate et, en 1914, les députés socialistes votèrent les crédits de guerre, apportant leur soutien politique à leur bourgeoisie nationale engagée dans une lutte pour le partage du monde. Cela fut le cas dans la quasi-totalité des pays belligérants.
Ainsi, avec le déclenchement de la guerre, le mouvement socialiste bascula définitivement dans le camp de la bourgeoisie. Par la suite, les partis socialistes accédèrent au pouvoir à plusieurs reprises et leurs ministres se montrèrent de bons et loyaux gestionnaires des affaires de la bourgeoisie et des finances de son État.
L'Etat soviétique et l'impôt
Durant la même période, en octobre 1917 en Russie, eut lieu la première révolution ouvrière victorieuse. Pour la première fois, la classe ouvrière était parvenue à conquérir le pouvoir. La question de la fiscalité, loin de disparaître, continua de se poser, dans des conditions nouvelles pour les révolutionnaires.
Si les classes féodales et la grande bourgeoisie furent expropriées au cours de la guerre civile, toutes les autres couches sociales continuaient d'exister et d'être opposées par des intérêts différents. La grande masse de la paysannerie avait apporté son soutien au pouvoir soviétique car les bolcheviks avaient été les seuls à appuyer et à encourager les mobilisations dans les campagnes pour le partage des grands domaines. La réforme agraire décidée par l'État ouvrier avait donné satisfaction à la majorité des paysans. Mais, après cette première mesure, l'attitude des paysans à l'égard de l'État soviétique ne fut plus aussi unanime. Les différences d'intérêt s'exprimèrent au sein de cet ensemble hétérogène. Les paysans les plus riches, les « koulaks », constituaient une véritable bourgeoisie rurale aux intérêts bien distincts de ceux qui ne possédaient qu'une petite parcelle, et carrément à l'opposé de ceux des plus pauvres qui se louaient comme ouvriers agricoles.
Durant les années de guerre civile, entre 1918 et 1921 le pouvoir soviétique, faute de moyens financiers, fut contraint de se livrer à des réquisitions dans les campagnes, suscitant un mécontentement parmi de nombreux paysans.
En 1921, alors que la révolution était restée isolée dans une Russie ravagée par les années de guerre et menacée du spectre de la famine, le parti bolchevique s'est résolu à mettre en place la NEP (Nouvelle politique économique), c'est-à-dire à redonner une place au marché et aux échanges commerciaux dans l'économie soviétique.
Les paysans furent autorisés à vendre leur production et l'État soviétique, renonçant aux réquisitions, institua un impôt progressif, en nature dans un premier temps, puis en argent après que le gouvernement soviétique fut parvenu à se doter d'une monnaie stable.
Tout en défendant la nécessité de prendre ces mesures, Lénine insistait pour que les bolcheviques aient clairement conscience qu'il s'agissait d'un recul face aux forces de la bourgeoisie, lourd de danger pour l'État ouvrier.
Cela se vérifia au cours des années suivantes durant lesquelles l'État ouvrier se retrouva confronté à des choix économiques qui recouvraient des oppositions de classe. Combattant la bureaucratisation croissante de l'État ouvrier, Trotsky et ses camarades de l'Opposition de gauche proposèrent une politique alternative à celle qui était menée dans tous les domaines, y compris en matière de fiscalité. Jusqu'en 1928, la politique des représentants de la bureaucratie naissante consistait à favoriser le développement d'une bourgeoisie rurale. Face à eux, l'Opposition de gauche était au contraire partisan de taxer fortement les paysans les plus riches, les koulaks, et d'exonérer totalement les paysans pauvres.
Dans cette lutte de classe qui se poursuivait au lendemain de la révolution, l'impôt constituait l'un des moyens d'intervention de l'État ouvrier. Cela devint l'un des enjeux des affrontements politiques de ces années-là.
La classe ouvrière n'a pas à payer d'impôts !
Aujourd'hui, les révolutionnaires doivent s'opposer aux idées répandues par toute la gauche réformiste qui apparaissent à beaucoup avoir la force de l'évidence tellement elles sont répétées et répandues : l'impôt serait le « fondement du pacte républicain », la ressource indispensable des services publics. Il faut rappeler que l'idée selon laquelle les travailleurs devraient forcément payer un impôt sur le revenu est relativement récente. Jusqu'aux années 1950, la grande majorité des ouvriers n'était pas imposable sur le revenu [fn]Jusqu'en 1955, il existait un impôt particulier sur les « traitements et salaires » créé en 1917 mais 80 % des salariés y échappaient[/fn].
Et surtout il faut rappeler que les travailleurs, eux, n'ont pas de « revenu » : ils ont un salaire qui représente ce que les capitalistes leur laissent pour vivre, voire pour survivre. Alors la classe ouvrière n'a pas à accepter de payer une « contribution » supplémentaire au travers des impôts, elle paye déjà assez !
Tous les défenseurs de l'impôt « fondement du pacte républicain » ont en commun de chercher à faire oublier qu'il y a des classes qui s'affrontent entre lesquelles tout « pacte » ne peut être qu'un leurre pour les exploités. Face à eux, les révolutionnaires doivent affirmer les principes qui étaient ceux des mouvements socialiste et communiste avant qu'ils n'abandonnent leurs perspectives de transformation sociale. Les révolutionnaires luttent pour une société qui sera capable, pour reprendre la formule d'Engels, de reléguer l'État et tous ses impôts au musée des antiquités.
Et en attendant, tant que la bourgeoisie détient le pouvoir politique, les révolutionnaires doivent rester fidèles à la vieille devise du mouvement socialiste : pas un sou, pas un homme pour ce gouvernement !
7 janvier 2014