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États-Unis - Henry Ford : génie industriel et exploiteur féroce
Le texte suivant est adapté d'un article daté du 21 janvier 2014, publié dans le n° 81 de la revue Class Struggle du groupe trotskyste américain Spark.
Commémorant le centième anniversaire du développement de la chaîne d'assemblage en 1913 par Henry Ford et sa politique salariale de 5 dollars par jour en 1914, la Ford Motor Company a loué le génie de son fondateur, qui a ouvert la porte à un grand marché de consommateurs doté d'un niveau de vie de « classe moyenne ». Les médias lui ont emboîté le pas en soulignant également que, quelques années plus tard, Ford avait commencé à embaucher dans ses usines un nombre significatif d'ouvriers noirs (à une époque où les industriels qui le faisaient étaient rares), les payant pratiquement au même salaire que le reste de sa main-d'œuvre.
Ces trois caractéristiques, prises ensemble, ont fait la réputation de Ford, qui est devenu sous la plume d'un de ses biographes un « héros américain », et pour un autre le « magnat du peuple ». Ford lui-même a passé pas mal de temps à se créer une image d'homme du peuple, déclarant par exemple en 1917 : « Je ne crois pas que nous devions faire un profit aussi indécent avec nos voitures. Un profit raisonnable est juste, mais pas trop. Ma politique est donc de tirer vers le bas le prix de mes véhicules autant que la production le permet, et d'en faire profiter les clients et les salariés. »
La plupart des hommages rendus aux succès de Henry Ford reconnaissent qu'il avait aussi un côté sombre. Nul n'ignore qu'il avait recours à des gangsters violents, la lie de la société capitaliste, pour s'assurer la soumission des ouvriers de son complexe industriel de River Rouge, situé dans la ville de Dearborn, près de Detroit, dans le Michigan. Il a contribué à maintenir « blanche comme neige » Dearborn, une municipalité parmi les plus racistes des États-Unis. Il a lancé une abominable campagne antisémite par l'intermédiaire d'un journal qu'il possédait, ce qui lui valut la reconnaissance du régime nazi et d'être décoré de la grand-croix de l'Aigle allemand en 1938.
Ce côté sombre serait justifié par la « complexité » de sa personnalité et par sa prétendue sénilité, qui l'aurait amené, avec l'âge, à dépendre de plus en plus de son directeur du Service Department (une sorte de milice interne), Harry Bennett, bien que ce dernier n'ait été en fait qu'un pantin malfaisant dont Ford tirait les ficelles.
Henry Ford était certainement quelqu'un de complexe. Né en 1863, il a grandi dans une ferme avant de devenir mécanicien et de fonder un des plus grands trusts du monde moderne, devenu très rapidement un empire mondial. Malgré son langage populiste, Ford a amassé tellement de profits que les bénéfices de la compagnie qu'il a créée alimentent toujours les comptes en banque de sa petite centaine d'héritiers, dont le seul mérite est d'être né au sein d'une des familles de la nouvelle oligarchie industrielle du 20e siècle.
Assurément, Ford a toujours été fasciné par la possibilité de réduire la quantité de travail humain nécessaire pour produire des biens. Ce qui aurait pu être utilisé pour augmenter rapidement et régulièrement le niveau de vie, tout en diminuant les heures de travail. Au lieu de cela, il a employé ses innovations à construire des usines connues pour être des usines où les ouvriers perdaient leur vie à la gagner. Nous voulons donc, du point de vue de la classe ouvrière, donner notre avis sur ce qu'était ce « héros américain » et ce qu'il a fait.
La chaîne d'assemblage : économiser les déplacements et l'énergie
Ford n'a pas été le premier à essayer de rationaliser la production. L'ingénieur américain Frederick Taylor avait commencé dès la fin des années 1880 à étudier la façon d'éliminer les déplacements inutiles des mécaniciens professionnels. À la même époque, une série d'innovations techniques dans la métallurgie facilita l'usinage de pièces de plus en plus grandes. Les premières presses mécaniques firent leur apparition, amenant la standardisation des pièces. Les abattoirs se mirent à utiliser des tapis roulants, donnant naissance à l'industrie alimentaire. Et surtout, la découverte de gisements pétroliers géants au Texas donna aux industriels américains une énergie bon marché et un énorme avantage sur leurs concurrents d'Europe, où pourtant les premières automobiles avaient été développées. Alors, même si la chaîne d'assemblage n'a pas été inventée par Ford, ce qu'il en a fait marque un grand pas en avant pour la productivité du travail humain, et donc - potentiellement - un grand progrès pour la société.
La première chaîne d'assemblage d'automobiles a été mise en place dans l'usine Ford de Highland Park, une petite municipalité enclavée dans Detroit. Auparavant, les grands bâtiments industriels étaient soutenus par des dizaines, voire des centaines de piliers, avec des murs porteurs coupant les ateliers les uns des autres. L'architecte allemand immigré aux États-Unis Albert Kahn (qui, dans les années 1930, dessina les plans de plus de 500 usines en URSS) utilisa du béton armé pour que les deux bâtiments de Highland Park n'aient ni piliers ni murs intérieurs, et supportent les vibrations de presses de plus en plus imposantes. La production d'une automobile devenait presque entièrement réalisable dans un seul bâtiment, ce qui permit à Ford d'éliminer des entreprises sous-traitantes qui lui fournissaient auparavant des pièces du célèbre modèle T.
Quand l'usine de Highland Park ouvrit en 1910, Ford mit en place une chaîne de fabrication, ce que ne faisaient pas ses concurrents. Mais il prit réellement l'avantage sur eux grâce à des innovations dans la production des volants magnétiques. Durant les premières années de production du modèle T, chaque pièce était complètement assemblée par un mécanicien qualifié, ce qui prenait environ 15 minutes. Ford et ses ingénieurs décomposèrent le montage du volant magnétique en 29 opérations pouvant être effectuées par des travailleurs moins qualifiés, le tout prenant 12 minutes. Mais le principal gain de productivité vint lorsque les ouvriers, au lieu de pousser à chaque fois les pièces vers le poste suivant, purent rester statiques pendant que les pièces défilaient devant eux sur un tapis roulant. Le temps de production fut réduit à 7, puis à 5 minutes.
« L'homme qui pose une pièce ne l'attache pas. Celui qui pose un boulon ne pose pas l'écrou. Celui qui visse l'écrou ne le serre pas. » C'était peut-être un baratin un peu exagéré que Henry Ford servait aux ingénieurs qui visitaient son usine, mais cela décrivait un travail décomposé en tâches élémentaires, ne nécessitant pas de qualification.
Ce n'était qu'un début. Rapidement, ce fut au tour des moteurs de se déplacer aussi sur tapis roulant. Puis aux autres pièces de la voiture. Et enfin le châssis équipé du moteur en vint à se déplacer aussi au fil du montage. Les principales pièces étaient construites sur des lignes alimentant plus ou moins directement la chaîne principale, un peu à la façon dont les petites rivières se jettent dans les grands fleuves. Toutes les parties de l'usine étaient connectées entre elles par les chaînes mobiles. Pour la première fois, toute une usine était complètement organisée de façon à ce que, selon les mots de Ford, « le travail aille aux hommes, plutôt qu'ils se déplacent vers le travail ».
En six mois, fin 1913, la productivité des ouvriers de Ford doubla, avant même que ce processus ne fût complètement mis en place. « Chaque pièce se déplace, expliqua Ford. Aucun ouvrier n'a à soulever ou déplacer une pièce. Un principe cardinal de la production de masse est que le travail physique le plus dur est improductif. Économisez dix pas chaque jour pour chacun des 12 000 employés, et vous éviterez de gâcher 80 kilomètres en déplacements et en énergie perdue. »
C'était l'avantage énorme du développement de la chaîne de montage. On avait la possibilité d'alléger la charge de travail, de réduire le temps de travail, d'augmenter les salaires et de réduire les coûts de production. Cela aurait pu rapidement augmenter le niveau de vie, et pas que dans l'industrie automobile.
En fait, les gains considérables de productivité permirent à Ford de diminuer rapidement le prix de son modèle T : de 825 dollars en 1908, quand ces voitures étaient produites dans une sorte de garage agrandi, à 440 dollars en 1914, à la conception de la chaîne d'assemblage à Highland Park ; puis à 345 dollars en 1916, après une rationalisation supplémentaire.
Mais, quel qu'ait été le rythme de diminution des prix, les profits grimpaient encore plus vite. Et seule une petite partie du travail économisé put profiter aux ouvriers.
Les 5 dollars par jour : un paternalisme teinté de puritanisme
Ford cherchait peut-être à économiser l'énergie gâchée, mais il utilisa la chaîne et les innovations qui y étaient associées pour extorquer plus de travail humain. La chaîne ne faisait pas que rationaliser le flux de production, elle déterminait également la vitesse et l'intensité du travail et l'énergie dépensée par les ouvriers, ainsi que la discipline qui leur était imposée. Bien sûr, la chaîne aurait pu tourner moins vite. Mais le capital, en la personne de Henry Ford, décidait de sa vitesse.
Il n'est pas surprenant que les êtres humains soumis à une telle discipline aient été amenés à se rebeller. Un des nombreux ouvriers qui démissionnèrent après une semaine chez Ford se rappelait d'une « forme d'enfer terrestre qui transforme les hommes en robots ». Mais la vitesse n'était pas le seul problème. Les journées étaient longues : neuf heures trente sans pause ; les salaires étaient bas ; et les chefs, dressés eux-mêmes à dresser les ouvriers, faisaient souvent preuve d'arbitraire.
La plupart des ouvriers, confrontés à cette nouvelle chaîne d'assemblage, partaient pour ne jamais revenir. Le turn-over à Highland Park était énorme. À la mise en place de la chaîne en 1913, le bureau du personnel de Ford dut avouer que, pour 100 ouvriers encore présents dans l'usine en décembre, il avait dû en recruter 963 dans l'année.
Cette même année, le syndicat révolutionnaire Industrial Workers of the World (IWW) tourna son attention vers les usines automobiles de Detroit et ses militants animèrent ce qui fut alors la plus grande grève de la jeune histoire de l'automobile : 6 000 grévistes, surtout des ouvriers non qualifiés, paralysèrent l'usine Studebaker.
Confronté à la réticence des ouvriers américains venus de la campagne à se plier aux contraintes de l'usine moderne, Ford se tourna vers les immigrés. C'était sa première tentative d'utilisation d'une main-d'œuvre précaire, plus facilement contrôlable par son encadrement. À la fin de 1913, les immigrants de 22 pays constituaient la moitié des effectifs de Highland Park. La plupart ne parlaient presque pas anglais. Ford croyait peut-être que ces travailleurs n'étaient qu'un rouage démuni de pensée propre au sein d'une immense machine, mais l'absence d'une langue commune montra l'inverse. Cela créa des problèmes pour l'encadrement, et cela introduisit aussi dans les usines Ford des travailleurs ayant connu le mouvement socialiste en Europe.
Entre les problèmes de langue, de mécontentement social, de turn-over important et d'absentéisme élevé, l'accroissement de la production - il est vrai énorme - n'était pas à la hauteur des prévisions de Ford. C'est dans ce contexte, et au milieu d'une crise qui avait atteint la plupart des constructeurs, que Ford annonça en janvier 1914 qu'il paierait un salaire de 5 dollars par jour à ses ouvriers, ce qui était le double ce qu'il payait jusqu'à présent ou de ce que payaient ses concurrents. Il proclama que « c'était la plus grande révolution en faveur des travailleurs dans le monde industriel ». Le New York Times railla son « utopisme ». Ses concurrents publièrent une déclaration commune : « Ford lui-même s'apercevra sûrement qu'il ne peut pas tenir en payant 5 dollars par jour. » En réponse, Ford déclara qu'il en attendait « un meilleur travail, plus efficace » ainsi qu'une « armée de travailleurs contents, prospères et loyaux ».
En fait les 5 dollars n'étaient pas une simple augmentation. Le salaire journalier restait à 2,34 dollars, augmentés d'un bonus de 2,66 dollars qui devait être mérité. Pour mériter le bonus, les travailleurs devaient remplir des critères. Ils devaient être des hommes, les femmes en étant exclues. Ils devaient avoir au moins 22 ans et la plupart du temps être mariés. Les couples étaient poussés à « régulariser leur situation » et « mener une vie sobre et productive », ce qui signifiait ni fumer ni boire. Ils devaient entretenir leur logement ou leur pelouse s'ils vivaient dans une maison. Ils devaient être en bonne santé et prendre des bains régulièrement, ainsi que leurs enfants. Ils devaient avoir un compte en banque, et Ford avait fondé une banque à cet effet. Ils devaient prendre une assurance-vie, de manière, en cas de licenciement ou d'accident du travail, à n'être une charge pour personne, à part pour eux-mêmes. Enfin, ils devaient adhérer à un culte et fréquenter régulièrement une église, sur leur temps libre bien sûr !
Les conditions de l'attribution des 2,66 dollars de bonus étaient vérifiées par des inspections surprises et régulières au domicile des ouvriers. En cas de manquement, Ford leur offrait une « occasion de se réhabiliter », parfois deux... Les inspecteurs étaient membres du Sociology Department de Ford, un service paternaliste dirigé par un pasteur et dont les effectifs passèrent de 50 à 200 personnes avec la mise en place du bonus.
Les travailleurs immigrés devaient prendre des cours d'anglais et de « citoyenneté » le soir après le travail. En cas de réussite, une cérémonie patriotique était organisée, où ils entraient en costume folklorique de leur ancien pays pour en ressortir vêtus en Américains. On leur remettait alors un petit drapeau américain signifiant qu'ils pouvaient alors prétendre au bonus.
Ces règles reflétaient les idées de la bourgeoise réformatrice au début du 20e siècle, ainsi que le puritanisme de la société américaine mâtiné de la morale de l'Amérique rurale qui faisait rimer la moralité avec l'argent. Mais ce n'était pas que le reflet de l'éducation et des idées de Henry Ford. Il s'agissait aussi de former une main-d'œuvre totalement disciplinée, loyale vis-à-vis de l'employeur et liée à lui. Il est vrai que la journée de travail était réduite à huit heures chez Ford mais, au lieu des horaires auparavant en deux équipes de jour, matin et après-midi, l'usine de Highland Park commença à tourner en 3x8, du lundi au samedi. Le réel « génie » de Ford, du point de vue du capital, était le développement à l'extrême de l'exploitation à grande échelle.
Le profit issu du travail à la chaîne investi dans le complexe de River Rouge
En 1915, Highland Park était la plus grande usine d'assemblage au monde, avec presque 400 000 voitures sorties de ses chaînes. Les 13 000 employés produisaient presque 45 % des véhicules construits aux États-Unis cette année-là. Les 299 autres constructeurs automobiles, avec 66 000 salariés, produisaient le reste. Mais, avec des commandes excédant la capacité de production de cette usine, Ford prévoyait de développer un nouveau site industriel, une sorte de méga-usine, River Rouge : un complexe industriel où serait produite une proportion encore plus importante des pièces rentrant dans la fabrication d'une automobile. Ford voulait non seulement y amener le minerai de fer qui y serait transformé en acier, le bois nécessaire à l'époque pour les châssis et l'habillage intérieur des voitures, le charbon pour l'énergie, le plomb pour les batteries ; mais il voulait aussi y produire les pièces qu'il était obligé d'acheter aux sous-traitants pour Highland Park. Ford ne voulait partager ses profits avec personne. Il commençait aussi à envisager de construire des ateliers pour utiliser les sous-produits de toutes ces opérations industrielles : des fours à coke, une usine à gaz, et transformer l'ammoniaque en engrais pour l'agriculture.
Lorsque le complexe de River Rouge sera pleinement en activité, en 1929, il s'étendra sur plus de 800 hectares, on y comptera 23 bâtiments principaux et 70 annexes, desservis par un réseau propre de chemin de fer et un canal permettant à la flotte de vraquiers de Ford d'y naviguer depuis les Grands Lacs. La synchronisation de la production de chaque atelier, qui avait été réalisée dans une usine à Highland Park, sera portée à une tout autre échelle entre usines à River Rouge. Selon un historien, « il fallait environ 33 heures pour y convertir des matières premières en profits ».
Mais transformer des marais en un complexe industriel complètement intégré nécessitait de vastes quantités de capital. À partir de 1915, Ford voulut arrêter tout versement des dividendes générés par Highland Park, pour les utiliser entièrement au financement de River Rouge. Mais il buta sur l'obstacle constitué par ses sept associés, qui détenaient ensemble 41,5 % de la Ford Motor Company et qui préféraient des dividendes immédiats aux plans d'avenir de Ford. Une lutte de trois ans entre capitalistes eut lieu, à coups de bluff, de feintes, de menaces, de coups de poignard dans le dos et de chantage.
En 1917, le rapport de force évolua en faveur de Henry Ford, quand le gouvernement américain qui venait d'entrer en guerre lui commanda des bateaux, à construire sur le site de River Rouge. Ford, qui avait mené campagne contre l'entrée en guerre des États-Unis, convertit immédiatement ses installations en vue de la production de guerre. Ce furent les ingénieurs de l'armée qui asséchèrent les marais et creusèrent le canal qui permit à Ford de faire venir des matières premières d'aussi loin que du bassin du Mississippi. Après la guerre, River Rouge, que l'État avait construit pour produire des bateaux, passa à la production de tracteurs, et pour cela Ford y fit construire des aciéries.
En 1919 Ford trouva un compromis avec ses anciens associés. Il leur rachetait leurs parts pour 106 millions de dollars : c'était un quart de leur valeur. Mais ils n'étaient pas à plaindre puisqu'ils avaient tiré de leur investissement de départ, de 41 000 dollars en 1903, un profit cumulé de 39 millions de dollars, plus les 106 millions que Ford leur accordait pour se débarrasser d'eux. C'était un vrai record historique de rentabilité dans le monde des affaires. Mais Ford avait gagné encore plus.
Outre la propriété entière de son entreprise, Ford avait assez d'argent pour investir 60 millions de dollars dans River Rouge et acheter des mines de fer, de cuivre, de charbon ; des carrières, des forêts et des scieries ; ainsi qu'une flottille de navires et une compagnie ferroviaire. Il lui resta encore assez de millions pour faire construire un manoir grandiose. À une seule exception près, Ford ne fit jamais appel aux banques pour financer ses projets.
Les affaires de la Ford Motor Company dépassaient déjà les limites de l'Amérique du Nord. En 1913 il vendait déjà des véhicules en Amérique du Sud, dans toute l'Europe et en Russie, en Asie, en Océanie, en Afrique du Sud... À la fin de la Première Guerre mondiale, la moitié des voitures dans le monde étaient des modèles T et Ford était le numéro un mondial de la construction automobile. Des usines Ford naissaient à Manchester en Grande-Bretagne, à Cork en Irlande, à Copenhague au Danemark et en France, à côté de Bordeaux.
L'antisémitisme de Henry Ford
En 1919, la vague de grèves qui balaya les États-Unis interrompit à plusieurs reprises les livraisons des fournisseurs de Ford. Le tumulte de la révolution russe s'entendait jusqu'à Detroit. Dans les propres usines de Ford, les militants des IWW et d'autres syndicalistes commençaient à avoir l'oreille des travailleurs. De plus, ses concurrents eux aussi se mettaient à la chaîne d'assemblage, réduisant son avantage compétitif.
Quand Ford voulut accélérer la construction de River Rouge et se tourna vers les plus grandes banques pour un prêt, il s'aperçut qu'elles voulaient toutes leur part des profits à venir. Or Ford ne voulait pas payer ce prix-là. À cette époque, il acheta un journal hebdomadaire, le Dearborn Independent, et commença à s'y faire passer pour un Américain ordinaire en butte à la rapacité des banques. On pouvait y lire : « Les intérêts financiers ont joué un grand et sinistre rôle dans les conditions qui ont amené la guerre. Chacun sait à présent que la paix internationale est menacée par ceux qui possèdent l'or et veulent en tirer du profit partout. »
Mais aux dénonciations des banquiers internationaux par Ford était mêlée une charge contre les Juifs et les bolcheviks. Dans la « page personnelle de mister Ford » de son journal, il écrivait, ou faisait écrire : « Le problème ne vient pas du melting pot, mais des ordures qu'on y met. » Et toujours à propos des Juifs : « Certains refusent d'être assimilés à la grande masse des citoyens, mais restent à part, laids et inassimilables. » Ou encore : « Et que dire de ces étrangers qui nous donnent tant de mal, ces bolcheviks qui entravent notre industrie et perturbent notre vie sociale ? » Dans la bouche de Ford, les Juifs étaient des « bâtards conspirateurs bellicistes insidieux qui fomentent toutes les guerres, les syndicats et les grèves ».
Le Dearborn Independent publia même en feuilleton en 1920 le pamphlet antisémite Les protocoles des sages de Sion (1901), dans une version qui ajoutait à cet écrit de la police secrète tsariste une dénonciation de la révolution russe de 1917.
Le journal mena une campagne pour l'intensification de la répression en cours contre les syndicalistes, les communistes, les socialistes, les IWW, qui formaient tous dans l'esprit de Ford une « conspiration internationale des banquiers juifs ».
River rouge : l'abattoir
Au moment de l'instauration du salaire de 5 dollars par jour, Henry Ford avait déclaré à un journaliste : « Les hommes travaillent pour deux raisons : la paie et la peur de perdre leur emploi. » Plus tard, quand River Rouge produisait à fond, cela faisait longtemps que les 5 dollars par jour n'étaient plus un avantage pour les ouvriers de Ford, comparé aux autres ouvriers de l'automobile. À River Rouge, il ne restait plus que la peur.
En 1919 Ford mit sur pied le Service Department, qui allait faire régner la terreur comme jamais dans une usine américaine. Son chef, Harry Bennett, couvrit le complexe industriel de mouchards qui espionnaient aussi à l'extérieur, dans les cafés, dans les rues, chez les barbiers, etc., faisant passer le Sociology Department de 1914 pour une institution de bienfaisance. Ils étaient complétés par une équipe de gros bras qui patrouillaient dans les bâtiments, menaçant les ouvriers qui ne travaillaient pas assez vite, et parfois les jetant dehors après un passage à tabac. Ces groupes de combat étaient composés d'« étudiants » de l'équipe de football américain de l'université du Michigan, que Bennett gardait à l'université et qu'il appelait si besoin, ainsi que de gangsters. Bennett se portait aussi caution auprès des autorités judiciaires pour faire sortir de prison des meurtriers ou d'anciens boxeurs professionnels grâce à un système de liberté conditionnelle. Ils entraient en action à la moindre grogne des ouvriers. Le New York Times les qualifia de « plus grande organisation paramilitaire privée ». Pour surveiller les militants ouvriers, Bennett reçut l'aide du FBI et de fascistes locaux, dont certains étaient reçus à la table de Henry Ford.
En 1932, les sbires de Bennett faisaient tellement partie du paysage qu'il n'y eut pas de poursuites quand ils tirèrent à la mitrailleuse, devant les photographes et la police, sur une manifestation de chômeurs venus demander du travail aux usines Ford, tuant cinq manifestants et en blessant une soixantaine. Cela donnait une idée de ce qui se passait à l'intérieur.
Ford profite des laissés-pour-compte
Ford a toujours employé les laissés-pour-compte de la société capitaliste, ceux qu'aucun patron ne voulait embaucher et qui lui seraient reconnaissants de le faire. De 1914 à 1919, il embaucha à Highland Park beaucoup d'ouvriers handicapés, qui constituèrent jusqu'à 20 % de la main-d'œuvre. Il embaucha aussi des prostituées condamnées et autres prisonniers, qui ne bénéficiaient d'une liberté conditionnelle qu'aussi longtemps que Ford était content de leur travail.
Des lois restreignant l'immigration au début des années 1920 tarirent le flot de nouveaux venus sur lequel Ford comptait pour faire monter en puissance le complexe de River Rouge. C'est dans ce contexte que Ford se tourna vers les Noirs. En 1917, il n'y avait que 200 Noirs dans toutes les usines Ford, uniquement dans les emplois les plus subalternes ou au nettoyage. En 1919, il y avait des Noirs sur la plupart des postes, y compris de superviseurs. Ford les payait comme les ouvriers blancs. En 1922, plus d'un quart des employés de River Rouge étaient des Noirs. En 1926, avec leurs familles, ils formaient un quart de la communauté noire de Detroit. En 1940, la moitié des ouvriers noirs de Detroit travaillaient pour Ford, la plupart à River Rouge.
Tous les témoignages décrivent les conditions de travail à River Rouge comme étant pires qu'à Highland Park, où elles étaient déjà très dures. La communauté noire appelait le complexe la « maison des meurtres ». La vitesse de la chaîne était accélérée un petit peu chaque semaine. Joe Louis, le champion du monde de boxe de 1937 à 1949, qui y avait travaillé un temps, déclara qu'il n'avait jamais connu de travail plus pénible : « Celui qui touche un salaire chez Ford doit travailler. Le contremaître, le petit chef, la machine l'y obligent. » Un des militants syndicaux de l'époque se rappelait que la ville de Detroit « était pleine d'estropiés qui avaient mis une pancarte dans le dos : made by Ford ».
Mais, à l'époque où peu d'emplois étaient à la portée des Noirs, Ford semblait casser les barrières de cette société raciste, et le faisait réellement. Le recrutement d'ouvriers noirs était organisé pour le compte de Ford par un réseau d'Églises et de notables noirs. Il voulait des ouvriers jeunes, mariés, stables et croyants. Il mettait en compétition les Blancs et les Noirs sur la chaîne. Bill Mc Kie, militant ouvrier du Parti communiste chez Ford et surtout un des dirigeants de la grande grève de 1941, décrit un contremaître blanc hurlant à un ouvrier sur chaîne, blanc aussi : « Allez, bouge ! Tu ne vas pas laisser ce nègre prendre de l'avance sur toi ! » ; pendant qu'il menaçait l'ouvrier noir : « Si tu ne vas pas aussi vite que ce Blanc, tu risques ta place. » Ford gagnait sur tous les tableaux.
Le pitoyable paternalisme de Ford atteignit de nouveaux sommets de cynisme avec l'embauche d'ouvriers noirs. D'un côté, il affirmait : « Le Noir est un être humain, un citoyen américain, et en tant qu'être humain il a le droit de jouir de ses droits humains naturels. » Et ajoutait : « Quand il y a assez d'emplois, quand chaque homme a la chance de faire le travail pour lequel il est qualifié, et quand il reçoit un salaire amenant la sécurité pour sa famille, il n'y a pas de problème racial. » Mais, pratiquement dans le même souffle, Ford déclarait : « Les barrières raciales sont permanentes. La nature punit de destruction la transgression. Les différences raciales rendent l'assimilation, sous-entendue par « l'égalité » sociale, impossible pour les éléments africains et asiatiques de la population. » En réalité, le Blanc d'un côté et le Noir de l'autre : c'était la version qu'avait Ford du vieux mensonge ségrégationniste : « séparés mais égaux ».
Achetant des terrains et utilisant son influence politique dans l'agglomération de Detroit, Ford réussit à faire d'Inkster une municipalité à part entière en 1926, pour y loger ses ouvriers noirs ; et à étendre en 1928 les limites de la ville de Dearborn, peuplée de Blancs et dont son cousin était le maire, sur le territoire de laquelle se trouvait River Rouge. Ford s'arrangea pour qu'une bande de terrains non constructibles sépare les deux municipalités.
Le territoire d'Inkster n'était pas viabilisé. Se prétendant humaniste, Ford paya pour la création de réseaux d'eau, d'égouts, d'électricité. Puis il ponctionna les salaires de ses ouvriers noirs qui y habitaient pour se rembourser, les privant jusqu'à 80 % de leur paye suivant la taille de leur famille. Pour qu'ils survivent tout de même, il leur donna des semences pour qu'ils fassent pousser leur nourriture. Finalement, l'aménagement d'Inkster fut réalisé par les ouvriers de Ford, sur leur temps libre ou quand ils étaient au chômage.
La communauté noire n'était pas dupe de Ford. Mais les Noirs n'avaient pas de raisons de faire plus confiance à qui que ce soit d'autre dans cette société raciste, y compris au mouvement syndical, qui n'organisait au départ que des Blancs et qui était hostile aux ouvriers noirs. À de rares exceptions près, l'American Federation of Labor (AFL) ne syndiquait pas de Noirs, et dans bien des cas cela signifiait empêcher leur embauche en vertu du système de contrats collectifs exclusifs (closed shop). L'AFL ne fit pas grand-chose pour s'opposer à la croissance de l'organisation raciste du Ku Klux Klan dans le Nord, et parfois des syndicats étaient même directement liés au Klan, même si le Klan essayait souvent de s'opposer au mouvement ouvrier.
L'hostilité du mouvement syndical envers les Noirs joua un rôle important dans l'émeute raciale d'East Saint Louis, dans l'Illinois, en 1917. Des syndicalistes blancs faisaient partie de la foule qui tua entre 100 et 200 Noirs - les autorités n'ayant pas décompté les victimes - pendant que 9 Blancs y laissèrent leur vie. 6 000 Noirs furent sans abri après que leur quartier eut été incendié. Detroit était peut-être à 850 kilomètres de là, mais ces atrocités ont frappé les Noirs dans tout le pays.
Ford fomente une émeute raciale pour contrer la grève
En 1937, devant la mobilisation croissante des travailleurs et l'occupation de leurs usines, les constructeurs General Motors et Chrysler durent céder et reconnaître le syndicat de l'automobile UAW, membre de la nouvelle confédération CIO issue de l'AFL. Ford réagit en montant les ouvriers blancs contre les travailleurs noirs à River Rouge. Au plus profond de la récession, il embaucha 7 500 Noirs et licencia 15 000 Blancs. Plus de 4 000 travailleurs, Noirs et Blancs, soupçonnés d'activité syndicale furent licenciés en quelques mois. La chasse aux syndiqués était telle qu'un militant du Parti communiste notait que plus personne ne parlait à qui que ce soit, et surtout pas à la personne travaillant juste à côté, de peur d'être dénoncé ou qu'une rumeur amène à être le prochain à être viré. Selon Bennett lui-même, près de 10 % des salariés de River Rouge étaient des mouchards permettant à Ford de garder le contrôle de « son » complexe industriel et d'imposer l'« obéissance ».
Il y avait peut-être de l'« obéissance » en surface mais, en dessous, le magma de la colère bouillonnait, annonçant l'éruption. Le Parti communiste qui disposait d'un réseau de militants, Blancs et Noirs, dans l'usine, accroissait son influence et constituait de petits groupes de travailleurs qui voulaient construire un syndicat. Des organisations noires luttant contre le racisme, et mêmes certaines Églises noires, commençaient à s'opposer à l'influence de Ford parmi les Noirs en dénonçant son paternalisme pour ce qu'il était : la mentalité raciste d'un esclavagiste.
Le volcan de River Rouge explosa finalement le 2 avril 1941 et toutes les machinations de Ford, toute la brutalité avec laquelle il imposait l'obéissance n'y purent rien. Les ouvriers grévistes sortirent d'un bâtiment, allèrent au suivant et entraînèrent d'autres travailleurs à les rejoindre. Ce complexe industriel, tellement organisé et synchronisé, qui avait longtemps semblé fonctionner indépendamment de ce que pensaient ses 80 000 travailleurs, était soudain paralysé. Ford en perdit le contrôle. Les grévistes sortirent et en voiture ils encerclèrent le site avec un piquet de grève mobile. À l'intérieur tout était figé : les matières premières ne rentraient plus et les profits ne sortaient plus.
Plusieurs milliers de travailleurs noirs restèrent dans l'usine. Les voyous du Service Department dirent aux travailleurs noirs de la fonderie - un atelier presque entièrement noir - que les Blancs à l'extérieur voulaient les tuer. Ils les poussèrent à devenir des briseurs de grève et à attaquer les piquets de grève. En réponse, des grévistes Blancs attaquèrent une voiture de Noirs à proximité de l'usine.
Ford n'a peut-être pas eu de responsabilité directe dans la terrible émeute raciale qui a secoué Detroit deux ans plus tard mais, en essayant de monter les travailleurs blancs contre les Noirs, il a certainement ajouté à la haine meurtrière qui a alors éclaté. Quoi qu'il en soit, Ford n'a pas pu détruire la grève. Si la plupart des ouvriers noirs en sont restés à l'écart, ils n'ont pas non plus apporté leur soutien à Ford. Et finalement ils sont presque tous sortis de l'usine.
Ayant fait son possible pour empêcher les travailleurs de contester son autorité en se syndiquant et fait tout ce qu'un individu pouvait faire pour déclencher une émeute raciale, Ford, entraînant Bennett, a dû changer son fusil d'épaule. Un compromis fut passé entre le syndicat et Ford, par-dessus la tête des travailleurs. Ford proposa que chaque salarié de River Rouge adhère à l'UAW, et qu'une retenue sur salaire soit collectée par lui pour être versée ensuite au syndicat à titre de cotisation. Ainsi le syndicat dépendrait de Ford, et non de ses adhérents. C'était la première fois qu'une entreprise finançait ainsi un syndicat. En échange, le syndicat promit que les « troubles qui touchaient les autres usines seraient évités », se chargeant implicitement d'empêcher les ouvriers de participer à des grèves « non autorisées ». Ce type de contrat est aussi une invention à mettre au crédit de Henry Ford, au bénéfice de la Ford Motor Company et à celui des autres entreprises qui l'imitèrent.
Ces mots sur du papier n'ont pas mis fin à eux seuls aux mobilisations des travailleurs, qui ont parfois pris leurs intérêts directement en main. Mais cet accord de 1941, excluant la participation et les intérêts des ouvriers, était un cadre de collaboration au bénéfice mutuel de l'entreprise et de l'appareil syndical. Cette relation a subsisté jusqu'à nos jours. Henry Ford n'a finalement pas été capable de s'assurer la « loyauté » de ses ouvriers au-delà de quelques années, mais il a mis sur pied un système les mettant en échec, loyaux ou pas.
Après la grève de 1941, Ford arrêta immédiatement l'embauche d'ouvriers noirs, exprimant ouvertement sa colère contre « ses » travailleurs qui n'avaient pas été « loyaux ». Sa bienveillance avait des limites. Plus discrètement, l'UAW ne fit rien pour honorer sa promesse que les Noirs seraient égaux aux Blancs dans le syndicat, comme l'atteste depuis la longue lutte des militants syndicalistes noirs pour avoir voix au chapitre.
La Ford Motor Company, une entreprise familiale
Henry Ford a mis en place les structures permettant à sa famille de garder le contrôle de l'entreprise jusqu'à nos jours. En 1936, juste après l'instauration d'un impôt progressif sur les revenus, il établit la fondation Ford avec son fils Edsel. Cette fondation à « but non lucratif » engrangea les bénéfices, évitant à Ford, à sa femme et à son fils de payer des impôts sur les profits gigantesques de la période de la crise et de la Deuxième Guerre mondiale. Il finit par donner à sa fondation 95 % des parts de la Ford Motor Company, ne gardant que 5 % pour lui et sa famille. Mais ces 5 % lui donnaient 100 % des droits de vote au sein de l'entreprise.
La fondation Ford finança une multitude de projets qui tenaient à cœur à son fondateur et le mettait en valeur : un hôpital, un musée, des recherches agronomiques sur le soja, le tournesol et le maïs en vue de trouver des substituts aux minerais et au pétrole, etc.
À la mort de Henry Ford en 1947, sa famille avait le contrôle complet d'une entreprise générant des masses de profits. Mais la troisième et la quatrième génération d'héritiers ne pouvaient pas réellement tirer des bénéfices de ce contrôle, en tout cas pas de la façon dont une famille de la grande bourgeoisie aurait pu le faire, car 95 % des dividendes allaient à la fondation. D'autant plus que les terres agricoles proches de Detroit servant aux recherches agronomiques de la fondation auraient pu rapporter gros dans une période d'expansion urbaine.
Il ne fallut pas attendre longtemps pour que les héritiers fassent courir le bruit qu'Henry Ford était sénile quand il rédigea son testament. Une excuse bien commode également pour disserter sur la dictature qu'il imposa aux ouvriers de River Rouge et sur ses frasques antisémites. Après des années de procédure judiciaire, les avocats de la troisième génération et de la banque Goldman Sachs trouvèrent un moyen légal pour introduire l'entreprise en Bourse. La famille captait désormais 12,5 % des dividendes, mais n'avait plus que 40 % des droits de vote, ce qui suffisait pour en garder le contrôle.
La recherche du profit immédiat se fit au détriment de l'activité productive. River Rouge fut négligé et son avance technologique dépassée. Les bénéfices qui auraient pu être utilisés pour moderniser le complexe alimentaient surtout les actionnaires, dont la famille Ford.
Gardant en mémoire les capacités d'une telle concentration ouvrière d'arrêter soudainement la machine à profit, la direction commença dès la fin des années 1950 à reporter la production sur de nouvelles usines, tout d'abord proches, puis plus lointaines quand les villes et les États du pays rentrèrent en compétition à coups de cadeaux fiscaux pour inciter les entreprises à investir chez eux.
Le complexe industriel hautement intégré et incroyablement efficace bâti par Henry Ford laissa place à une collection complètement irrationnelle de sites de production éloignés, requérant bien plus de stocks, de transports et de temps pour coopérer, avec un impact environnemental accru. Ce qui avait été un modèle d'ensemble technologique, le plus développé du monde industriel, devint une coquille vide. River Rouge, si synchronisé, était démantelé pour assurer le train de vie dispendieux des Ford des troisième, quatrième, cinquième et sixième générations.
Les gains de productivité pourraient faire prospérer l'humanité
Soixante ans après la mise en route de River Rouge, quand on demanda aux dirigeants de Toyota quel était le « secret » de la productivité et de l'efficacité japonaises, particulièrement de la production à flux tendu avec zéro stock, Eiji Toyoda répondit : « Il n'y a pas de secret sur comment nous avons appris à le faire... Nous l'avons appris à River Rouge. »
Ce qu'a démontré Ford en planifiant et centralisant la production, même dans les limites de l'usine de Highland Park ou du complexe de River Rouge, aurait pu amener des progrès très rapides. Il a montré que la production de masse permettait d'économiser beaucoup de travail humain.
Mais ce qu'il a aussi démontré, c'est qu'en régime capitaliste le produit de ces avancées ne peut être que perverti aux mains d'une toute petite minorité ; et dans le cas de River Rouge, dans les mains cupides d'une famille dont l'avidité de profits a presque entièrement détruit les capacités de production que Ford lui-même avait construites.
En 1914, à l'époque où Ford développait la chaîne d'assemblage, Lénine écrivait à propos du taylorisme, un système proche de celui que Ford mettait en place : « La production à grande échelle, la mécanisation, les chemins de fer, le téléphone, tout cela offre des milliers d'occasions de réduire aux trois quarts le temps de travail des ouvriers et de les rendre quatre fois plus productifs qu'aujourd'hui. [Mais] le capital organise et rationalise le travail d'usine dans le but d'accroître l'exploitation des travailleurs et d'augmenter les profits. Dans la production sociale le chaos continue de régner et de croître, menant à des crises quand la richesse accumulée ne trouve plus d'acquéreurs et quand des millions d'ouvriers ont faim car ils n'ont pas de travail. » Il ajoutait : « Le taylorisme - sans que ses imitateurs le sachent ou le veuillent - prépare la période où le prolétariat socialisera toute la production et chargera ses propres comités de travailleurs de distribuer et de rationaliser tout le travail social. »
Ce que Ford a développé et utilisé contre ses ouvriers, ce que la Ford Motor Company, toujours entre les mains de ses héritiers, continue à faire, démontre la nécessité pour le prolétariat d'arracher le contrôle de la production à cette toute petite minorité, de façon à ce que le travail social soit réparti d'une façon vraiment rationnelle et que la productivité que permet la production de masse soit utilisée au bénéfice de toute la société.