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Corée du Sud : la poigne de fer de la « démocratie » des chaebols
Avec ses 52 millions d'habitants et son territoire de moins de 100 000 km2, entre la Chine et le Japon, la Corée du Sud est présentée comme un modèle de réussite capitaliste, tant sur le plan économique que politique.
Sur le plan économique, les médias occidentaux soulignent le fait que, bien que la Corée du Sud soit arrivée tard sur la scène industrielle mondiale - puisqu'elle n'a rejoint l'OCDE, le club des pays industrialisés, qu'en 1996 -, sa production industrielle par habitant est l'une des plus élevées au monde. Ses deux principaux constructeurs automobiles, Hyundai et Kia, sont connus du grand public dans le monde entier. Samsung, son plus grand groupe électronique, est à la fois le principal concurrent d'Apple sur le marché mondial de la téléphonie mobile et le numéro un mondial de la fabrication des semi-conducteurs. C'est également des chantiers sud-coréens de Hyundai, Samsung ou Daewoo que sortent les navires les plus gigantesques de la planète. Mais, bien entendu, les commentateurs qui encensent le « modèle » sud-coréen se gardent bien de rappeler comment ce pays en est arrivé à un tel développement économique, et en particulier le prix exorbitant qu'a dû payer pour cela sa classe ouvrière, prix qu'elle continue à payer.
Sur le plan politique, ces mêmes médias parlent de la Corée du Sud comme d'une démocratie qui se situerait aux antipodes de la dictature opaque nord-coréenne. Mais ce qu'ils oublient, c'est que, sans le soulèvement ouvrier de la fin des années 1980, la Corée du Sud serait restée sous le joug de la longue lignée de dictateurs militaires mise en place par les armées impérialistes occidentales en 1946. De même, les médias ne disent rien des étroites limites actuelles de cette « démocratie », ni des moyens répressifs mis en œuvre par l'appareil d'État sud-coréen pour imposer à la classe ouvrière la poigne de fer d'un petit groupe de grands conglomérats.
Que signifie réellement cette « réussite capitaliste » pour la classe ouvrière sud-coréenne en général, et pour ses militants en particulier ? C'est à cette question que cet article va tenter de répondre.
L'ombre persistante d'une guerre froide...
La guerre froide a officiellement pris fin il y a 24 ans avec l'effondrement de l'Union soviétique. Mais son influence pèse encore si lourd sur les institutions et la scène politique sud-coréennes qu'il est nécessaire de revenir sur la naissance de ce pays, avec la partition de la Corée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.
En fait, cette partition de la Corée fut d'abord le premier d'une série d'événements qui devaient aboutir à la guerre froide, avant de devenir par la suite une cause récurrente de conflit.
La Corée, qui avait été une colonie japonaise depuis 1905, faisait partie des restes de l'empire japonais que les Alliés entendaient se partager. Au début, il était prévu de la placer sous administration conjointe des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l'URSS et de la Chine pour une période de vingt à trente ans, avant de lui accorder son indépendance. Mais les événements prirent un autre tour. En août 1945, l'Armée rouge progressait rapidement depuis le nord de la Corée, alors même qu'aucun soldat américain n'avait encore mis le pied dans le pays. Les dirigeants américains déclarèrent alors unilatéralement que la Corée serait divisée « provisoirement » par le 38e parallèle : une zone d'influence soviétique serait créée dans le nord déjà occupé par l'Armée rouge, tandis que le sud deviendrait zone d'influence américaine. Et, peu après, les troupes américaines débarquèrent au sud pour organiser la reddition des forces d'occupation japonaises.
Environ un tiers de la population se retrouva ainsi dans la zone nord sous un régime formé par une alliance issue de la résistance à l'occupation japonaise dont la composante dominante était le Parti communiste. Quant à la zone sud, elle se vit rapidement imposer par les États-Unis un régime aussi anticommuniste que brutal, formé à partir du personnel coréen qui avait servi dans l'appareil d'État colonial du Japon impérial. Et, en février 1946, un gouvernement intérimaire entra en fonction à Séoul, avec à sa tête Syngman Rhee, un cheval de retour de la politique, anticommuniste et bien connu des cercles dirigeants américains.
Mais peu après, en septembre 1946, le mécontentement social éclata sous la forme d'une grève générale entraînant 250 000 travailleurs dans tout le pays. Il fallut pas moins de trois mois aux troupes américaines et coréennes pour venir à bout du mouvement. Ce fut un bain de sang. Plus d'un millier de grévistes furent assassinés et 30 000 autres arrêtés. Certains des militants qui réussirent à échapper à la répression passèrent au nord, mais beaucoup reprirent la lutte armée dans les maquis, comme au temps de l'occupation japonaise, où ils la poursuivirent pendant quatre autres années.
Puis vint le début de la guerre froide. En août 1948, alors qu'en Chine, le régime de Tchang Kai-Chek qu'ils soutenaient menaçait de s'effondrer face à l'armée paysanne de Mao, les dirigeants américains décidèrent de rendre la division de la Corée permanente. Le gouvernement de Syngman Rhee devint la seule autorité coréenne officiellement reconnue par les puissances occidentales. Son régime était tout aussi dictatorial que l'ordre colonial jadis imposé par les Japonais, à ceci près qu'il avait désormais le soutien des États-Unis et que l'objectif qui lui était assigné était clairement de reprendre de force le contrôle du nord du pays pour leur compte.
Mais les dirigeants nord-coréens furent les plus rapides, en envahissant le sud, en juin 1950. Il semblerait qu'ils aient tablé sur le fait que l'armée américaine ne prendrait pas le risque d'intervenir, à la fois parce qu'elle était déjà occupée à protéger la retraite de Tchang Kai-Chek à Taïwan, suite à la victoire de Mao, mais aussi parce que les troupes du nord avaient toutes chances de rencontrer un soutien populaire massif dans le sud, ce qui fut effectivement le cas.
Quoi qu'il en soit, leur calcul se révéla erroné. Pour les États-Unis, il n'était plus question de tolérer la moindre concession à un régime susceptible de rejoindre la sphère d'influence soviétique. Ils ripostèrent en mobilisant une coalition impérialiste, dans laquelle la Grande-Bretagne tint la seconde place, et obtinrent de l'ONU qu'elle donne son aval à l'intervention. Et la coalition finit par repousser les troupes nord-coréennes au-delà du 38e parallèle, non sans difficultés d'ailleurs.
À ce stade, les dirigeants américains estimèrent qu'ils pouvaient en finir avec la Corée du Nord. Et sans la contre-offensive massive lancée par l'armée chinoise, qui stoppa les forces impérialistes, le pays aurait certainement été réunifié, mais sous la dictature de Syngman Rhee, qui était alors occupé à « nettoyer » Séoul de toute opposition, dans un bain de sang qui fit 100 000 morts d'après les archives militaires américaines.
Finalement, les dirigeants américains retirèrent leurs troupes au sud du 38e parallèle. On estima qu'au moment de la signature de l'armistice, en juillet 1953, le conflit avait fait 900 000 victimes militaires et 1,5 million de victimes civiles, principalement au nord, du fait du contrôle total exercé par la coalition impérialiste sur l'espace aérien.
... qui n'a jamais cessé
En un certain sens, la guerre de Corée n'a jamais vraiment pris fin. La Corée du Sud ne signa pas l'armistice de 1953 et elle continue à revendiquer la souveraineté sur le territoire du nord. D'après ses autorités et ses institutions, le pays continue à vivre sous la menace permanente d'une attaque venant du nord et c'est ce que l'on enseigne aux enfants à l'école dès leur plus jeune âge.
Mais cet usage obsessionnel de l'épouvantail nord-coréen est d'abord et avant tout un instrument de contrôle social et politique sur la population en général, et sur la classe ouvrière en particulier, tout en permettant de justifier un énorme appareil de répression.
D'ailleurs, de toute évidence, les capitalistes sud-coréens eux-mêmes ne sont pas trop inquiets d'une éventuelle menace venant du nord. C'est ce qu'illustre, entre autres choses, la Région Industrielle de Kaesong, qui est en fonction depuis 2004. Il s'agit d'une enclave sud-coréenne en plein territoire nord-coréen, à environ 10 km au nord de la zone démilitarisée qui sépare les deux pays. Elle a été concédée à la Corée du Sud pour une durée de 50 ans afin de permettre aux entreprises de ce pays de profiter du faible coût de la main-d'œuvre du Nord. En 2014, plus de 50 000 travailleurs nord-coréens y étaient employés dans 123 usines sud-coréennes, sous la surveillance de quelques centaines de cadres sud-coréens qui traversaient la frontière tous les jours. Autrement dit, pour les capitalistes du Sud, les affaires sont les affaires, quelle que soit la menace supposée que représenterait la Corée du Nord.
Mais cela n'empêche pas l'épouvantail nord-coréen de continuer à justifier l'existence d'un appareil militaire pléthorique, tout comme au temps de la dictature. Aujourd'hui, la Corée du Sud arrive en 26e position dans le monde en terme de population. Mais son armée occupe le 6e rang mondial en terme d'effectifs sous l'uniforme et même la 2e place en terme d'effectifs de réserve. En tout, l'armée sud-coréenne absorbe 15 % des dépenses publiques du pays, soit un montant bien supérieur à la totalité du PIB du prétendu ennemi nord-coréen.
Il y a toutefois une certaine logique derrière cette aberration. Le service militaire obligatoire de deux ans imposé aux jeunes travailleurs est fort apprécié par les entreprises sud-coréennes : certains travailleurs sont en effet affectés à faire leur service en usine, fournissant au patronat un flux régulier de recrues qui sont tenues à la même discipline que si elles étaient dans une base militaire. L'armée est également appréciée comme un organe qui, pour reprendre les termes d'un journal patronal, « forme une main-d'œuvre qualifiée possédant un sens élevé de ses devoirs », autrement dit, une main-d'œuvre malléable. Et pourtant, même si, comme toutes les armées du monde, elle se targue de briser les fortes têtes, il semble que l'armée sud-coréenne ne soit pas si efficace qu'elle le prétend, si l'on en juge par la combativité infatigable de la classe ouvrière sud-coréenne !
D'autres raisons expliquent la taille disproportionnée de l'armée. Une couche importante de la bureaucratie d'État doit son statut social à ses liens avec l'armée ce qui, là aussi, n'a guère changé depuis l'époque de la dictature. Qui plus est, les contrats passés par cette armée pléthorique constituent un fromage énorme pour les marchands d'armes, tant locaux que des pays impérialistes, principalement des États-Unis.
En plus de cette armée démesurée, 29 000 soldats américains sont toujours stationnés sur huit sites différents dans le pays, et cela 62 ans après la fin officielle de la guerre de Corée ! De plus, la Corée du Sud doit supporter une partie de la charge financière du maintien de ces troupes sur son territoire, comme le ferait un pays occupé, pour un coût annuel équivalent à 3 % d'un budget militaire déjà considérable.
Autre reste de la guerre de Corée, l'armée américaine conserve dans le pays un centre de commandement régional permanent, qui est prêt à prendre le contrôle direct de l'armée sud-coréenne en cas de conflit. Normalement cet arrangement devrait prendre fin en décembre 2015, après quoi l'armée sud-coréenne serait censée redevenir pleinement indépendante. Mais les gouvernements successifs ont tenté de convaincre les États-Unis de repousser cette échéance, sans doute parce qu'ils craignaient que ceux-ci cessent de considérer la Corée du Sud comme un pion suffisamment important sur l'échiquier impérialiste régional pour continuer à lui servir de protecteurs, en particulier dans les conflits territoriaux récurrents qui l'opposent au Japon.
L'anticommunisme institutionnalisé
Politiquement, l'épouvantail nord-coréen sert de multiples manières les intérêts de la bourgeoisie et de son État, notamment pour éliminer ou au moins neutraliser toute opposition « indésirable » au régime en place. C'était, bien sûr, le cas aux temps de la dictature mais cela reste tout aussi vrai, sous le régime démocratique de la Corée du Sud actuelle.
Le mot « communisme » demeure interdit en Corée du Sud, en tant que signe de trahison. Il est illégal pour une organisation politique de l'utiliser dans son nom ou dans sa propagande. Ce n'est que relativement récemment que la publication de traductions coréennes de classiques du marxisme est devenue possible, mais uniquement dans la mesure où ces textes n'évoquent ni événements récents ni le mouvement communiste coréen ou régional. Toute publication actuelle doit encore faire l'objet de mille précautions éditoriales pour éviter des poursuites.
À Séoul, capitale du pays, des affiches discrètes apposées dans les transports en commun invitent toujours les citoyens « responsables » à contacter anonymement un numéro de téléphone pour rapporter tout comportement « subversif ». Et en cas de condamnation pour « trahison », la loi prévoit encore explicitement non seulement de lourdes peines de prison, mais même la peine de mort. Et bien que cette dernière n'ait pas été prononcée depuis la fin de la dictature, la menace continue de peser comme une épée de Damoclès au-dessus de toute organisation communiste.
L'instrument sur lequel s'appuie la répression anticommunistes est la Loi sur la sécurité nationale (LSN), qui fut adoptée sous la dictature de Syngman Rhee, en décembre 1948, et pratiquement pas modifiée depuis. Sous la dictature, cette loi avait permis d'arrêter, d'incarcérer, de torturer et même d'exécuter des milliers de militants, afin d'écraser toute forme d'opposition, tant politique que syndicale. Toute personne suspectée de sympathies pour le Nord, voire ne manifestant pas assez d'enthousiasme pour condamner son régime, pouvait être accusée d'espionnage, tombant par là même automatiquement sous le coup de la LSN. Le suspect était alors pris en main par la bien nommée KCIA (la CIA coréenne), organisation des plus opaques dont le rôle était précisément de faire respecter cette législation de la guerre froide.
Cet appareil d'État brutal et répressif resta en place après la fin de la dictature, pour ainsi dire sans subir de changements. Après plusieurs changements de nom, la KCIA fut rebaptisée Service national d'information (NIS), mais sa nature n'a guère changé, pas plus que celle de la LSN qui, elle, n'a même pas changé de nom. L'anticommunisme virulent de la guerre froide est demeuré un élément essentiel de l'arsenal répressif de l'État, tout spécialement après l'arrivée au pouvoir du président Lee Myung-bak, au début de la crise bancaire actuelle.
Ainsi, dans un rapport publié en 2012, Amnesty International indiquait que le nombre de nouvelles infractions tombant sous le coup de la LSN avait augmenté chaque année, passant de 46 en 2008 à 90 en 2011. Ce rapport notait que les tribunaux se montraient sans doute moins enclins que par le passé à prendre pour argent comptant les preuves douteuses de l'accusation. Mais, ajoutait-il, cela n'empêchait pas les instructions de prendre souvent des années avant d'aboutir à un procès, pendant lesquelles les prévenus faisaient l'objet de mesures d'emprisonnement répétées.
Ce rapport d'Amnesty mentionnait par exemple le cas de Kim Myeong-soo, libraire mis en accusation en vertu de la LSN en 2007 pour avoir vendu 300 livres « dans l'intention de menacer l'existence et la sécurité de l'État ». Parmi ces livres, il y avait une biographie de Marx et le livre d'Edgar Snow Étoile rouge sur la Chine. Lors de son procès en première instance, l'accusé démontra que tous les livres incriminés pouvaient être consultés librement à la bibliothèque de l'Assemblée nationale, et il fut relaxé. Mais après appel du Parquet, il fut finalement condamné à six mois de prison avec sursis avec deux ans de mise à l'épreuve.
Amnesty International citait un autre cas significatif, celui de la Ligue socialiste des travailleurs (LST), une petite organisation d'extrême gauche formée en 2008. Six mois après sa création, huit de ses responsables furent mis en accusation en vertu de la LSN, pour avoir « répandu ou été l'origine d'un mouvement de rébellion contre l'État ». Les seules « preuves » de l'accusation étaient la participation de la LST à un vaste mouvement de protestations contre le gouvernement durant l'été et des tracts qu'elle avait diffusés à l'occasion de grèves dans l'automobile et le bâtiment. Malgré cela, les huit accusés furent condamnés en 2012 à des peines d'un à deux ans de prison avec sursis, assorties de périodes de mise à l'épreuve de deux à trois ans. Le fait que les militants de la LST aient été à tout moment susceptibles d'être l'objet de poursuites priva le groupe de toute possibilité d'avoir une activité publique et il dut s'auto-dissoudre, pour le seul crime d'avoir exprimé son opposition au gouvernement et, surtout sans doute, pour avoir défendu la nécessité pour la classe ouvrière de riposter aux attaques du patronat.
Aujourd'hui, il se pourrait que cet arsenal répressif soit encore durci. Ainsi, le quotidien progressiste coréen Hankyoreh publiait le 21 janvier 2015 un article intitulé « Un pas de plus en arrière vers la dictature », dans lequel il indiquait notamment : « Lors d'une conférence de presse qui s'est tenue à la Maison-Bleue [équivalent sud-coréen de la Maison-Blanche américaine] à laquelle participaient des représentants de huit agences de sécurité, le Ministre [de l'intérieur] a fait état d'un projet visant à établir une base légale afin d'empêcher la création et les activités de groupes qui, selon les tribunaux, aideraient l'ennemi ou seraient hostiles à l'État. Aux sanctions existantes s'appliquant à des délits constatés, ce projet ajouterait une réponse préventive. Dans une étape ultérieure, le ministère envisage d'ordonner la dissolution des groupes qui aident l'ennemi et d'amender la loi sur la sécurité nationale afin de définir les peines qu'encourrait un groupe défiant un tel ordre de dissolution. »
Le cas du Parti progressiste unifié
La phrase-clé, ici, est celle sur la « réponse préventive ». En fait, avant même d'avoir amendé la LSN, l'État avait déjà fait usage d'une telle « réponse préventive ». Ce fut notamment le cas avec l'interdiction du Parti progressiste unifié (PPU).
Le PPU fut créé en 2011 par la fusion de plusieurs petits partis réformistes de gauche. Le plus important de ces partis sur le plan électoral et le seul ayant une présence militante sur le terrain, en particulier dans la classe ouvrière, était le Parti travailliste démocratique coréen, l'aile politique de la Confédération coréenne des syndicats (connue sous son acronyme anglais de KCTU), formée par les syndicats issus de l'explosion ouvrière des années 1980.
Lors des élections législatives de 2012, le PPU avait obtenu 2,2 millions de voix, soit 10,3 % des suffrages. Cependant, du fait de la façon dont le système électoral favorise les grands partis, il ne gagna que 13 des 300 sièges du Parlement, tandis que le parti de droite Saenuri (Parti de la nouvelle frontière) et le Parti démocrate, plus libéral, se partageaient 279 sièges. Le PPU devint quand même le troisième parti au Parlement.
Le PPU ne constituait donc guère une menace pour le régime autoritaire du parti Saenuri, pas plus dans l'arène parlementaire qu'à l'extérieur, à un moment où la lutte des classes marquait le pas. Cela n'empêcha pas la présidente Park Geun-hye de se lancer dans une offensive en règle contre le PPU.
En août 2013, les services secrets (Service national d'information, NIS) perquisitionnèrent le domicile et les bureaux d'une dizaine de responsables du PPU. Huit d'entre eux, dont le député Lee Seok-ki, furent incarcérés. Ils furent accusés de nourrir des sympathies avec l'ennemi, d'avoir fait son apologie et d'avoir participé à une conspiration visant à l'organisation d'une insurrection. L'accusation s'appuyait sur une allégation du NIS, selon laquelle Lee Seok-ki aurait présidé une réunion secrète d'une organisation subversive clandestine préparant le renversement du gouvernement. Un procès hystérique s'ensuivit, doublé d'une campagne médiatique destinée à dénoncer les liens supposés de Lee avec la Corée du Nord, accusation qui fut pourtant abandonnée plus tard par le NIS lui-même lors des audiences.
Lors du procès, il apparut que le dossier du NIS s'appuyait exclusivement sur la transcription d'un discours de Lee Seok-ki. Cela n'empêcha pas celui-ci d'être condamné à 12 ans de prison en première instance. Mais en août 2014, la cour d'appel de Séoul, estimant que les paroles de Lee avaient été grossièrement déformées, abandonna l'accusation de conspiration visant à renverser le gouvernement. Toutefois, malgré l'absence de toute autre preuve, elle confirma l'accusation d'incitation à l'insurrection et d'infraction à la LSN, de sorte que Lee et ses co-accusés restent derrière les barreaux en attendant que la Cour suprême statue sur leur pourvoi.
Le fait que cette affaire ait été manifestement fabriquée de toutes pièces par le NIS n'empêcha pas Park Geun-hye d'obtenir de la Cour constitutionnelle qu'elle prononce l'interdiction du PPU, la déchéance de ses députés et qu'elle déclare illégale toute manifestation ou prise de position publique contre ces décisions !
Pour le parti au pouvoir, ce geste spectaculaire servait deux objectifs. D'abord, bien sûr, il permettait de renforcer l'idée que la Corée du Nord constituait une menace immédiate, et de justifier par là même sa démagogie agressive, face à la politique de normalisation des relations entre les deux pays défendue par le Parti démocrate. Mais son principal objectif était sans doute d'isoler la KCTU, dont le seul organe politique était le PPU, et, d'une façon plus générale, de priver la classe ouvrière de toute possibilité d'intervention sur la scène politique, dans un contexte où la crise économique se poursuit.
L'Etat des chaebols
Durant les quatre décennies de dictature, ce fut cette atmosphère de guerre froide, combinant l'anticommunisme à un état de siège permanent face à la menace supposée de l'épouvantail nord-coréen, qui permit à la bourgeoisie sud-coréenne d'imposer à la classe ouvrière les sacrifices nécessaires à la construction d'une économie nationale, dans un pays qui était avant tout un pays pauvre. Et si l'explosion ouvrière de la fin des années 1980 finit par faire tomber la dictature, l'appareil d'État resta essentiellement intact, même si son caractère répressif se fit plus discret, et la bourgeoisie ne changea pas davantage.
Il faut rappeler ici que la bourgeoisie sud-coréenne est l'une des plus concentrées au monde. Elle est organisée autour d'un petit nombre de familles dont chacune contrôle l'un des conglomérats géants du pays, les chaebols (combinaison de deux mots coréens qui signifient « richesse » et « clan »). Les dictatures passées assurèrent le développement de ces conglomérats en confiant à une poignée de familles riches, liées au pouvoir, des pans entiers d'une industrie qui avait été auparavant contrôlée par l'occupant japonais. Les actifs des chaebols furent répartis de manière à ce que chacun possédât un monopole sur son segment du marché intérieur, lequel était protégé de la concurrence étrangère par de fortes taxes à l'importation. Dans le même temps, l'État versa aux chaebols des aides à l'exportation, afin de favoriser les rentrées de devises étrangères, notamment pour financer ses énormes dépenses militaires.
D'autres facteurs contribuèrent au développement relativement rapide de l'industrie sud-coréenne : le fait que la Corée du Sud servît de base logistique à l'armée américaine durant la guerre du Vietnam, puis, à partir des années 1970, la délocalisation en Corée du Sud d'une partie de la production des entreprises japonaises, dont l'exemple fut bientôt suivi par des entreprises américaines.
Mais surtout, si les chaebols purent accumuler autant d'actifs et de profits, ce fut grâce à un niveau d'exploitation de la classe ouvrière qu'ils n'auraient pu lui imposer sans la répression systématique de toute forme d'organisation ouvrière par la dictature, au nom de la lutte contre le communisme. Et ce fut ainsi que se développa l'économie hautement concentrée des chaebols, à l'ombre de la dictature, grâce à ses subventions et à la répression qu'elle exerçait sur la classe ouvrière, et en tant que sous-traitante des économies impérialistes les plus puissantes.
Aujourd'hui, à la suite des crises successives qui ont secoué l'économie du pays, d'abord en 1997, puis en 2008, le système des chaebols est devenu encore plus concentré. Initialement très spécialisés, les chaebols se sont considérablement diversifiés, au point de former des empires gigantesques couvrant plusieurs branches industrielles.
En 2014, on estimait que le chiffre d'affaires total des dix chaebols les plus importants représentait 40 % du PIB de la Corée du Sud. Les quatre premiers se partageaient la part du lion, avec 30 % du PIB du pays. Ces géants sont toujours contrôlés par les familles qui les ont fondés aux premiers temps de la dictature. Il s'agit de Samsung (450 000 salariés), Hyundai (150 000), LG (220 000) et SK (70 000).
C'est dire le pouvoir économique et politique qu'exercent les chaebols dans le pays. Et ce n'est évidemment pas par hasard si la présidente actuelle, Park Geun-hye, est la fille de Park Chung-hee, dictateur qui donna une impulsion décisive au système des chaebols entre 1961 et 1979, ou si son prédécesseur, Lee Myung-bak, avait dirigé l'une des entreprises de l'empire Hyundai.
La classe ouvrière et le régime des chaebols
Avec le système des chaebols, la dictature de Park Chung-hee avait mis en place un système de contrôle quasi militaire de la main-d'œuvre, dirigé conjointement par le ministère du Travail et une Fédération des syndicats coréens (connue sous son acronyme anglais de FKTU) dont les responsables locaux servaient d'auxiliaires à l'encadrement patronal, tandis que la police se chargeait de mettre les fortes têtes à l'ombre. Moyennant quoi les chaebols pouvaient imposer aux travailleurs ce qui les arrangeait.
L'explosion de 1987 mit fin à ce bel édifice. Partie d'Ulsan - la capitale de l'empire Hyundai, au sud du pays - une vague de grèves déferla dans l'ensemble du pays. On estima à 3 400 le nombre de grèves au cours des quatre premiers mois du mouvement. Partout, le mouvement fit surgir des syndicats « démocratiques » illégaux, si bien qu'à la fin 1989, on en comptait plus de 2 700.
Les chaebols et leur État mirent longtemps à réaliser que, cette fois, le temps des concessions était venu. Hyundai, par exemple, résista pendant vingt mois avant de reconnaître le syndicat illégal des grévistes. Et encore, le conglomérat ne se résigna à céder qu'après avoir, en vain, fait une ultime tentative pour briser une grève de 104 jours de ses 80 000 ouvriers d'Ulsan, en larguant sur ses usines des troupes héliportées.
Mais les militants ouvriers ne jouirent pas pour autant d'une liberté totale dans les années qui suivirent. Cette période fut sans doute marquée par un niveau élevé de combativité, en particulier dans l'industrie, mais aussi par une répression systématique contre tous ceux qui essayaient de donner à cette combativité une expression organisée, comme l'atteste le fait qu'en 1990, plus d'un millier de militants ouvriers étaient en prison.
Quant à la KCTU, elle mit du temps à conquérir une existence légale. En 1990, il y eut une première tentative de regroupement autour des syndicats « démocratiques » illégaux basés dans les grandes usines des chaebols et d'un syndicat national d'enseignants. Mais la nouvelle organisation fut aussitôt interdite au motif qu'elle « menait un combat pernicieux basé sur une idéologie qui considère la lutte des classes comme une arme d'émancipation des travailleurs ». Ce ne fut qu'après une longue série de grèves générales que la confédération fut finalement légalisée en 1996 sous son nom et sa forme actuels. De toute évidence, après avoir tenté d'empêcher le développement de la centrale par le recours à la répression, les chaebols ont fini par estimer que le fait de lui imposer l'illégalité finissait par leur causer plus de problèmes qu'autre chose.
Il faut noter néanmoins qu'entre-temps, à quelques exceptions près, dont la principale est Samsung, les chaebols avaient mis en œuvre une très vieille tactique de la bourgeoisie : « Si vous ne pouvez pas les battre, achetez-les ! » Les syndicats « démocratiques » locaux avaient été reconnus et leurs responsables s'étaient vus offrir divers avantages, comme des postes de permanents. Tout cela était bien évidemment destiné à enfoncer un coin entre les travailleurs du rang et les militants syndicaux que les patrons cherchaient à intégrer peu à peu dans l'appareil d'encadrement de leurs entreprises.
La légalisation de la KCTU elle-même procéda d'une stratégie analogue. La KCTU fut invitée à participer à toutes sortes de comités tripartites, avec des représentants du gouvernement et du patronat. Et il ne fallut pas plus de quelques années pour que l'appareil de la KCTU se trouve ainsi intégré au système des chaebols, des sommets de l'État jusqu'au niveau de l'usine.
Mais il en faut plus pour faire disparaître les traditions de lutte. Ni la répression ni les petits avantages matériels ne pouvaient effacer le souvenir de la fin des années 1980 parmi la génération de militants et de travailleurs du rang qui en avaient vécu l'exaltation et le sentiment de puissance collective de toute une classe sociale qui avait renversé la dictature et fait plier les tout-puissants chaebols. De sorte que, malgré l'intégration de l'appareil de la KCTU dans le système des chaebols, ces traditions de lutte n'ont cessé de ressurgir périodiquement.
La précarisation de la classe ouvrière
Face à ces traditions, les chaebols ont cherché de plus en plus à diviser les rangs de la classe ouvrière en développant un système d'embauche à plusieurs niveaux.
Jusqu'en 1987, le type d'embauche le plus répandu dans les chaebols était similaire à celui de leurs équivalents japonais : l'emploi « à vie », où les travailleurs effectuaient toute leur carrière dans la même entreprise, qui leur offrait quelques avantages en échange d'une loyauté absolue. Mais, à la fin des années 1980, ce furent ces travailleurs embauchés « à vie » qui constituèrent la base des « syndicats démocratiques ». Les chaebols changèrent alors de méthode et créèrent une deuxième catégorie de salariés, effectuant les mêmes tâches, mais travaillant pour un salaire inférieur.
De fait, ces méthodes n'étaient pas nouvelles. Dans le passé, les chaebols avaient souvent modifié les contrats de travail de certaines catégories de travailleurs en fonction de leurs besoins. Mais les travailleurs n'avaient alors aucun droit, et les chaebols n'avaient pas à craindre de réelle résistance de leur part.
Mais après 1987, la combativité ouvrière changea la donne et les chaebols de stratégie. Ils obtinrent du pouvoir qu'il institutionnalise une partition de la classe ouvrière en deux catégories principales. La première, constituée des embauchés permanents, devait être couverte par une législation sociale très limitée et un système de protection sociale à peine embryonnaire. Mais, dans la mesure où existait un syndicat reconnu par l'employeur, elle devait avoir le droit d'y adhérer et de bénéficier des accords d'entreprises qu'il signerait.
En revanche, la deuxième catégorie, celle des travailleurs précaires, ne devait bénéficier d'aucun de ces droits, et en particulier pas du droit de constituer un syndicat ni d'y adhérer, au motif qu'ils ne devaient être employés que pour de courtes durées.
Au début, la proportion des travailleurs précaires s'accrut relativement lentement. Mais en 1997, lorsqu'explosa la crise financière en Asie du Sud-Est, elle devint un prétexte pour le gouvernement pour supprimer tous les limites existantes au nombre de précaires que les grandes entreprises pouvaient employer. Les formes d'emplois précaires se multiplièrent à une cadence ahurissante. La sous-traitance sur site se généralisa dans les grandes usines. Les anciens travailleurs permanents des petites entreprises furent légalement privés de ce statut et transformés en salariés précaires, voire en autoentrepreneurs louant leurs services à la tâche, directement ou en passant par un intermédiaire.
Depuis lors, la proportion de travailleurs précaires est restée plus ou moins identique dans les grandes entreprises. Aujourd'hui, on estime qu'elle se situe entre 50 et 60 % des salariés, avec des proportions plus importantes dans certains secteurs comme la sidérurgie, le BTP, la construction navale et l'automobile.
Ces travailleurs précaires ne sont bien sûr pas couverts par la législation sur le salaire minimum et des statistiques publiées au début 2015 montraient que leur salaire horaire était environ équivalent à la moitié de celui d'un travailleur permanent effectuant les mêmes tâches. De plus, les travailleurs précaires travaillent en moyenne sept heures de moins que les autres car beaucoup sont engagés sur la base d'un contrat qui ne leur garantit pas un nombre régulier d'heures de travail.
Tout en entraînant une explosion des profits des chaebols, la croissance vertigineuse du nombre de précaires a creusé des divisions dans les rangs des travailleurs, et cela d'autant plus que la KCTU est tombée dans une large mesure dans le piège que les chaebols lui avaient tendu. Comme la loi interdisait aux précaires de se syndiquer, l'appareil de la KCTU s'opposa longtemps à toute tentative d'organiser ces travailleurs, par peur de s'exposer à des poursuites. De même, les militants locaux qui tentèrent d'organiser une résistance conjointe des permanents et des précaires contre le patronat, en particulier face aux baisses de salaires qui suivirent la crise de 1997, se heurtèrent à l'opposition de l'appareil de la KCTU. Dans la pratique, la direction de la KCTU fit le choix de représenter exclusivement les intérêts des travailleurs permanents, excluant le reste de la classe ouvrière.
Les travailleurs précaires luttent pour défendre leurs droits
Comme on pouvait s'y attendre, les chaebols n'en finissaient pas de répéter que, dans une période où « il fallait supprimer des emplois », le fait que les précaires revendiquent un emploi permanent ne pouvait que constituer une menace pour les travailleurs permanents eux-mêmes. Et le fait que la KCTU n'ait offert aucune perspective susceptible d'unifier les rangs de l'ensemble des travailleurs face à cette démagogie, contribua à élargir encore plus le fossé qu'avaient creusé les chaebols dans les rangs de la classe ouvrière.
Finalement, lorsque la crise actuelle éclata, les dirigeants de la KCTU finirent par réaliser qu'en laissant ainsi le champ libre au patronat, ils risquaient de scier la branche sur laquelle ils étaient assis. En opposant une catégorie de travailleurs à l'autre, les chaebols avaient réussi à affaiblir les deux - et la KCTU par la même occasion.
Ce constat, conjugué à l'apparition d'un certain nombre de syndicats de travailleurs précaires hors du contrôle de la KCTU, poussa les dirigeants de la confédération à changer de stratégie, en particulier dans celles de ses fédérations qui étaient les plus touchées par la montée des effectifs de travailleurs précaires, comme celle de la métallurgie (KMWU). Et si elle ne lança pas une campagne de syndicalisation systématique parmi les travailleurs précaires, elle se mit au moins à aider ceux qui avaient commencé à s'organiser.
La lutte des travailleurs précaires de Hyundai Motors [la filiale automobile du groupe Hyundai], qui a duré douze ans, illustre bien les obstacles que ces travailleurs ont dû surmonter, dans cette Corée dite démocratique, pour arracher un statut décent et le droit de s'organiser.
La première étape de cette lutte fut le lancement public du premier syndicat de travailleurs précaires de l'automobile, à l'usine Hyundai d'Asan, à l'ouest du pays, en mars 2003. Cet exemple fut rapidement suivi dans d'autres usines Hyundai Motors, à Jeonju, au sud-ouest, et à Ulsan, au sud-est.
Au cours de la décennie qui suivit, alors que les profits de Hyundai étaient multipliés par cinq, ces syndicats persévérèrent obstinément dans leur campagne pour obtenir la transformation de tous les emplois précaires en emplois permanents. Ils lancèrent pétitions sur pétitions, attaquèrent Hyundai en justice pour son usage abusif du statut de précaire, organisèrent des débrayages, cherchant souvent à s'assurer l'aide des syndicats de permanents, mais l'obtenant rarement.
En novembre 2010, 600 travailleurs précaires occupèrent une partie de la principale usine d'Ulsan, paralysant trois lignes de production pendant plusieurs jours. La seule réaction de Hyundai, en plus d'envoyer sa police privée contre les grévistes, fut de poursuivre en justice 22 militants, en leur réclamant l'équivalent de 2,8 millions d'euros de dommages et intérêts. Et même si ce montant fut finalement divisé par deux lors du procès, en 2013, il n'en fallut pas moins pour ruiner tous les accusés.
Pourtant, à deux reprises, en 2010 et en 2012, les plus hautes instances de l'appareil judiciaire du pays avaient conclu que Hyundai avait enfreint la loi en refusant des contrats permanents à plusieurs milliers de ses travailleurs précaires. Mais Hyundai ignora purement et simplement ces jugements.
Fin 2012, dans un geste marqué de désespoir autant que de défi, deux des fondateurs du syndicat de précaires de l'usine d'Ulsan, Cheon Ui-bong et Choe Byeong-seung, escaladèrent un pylône électrique près de l'entrée de l'usine pour appuyer les revendications de leur syndicat. Ils restèrent attachés à son sommet pendant 296 jours, encerclés par un cordon de police et d'agents de sécurité. Lorsqu'ils en descendirent finalement, ils furent tout de suite arrêtés et poursuivis pour délit d'entrave en lien avec leur action et à leur rôle dans des grèves antérieures.
Les militants des syndicats de travailleurs précaires de Hyundai ont payé très cher le fait d'avoir mené cette lutte : en douze ans, 320 d'entre eux ont été licenciés pour leur activité syndicale, 32 ont fait de la prison et d'autres encore sont en instance de procès. Le syndicat de précaires d'Ulsan a été condamné à payer 7 millions d'euros de dommages et intérêts au conglomérat, tandis que son secrétaire purge une peine de prison pour avoir appelé à la grève afin de contraindre Hyundai à respecter une décision de justice. Mais, bien sûr, aucun tribunal ou procureur n'a envisagé de poursuivre Hyundai pour avoir ignoré des décisions de justice, ni d'exiger de sa part des dommages et intérêts - sans même parler de mettre ses dirigeants en prison.
Mais peu importe : les précaires de Hyundai poursuivent leur combat et ils méritent le respect.
Lutte de classe ? Non, guerre de classe !
Les travailleurs permanents ont beau bénéficier de conditions moins défavorables que les précaires, ils n'en sont pas moins souvent confrontés à des problèmes similaires. Leurs droits syndicaux sont des plus limités, surtout en matière d'action revendicative. En cas de grève, les chaebols et leur État ne connaissent qu'une seule réponse : une répression brutale, tant par les milices patronales, que la police et les tribunaux.
Pratiquement toutes les grèves se déroulent suivant le même scénario. Hormis les grèves générales pour lesquelles le gouvernement sait qu'une interdiction ne servirait à rien, tout arrêt de travail dépassant un bref débrayage est considéré comme illégal. C'est le ministère du Travail qui décide de la légalité d'une grève et s'il est possible de faire appel de cette décision en justice, le critère appliqué par les tribunaux peut se résumer à ceci : toute grève qui porte préjudice aux intérêts de l'entreprise est illégale, tout particulièrement si elle est illimitée.
L'illégalité d'une grève détermine ensuite ses conséquences pour les travailleurs qui y participent et, plus particulièrement, pour ceux que l'employeur considère comme les « meneurs ». Le bureau du procureur transmet à la police des mandats d'arrêt contre les meneurs qu'on lui a désignés. Dans la pratique, cela signifie que les militants concernés sont contraints à se cacher pendant la durée de la grève et que les réunions de la direction de la grève doivent se tenir dans des endroits secrets. Si l'usine n'est pas occupée, la présence massive de la police rend très difficile l'organisation d'assemblées de grévistes sans risquer de nombreuses arrestations. Mais d'un autre côté, la police ne tolère jamais les grèves avec occupation et, pour déloger les grévistes, elle n'hésite pas à recourir à des moyens militaires face auxquels les travailleurs ne peuvent pas faire grand-chose. Il est donc très difficile d'organiser une grève efficace. Pour cela, il faut un travail de préparation important et la participation active d'autres catégories de travailleurs de la même ville ou zone industrielle pour protéger les grévistes contre les attaques de la police - c'est d'ailleurs précisément cette caractéristique qui avait donné une telle puissance à la vague de grèves de 1987-1989.
Une fois que le mouvement est terminé, et quelle que soit son issue, les grévistes et les militants doivent pratiquement toujours faire face à des mesures de représailles, à moins que l'employeur ait des raisons de craindre une reprise immédiate du mouvement. Sinon, il licencie ceux qu'il considère comme les meneurs, les attaque en justice pour avoir entravé la bonne marche de l'entreprise, et ils sont condamnés à des peines de prisons et/ou à verser des dommages et intérêts considérables destinés à les ruiner pour des années. Après une grève, les militants doivent donc souvent passer dans la clandestinité, en attendant d'avoir mis en place une équipe de rechange qui puisse prendre le relais à la direction du syndicat - après quoi ils se livrent à la police. C'est ce qui explique le fait que nombre de responsables de syndicats d'entreprise sont des travailleurs licenciés qui survivent grâce à de petits boulots précaires et à la solidarité financière des syndiqués.
De la grève de Ssangyong Motors...
Deux exemples relativement récents illustrent la guerre de classe menée par les chaebols et leur État contre les travailleurs.
Le premier concerne l'occupation de l'usine Ssangyong Motors de Pyeongtaek, à environ 65 kilomètres au sud de Séoul, qui dura 77 jours, entre mai et août 2009. Lorsque SAIC, le groupe chinois propriétaire de l'usine, annonça, le 22 mai, le licenciement de la moitié des 5 000 ouvriers, un millier de travailleurs décidèrent d'occuper l'usine. Trois semaines plus tard, le gouvernement se livra à une démonstration de force : il émit des mandats d'arrêt contre 190 grévistes et envoya quelque 20 000 policiers antiémeute encercler l'usine. Les grévistes se barricadèrent alors dans le bâtiment de l'atelier de peinture. Le nombre de grévistes participant à l'occupation commença à baisser. Le 20 juillet, lorsque le gouvernement passa à l'offensive, ils n'étaient plus que 450. La police leur coupa l'eau, le gaz et l'électricité. Puis elle attaqua à partir d'hélicoptères, usant de taser à longue portée et aspergeant les grévistes de gaz lacrymogène. Les affrontements durèrent une semaine entière, sept jours et sept nuits pendant lesquels les grévistes tinrent tête à leurs assaillants avec des cocktails Molotov.
À la fin de la semaine, près de la moitié des grévistes avaient été blessés et durent se rendre, entraînant la fin de la grève. La plupart furent arrêtés. Deux mois après la fin de la grève, 32 grévistes avaient déjà été condamnés à des peines de prison, dont le responsable de la section d'entreprise affiliée à la fédération de la métallurgie KMWU, qui avait écopé de 14 mois ferme. 80 autres militants et grévistes attendaient de passer en procès, dont 63 en prison préventive. Parmi ces derniers, il y avait deux vice-présidents de la KMWU. Enfin, les tribunaux condamnèrent plusieurs militants de la KMWU à verser l'équivalent de 22 millions d'euros en dommages et intérêts.
Ssangyong Motors fut finalement racheté par le groupe indien Mahindra et la presse fit grand bruit autour de l'engagement pris par le repreneur de réintégrer les travailleurs licenciés « dès que les conditions économiques le permettraient ».
Cinq ans après la grève, en novembre 2014, 153 anciens travailleurs de Ssangyong continuaient à batailler devant les tribunaux pour obtenir leur réintégration, en s'appuyant sur l'engagement pris par le groupe Mahindra. Leur requête ayant été rejetée par la Haute cour, deux militants du KMWU, Lee Chang-geun et Kim Jeong-wook, se firent les porte-parole des licenciés en s'installant au sommet d'une cheminée haute de 70 mètres face à l'usine, en signe de protestation. Ils devaient y rester pendant 101 jours, mais en vain.
... à celle de Korail
Un autre exemple de la guerre de classe menée par l'État des chaebols est celui de la grève de 22 jours menée par les cheminots en décembre 2013. Malgré tous les discours sur les droits syndicaux des travailleurs permanents, l'État s'est toujours opposé, dans la mesure où il le pouvait, aux tentatives des travailleurs du secteur public de s'organiser. Dans les chemins de fer, il n'a pas réussi à les en empêcher. Mais toutes les grèves qui ont eu lieu dans ce secteur au cours de ces dernières années (en 2003, 2006 et 2009) ont immédiatement été sanctionnées par des licenciements massifs de grévistes. Et celle de décembre 2013 n'a pas fait exception.
Cette grève démarra le 9 décembre, à l'appel de la Fédération du rail de la KCTU (connue sous son acronyme anglais de KRWU), contre le projet de la compagnie nationale Korail de faire passer l'une de ses lignes de trains à grande vitesse sous le contrôle d'une filiale créée à cet effet. Ce projet marquait un nouveau pas vers la privatisation. Mais en plus les cheminots craignaient que la nouvelle filiale impose des conditions de travail similaires à celles imposées par les autres filiales de Korail - des salaires d'embauches réduits de moitié et des roulements dont l'amplitude peut atteindre 26 heures, interrompues par une pause de trois heures.
Craignant que la grève soit déclarée illégale, la direction de la KRWU insista sur le fait que seuls ses adhérents devraient arrêter le travail et qu'ils devraient observer strictement le service minimum légal instauré par la direction. Mais ces précautions s'avérèrent inutiles. Le gouvernement déclara immédiatement la grève illégale et Korail se mit à licencier tous les grévistes. Au troisième jour de grève, 6 748 grévistes - la plupart des syndiqués de la KRWU ayant participé à la grève, sur environ 20 000 membres syndiqués - avaient reçu leur lettre de licenciement.
Les dirigeants de la KRWU ne recherchèrent pas le soutien des autres travailleurs de Korail ni celui des banlieusards. Au lieu de cela, ils misèrent tout sur l'organisation de sit-in quotidiens devant le siège de Korail à Séoul, apparemment dans l'espoir que le gouvernement n'oserait pas recourir à des mesures plus répressives. Mais comme la suite le montra, c'était un mauvais calcul. Des mandats d'arrêt furent lancés contre les dirigeants de la KRWU eux-mêmes, qui durent passer dans la clandestinité. La police perquisitionna alors les bureaux de la KRWU et ceux de la KCTU, mais sans succès. Finalement, grâce à une médiation organisée par le Parti démocrate, le principal parti d'opposition, le KRWU obtint qu'en échange d'un appel à la reprise du travail, le gouvernement abandonne toute poursuite contre ses dirigeants et que soit mise en place une commission parlementaire pour examiner la question de la filiale de Korail. Mais il n'y eut rien pour les travailleurs déjà licenciés.
Dès que la grève fut terminée, Korail licencia encore d'autres syndiqués du KRWU et annonça la mutation de nombreux autres cheminots pour février 2014. Souvent, du fait du coût élevé des logements et des frais de scolarité, cela revenait à contraindre les travailleurs mutés à la démission, ce qui entraîna de nombreux arrêts de travail spontanés, malgré l'opposition énergique des dirigeants de la KRWU.
Quant au gouvernement, il ne respecta bien sûr pas les engagements qu'il avait pris. Non seulement rien ne sortit de la fameuse commission parlementaire, mais les dirigeants de la KRWU ne furent guère récompensés pour avoir tenté de rester dans un cadre strictement légal. Korail (c'est-à-dire le gouvernement) a engagé une procédure auprès des tribunaux contre la KRWU pour obtenir des dommages et intérêts pour un montant de 24 millions d'euros. Si la justice donne raison à Korail, le syndicat devra se déclarer en faillite. Qui plus est, 176 syndiqués et militants de la KRWU, dont les 35 membres de la direction du syndicat, font l'objet de poursuites. Et si les quatre premiers accusés ont été acquittés en décembre 2014, les autres attendent encore un procès.
La lutte de classe dans la Corée du Sud « démocratique » a donc toutes les caractéristiques d'une véritable guerre de classe. Mais la poigne de fer de l'État des chaebols rend les relations entre classes bien plus brutales, et les intérêts contradictoires qui les opposent bien plus visibles. Si certains travailleurs sud-coréens peuvent encore nourrir de telles illusions démocratiques, il est peu probable que cela dure très longtemps. En tout cas, c'est ce que l'on peut espérer à la classe ouvrière sud-coréenne.
Si cette classe ouvrière a trouvé la force de balayer la dictature dans le passé, si elle est capable de lutter avec tant d'obstination contre l'exploitation des chaebols et la violence sans fards de leur État, elle a certainement en elle les ressources nécessaires pour balayer le système des chaebols, c'est-à-dire le capitalisme. Mais comme partout ailleurs dans le monde, elle ne sera en mesure de le faire qu'en se réappropriant la tradition communiste - non pas celle de la Corée du Nord, qui n'a jamais été communiste, mais celle de Marx, de Lénine et de Trotsky - et en construisant un parti révolutionnaire qui s'appuie sur cette tradition ainsi que sur ses traditions de luttes passées ; et qui soit déterminé à mener ses combats futurs sur la base de ses intérêts de classe.
21 mars 2015