Corée du Sud - L’offensive de la bourgeoisie contre la classe ouvrière22/11/20092009Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/2009/11/123.png.484x700_q85_box-6%2C0%2C591%2C846_crop_detail.jpg

Corée du Sud - L’offensive de la bourgeoisie contre la classe ouvrière

La crise capitaliste a déjà fait de nombreux ravages dans le monde. Dans les pays industrialisés, elle s'est traduite, à des degrés divers, par une offensive en règle de la bourgeoisie pour en faire payer la note à la classe ouvrière. Parfois, cette offensive s'est heurtée à la résistance des travailleurs, donnant lieu à des conflits très durs. C'est le cas, en particulier, en Corée du Sud. À ce sujet nous publions ici la traduction actualisée d'un article publié par nos camarades britanniques de Workers' Fight, dans leur revue trimestrielle Class Struggle (n° 85 - octobre-décembre 2009).

La Corée du Sud est, avec le Japon, le pays d'Asie qui a le plus de caractéristiques économiques et sociales communes avec les pays industrialisés d'Europe. Elle a subi comme eux l'impact financier de la crise économique. Mais en plus, surtout après la faillite de la banque américaine Lehman Brothers, la crise a porté un double coup à la Corée, du fait de l'importance prédominante des exportations (deux tiers du produit intérieur brut) dans son économie.

D'un côté la chute du dollar a mis les exportateurs coréens en difficultés sur leurs deux marchés les plus importants, les USA et la Chine, où les règlements se font en dollars. En même temps la demande en produits coréens est tombée brutalement sur l'ensemble du marché mondial en même temps que ralentissait le commerce international. À telle enseigne qu'au cours du seul dernier trimestre de l'année 2008, le PIB de la Corée du Sud a chuté de près de 5 %, la plus forte chute trimestrielle enregistrée dans un pays industrialisé. En août 2009, le volume mensuel des exportations coréennes était de 20 % inférieur à son niveau d'août 2008.

La bourgeoise et l'administration de droite du Grand Parti National, dirigée par le président Lee Myong Bak, ont réagi à cette situation avec toute la brutalité caractéristique des relations sociales en Corée du Sud. Comme dans tous les pays industrialisés, les ressources de l'État ont été mises, sans condition, au service des capitalistes, et on a présenté à la classe ouvrière une addition à payer pour la crise, qui s'est rapidement alourdie. Sauf que, dans le cas spécifique de la Corée, cela a entraîné des affrontements violents avec des groupes de travailleurs qui tentaient de résister à l'offensive patronale. Le point culminant de ces affrontements, pour l'instant, aura été l'occupation de l'usine automobile Ssangyong Motors, de Pyeongtaek, qui dura 77 jours avant de se terminer au début du mois d'août. Et malgré la détermination des grévistes, cette lutte s'est terminée par une défaite, du fait de la brutalité de la répression, sans doute, mais aussi faute d'une politique offensive de la part de leurs dirigeants.

La première étape de l'offensive patronale

Dans les premiers temps de la crise, lorsque le cours du dollar commença à tomber sur le marché des devises, la banque centrale coréenne entreprit d'intervenir systématiquement pour que le won, la devise coréenne, non seulement suive le dollar dans sa chute, mais que sa chute soit un peu plus rapide. De la sorte, le gouvernement faisait d'une pierre deux coups. Il protégeait la compétitivité des exportations coréennes sur les marchés de la zone dollar et, en même temps, il protégeait les entreprises coréennes contre la concurrence étrangère sur le marché intérieur. Bien sûr, cette politique protectionniste avait un coût qui est retombé sur les consommateurs coréens, lorsque les prix des produits d'importation - en particulier de l'essence - se sont mis à grimper. Et comme toujours en pareil cas, ce sont les plus couches les plus modestes qui ont payé l'addition proportionnellement la plus forte.

Pendant ce temps, les entreprises coréennes commençaient à réduire leurs coûts aux dépens des emplois. Les travailleurs précaires, qui constituent plus de la moitié de la main-d'œuvre (principalement sous la forme de sous-traitants sur site), furent les premiers touchés. Le nombre de ces suppressions d'emplois fut sans aucun doute très important, si l'on en juge par les milliers de précaires licenciés dans chaque grande entreprise. Mais il n'existe aucune statistique à leur sujet, dans la mesure où elles ne sont pas reflétées par les chiffres du chômage. En effet, lorsqu'un précaire perd son emploi, il reste en général techniquement employé par son entreprise sous-traitante. Il est considéré comme étant « en attente d'un emploi », mais sans toucher de salaire, et non comme chômeur, ce qui l'empêche d'avoir accès au système très limité d'indemnisation du chômage.

Quant aux précaires qui ont conservé leur emploi, ils ont dû subir des réductions de leurs salaires pourtant déjà très bas (environ la moitié du salaire d'un travailleur permanent dans les grandes entreprises, mais bien moins encore dans les plus petites). L'une des armes utilisées à cette fin est celle du salaire minimum légal. Il fut introduit en 1998, au lendemain de la crise financière qui frappa l'Asie du Sud-Est, comme une « concession » destinée à compenser la légalisation du travail précaire dans les grandes entreprises. Néanmoins, non seulement ce salaire minimum, qui s'applique aux seules entreprises de plus de dix salariés, fut fixé à un niveau bien trop bas pour permettre de gagner sa vie - contraignant ainsi les précaires à faire un nombre astronomique d'heures supplémentaires - mais en plus son montant ne fut jamais réévalué dans les mêmes proportions que les salaires des travailleurs permanents. De sorte qu'aujourd'hui il s'établit à 4 000 wons/heure (2,31 i/heure), soit moins de 20 % du salaire horaire (primes et majorations horaires incluses) d'un OS permanent sur chaîne d'une grande usine automobile.

Cette année, lors des négociations annuelles sur la réévaluation du salaire minimum, face au patronat qui exigeait une baisse de 6 %, le conseil chargé de la décision a finalement opté pour une augmentation horaire de 110 won (0,06 i). Mais il n'est même pas sûr que cette augmentation dérisoire entre en application en 2010 comme elle le devrait, car elle reste soumise à l'autorisation du ministère de l'Emploi - et beaucoup pensent qu'elle sera refusée. Ce qui est sûr en revanche, c'est le projet de loi du gouvernement visant à affaiblir encore la faible protection qu'offre ce salaire minimum, en introduisant des niveaux différents suivant les régions, en augmentant la période d'essai nécessaire pour en bénéficier, en incluant dans le calcul du salaire le coût de la nourriture et de l'hébergement fournis par l'employeur et en réduisant son niveau pour les quelque quatre millions de salariés âgés de 60 à 79 ans. Si cette législation est adoptée, elle se traduira par une réduction importante du pouvoir d'achat des travailleurs précaires.

Force et faiblesse des syndicats coréens

Quelle a été la politique des syndicats coréens face à l'offensive patronale contre les travailleurs précaires ? La FKTU (Fédération des syndicats coréens), la plus importante des deux confédérations syndicales, dont la politique est marquée par une attitude propatronale, progouvernementale et antigrève, n'a rien fait. Néanmoins la KCTU (Confédération des syndicats coréens), qui représente encore la tradition militante des « syndicats démocratiques » nés de l'explosion ouvrière de la fin des années quatre-vingt, n'a guère proposé plus que des gestes de protestation symboliques.

Non pas qu'il n'y ait pas eu d'opposition au licenciement des travailleurs précaires. Dans de nombreux cas, les précaires organisèrent des sit-in et autres manifestations devant les entreprises qui les licenciaient, quelquefois pendant des semaines, voire des mois, souvent au prix de confrontations périodiques avec la police antiémeute, d'arrestations et parfois de condamnations à des peines de prison. Et, dans la plupart des cas, cette résistance fut organisée, et en tout cas soutenue, par des militants de la KCTU.

Il est significatif, néanmoins, qu'il ne se soit trouvé aucun syndicat de la KCTU pour tenter d'user de son influence parmi les travailleurs permanents afin de populariser l'idée qu'après s'être attaqué aux travailleurs précaires, le patronat s'en prendrait forcément aux travailleurs permanents. Pas plus qu'ils n'ont défendu l'idée qu'étant de fait embarqués dans la même galère que leurs camarades précaires, la façon la plus efficace pour les travailleurs permanents d'anticiper les attaques à venir était de se joindre à eux dans la lutte contre les licenciements.

Il y a des raisons historiques à cela. La KCTU fut constituée par des syndicats nés des luttes des travailleurs permanents des plus grandes entreprises, en particulier des usines géantes des chaebols, les conglomérats industriels coréens tels que Hyundai, Kia, LG, Posco, Samsung, etc. Une fois constitués, ces syndicats concentrèrent leurs efforts sur leurs bastions respectifs et leur influence y est restée pratiquement incontestée à ce jour. Les chaebols eurent néanmoins tôt fait de réaliser que le meilleur moyen de se prémunir contre la combativité des travailleurs était de donner aux appareils syndicaux de la KCTU des raisons de vouloir défendre le statu quo, en leur offrant toutes sortes d'avantages. Les systèmes d'adhésion obligatoire au syndicat devinrent la norme, garantissant ainsi aux appareils la stabilité de leurs effectifs d'adhérents, tandis que la plupart des responsables et élus syndicaux devinrent des salariés à plein temps payés par les employeurs, les rendant ainsi moins sensibles aux pressions de leur base ouvrière.

En même temps, les chaebols s'efforcèrent de creuser le fossé entre travailleurs permanents et précaires, surtout après l'augmentation du nombre de ces derniers, suite à la crise financière de 1997. Non seulement les salaires des précaires furent fixés à des niveaux très inférieurs à ceux des travailleurs permanents, mais ils furent en général privés des divers à-côtés dont bénéficient les travailleurs permanents, qu'il s'agisse des augmentations à l'ancienneté, des primes annuelles (atteignant souvent l'équivalent de deux mois de salaire), des congés payés, de l'aide aux frais de scolarité et de logement, etc. Surtout, le patronat réussit à enraciner l'idée que les travailleurs précaires constituaient une menace potentielle pour les emplois et les conditions de travail des travailleurs permanents.

Le statu quo instauré par le patronat était donc basé sur une division dans les rangs des travailleurs, dans laquelle les travailleurs permanents bénéficiaient des meilleures conditions, y compris du droit d'être représentés par un syndicat disposant d'un certain poids face au patron, tandis que les précaires, sous-payés, surexploités et ne disposant d'aucun droit, fournissaient au patronat un vivier de main-d'œuvre flexible, dont il pouvait disposer à volonté pour ajuster les effectifs en fonction des besoins de la production.

Les syndicats de la KCTU portent une lourde responsabilité pour avoir laissé le patronat instaurer cette division dans les rangs des travailleurs et s'y être, dans une large mesure, adaptés. Sur le papier, ils prirent certes position contre la montée du travail précaire à la fin des années quatre-vingt-dix, mais ils n'allèrent jamais jusqu'à prendre le risque de mettre en danger le statu quo existant. De même, après que la généralisation du travail précaire fut devenue une réalité, ils prirent rarement le risque d'aller à l'encontre des préjugés antiprécaires qui existaient dans les rangs de leur base de travailleurs permanents.

Ce n'est que relativement récemment que des tentatives ont été faites dans certaines entreprises par des militants de la KCTU pour organiser ces travailleurs précaires, soit séparément, soit dans les mêmes syndicats que les travailleurs permanents. Mais ces tentatives sont restées isolées et, dans la plupart des cas, elles se sont heurtées à bien des difficultés, ne serait-ce que parce que l'organisation de toute activité syndicale parmi les travailleurs précaires doit se faire de façon clandestine à cause de la répression.

De toute façon, la direction de la KCTU n'a manifesté aucune volonté politique de donner une quelconque priorité à une telle orientation. Au cours de la dernière décennie, l'essentiel de son activité a visé à préserver, et si possible à augmenter, son poids social par des moyens institutionnels, plutôt qu'en cherchant à s'appuyer sur la combativité ouvrière pour élargir sa base sociale. De cette orientation a résulté, à la fin des années quatre-vingt-dix, la participation désastreuse de la KCTU à un conseil national tripartite (État, syndicats, patronat) dont le principal rôle fut d'appuyer l'offensive patronale visant à assurer la reprise des profits au lendemain de la crise de 1997. Dans la même perspective, la KCTU présida à la formation d'une sorte d'aile politique durant la même période, le KDLP - ou Parti travailliste démocratique coréen -, dont le principal objectif était d'augmenter l'influence de la KCTU au sein des institutions politiques de la bourgeoisie, aussi bien au sein des instances parlementaires nationales qu'au niveau des institutions régionales et municipales. Mais cette tentative n'a pas rencontré un grand succès dans la mesure où, sur le plan électoral, le KDLP a rapidement reperdu le peu de terrain qu'il avait gagné lors de son lancement.

Dans le même ordre d'idée également, au cours de ces derniers mois, on a pu voir les leaders de la KCTU se montrer beaucoup moins préoccupés par le sort des travailleurs précaires que par un projet de loi en cours de discussion qui, s'il est adopté, supprimera certains éléments du statu quo actuel dans les grandes entreprises - en particulier ce projet interdit la rémunération des responsables syndicaux par les employeurs, de même que la pratique actuelle selon laquelle chaque entreprise accorde une position de monopole à un syndicat unique à l'exclusion de tout autre. De toute évidence, ce projet est destiné à affaiblir le contrôle qu'exerce la KCTU sur les bastions de la grande industrie. Mais la réaction de panique qu'il suscite parmi les leaders de la KCTU expose le talon d'Achille d'un appareil syndical qui a cessé de considérer depuis longtemps que son existence puisse dépendre avant tout du soutien et de la participation consciente des travailleurs du rang.

Les travailleurs permanents dans le collimateur

Il ne fait aucun doute que l'étape suivante dans l'offensive du patronat prendra pour cible les emplois des travailleurs permanents, en particulier dans les très grandes entreprises. En fait, le patronat est déjà passé à l'offensive sur ce terrain, bien qu'avec une certaine prudence pour l'instant, sous la forme de ce que l'on appelle officiellement le « travail partagé ». Derrière cette formule apparemment innocente, se cache l'idée que les travailleurs devraient faire des sacrifices dans le but, selon les autorités, de permettre la création de « nouveaux emplois » afin d'empêcher la montée du chômage parmi les jeunes générations. Tout cela n'est en fait qu'une vaste fumisterie car les quelques « nouveaux emplois » effectivement créés ne représentent qu'une fraction des emplois supprimés par le jeu des départs en retraite.

Les sacrifices exigés des travailleurs au nom du « travail partagé » se déclinent en une multitude de versions. De nombreuses entreprises, par exemple, ont modifié les conditions offertes aux nouveaux embauchés : le salaire d'embauche a été diminué (jusqu'à 25 % dans le secteur public) et, pendant au moins un an et quelquefois plus, ils ne bénéficient plus des « avantages maison », tels que les primes annuelles. Une forme de plus en plus répandue d'embauche pour les travailleurs qualifiés se fait sous la forme de « stages », qui confèrent aux intéressés le « privilège » de travailler gratuitement pendant une période allant de six mois à deux ans, en échange de la promesse d'un emploi permanent à l'issue de cette période « si » l'employeur et le futur salarié sont satisfaits de leur « relation mutuelle » durant ce stage, condition aléatoire s'il en est. Le ministère du Travail donne une grande importance à ces stages, qu'il décrit comme une sorte d'engagement « patriotique » envers l'économie coréenne, tant de la part de l'employeur que de l'employé !

Pour ceux qui ont déjà un emploi, le « temps partagé » peut se traduire par bien des choses, allant de la réduction du salaire à un congé sans solde obligatoire, en passant par la retraite « volontaire » (qui n'implique pas le paiement immédiat d'une pension, mais tout juste une maigre prime de départ), par la suppression des majorations horaires des heures supplémentaires ou des primes annuelles, ou encore par une réduction des heures de travail accompagnée d'une baisse de salaire en proportion, etc.

Pour l'instant, les suppressions d'emplois permanents ont été limitées aux entreprises petites et moyennes. La ligne officielle du gouvernement a été de dire que les mesures de « travail partagé » permettraient aux chaebols de ne pas avoir à réduire leurs effectifs permanents - contrairement à ce qui se fait en Europe et en Amérique -, ce que le régime présente comme la preuve de la supériorité du « modèle économique » coréen.

Mais il ne manque pas d'experts et de politiciens pour dire dans la presse coréenne qu'il est grand temps d'en finir avec ce qu'ils appellent les « privilèges » des ouvriers de la grande industrie et avec le statu quo hérité des décennies précédentes dans les grandes entreprises. Et la baisse des marges bénéficiaires résultant du rétrécissement des marchés d'exportation ne peut qu'aller dans le sens d'un tel choix politique de la part du patronat.

Cela dit, il n'est pas si simple pour les chaebols de s'attaquer de front aux emplois des travailleurs permanents des grandes entreprises. Parmi les plus grandes usines du pays, celles de Hyundai Motors (automobile) et de Hyundai Heavy Industries (chantiers navals) à Ulsan (ville qui fut l'épicentre d'une succession d'affrontements entre les ouvriers et la police de 1987 à 1992) comptent encore respectivement 45 000 et 55 000 salariés. Kia, le numéro deux de l'automobile coréenne, a un réseau d'usines couvrant tout le pays, dont chacune compte de 5 000 à 12 000 ouvriers. Une explosion de colère dans ces bastions de la classe ouvrière industrielle pourrait, dans le contexte actuel, entraîner de sérieux problèmes pour le patronat et le régime. Les stratèges de la bourgeoisie ne peuvent manquer de se souvenir comment, en 1998, une tentative d'imposer un nombre relativement modeste de suppressions d'emplois à Hyundai Motors entraîna un mois d'arrêt de production dans cette usine géante et de violents affrontements dans les rues d'Ulsan.

Le contexte de la grève à Ssangyong

Face à une telle situation, le gouvernement et le patronat se sont efforcés de marteler l'idée que toute résistance aux attaques qui visent les travailleurs est au mieux inutile et au pire trop coûteuse pour en valoir la peine. C'est cette stratégie qui a présidé, en particulier, à l'affrontement qui s'est déroulé à Ssangyong Motors cette année.

Cette entreprise est surtout connue en Europe pour être le sponsor d'un certain nombre de clubs de football, mais en Corée elle est connue pour avoir fait partie de l'une des chaebols qui s'écroulèrent à la suite de la crise financière de 1997. Ses diverses divisions furent alors vendues à des repreneurs. Ssangyong Motors, sa division automobile, qui était le 5ème constructeur automobile du pays, fut d'abord repris par une autre chaebol, Daewoo. Mais lorsque celle-ci connut à son tour des difficultés, elle vendit 51 % de ses parts dans Ssangyong à Shanghai Automotive Industry Corporation (SAIC), un constructeur d'État chinois. Celui-ci réorganisa Ssangyong, ne conservant qu'une usine de montage de véhicules haut-de-gamme employant 5 100 ouvriers permanents à Pyeongtaek, une ville ouvrière située à 60 kilomètres au sud de la capitale, Séoul, ainsi qu'une petite usine de moteurs employant 400 ouvriers. Au mois de janvier de cette année, SAIC décida finalement de couper les vivres à sa filiale coréenne et la plaça sous contrôle administratif.

Les autorités répondirent à la requête de SAIC en acceptant de suspendre les créances de Ssangyong, le temps de lui trouver de nouvelles sources de financement. La direction de l'entreprise fut invitée à produire un programme d'« économies », ce qui signifiait, bien sûr, un plan de licenciements. Le syndicat des travailleurs métallurgiques coréens (KMWU), la plus puissante fédération de la KCTU, accepta de rentrer dans le jeu du gouvernement, sous prétexte de rechercher une « solution industrielle viable » pour l'entreprise. La ligne adoptée par le KMWU fut de réclamer du gouvernement qu'il injecte des fonds pour préserver l'emploi et restaurer sa capacité à faire des profits.

Mais les dirigeants du KMWU ne se soucièrent jamais d'expliquer ce qui pourrait amener un gouvernement, qui était de toute évidence déterminé à réduire toute résistance de la part de la classe ouvrière, à consentir à un accord préservant l'emploi des ouvriers de Ssangyong. Qui plus est, le choix du syndicat de lier le maintien de l'emploi à la restauration des profits de l'entreprise revenait à accepter par avance que les travailleurs partagent d'une façon ou d'une autre le coût des pertes subies par l'entreprise. Dans le contexte de la crise, c'était entraîner les travailleurs sur une pente glissante. Cela ne pouvait que conduire le syndicat à négocier le remplacement des licenciements par des mesures de « travail partagé », puis, à partir de cette position de faiblesse, à s'engager dans des marchandages sur le nombre des emplois qui seraient « restitués » dans un avenir hypothétique, une fois la rentabilité de l'entreprise rétablie. Et ce fut exactement ainsi que les choses se passèrent.

Le 8 avril, la direction de l'entreprise finit par annoncer que 2 646 emplois « devraient » disparaître, dont un nombre indéterminé de candidats potentiels à un programme de départ en retraite « volontaire ». La section du KMWU répondit à cette annonce en organisant des arrêts de travail contre tout licenciement. La participation des ouvriers fut unanime. Un vote eut lieu sur l'organisation d'une grève. À ce stade, l'ensemble des travailleurs de l'usine faisaient bloc contre ce qu'ils ressentaient comme une provocation de la part de la direction de l'entreprise, et le vote donna une majorité de 86 % en faveur de la grève.

Il semble que le gouvernement ait vu dans ces événements l'occasion de se livrer à une démonstration de force. Après tout, l'entreprise étant placée sous le contrôle de ses services, il avait toute latitude pour lui faire mener la politique qu'il voulait. De plus, bien que l'usine de Pyeongtaek soit importante, c'était la seule usine importante du groupe et, s'il y avait affrontement, celui-ci pourrait être circonscrit à cette seule usine, tout au moins tant que le conflit ne s'étendait pas à d'autres entreprises. Qui plus est, le fait que Ssangyong soit sous administration pouvait le faire apparaître comme un « cas particulier » avec lequel le reste des travailleurs risquaient moins de s'identifier. Tous ces facteurs favorables au gouvernement pouvaient lui permettre de risquer un affrontement avec les ouvriers de Ssangyong, en ayant des chances de leur infliger une défaite spectaculaire, en tout cas suffisamment spectaculaire pour attaquer le moral des travailleurs dans les autres bastions industriels.

Il semble que le KMWU n'ait pas vu, ou pas voulu voir, ce que préparait le gouvernement. Au lieu de considérer que les 86 % de votants en faveur de la grève lui avaient donné un mandat pour passer à l'action, les dirigeants du syndicat tentèrent de se servir de ce vote pour renforcer leur position à la table des négociations. Sauf que ni les administrateurs de l'entreprise ni le gouvernement qui leur donnait leurs ordres, ne risquaient d'être impressionnés par un vote pour la grève qui n'était suivi d'aucune action réelle. Il s'ensuivit une course contre la montre entre la direction de Ssangyong et les travailleurs de l'usine. Mais dans cette course, tandis que la direction s'efforçait d'affaiblir toute résistance en multipliant les pressions pour trouver des « volontaires » pour partir en retraite, le KMWU cherchait toujours à éviter l'affrontement en poursuivant le mirage d'une « solution viable » subventionnée par le gouvernement.

Le 7 mai, 3 300 ouvriers de Ssangyong participèrent à un grand meeting à l'intérieur de l'usine, montrant ainsi que, malgré ce long mois d'attente, ils étaient encore mobilisés. Mais la section locale du syndicat attendit encore deux semaines avant d'appeler à la grève illimitée, le 21 mai, puis, le lendemain, à l'occupation de l'usine. Plus de six semaines avaient été perdues depuis le vote pour la grève, au début avril. Entre-temps, 900 ouvriers environ avaient cédé aux pressions et étaient partis en retraite « volontaire », et c'était autant de forces en moins pour les grévistes. Quant au reste des travailleurs, ils avaient attendu pendant des semaines sans autre perspective que l'espoir de voir une « solution » sortir de ces négociations qui n'en finissaient plus. Beaucoup avaient probablement le sentiment que le syndicat les avait « baladés », tandis que le chantage de la direction selon lequel, en cas de refus des licenciements, elle serait « contrainte » de fermer l'usine, avait gagné en crédibilité.

Acculés à se battre le dos au mur

Néanmoins, le 22 mai, plus d'un millier de travailleurs occupèrent l'usine et Ssangyong eut beau décréter un lock-out, rien ne fit céder les occupants. Le 2 juin, la direction fit monter les enchères en publiant la liste de ceux qu'elle avait décidé de licencier, environ un millier de noms. Un comité formé de militants de la section locale du KMWU, dont la plupart de ses responsables, répondit en proclamant leur volonté de poursuivre l'occupation de l'usine « jusqu'au bout et à n'importe quel prix ». Cette fois, la direction nationale du KMWU donna son aval à la riposte des travailleurs, bien que, par la suite, son soutien dût rester largement symbolique.

Pendant les trois premières semaines de l'occupation, la direction et le gouvernement tâtèrent le terrain, ce qui donna aux travailleurs un peu de temps pour se retourner, envoyer des délégations rencontrer les syndicalistes d'autres entreprises et organiser quelques sit-in en centre-ville. Durant cette période, la direction se livra également à quelques tentatives pour organiser des opérations spectaculaires « pour la liberté du travail », en mobilisant des cadres, des non-grévistes et des hommes de main (2 à 3 000 personnes au total) afin de déloger les grévistes. Malgré ces pressions, les grévistes, dont le nombre s'était stabilisé autour du millier, tinrent bon. Mais, déjà, ces opérations spectaculaires soulignaient l'isolement dans lequel ils se trouvaient, et cela même si, à plusieurs reprises, des ouvriers des usines voisines, dont la grande usine Kia de Hwaseong, et des syndicalistes d'usines aussi lointaines qu'Hyundai Motors à Ulsan vinrent leur prêter main forte pour rompre l'encerclement dont ils étaient menacés. Le fait est que la direction se révélait capable de mobiliser plus de monde que les grévistes eux-mêmes.

À la mi-juin, le gouvernement entra en force dans le conflit. La police lança des poursuites contre 190 grévistes (ce qui signifiait qu'ils pouvaient être arrêtés à tout moment) et le 26 juin, elle passa à l'offensive sur le terrain. Ce jour-là, l'agence coréenne Yonhap estima que les effectifs policiers rassemblés à Pyeongtaek s'élevaient à 20 000 hommes, ce qui donne une idée des problèmes que les autorités craignaient de rencontrer et montre qu'elles ne voulaient pas courir le risque d'un échec. Une partie de ces effectifs intervint pour aider un contingent de 2 000 nervis et non-grévistes à pénétrer sur le site de l'usine et à occuper son bâtiment principal. Les affrontements firent rage pendant 24 heures et il y eut de nombreux blessés de part et d'autre. À la fin de cette bataille, les grévistes firent ce que leurs dirigeants présentèrent comme un « repli tactique », en se barricadant dans le bâtiment de l'atelier de peinture. Sur le moment, ce choix fut justifié par le fait que le stock considérable de produits toxiques entreposés dans ce bâtiment servirait d'assurance contre toute velléité de la police de tenter de déloger les grévistes par la force, un calcul qui devait se révéler erroné par la suite.

Après le 26 juin, l'occupation tourna au cauchemar. Tout au long du mois de juillet, les grévistes furent soumis à un siège en règle, à la fois par les nervis de Ssangyong et par la police. Le nombre de grévistes participant à l'occupation se mit à baisser, descendant d'abord autour de 600-800 puis, plus lentement, jusqu'à n'être plus que 450 à la fin juillet. Le siège fut progressivement resserré. À la mi-juillet, la police bloqua l'approvisionnement des grévistes en vivres, puis le gaz et l'eau furent coupés. Le 20 juillet, la police reprit une offensive qui, cette fois, devait durer sept jours et sept nuits sans le moindre répit. Les grévistes réussirent à maintenir les assaillants à une distance respectueuse au moyen de cocktails Molotov et de frondes géantes, servant à lancer des écrous de grosse taille, du genre de ceux utilisés dans la construction d'échafaudages métalliques. Mais la riposte de la police ne se fit pas attendre. Une flotte d'hélicoptères fut dépêchée sur les lieux, qui se mirent à lâcher sur les grévistes de grandes quantités d'un liquide contenant du gaz lacrymogène dilué et des composants chimiques causant des brûlures par simple contact. Des fusils taser à longue portée furent utilisés pour atteindre ceux des grévistes qui s'attaquaient aux assaillants du toit de l'atelier de peinture. La nuit, le bruit assourdissant des hélicoptères suspendus à basse altitude au-dessus de l'usine rendait le sommeil impossible aux grévistes. À la fin de la semaine, on estimait le nombre de grévistes blessés à plus de 200, près de la moitié ! Certains étaient gravement atteints et leur condition se détériorait d'autant plus vite que la police interdisait l'entrée de toute aide médicale dans la partie occupée de l'usine.

Il y eut alors un bref répit pendant que la police suspendait ses attaques pour permettre de nouvelles négociations entre le KMWU et la direction de Ssangyong. Mais dès que les pourparlers furent rompus, l'assaut reprit, et cette fois l'électricité fut coupée. Il fallut encore cinq jours d'affrontements, nuit et jour, avant qu'un « accord » soit finalement conclu, le 5 août, mettant immédiatement fin à l'occupation. Ce qui n'empêcha d'ailleurs pas les nervis de la direction de marquer leur victoire en passant à tabac les grévistes isolés qui leur tombaient sous la main, tandis que nombre d'autres étaient arrêtés à leur sortie de l'usine.

Cet « accord », dicté par la direction à un moment où les grévistes se trouvaient dans une position désespérée, ne leur faisait aucune concession. En gros, il prévoyait que, sur le millier de travailleurs dont le licenciement avait été annoncé le 2 juin, 52 % seraient « admis à partir en retraite volontaire » tandis que les 48 % restants pourraient choisir entre un congé sans solde (d'une durée indéterminée) et un poste de vendeur (rémunéré à la commission avec un minimum mensuel garanti de 275 i, et cela en pleine période de mévente !). Après un an, si les conditions du marché s'amélioraient, ces travailleurs pourraient poser leur candidature à un nouvel emploi, mais sans garantie de réembauche, et, dans le meilleur des cas, seulement à temps partiel. Il n'y avait rien d'autre dans cet « accord ». Après 77 jours d'occupation, dont une bonne partie de siège en règle, pour ne pas dire de guerre ouverte, les grévistes se retrouvaient pratiquement sans rien : non seulement sans emploi, mais surtout sans le moindre revenu leur permettant de survivre, fût-ce de la façon la plus modeste, dans un avenir prévisible.

Mais la suite devait être pire encore. Contrairement à ce que prévoyait l'accord de fin de grève, les poursuites pénales et civiles engagées ne furent pas suspendues. À la fin octobre, 32 grévistes avaient déjà été condamnés à des peines diverses, dont 14 mois de prison pour le président de la section du KWMU de Ssangyong. Des procédures pénales étaient en cours contre 80 ouvriers et militants syndicaux, dont 63 étaient en prison, y compris deux vice-présidents du KMWU. Pour faire bonne mesure, la justice réclamait la somme astronomique de 27 milliards de wons (16 millions d'euros) de dommages et intérêts à différentes instances et responsables du KMWU. Pendant ce temps, après avoir éliminé les grévistes, la direction de Ssangyong se débarrassait de plus d'une centaine des ouvriers restants, soupçonnés d'avoir eu des sympathies pour les grévistes. Puis elle désignait des responsables syndicaux à sa botte à la tête de la section syndicale et lui faisait adopter la décision de se désaffilier du KMWU et de la KCTU.

Le coût de l'absence d'une politique offensive

L'attitude revancharde du régime à l'égard de ces grévistes qui avaient osé défier les diktats du patronat visait non seulement à leur infliger une punition exemplaire dans l'immédiat, mais aussi à faire en sorte qu'il leur en reste un souvenir indélébile. Au-delà de cet objectif, toute la politique du gouvernement dans la dernière phase de l'occupation, en particulier la brutalité policière, ne visait pas seulement les grévistes, mais l'ensemble de la classe ouvrière. Car, en elle-même, cette grève n'avait rien d'exceptionnel. Il arrive périodiquement que les ouvriers coréens occupent leurs usines, sans que la police ait recours à une telle violence. Mais le fait de se livrer à une démonstration de force aussi spectaculaire avait un objectif bien précis. La couverture médiatique sans précédent dont bénéficia le siège des grévistes, en particulier par la télévision, permit à une grande partie de la population laborieuse d'être témoin de l'expérience cauchemardesque que vivaient les grévistes, pris au piège dans l'atelier de peinture, sans nourriture ni eau, subissant jour et nuit les assauts d'une force policière très supérieure en nombre et dotée de matériel lourd normalement réservé à un usage militaire. Le gouvernement voulait graver dans la conscience collective de la classe ouvrière le sentiment que s'opposer à l'offensive patronale avait des conséquences trop graves pour que cela en vaille la peine. Et la police fit ce qu'il fallait pour atteindre cet objectif.

Bien sûr, cette démonstration de force fut facilitée par la politique menée par le KMWU dans le conflit, même si ses leaders paient aujourd'hui au prix fort, par des peines de prison et de lourdes amendes, les choix qu'ils ont faits.

Car était-il inévitable que le conflit chez Ssangyong prenne la forme qu'il a pris, celle d'une occupation par quelques centaines d'ouvriers, sur plus de 5 000, soumis à un siège en règle pendant près de deux mois, complètement isolés du reste de la classe ouvrière et contraints de faire face au pouvoir déchaîné des forces de répression ? Bien sûr, on ne peut affirmer avec certitude, même après coup, qu'une autre politique aurait permis de donner un autre cours au mouvement, sans parler même de lui permettre de remporter une victoire. Mais le fait est qu'il n'y a pas vraiment eu de tentative pour empêcher l'étau des forces de répression de se refermer sur les grévistes.

Dans la phase initiale du conflit, entre sa mise sous administration, en janvier, avec l'objectif de supprimer des emplois, et l'annonce du plan de 2 646 suppressions d'emplois en avril, Ssangyong n'était encore qu'une entreprise parmi tant d'autres où le patronat menaçait les emplois et les conditions de travail des salariés. Aurait-il été impossible alors, durant ces trois premiers mois, de s'efforcer de mobiliser l'ensemble des travailleurs de Ssangyong contre la menace qui pesait, mais aussi de les préparer à résister aux tentatives probables de division de la direction et, en même temps, à l'idée que pour avoir des chances de succès, leur riposte devrait s'étendre au-delà de Ssangyong, dans le cadre d'une contre-offensive plus large ?

D'autant que, de ce point de vue, l'usine Ssangyong se trouvait plutôt bien placée, au cœur d'une région ouvrière. Il y avait un certain nombre d'usines importantes proches de Pyeongtaek, où les ouvriers étaient menacés par des attaques contre les salaires et les horaires de travail, comme par exemple les usines Kia de Kwangju et Hwaseong ou encore l'usine Hyundai d'Asan. À Pyeongtaek même, se trouvait l'une des trois usines de Kumho Tyres (numéro deux du pneu coréen), organisée elle aussi par le KMWU, où pesaient également des menaces sur les salaires et les conditions de travail. En même temps, un conflit était en train de se développer à Korea Express, l'une des principales entreprises nationales de transport routier, où la direction utilisait le chantage à l'emploi pour tenter d'imposer une aggravation des conditions de travail et de salaire, tout en cherchant à se débarrasser des militants du syndicat des camionneurs affilié à la KCTU.

Pourtant, malgré une menace purement rhétorique de la direction de la KCTU d'appeler à une grève générale contre l'offensive patronale, la centrale ne prit aucune initiative, ni dans ce sens ni dans un autre. D'ailleurs, le problème qui se posait n'était pas celui de la grève générale, mais plutôt de préparer le terrain, avec les travailleurs les plus mobilisés, à une contre-offensive dépassant les divisions corporatistes et sectorielles entre les différentes entreprises et industries, sur la base d'un programme d'objectifs communs qui puisse constituer une réponse à l'offensive patronale. Au lieu de cela, les appareils syndicaux de la KCTU restèrent cantonnés aveuglément dans leurs prés carrés respectifs, sur la base d'une politique purement défensive, recherchant un compromis acceptable du point de vue de l'« intérêt de l'entreprise ». Chez Ssangyong, ce fut une période de « débrayages d'avertissement » à répétition, dont le but était de rappeler au patronat que les syndicats restaient des partenaires incontournables, mais certainement pas de donner confiance aux travailleurs pour préparer la contre-offensive à venir, et encore moins de les aider à mesurer la force qu'ils pourraient représenter en passant outre aux divisions entre entreprises différentes pour agir ensemble.

En avril, lorsque fut révélée l'importance des licenciements chez Ssangyong, la grève appelée par la section du KMWU montra qu'à ce stade les travailleurs étaient unis et déterminés. Mais, au lieu de s'appuyer sur cette mobilisation pour la développer, le syndicat s'enlisa dans des négociations sans fin, à la recherche d'une « solution industrielle viable », comme s'il avait été vraisemblable qu'un gouvernement aussi manifestement déterminé à réduire toute résistance de la part de la classe ouvrière puisse céder quoi que ce soit sans être confronté à une démonstration de force des travailleurs !

Et pourtant, ce n'étaient pas les avertissements qui manquaient sur ce plan. Pour n'en citer qu'un seul exemple parmi bien d'autres, il y avait eu la brutale répression d'une manifestation de protestation des conducteurs de Korea Express au siège de l'entreprise, à Daejeon (non loin de Pyeongtaek), dans laquelle 150 manifestants avaient été blessés et 457 arrêtés. En passant, on peut noter que les conducteurs de camions de la KCTU qui manifestaient ce jour-là, après le suicide du président de leur syndicat en signe de protestation contre la répression antisyndicale dans l'entreprise, auraient bien eu besoin du renfort d'autres travailleurs de la région, de Ssangyong entre autres. Mais telle n'était pas la préoccupation de la KCTU ni du KMWU.

Le syndicat ne tenta jamais de préparer les travailleurs de Ssangyong à ce qui pouvait les attendre s'ils choisissaient de se battre, ni sur le plan de la répression ni sur le plan des objectifs qu'ils pouvaient se fixer. Par exemple, il ne vint jamais à l'idée des leaders syndicaux d'exiger la transformation du « travail partagé » officiel en quelque chose de conforme aux intérêts des travailleurs - la répartition du travail entre tous, sur la base d'horaires de travail réduits, sans réduction de salaire - sans doute parce qu'ils ne voyaient pas dans un tel objectif la base d'une « solution viable » permettant le retour à la rentabilité de l'entreprise ! De même, le syndicat ne se soucia pas d'offrir la moindre alternative aux travailleurs face aux pressions qu'on leur faisait subir pour qu'ils se portent « volontaires » pour la retraite, et pour la misère qui en résulterait pour eux. Et pourtant, si l'État pouvait débourser des trillions de wons pour remplir les caisses de la finance et des entreprises d'exportation, pourquoi ne pouvait-il pas également assurer un revenu décent aux travailleurs contraints par la crise à une retraite anticipée ? Quant à la majorité de ceux qui se refusaient à partir, le syndicat les maintint dans une attente interminable, sans leur permettre de comprendre grand-chose aux marchandages qui se déroulaient derrière leur dos. Et surtout rien ne les avait préparés à l'idée que ces négociations sans fin n'avaient en fait pas d'autre raison d'être que celle de permettre à la direction de gagner du temps et de diviser les rangs des travailleurs.

Au cours des six semaines qui s'écoulèrent avant que la vérité éclate sur ce plan, avec la publication de la liste des travailleurs licenciés, l'unité qui avait prévalu en avril dans les rangs des travailleurs fit place peu à peu à de profondes divisions. Il est significatif, par exemple, que parmi ceux qui prirent part à l'occupation, l'écrasante majorité figurait sur la liste des licenciés. Parmi les travailleurs dont l'emploi était théoriquement préservé et qui attendaient chez eux que la grève se termine, bien peu revinrent à l'usine pour exprimer leur soutien aux grévistes. Un nombre significatif, en revanche, participa aux coups de main organisés par la direction sous le couvert de la « liberté du travail ».

Et pourtant les emplois de ces travailleurs n'étaient assurés que pour autant qu'ils pouvaient s'en remettre à la parole de la direction, ce qui n'était guère le cas au vu de l'expérience passée. Au mieux, ce qui les attendait, c'était une aggravation brutale de leurs conditions de travail afin de maintenir la production sur la base d'un effectif total moitié moindre (après la grève, la direction se vanta d'ailleurs d'avoir augmenté la productivité de 30 % !). Lorsque l'usine fut occupée, était-il trop tard pour que les grévistes convainquent une partie au moins de ces travailleurs que leur intérêt était de se joindre au mouvement ? Le fait de s'adresser à ces travailleurs aurait dû figurer en tête des tâches de la grève dès le premier jour, mais en dehors de quelques initiatives limitées ce ne fut pas le cas. Au contraire, la plupart des militants du mouvement stigmatisèrent ces travailleurs comme des « jaunes » et tout fut dit.

Le choix d'occuper l'usine était, en soi, un choix dangereux si, comme tout l'indiquait, le gouvernement recherchait un affrontement spectaculaire, surtout alors que les grévistes étaient minoritaires. Non seulement ce choix rendait la tâche très difficile aux grévistes pour s'adresser aux non-grévistes, mais cela rendait encore plus difficile le fait pour les grévistes de s'adresser aux travailleurs d'autres entreprises et de les appeler à se joindre à eux dans la rue pour manifester leur opposition à l'offensive patronale et faire planer aux yeux du patronat la menace d'une contagion possible. Mais les leaders de la grève comme les responsables syndicaux extérieurs à l'usine ne voyaient pas la nécessité d'autre chose que les manifestations symboliques de « solidarité » qui se déroulaient périodiquement aux portes de l'usine, animées parfois par des délégations de syndicalistes venus d'autres usines, mais le plus souvent par des groupes d'extrême gauche ou des organisations de défense des droits de l'homme, voire des groupements religieux. Peu importait aux leaders syndicaux que ce genre de « solidarité », pour réconfortante qu'elle ait été compte tenu de l'isolement des grévistes, ne pouvait avoir le moindre poids dans le bras de fer qu'ils avaient engagé avec le patronat et son gouvernement.

À partir du moment où la police intervint massivement en faisant le siège des grévistes 24 heures sur 24, ils se trouvèrent pris au piège. À ce stade, la grève n'était déjà plus qu'un combat désespéré qui, à tous points de vue, se termina par une défaite. Le fait que, même dans ces conditions, les grévistes aient réussi à tenir aussi longtemps est une preuve manifeste de leur détermination. Mais quel gâchis terrible, alors que cette détermination et cette combativité des grévistes auraient pu être un puissant levier au service d'une politique visant à renforcer leur nombre, en recherchant des alliés parmi les autres travailleurs, une politique qui aurait peut-être même pu contraindre le gouvernement à céder du terrain !

Ce fut une défaite pour les travailleurs de Ssangyong, mais également pour la classe ouvrière dans son ensemble et c'est ainsi qu'elle fut ressentie par les travailleurs, malgré leur indignation face à la violence policière. Et bien qu'il soit encore trop tôt pour en mesurer l'impact sur le moral des travailleurs, et encore moins sur les luttes sociales, les événements qui se sont déroulés par la suite chez Kumho Tyres, par exemple, en donnent peut-être une indication. Après une longue période de négociations au cours de laquelle la direction avait joué au chat et à la souris avec le syndicat sur les mesures d'austérité qu'elle entendait mettre en œuvre, elle changea brutalement de tactique en juillet, durant le siège de Ssangyong. Du jour au lendemain, elle lança un ultimatum aux travailleurs : s'ils n'acceptaient pas un gel des salaires, une réduction de leurs primes et avantages sociaux et une aggravation des rythmes et horaires de travail, 700 ouvriers seraient licenciés (sur 4 000 ouvriers de production). Le syndicat riposta par une « grève d'avertissement » et les négociations reprirent. Mais après la défaite de la grève chez Ssangyong, la direction rompit les négociations. Fin août, le syndicat appela de nouveau à la grève. La direction, reprenant la tactique utilisée chez Ssangyong, riposta par la publication d'une liste des noms de 700 ouvriers qu'elle entendait licencier et par un lock-out. Quelques jours plus tard, le syndicat abandonnait toute résistance et recommandait aux travailleurs de voter en faveur du diktat que la direction avait voulu imposer dès le départ par le chantage.

L'avenir dira si la défaite de la grève chez Ssangyong aura des conséquences plus profondes, et en particulier si elle aura permis au régime de faire un exemple assez spectaculaire pour dissuader les travailleurs de résister à l'offensive patronale. Après tout, non seulement la classe ouvrière coréenne a une longue tradition de résistance contre la brutalité de l'appareil d'État, y compris sous des régimes de dictature, mais le patronat coréen a aussi fait preuve à maintes reprises de sa capacité à déclencher des explosions de colère à force de pousser l'exploitation au-delà du tolérable. Mais, quoi qu'il arrive, il faut espérer que les leçons dramatiques de la grève de Ssangyong ne seront pas perdues et, en particulier, le fait que face à une offensive patronale, la meilleure défense à laquelle la classe ouvrière puisse recourir est de passer elle-même à l'offensive, en mobilisant toutes les forces dont elle peut disposer dans son camp.

10 novembre 2009

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