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Chine - Après le 18e congrès du Parti communiste et la succession aux sommets de l’État
Le Parti communiste chinois (PCC), qui dirige le pays depuis 1949, a tenu son 18è congrès en novembre 2012. Le plus grand parti au monde (86 millions de membres revendiqués) a organisé la succession à la tête de l'État en désignant son nouveau secrétaire général, Xi Jinping, et son numéro 2, Li Keqiang. En mars 2013, l'un et l'autre remplacent Hu Jintao et Wen Jiabao, respectivement comme président de la République et Premier ministre. Mais derrière le théâtre d'ombres bien ordonné du congrès, et à l'abri des regards de la population, des luttes féroces se livrent entre caciques du régime. La presse occidentale a fait ses gorges chaudes de l'affaire Bo Xilai, du nom de ce dirigeant dont la chute a été aussi rapide que son ascension avait été fulgurante, une affaire qui n'est sans doute que la partie émergée des conflits et rivalités internes aux cercles dirigeants du PCC.
Si la succession à la tête du PCC suscite un intérêt en Occident, c'est bien sûr parce que le PCC dirige le pays le plus peuplé du monde depuis 1949. Mais c'est aussi en raison de la place grandissante de la Chine dans les relations internationales, à la suite de son développement économique. C'est sur cette croissance économique que nous voudrions revenir ici. Après trente années à 10 % de moyenne annuelle, la hausse du produit intérieur brut (PIB) s'est ralentie depuis 2008 et la crise économique mondiale. Elle reste cependant, à 7 ou 8 % par an, très largement supérieure à la croissance mondiale, en particulier à celle des pays riches. Entre 2007-2012, le PIB de la Chine a augmenté de 60 %, celui de l'Union européenne et des États-Unis de 3 % ; et certains pays industrialisés ont tout simplement vu le leur régresser, de l'Irlande à la Grèce ou à l'Espagne. En volume, la Chine est maintenant la seconde économie du monde et peut escompter dépasser les États-Unis dans les années à venir et devenir en 2020, à en croire un certain nombre d'économistes, la première puissance économique mondiale. Nous avons déjà eu l'occasion d'en discuter, et ne comptons pas y revenir ici : il s'agit en partie d'un succès en trompe-l'œil, si on le rapporte à la population des deux pays, respectivement 1,350 milliard et 315 millions d'habitants[fn]Voir « Chine : l'économie d'une grande puissance ? », Lutte de classe n°133, février 2011[/fn]. En termes de revenu par habitant et de niveau de vie, la Chine reste un pays sous-développé, se plaçant, selon les classements, entre le 90e et le 100e rang mondial, quelque part entre l'Albanie, la Jamaïque et l'Équateur.
En revanche, l'ascension de la Chine est indéniable et se manifeste de différentes façons, y compris politiquement, dans les relations internationales. Cette progression est imputée à la libéralisation engagée à partir de 1978. Ce postulat est devenu, sous la plume des commentateurs patentés, une sorte de vérité établie, presque un lieu commun : alors que le maoïsme et l'étatisme étaient synonymes de stagnation, le capitalisme et le libéralisme lui auraient apporté dynamisme économique et progrès matériels. Érik Izraelewicz, qui fut le directeur du Monde et l'auteur de deux livres sur la Chine, écrivait ainsi, dans un supplément du journal (Chine : de la révolution à la naissance d'un géant, novembre 2012) : « La vraie révolution, celle qui va déclencher en Chine le décollage économique et permettre à l'Empire de retrouver sa place dans la communauté internationale, ce n'est pas 1949, c'est donc bien davantage 1979. » Autrement dit, le contraste entre les périodes 1949-1978 et 1979-2012 offrirait une confirmation de la supériorité du marché sur la planification, et du capitalisme sur le socialisme.
C'est de cette contre-vérité dont nous voudrions discuter ici, en cherchant à répondre à deux questions. D'abord, la période maoïste (1949-1978) a-t-elle été la stagnation, la glaciation, voire la régression économique si souvent décrites par les commentateurs ? Ensuite, l'essor économique de la période 1978-2012 s'explique-t-il par la transformation de la Chine en une économie de marché ? Enfin, qu'en est-il de la bourgeoisie chinoise ?
1949-1978 : les progrès résultant de l'Etatisme
Au 19è siècle, alors que l'Europe occidentale puis les États-Unis connaissaient leur révolution industrielle, la Chine en fut incapable. Elle avait pourtant connu un essor démographique considérable, sa population ayant été multipliée par cinq entre 1400 et 1820, grâce à une amélioration des rendements agricoles. Comme l'Europe occidentale, elle connut au 18è siècle un essor de son artisanat (textile, fonderie, porcelaine) et les emprunts faits par l'Occident à la Chine furent alors nombreux. En raison de sa population importante, la Chine avait une production manufacturière quantitativement supérieure à celle de l'Occident. Et, vers 1800, son niveau de développement n'était pas inférieur à celui de l'Europe occidentale. Après les guerres de l'opium (1839-1842 et 1856-1860) menées par la Grande-Bretagne et la France pour soumettre la dynastie chinoise, et précisément ouvrir le marché intérieur, le pays subit une régression. Le régime fut affaibli et progressivement assujetti aux puissances étrangères, l'économie ne connut pas de progrès et la Chine s'appauvrit, pour devenir, au milieu du 20è siècle, le pays le plus pauvre du monde. Un pays comme le Japon, qui avait échappé à la mise en coupe réglée de l'impérialisme, connut à partir des années 1860 une modernisation et un développement industriel, menés depuis les sommets du régime. La Chine, pillée par l'impérialisme, en fut incapable.
Après la chute de la dynastie mandchoue, le régime nationaliste de Tchang Kaï-chek eut pour objectif, entre 1925 et 1949, le développement du pays, mais en vain. Même l'embryon d'industrialisation, au cours des années 1920 et 1930, fut limité à des industries légères et quelques villes côtières. Les nationalistes, au pouvoir à partir de 1925, furent en effet tout aussi incapables de procéder à l'industrialisation que la dynastie Qing (1644-1912) sur le déclin l'avait été. La Chine était pourtant une économie de marché et aurait dû, selon la logique des commentateurs libéraux actuels, connaître l'essor que connurent la Grande-Bretagne, la France, la Belgique, l'Allemagne ou les États-Unis. Il n'en fut rien. Alors que la Chine représentait le tiers de la richesse mondiale en 1800, elle n'en pesait plus que 1 % en 1950.
C'est dans la période qui suivit (1950-1978) qu'il faut chercher les bases de l'essor économique. Quand le Parti communiste chinois prit le pouvoir en 1949, après l'invasion japonaise (1937-1945) et la guerre civile (1945-1949), il ne restait pas grand-chose de l'industrie des villes côtières. Le pays comptait 550 millions d'habitants, soit environ 30 % de la population mondiale. Mais la plupart des Chinois étaient mal nourris, en mauvaise santé, peu instruits. Par exemple, la mortalité infantile était de 13 à 15 %, c'est-à-dire les taux de l'Europe du milieu du 19è siècle. Quant à l'analphabétisme, il atteignait quelque 80 % et les faibles réseaux d'éducation et de santé avaient été détruits par les guerres. Mis au ban par les grandes puissances capitalistes qui avaient soutenu jusqu'au bout le régime corrompu et vermoulu de Tchang Kaï-chek, le nouvel État ne pourrait en outre bénéficier de l'accès au marché mondial ni de l'aide internationale. Jusqu'en 1971, la Chine (bien plus d'un demi-milliard d'habitants) fut même privée de son siège au Conseil de sécurité des Nations unies, au profit de Taïwan (8 millions d'habitants), une île où s'étaient réfugiés les tenants du régime de Tchang après la victoire de Mao. C'était le prix à payer pour l'insoumission du régime à l'impérialisme.
Jusqu'à 1949, la bourgeoisie chinoise avait tout juste été capable de prélever sa part sur les ressources du pays siphonnées par l'impérialisme. Inspiré par le modèle de l'URSS stalinienne, l'État prit alors en charge des pans entiers de l'économie, 80 % des salariés des villes travaillant d'une façon ou d'une autre pour l'État. Le nouveau régime nationalisa l'industrie, planifia l'économie et instaura le monopole du commerce extérieur. La production industrielle augmenta de 11,5 % en moyenne par an entre 1952 et 1978, malgré les crises provoquées par les campagnes catastrophiques que furent le Grand bond en avant (peut-être 30 millions de morts de faim entre 1958 et 1961) et la Révolution culturelle (1966-1971). La part de l'industrie dans le PIB passa de 18 % à 44 %. La Chine se dota de la base industrielle dont plus d'un siècle de capitalisme avait été incapable d'accoucher.
Ce développement se fit sur le dos de la paysannerie pauvre. Même les campagnes firent l'objet de l'intervention étatique. Le régime regroupa les innombrables propriétés paysannes au sein de collectivités agricoles, les communes. Ce faisant, il permit la diffusion rapide d'un certain progrès technique, l'organisation de la production agricole à une plus grande échelle et la fourniture de services sociaux, dans les immenses campagnes. La centralisation et l'étatisation permirent également une « révolution verte », d'importants progrès scientifiques améliorant les rendements agricoles. Dès les années 1950, le régime mit en place un système de recherche à plusieurs niveaux. Un maïs hybride fut introduit en 1961 ; trente ans plus tard, 90 % des zones cultivées l'utilisaient. En 1974, un riz à haut rendement fut introduit. Une industrie d'engrais azotés fut également mise sur pied à partir de 1973. Ces innovations furent à l'origine d'une hausse de la productivité agricole qui permet de comprendre que le pays n'ait plus connu de grandes famines.
Les résultats de cette période sont sans appel. En moyenne, le PIB a augmenté chaque année de 4 à 6 %, selon les estimations. L'espérance de vie est passée de 42 ans pour les hommes (45,6 ans pour les femmes) en 1950 à 66,4 ans (69,4 pour les femmes) en 1982. Quant à l'analphabétisme, il a régressé, au cours de la même période, de 80 % à 16,4 %. Le régime maoïste se voulait égalitaire. Il ne l'était pas réellement. Mais il garantissait à l'ensemble de la population l'accès aux soins, à l'éducation, à la terre, et au logement.
Ces évolutions sont à comparer avec celles des pays qui n'avaient pas procédé à une étatisation massive. Par exemple, l'Inde qui devint indépendante en 1947, mais resta en bons termes avec l'impérialisme et put donc recourir aux emprunts internationaux et vendre à l'étranger, demeurait un pays moins développé que la Chine. Elle était marquée par l'arriération, les castes et la misère noire. Le revenu par habitant y était inférieur d'un tiers à celui de la Chine, la population y était non seulement moins alphabétisée, mais en partie condamnée à vivre dans la rue. Bref, l'intégration au marché mondial s'était traduite par la poursuite du pillage de ses ressources auquel, précisément, la Chine avait mis un terme. Et une comparaison avec l'Afrique donnerait un bilan similaire. Le régime de Mao était assurément un pouvoir antipopulaire ; mais, grâce à des réformes bourgeoises radicales, à un certain consensus dans la population paysanne, et à l'étatisme, il put alors faire ce que celui de Tchang Kaï-chek n'avait pu réaliser. C'est pendant cette période que les bases institutionnelles, industrielles et sociales de la Chine contemporaine furent posées.
1978-2012 : de la réforme économique à la libéralisation
À partir de 1978, le régime a engagé des réformes qui ont progressivement conduit à la libéralisation actuelle. Certains de ces changements furent importants. Et si les dirigeants chinois ont gardé le drapeau rouge, la référence à Mao et quelques éléments de la phraséologie communiste, l'égalitarisme de la période précédente est bien enterré. « Enrichissez-vous », disait sans vergogne Deng Xiaoping, qui dirigea le pays de 1978 à 1989. Ses successeurs n'ont pas oublié le message.
Mais les réformes furent introduites progressivement et ce n'est qu'avec le recul que leur portée apparaît complètement. La mort de Mao, en 1976, facilita la transition opérée sous Deng Xiaoping. Mais l'impasse dans laquelle se trouvait l'économie chinoise, coupée du marché mondial, se faisait déjà sentir auparavant. Entre 1978 et 1984, l'agriculture fut décollectivisée. En 1979, quatre « zones économiques spéciales » (ZES) furent créées au sud du pays, des zones franches où l'État mettait terrains et infrastructures à la disposition des capitalistes étrangers, telle celle de Shenzhen, qui était alors une petite ville frontière de Hongkong. Le gouvernement chinois voulait d'abord intéresser les capitalistes de cette colonie britannique, alléchés par l'extension de leurs activités dans une ville proche, où le terrain et la main-d'œuvre étaient moins chers. Face au succès des ZES, le gouvernement créa en 1984 les « villes littorales ouvertes », permettant aux entreprises occidentales de s'installer un peu partout sur la côte orientale et sur les deltas du pays, notamment dans des villes comme Shanghai. Les prix, qui étaient réglementés, ont été libérés, et les entreprises, même publiques, ont bénéficié d'une certaine autonomie. À partir de 1992, ce retour au marché a connu un nouvel élan. Toute la vallée du Yangzi a alors été ouverte aux investissements étrangers. Un nombre croissant d'entreprises chinoises ont été autorisées à commercer avec l'extérieur, et les étrangers à investir en Chine.
Ce faisant, de véritables bagnes industriels ont été constitués. Des grèves, des émeutes, des séries de suicides aussi, lèvent parfois le voile sur les conditions de travail dans certaines d'entre elles. Une entreprise de matériel électronique et informatique comme le Taïwanais Foxconn, sous-traitant d'Apple, HP, Amazon, Sony ou Microsoft, emploierait 1,4 million de salariés en Chine, dont 400 000 à Shenzhen. La surexploitation est la règle : même si les salaires des villes manufacturières du littoral sont largement supérieurs aux revenus des familles paysannes qu'ils attirent, ils sont dérisoires par rapport à la valeur ajoutée par ces salariés. Le salaire des ouvriers chinois n'entre que pour 1 ou 2 % dans le prix de vente d'un téléphone portable ou d'une tablette.
Un Etat toujours omniprésent
L'économie a connu un essor important, notamment en mobilisant, dans un contexte démographique favorable, toute cette main-d'œuvre venue des campagnes. Cela dit, les laudateurs du marché oublient que toute une partie de l'économie reste aux mains du secteur public sous ses différentes formes. La Commission d'administration et de direction des biens d'État (SASAC), créée en 2003, gère la participation de l'État dans l'économie. La constitution d'entreprises géantes est souvent citée comme une illustration du « miracle » chinois. Mais en fait, si 57 entreprises chinoises sont en effet dans le classement Fortune des 500 plus grandes entreprises au monde, presque toutes appartiennent à l'État, à l'instar de Sinopec (pétrole et chimie), China National Peroleum, State Grid (électricité), China Mobile (téléphonie mobile) ou encore Huawei (télécommunications), officiellement possédée par certains de ses salariés. Ce sont des entreprises très profitables, qui ont quasiment des monopoles dans le pétrole, le gaz, le nucléaire, l'électricité, les transports, les télécommunications, l'informatique et les services financiers. Basées pour la plupart à Shanghai et à Pékin, ces entreprises ne sont pas les principales sociétés exportatrices, mais sont situées en amont, et leur permettent d'exister. Elles sont soit sous le contrôle direct de l'État, soit sous le contrôle des différents échelons de collectivités publiques (provinces, districts, municipalités). Les entreprises d'État bénéficient de nombreuses subventions indirectes : des terres quasi gratuites, des taux d'intérêt très avantageux, une fiscalité bienveillante. Des subventions à l'exportation se font également sous la forme d'investissements publics géants dans les ports, les aéroports, les autoroutes et les zones de développement industriel qui facilitent l'accès des producteurs chinois au marché global. Des secteurs entiers sont subventionnés. Par exemple, l'État chinois a voulu développer ces dernières années son industrie automobile ; il l'a fait entre autres par un carburant très bon marché, parfois à un prix inférieur au cours mondial du pétrole. Bref, bien plus que la « main invisible » du marché, c'est la « main visible » de l'État qui permet de comprendre l'essor économique actuel. La place du secteur public en Chine est difficile à évaluer en raison des différents niveaux de propriété (État central, mais aussi provinces, mairies ou districts). Mais les entreprises d'État emploient peut-être la moitié de la population active et contrôleraient environ la moitié des ressources industrielles du pays.
Les grandes banques (Banque de Chine, Banque industrielle et commerciale, Banque de construction, Banque agricole) sont également sous le contrôle du parti. Comme les grandes entreprises, elles ont été introduites en Bourse pour se refinancer, mais l'État y conserve une part majoritaire. Le risque de crédit pèse donc sur la population, même si les bénéficiaires sont des personnes privées, ces « capitalistes rouges » qui bâtissent des fortunes colossales à l'ombre de l'État.
Ce rôle de l'État, hérité du maoïsme, a permis de construire des infrastructures. On a récemment évoqué la rapidité de développement du réseau de trains à grande vitesse, avec l'ouverture, en décembre 2012, d'une ligne Pékin-Canton de 2 300 km. En vingt-cinq ans, la Chine a bâti 10 800 km de voies de chemin de fer et 300 000 km de routes. Elle envoie des hommes dans l'espace et cherche à rivaliser avec les grandes puissances industrielles dans la recherche scientifique et les technologies de pointe. Tout cela se fait sous la houlette de l'État.
Une série d'interventions extérieures sont également l'œuvre de l'État. Celui-ci cherche en effet à assurer à l'économie chinoise ses approvisionnements. Depuis les années 1990, la Chine investit hors de ses frontières dans les champs de pétrole, les mines, les terres arables et la défense de voies maritimes nécessaires à son approvisionnement. Il en est ainsi des nombreuses acquisitions foncières, dans des pays comme l'Éthiopie, Madagascar, le Kenya la Tanzanie ou la Zambie. Elle a aussi développé des relations nouvelles avec certains pays du Proche-Orient, d'Afrique et d'Amérique latine.
Par ailleurs, elle a acquis des parts de dette souveraine aux quatre coins du monde, à commencer par la dette américaine. Les bons du Trésor américain détenus par la Chine, quelque 1 100 milliards de dollars, sont des placements peu lucratifs mais sûrs, ceux que les boursicoteurs et les financiers qualifient de placements de « bon père de famille ». Ceux-ci permettent de soutenir l'économie américaine, dont l'économie chinoise est tributaire, pour ses exportations en particulier. Il s'agit donc de placements de « père de famille » opérés, là aussi, par l'État chinois.
Certes, des pans entiers de la planification ont été abandonnés. Et à côté du secteur étatique, ou sous sa protection, toute une économie de marché fleurit également. Mais l'intervention étatique demeure et représente une grande continuité entre la Chine maoïste d'avant 1978 et la Chine contemporaine. C'est le même État et c'est la première phase de son développement qui a conditionné le développement de cet « atelier du monde » si souvent présenté comme modèle.
L'enrichissement frénétique de la bourgeoisie chinoise à l'ombre de l'Etat
Les commentateurs patentés insistent sur le rôle positif qu'aurait eu pour la population le développement des trente dernières années. Toute une partie de la population a migré vers les villes, à la faveur de l'industrialisation. Dans les grandes villes industrielles de la côte du delta de la rivière des Perles (entre Canton, Shenzhen et Hongkong), le niveau des salaires s'élève de quelque 20 % par an, à la suite de grèves et de diverses mobilisations. À 200 dollars par mois, ces salaires restent cependant bien inférieurs à ce qu'ils sont dans les pays occidentaux et ne sont pas près de les rattraper. Et à l'échelle du pays, les salaires augmentent peu. Surtout si on les rapporte à l'inflation, considérable, des prix de l'immobilier, de l'alimentation, de la santé. Par exemple, à Shenzhen, le salaire minimum est de 180 euros par mois, mais les prix de l'immobilier ont explosé pour atteindre 2 200 euros le mètre carré (contre 8 400 euros à Paris). Les travailleurs migrants, les 250 millions de mingong (« paysans-ouvriers » en chinois mandarin), sont souvent payés en dessous du salaire minimum légal ; ils représentent 40 % de la main-d'œuvre urbaine, deux tiers de la main-d'œuvre industrielle, 80 % des chantiers de construction. La part des salaires dans le PIB ne cesse de diminuer. Elle est ainsi passée de 56 % en 1983 à 33 % en 2010. La part de la consommation des ménages dans le PIB n'a cessé de baisser, pour atteindre 34 % : un record mondial. La santé ne représente que 2 % des dépenses publiques. Les inégalités dans l'enseignement se creusent. La Chine est ainsi mesurée comme un des pays « les plus inégaux » au monde.
L'exploitation frénétique d'un nombre croissant d'ouvriers a en effet permis un important enrichissement de la bourgeoisie chinoise. Le pays compte 271 milliardaires déclarés, probablement plus du double en réalité, et un million de millionnaires en dollars. La Chine est le premier marché mondial du luxe et les reportages se multiplient sur cette bourgeoisie sans vergogne. Les revenus des 10 % les plus riches du pays sont comparables à ceux des Européens les plus fortunés mais, notent les comparaisons, le coût de la vie et la main-d'œuvre domestique y sont moins chers. Il n'y a pas d'impôt sur l'héritage. Audi vend en Chine la moitié de sa production mondiale d'A6 (premier prix : 40 000 euros), et toutes les grandes marques de voitures de luxe y font des affaires.
L'interpénétration de cette bourgeoisie et de l'appareil d'État est flagrante à tous les niveaux. Les 70 députés les plus riches à l'Assemblée nationale populaire possèdent 90 milliards cumulés. Un tiers des 50 Chinois les plus riches « conseillent » officiellement le gouvernement. 30 % des 1 000 premières fortunes chinoises occupent une position officielle. Les dirigeants du parti et de l'État sont parmi les premiers servis. Ainsi, une enquête du New York Times (25 octobre 2012) a estimé la fortune de Wen Jiabao, Premier ministre sortant, à au moins 2,7 milliards de dollars. « Papy Wen » affichait pourtant en public une certaine sobriété, multipliait les apparitions auprès des petites gens et mettait en garde contre la montée des inégalités, au nom de la nécessaire « harmonie ». Ce sont ses proches qu'il arrosait. Sa mère de 90 ans, dont il aimait rappeler la pauvreté passée, possède ainsi, entre autres, pour 120 millions de dollars d'actions dans une société financière ; son frère cadet a bénéficié de plus de 30 millions de contrats par l'État pour sa société de traitement des eaux usées et des déchets ; sa femme était surnommée « reine des diamants » et jouait un rôle clé dans ce secteur étatique ; la société de capital-investissement de leur fils est devenue une des plus prospères du pays, etc.
Autre exemple : Xi Jinping, le nouveau secrétaire général du parti, un « prince rouge » comme on appelle les enfants enrichis de familles révolutionnaires, possède une fortune estimée à 345 millions de dollars : une paille par rapport à celle de Wen Jiabao, mais quand même 70 000 ans du revenu moyen chinois. Bien sûr, lui non plus ne détient presque rien en propre, mais sa famille possède des résidences luxueuses à Hongkong, des participations dans des sociétés ayant emporté des marchés publics, etc.
Quant à Bo Xilai, le chef déchu de la « municipalité autonome » de Chongqing, dont les ambitions nationales étaient patentes, c'était aussi un « prince rouge », le fils cossu de Bo Yibo, un des « huit immortels » (dirigeants historiques) de la Révolution chinoise, ancien compagnon de Mao. Si le jeune Bo Xilai fut garde rouge adepte de la « violence révolutionnaire » pendant la Révolution culturelle puis en fut victime, il avait depuis longtemps délaissé le Petit livre rouge de Mao pour le veau d'or. À Chongqing, ville tentaculaire de 32 millions d'habitants affichant une croissance de 15 % par an, il s'était fait une réputation d'homme à poigne, menant une guerre féroce à la mafia, à l'aide de tortures, de sévices divers et de condamnations expéditives. Ancien ministre du Commerce, il s'était placé pour la succession aux sommets de l'État quand il a été suspendu de ses fonctions, en mars 2012. Sans doute Bo n'était-il pas le chevalier blanc qu'il laissait paraître. Son épouse Gu Kuilai, ancienne avocate d'affaires, a été arrêtée pour l'empoisonnement au cyanure, en novembre 2011, d'un homme d'affaires britannique qui leur était lié, Neil Heywood, agent des services britanniques à ses heures perdues. Après un rocambolesque épisode, digne d'un bon roman policier, Bo Xilai lui-même fut arrêté, publiquement accusé de corruption « massive » et d'avoir recouru à des écoutes de hauts dirigeants du Parti communiste, dont le président Hu Jintao. Il a été exclu en avril 2012 et attend maintenant son procès, tandis que son ancien adjoint et son épouse croupissent pour longtemps en prison. Le Britannique était-il chargé, comme cela a été indiqué, de faire sortir de Chine des sommes colossales - on parle d'un total de 6 milliards de dollars - pour la famille Bo ? Nous n'en savons rien, mais ces pratiques sont courantes dans les cercles dirigeants chinois. Des agences se spécialisent ainsi dans les placements - par exemple, un demi-million de dollars pour un pont près de Seattle, aux États-Unis - qui donnent droit à une résidence permanente à l'étranger. Envoyer sa fortune mais aussi sa famille à l'étranger, notamment les enfants, placés dans les écoles privées huppées et les universités britanniques (comme Harrow et Oxford, où étudia le fils de Bo Xilai) ou américaines (comme Harvard, où est la fille de Xi Jinping, sous pseudonyme, et où a aussi étudié le fils de Bo) est devenu une pratique courante pour les membres des couches dirigeantes privilégiées.
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Le PCC lui-même a dit avoir sanctionné en cinq ans 660 000 de ses cadres pour corruption, et en avoir fait juger 24 000 pénalement. D'une certaine manière, la cupidité de ses propres cadres menace de provoquer une explosion sociale et ainsi de tuer la poule aux œufs d'or. Mais en même temps, la bourgeoisie chinoise et les dirigeants du PCC veulent tirer le maximum des fruits de la libéralisation à l'œuvre. Ce faisant, ils bénéficient du legs maoïste auquel ils ne manquent pas de rendre un hommage aussi pieux que dérisoire. Un hommage mérité cependant, car c'est lui qui a posé les bases du développement actuel du pays.
25 février 2013