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Afrique - La victoire de Sassou Nguesso et d'Elf-Aquitaine au Congo-Brazzaville, et les avatars de l'influence de l'impérialisme français en Afrique
La guerre pour le pouvoir au Congo-Brazzaville, déclenchée au début du mois de juin à l'approche de l'échéance électorale présidentielle, s'est prolongée pendant plus de quatre mois sans qu'aucune des bandes armées en présence parvienne à s'imposer, jusqu'à ce que l'intervention de troupes angolaises modifie brusquement le rapport des forces et donne, le 15 octobre, la victoire à Denis Sassou Nguesso et à ses miliciens "Cobras" dans la capitale Brazzaville et en même temps (et ce n'était pas moins important) dans la capitale pétrolière, Pointe-Noire.
C'est donc le poulain du dictateur gabonais et en fait, par la même occasion, du pétrolier français Elf- Aquitaine, qui l'a emporté. Après la récente et spectaculaire série de revers de l'impérialisme français en particulier au Rwanda et au Zaïre, cela apparaît à certains égards comme un succès pour lui.
Les affrontements au Congo ne se limitent pas à la lutte pour le pouvoir de deux hommes et de leurs clans respectifs. Derrière les bandes armées locales, il y a une sourde lutte entre trusts, soutenus, clairement ou discrètement, par leurs États impérialistes respectifs.
Le Congo fait partie de ces "chasses" que l'impérialisme français essaie de garder sous son contrôle, malgré la vague de décolonisation des années soixante, chasses gardées de plus en plus contestées par les puissances impérialistes rivales, notamment les États-Unis qui exercent depuis plusieurs années des pressions pour affaiblir et, là où l'occasion se présente, éliminer tous les liens, toutes les protections particulières, dont bénéficient les capitalistes français par rapport à leurs rivaux. Et les événements du Congo illustrent le fait que la sourde rivalité peut à l'occasion se transformer en guerre ouverte, par chefs de clans africains interposés, comme l'ont illustré avec une issue différente les événements du Zaïre et du Rwanda même si les chefs de clans africains ont leurs propres raisons de s'affronter, et même si parfois les liens avec telle puissance impérialiste ou tel trust sont discrets.
Ce qui n'est pas le cas pour Nguesso au Congo, dont les liens avec Elf-Aquitaine sont patents.
Un interlocuteur privilégié des milieux dirigeants d'Elf-Aquitaine
Au prix de quelque 4 000 morts chiffre officiel , Sassou Nguesso a reconquis un pouvoir dont il s'était emparé en 1979 et qu'il avait conservé jusqu'en 1992. C'est Lissouba, le gagnant en 1992 d'élections jugées démocratiques par l'Occident, qui se trouve évincé par la force des armes, avec le feu vert, sinon l'appui des milieux pétroliers français. S'il y a un succès dans cette affaire, outre celui de Sassou Nguesso, c'est, selon toute apparence, celui d'Elf-Aquitaine.
C'est avec une certaine amertume que Lissouba, en tant que dirigeant en place dans un pays du pré carré français traditionnel, qui plus est arrivé là par un processus électoral, s'est vu lâché par ceux qui auraient dû classiquement être ses protecteurs. Pour sa radio officielle, "la France est un parasite moderne dont le Congo doit se débarrasser", Bongo et Sassou Nguesso ont "cédé aux pressions de la France et d'Elf-Aquitaine". Lissouba lui-même ne s'était pas fait faute de rechercher les bonnes grâces de ces dernières mais, hélas pour lui, entre Sassou Nguesso et Elf, c'est une vieille histoire. Et Elf a choisi Sassou Nguesso.
Sassou Nguesso fait partie de cette génération de dirigeants africains qui a été formée dans le moule de l'impérialisme français en vue de fournir des instruments au service de la perpétuation de ses intérêts.
Engagé, au lendemain de l'indépendance du Congo en 1960, dans l'armée du nouvel État "indépendant", il est sorti en 1964 lieutenant de l'école d'infanterie française de Saint-Maixent. Par rapport à ses homologues, il eut un itinéraire un tantinet original, bien que ne changeant rien sur le fond.
Après le renversement en 1963 de l'homme imposé par la France à l'indépendance, l'abbé Fulbert Youlou, le Congo ex-français est passé aux mains d'un régime militaire qui, ayant établi des relations avec les pays de l'Est et la Chine, se déclara engagé dans "la grande révolution prolétarienne mondiale" et prit le nom de République populaire du Congo en 1970, avec pour emblème le drapeau rouge. Ce régime eut à sa tête, après Marien Ngouabi, mystérieusement assassiné en 1977, Denis Sassou Nguesso, de 1979 jusqu'en 1992.
Dans ces années soixante-dix, la découverte et l'exploitation du pétrole congolais bouleversaient l'économie du pays. Le pétrole devint le premier produit d'exportation. Les dirigeants congolais cherchaient à négocier une aussi grosse part que possible de ces ressources en redevances, mais inutile de dire que la manne engraissa Elf avant tout... laquelle s'accommoda fort bien du label de bastion du "camp progressiste" décerné à la "République populaire du Congo", avec son "socialiste pur et dur" Denis Sassou Nguesso... Ce fut un protégé personnel de l'ancien patron d'Elf- Aquitaine Albin Chalandon, un interlocuteur privilégié des milieux pétroliers.
En 1992, lorsque Pascal Lissouba remporta les élections, Elf ne cacha pas sa mauvaise humeur devant l'éviction de son poulain. Lissouba se tourna vers la compagnie américaine Oxy, qui paya les arriérés de salaires des fonctionnaires, en échange d'une renégociation d'un contrat pétrolier. Cela n'eut évidemment pas l'heur de plaire aux dirigeants d'Elf, qui alimentèrent alors en sous- main une guerre civile à Brazzaville d'où sont sorties les milices actuelles, "cobras", "zoulous", "ninjas"... , laquelle fit quelque 2 000 morts ! (Par parenthèse, on peut relever que la version du Monde de cette crapulerie donne ceci : "Les pouvoirs publics français réagirent alors très mal à cette intrusion dans leur pré carré et s'employèrent à annuler l'engagement"...).
Les trusts pétroliers "s'emploient" de la sorte à travers le monde, ils ne sont pas à quelques milliers de morts près.
Ecarté du pouvoir par les élections, Nguesso n'en demeurait pas moins une carte de rechange possible, sans doute pour Paris, mais en tout cas pour Elf-Aquitaine. Il venait encore, récemment, de passer un an en France avant d'entreprendre sa présente reconquête du pouvoir. Ce n'était sûrement pas pour visiter les musées.
L'impérialisme français a beau être un impérialisme de seconde zone, sur la défensive dans ses chasses gardées africaines, une société comme Elf est un trust qui joue dans la cour des grands. Elle a son fief au Gabon d'abord, au Cameroun et au Congo, mais elle est aussi engagée sur l'arène internationale. Au-delà de son bastion, elle s'intéresse notamment depuis longtemps au Nigéria ex-britannique, plus récemment à l'Angola ex-portugaise, par exemple. Elle a de puissants moyens. En faisant des incursions dans les chasses gardées de ses concurrents, elle est bien obligée d'assouplir le jeu de sa domination, contestée sur son propre terrain par des compagnies américaines comme Chevron, Exxon ou Oxy, ou par la Shell anglo-hollandaise. Mais il lui importe toujours on le voit dans cette affaire du Congo d'avoir des États bien en mains sur ses arrières pour contrer la concurrence à domicile.
L'affaire entre Oxy et Elf illustrait, entre bien d'autres, non seulement la volonté d'Elf de conserver un contrôle étroit sur "ses" États africains, congolais en l'occurrence, mais aussi les moyens dont elle dispose. En fait, un peu comme les compagnies pétrolières américaines dans les États du Golfe et d'autres, Elf en Afrique, c'est un État dans l'État avec son service secret, ses réseaux de renseignement, ses "sociétés de sécurité", internes mais non sans liens de fait avec les services officiels de même nature.
C'est ainsi que c'est, par exemple, un ancien chef récemment retraité du service "Action" de la DGSE, un général Patrick de Loustal, ancien légionnaire-parachutiste, qui vient d'être nommé à la tête du service dit de sécurité d'Elf-Aquitaine. Il a remplacé un autre ancien des services secrets de l'État...
Dès l'origine en somme, le premier président d'Elf, Pierre Guillaumat, avait été pendant la guerre l'un des fondateurs des services spéciaux, avant de devenir en 1958 ministre de la Défense de De Gaulle... Et cela fait plus de 30 ans qu'existe le système des vases communicants, privatisation d'Elf ou pas, enquêtes judiciaires en cours ou pas... Sans parler des multiples liens entre Elf, ses dirigeants et les milieux politiques, de financements occultes. Plusieurs scandales récents ont donné un petit éclairage sur la façon dont des partis politiques bénéficient des miettes des profits gigantesques réalisés par Elf-Aquitaine par le pillage du Gabon ou du Congo.
Pas étonnant par conséquent que les affaires d'Elf soient en partie publiques mais aussi largement faites de "coups tordus" plus ou moins secrets.
Et pas étonnant, par ailleurs, que, dans cette région riche en pétrole "off shore", où les gisements en mer ne respectent évidemment pas les frontières, les intérêts soient imbriqués et rivaux à la fois. Au large du territoire angolais du Cabinda enclavé dans le Congo (qui fournit les deux tiers de la production pétrolière angolaise), des gisements pétroliers en eaux très profondes excitent maintenant les convoitises concurrentes d'Elf et de l'américaine Chevron. Dans ces conditions, pour Elf, avoir un "ami" bien en main au pouvoir à Brazzaville est un atout d'importance.
Il est certes difficile de faire la part des volontés du pouvoir français et celle des volontés d'un groupe puissant comme Elf, qui bien souvent est en mesure de jouer son jeu propre et de mettre y compris les gouvernements de Paris devant le fait accompli. Leurs intérêts de toute façon s'interpénètrent, y compris avec ceux des chefs d'État-clients en Afrique.
Elf, en tout cas, a tout l'air d'être parvenu à garder la main au Congo, dans la lutte avec ses concurrents, une lutte feutrée mais permanente. L'affaire montre que, même si l'impérialisme français est globalement contraint de reculer en "ses" terres africaines, reculer ne signifie pas abdiquer.
Les raisons d'un "anachronisme" profitable
Mais le phénomène de recul est réel, et il n'en demeure pas moins, bien entendu, qu'une bataille ne fait pas la guerre.
Le mouvement d'ouverture des différentes chasses gardées coloniales des puissances impérialistes européennes au grand vent de la concurrence est général depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et en Afrique plus spécialement depuis les indépendances des années soixante. Et c'est l'impérialisme français qui a pratiquement fait figure d'exception dans ce contexte, puisque ses moyens lui ont permis de maintenir, contre vents et marées parfois, un système de domination de type colonial dans des États devenus officiellement indépendants, et donc d'assurer la quasi-exclusivité de leurs richesses et des profits à y faire à ses mandants, la bourgeoisie et les capitalistes français.
Cette situation, les dirigeants américains la jugent archaïque, anachronique, exorbitante, etc. (évoquant le Congo, le nouveau régime de Kinshasa a d'ailleurs déclaré : "la réaction française démontre l'archaïsme des relations entre la France et l'Afrique"). Mais, si elle a pu durer plus de trente ans, c'est aussi parce que, pendant toute une époque, celle de la guerre froide, les dirigeants de l'impérialisme américain ne s'en trouvaient pas plus mal. L'impérialisme français a même pu en profiter, pendant une période, pour étendre son influence au-delà de son pré carré colonial, notamment prendre pied dans le Zaïre, le Rwanda et le Burundi ex-belges.
En Afrique, terrain d'affrontements entre le bloc impérialiste et le bloc "de l'Est" dans le contexte de la guerre froide, Mobutu fut promu "rempart du monde libre". La France a eu alors l'occasion et les moyens de jouer les utilités, en lançant des parachutistes à son secours, en 1977 et 1978. C'est un exemple de ce rôle de gendarme que l'État français s'est attribué en Afrique et dont les dirigeants américains n'ont pas eu à se plaindre, tous comptes faits, même si, en contrepartie, ils ont bien dû consentir sa part au feu et laisser les groupes capitalistes français, Alcatel, Thomson, etc., faire des profits à leur mesure sur le dos du Zaïre, et plus généralement tolérer les baronnies d'Elf, Bouygues, Bolloré et consorts dans le domaine français réservé.
Des territoires de chasse de plus en plus difficiles à garder
Les chasses gardées conservées par l'impérialisme français depuis la guerre n'ont jamais, en réalité, pu demeurer totales et exclusives. A l'échelle de territoires qui s'étendent largement à travers l'Afrique, il était déjà apparu, forcément, divers braconniers, des concurrents britanniques, allemands, japonais... C'est un combat permanent que l'État français a dû mener pour préserver ce qu'il considère comme son patrimoine africain. Mais, avec l'effondrement de l'URSS et la disparition de toute apparence de justification de style guerre froide, avec la dureté croissante de la guerre commerciale entre les puissances impérialistes, ce combat est devenu de plus en plus clairement un combat de retardement.
Un combat de retardement où les reculs progressifs de l'impérialisme français se sont joués sur plusieurs plans conjugués : humain, monétaire, militaire.
C'est un fait que, de toute façon, l'usure du temps ne pouvait manquer de jouer son rôle en affaiblissant les relations de type clientéliste et fortement personnalisées sur lesquelles reposait pour une bonne part la mainmise de l'impérialisme français sur les États africains formellement indépendants. Mainmise indispensable aux profits patronaux, dans des pays où l'État concentrait l'essentiel de l'exploitation des richesses. Indispensable pour empocher les royalties du pétrole, comme pour assurer à un groupe tel que Bouygues ses grands contrats, par exemple. A une échelle plus modeste, il était plus facile pour des sociétés françaises, même petites, de décrocher des affaires dans les pays du "pré carré" avec leur appareil d'État "ami", que pour des sociétés allemandes ou autres.
De ce point de vue, le passage du temps et la mort d'une série de ces "dinosaures" de la collaboration franco-africaine se sont conjugués avec l'évolution générale en faveur de la suprématie des États-Unis. Les nouvelles générations de dirigeants sortent plus souvent maintenant de Harvard, des viviers de la Banque mondiale et du FMI, que des écoles militaires françaises ou du giron de son petit monde politique, comme c'était le cas à l'époque d'Houphouët-Boigny, Léopold Sedar Senghor, Bokassa... ou Denis Sassou Nguesso.
On a d'ailleurs vu, avec le débat sur les lois en projet sur l'immigration, les hommes politiques français comme Chevènement se plaindre assez de ce que les "élites" africaines se détournent de la France et regardent avant tout vers les grands centres de formation anglo-saxons.
Et l'impérialisme américain s'est mis, par-dessus le marché, à manifester un intérêt accru envers le continent africain depuis le début des années quatre-vingt-dix.
Cela est passé, d'ailleurs, également par le choix des hommes que les responsables américains ont sélectionnés pour leur compte parmi les banquiers, administrateurs, etc., de leurs institutions financières pour les propulser aux sommets d'États africains, à la faveur souvent de processus électoraux imposés.
Les affrontements politico-commerciaux se sont multipliés entre la France et les États-Unis, en Afrique, depuis le début des années quatre-vingt-dix : au Togo, en Mauritanie, même en Côte d'Ivoire si jalousement "réservée" aux capitalistes français autour de la commercialisation du cacao et du café, au Cameroun, au Congo, autour des ressources pétrolières, etc.
Vu avec les lunettes de l'impérialisme américain, le continent africain n'a présenté et ne présente sans doute encore qu'un intérêt mineur, mais s'il est un domaine où ses représentants ont malgré tout manifesté une volonté relativement offensive, c'est le domaine financier et monétaire, en prenant pour cible le système de la "zone franc".
Cette "zone franc", dépendante de la Banque de France, maintenant une monnaie convertible seulement en francs français selon un taux fixe depuis 1948, était l'un des instruments essentiels du maintien du système de domination de l'impérialisme français, son armature économique, et les capitalistes français en ont bien profité. Libre circulation de leurs capitaux et de leurs profits, protection contre la concurrence de capitaux venant de l'extérieur de la zone : autant d'atouts précieux pour des seconds couteaux... et autant d'obstacles importuns - "archaïques" ! - devant les appétits et les gros moyens financiers des véritables "patrons" du capitalisme à l'échelle mondiale.
En 1992-1993, la Banque mondiale et le FMI coupèrent les crédits aux pays de la zone franc, en exigeant pour leur rétablissement la dévaluation de moitié du franc CFA par rapport au franc français. Le fait que cela entraînerait l'équivalent d'une réduction de moitié des salaires en Afrique, une hausse brutale des prix des produits importés, médicaments en particulier, n'était absolument pas leur problème. Le gouvernement français finit par baisser pavillon : il contraignit, en suspendant ses propres aides et crédits, c'est-à-dire en leur mettant le couteau sur la gorge, les États africains concernés à entériner cette dévaluation catastrophique, le 12 janvier 1994, à Dakar.
Du même coup, le principe d'une "zone franc" en Afrique était sérieusement ébranlé.
Un rôle militaire de plus en plus contesté
Enfin, et parallèlement, c'est sur le terrain de sa présence militaire en Afrique que le statut de l'impérialisme français se trouve mis en question.
L'État français a longtemps dû sa crédibilité de protecteur auprès des despotes africains contrepartie pour l'assurance qu'ils prendraient soin prioritairement des intérêts français face aux entreprises de la concurrence à ses moyens militaires importants présents sur le terrain : ses bases disposées à travers le continent, ses avions de transport de troupes, ses commandos parachutistes, ses instructeurs et conseillers de tous poils, ses agents spéciaux au besoin pour les basses oeuvres.
Quelle raison d'être à la présence de plusieurs bases militaires dans un petit pays pauvre comme la République centrafricaine, sinon qu'elles ont fourni les moyens de voler rapidement au secours de dirigeants menacés, au Gabon, au Togo, etc. ?
La longue liste des interventions armées et des coups tordus des services français dans ce cadre atteste qu'on n'a pas lésiné.
Or, cette crédibilité a été sérieusement atteinte en 1994 par la défaite militaire de la clique Habyarimana au Rwanda, pourtant protégée de l'Elysée et de l'armée française, suivie par l'éclatante victoire du FPR, patronné par l'Ouganda pro-anglo-saxon. Cela sonnait comme un avertissement menaçant pour tous les dictateurs "amis de la France".
A cause de cela, l'opération Turquoise c'est-à- dire l'aménagement sous couverture humanitaire d'une zone de repli pour les forces du régime en déroute, avec la complicité de Mobutu fut avant tout conçue, sans doute, en vue de tenter de restaurer l'image de l'État français à leurs yeux.
Mais la crise de confiance engendrée s'est aggravée sans commune mesure encore avec l'effondrement d'un Mobutu que les dirigeants français ont totalement soutenu jusqu'au bout, et qui n'en a pas moins fini par être balayé en l'espace de quelques mois, après plus de trente années au pouvoir.
Si bien que, même si la France peut apparaître aujourd'hui comme ayant gagné une bataille au Congo- Brazzaville (du moins, jusqu'à nouvel ordre), le fait que la victoire ait été donnée à Nguesso par le truchement de l'intervention de l'armée angolaise, et non par celle de parachutistes français, montre aussi du même coup que le temps n'est plus où l'État français pouvait imposer ses choix à la tête de ses chasses gardées africaines par de telles interventions directes, qui ne s'embarrassaient même pas d'une quelconque "couverture".
Sur le plan militaire, comme sur le plan économique, il n'y a plus de "domaine réservé" qui tienne ! Voici un an, à la fin de 1996, le secrétaire d'État américain Warren Christopher, après avoir proclamé "le temps est fini où l'Afrique pouvait être divisée en sphères d'influence, où des puissances extérieures pouvaient considérer des groupes entiers de pays comme leur domaine réservé", lançait un projet de force armée inter-africaine qui serait placée sous tutelle américaine... Cela ne fut pas du goût du gouvernement français, qui n'apprécia pas de voir à présent les Américains lui contester le rôle de bras armé local de l'impérialisme que les États-Unis avaient jusque là consenti à l'État français, en quelque sorte par délégation.
Pourtant, tout un débat est désormais ouvert dans les sommets de l'État et les milieux politiques et militaires sur la nécessité de revoir un dispositif conçu en d'autres temps, comme un instrument de contrôle de style colonial. La révision a commencé, avec la suppression programmée d'une base de Centrafrique.
Elle entre dans le cadre de la révision générale du programme et des effectifs militaires de la France, marquée par un souci d'économies budgétaires, et cela d'autant plus logiquement que la crise de liquidation du "domaine réservé" s'accompagne d'une contestation parallèle du rôle de commandement sans contrôle exercé jusque là par l'armée française en Afrique.
Signe des temps, les États-Unis peuvent maintenant envoyer une mission d'une soixantaine d'"experts" militaires pour entraîner, voire équiper, des bataillons jusqu'au Sénégal lui-même (entre autres), où la France entretient une de ses bases les plus importantes ; signe des temps encore, les autorités françaises et américaines, feignant le commun accord, discutent de créer des "forces inter-africaines de maintien de la paix", sous leur tutelle. Une grande manoeuvre multinationale est prévue pour février 1998, sur les territoires du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal, avec le soutien militaire de la France, des États-Unis et de la Grande-Bretagne...
Ce sont des tâches de maintien de l'ordre, des tâches de basse police, de formation de corps de répression autochtones disciplinés, qui sont clairement à l'ordre du jour des puissances impérialistes à travers ces préparatifs, en vue de se donner des moyens de maintenir les peuples en respect, si possible, malgré une misère et un désespoir croissants.
Ces tâches, ce sale travail plutôt, des États officiels laissent même d'ores et déjà une place croissante à des sociétés privées de mercenaires telles qu'"Executive Outcomes" une florissante société anglo-sud-africaine qui loue son concours, à la demande, aux dictateurs menacés, comme par exemple en Sierra Léone récemment, ou aux groupes miniers... à condition que les clients aient les (gros) moyens de payer.
Quelles conséquences pour les groupes capitalistes français ?
L'évolution générale qui pousse à la liquidation du patrimoine quasi exclusif hérité de l'ère coloniale par l'impérialisme français en Afrique noire est un phénomène qui se passe progressivement, et l'impérialisme français ne s'y résigne pas passivement, loin s'en faut. Il lui oppose ses combats, ou ses guérillas plutôt, de retardement, dans la mesure de ses moyens, mais sans être dépourvu d'atouts, même si les événements dans l'Afrique des Grands Lacs sonnent comme une remise des pendules à l'heure quant à sa puissance réelle au sein du monde impérialiste.
Certes, en ce qui concerne les intérêts miniers véritablement gros, qui sont à l'arrière-plan de la grande question de l'après-Mobutu au Zaïre le contrôle des richesses de son sous-sol , les intérêts français sont en dehors de la course, pour l'essentiel.
Dès la fin 1996, la perspective de la fin du régime Mobutu et de l'arrivée de Kabila au pouvoir a déchaîné une ruée d'entreprises nord-américaines en vue de se placer. Dans la course à l'or du Kivu, aux diamants du Kasaï, au cuivre, au cobalt et au zinc du Shaba, les capitalistes anglo-saxons, ainsi que bien sûr le conglomérat à base sud-africaine constitué par le groupe minier Anglo-American et la société de commercialisation des diamants De Beers (tous deux sous contrôle du groupe Oppenheimer), sont les plus puissants.
Il semble qu'une société minière française ait des intérêts dans le cobalt en Ouganda, mais l'Anglo-American commence même à tailler des croupières à l'influence française dans l'Afrique de l'Ouest francophone où elle a des vues sur des ressources minières.
Cependant, un groupe comme Elf-Aquitaine a les moyens de ne pas être réellement affecté par les changements en cours, avec ses déploiements hors du "champ" traditionnel des ex-colonies françaises.
Un groupe puissant au plan international comme Bouygues n'intervient pas qu'en Afrique noire, et même là, il construit des plateformes pétrolières au Nigéria et en Angola ; à travers des filiales, il gère au Mozambique ex-portugais le secteur vital qu'est l'eau, tout comme en Côte d'Ivoire ou en Centrafrique, ou encore l'électricité en Guinée-Equatoriale ex-espagnole.
Evidemment, pour la foule des sociétés petites et moyennes qui ont profité sur un plus petit pied du système néo-colonial français en Afrique noire, à l'ombre d'États dépendants de l'État français et liés à lui, donc "compréhensifs", les perspectives sont différentes. Un bon nombre d'entre elles ont "décroché", au cours de ces dernières années. La dévaluation du franc CFA n'a pas toujours fait leur affaire, en renchérissant les prix des produits importés. Et il est probable que bon nombre sont déjà ou seront rapidement évincées.
La disparition progressive de ce qui reste des vestiges de l'ancienne domination coloniale sur l'Afrique ne signifie cependant nullement une amélioration pour les peuples de ce continent, pauvre entre les pauvres.
La guerre économique que se mènent les trusts se fait avec la peau des peuples. C'est littéralement le cas, même lorsque l'affrontement entre trusts ou puissances impérialistes ne se traduit pas par des confrontations sanglantes entre leurs hommes-liges locaux. Car l'aggravation de la pauvreté qui résulte des rivalités économiques rien que la dévaluation du franc CFA signifie que le pouvoir d'achat des classes laborieuses a été divisé par deux favorise la montée de toutes sortes de résurgences barbares, en particulier, l'ethnisme ou l'intégrisme religieux.
Mais lorsque, au Rwanda, au Libéria ou ailleurs, les affrontements ethniques se transforment en génocides ; lorsque même dans des pays comme la Côte d'Ivoire ou le Sénégal, se produisent des flambées de haine visant tel ou tel groupe ethnique, ce n'est pas son passé qui se saisit de l'Afrique. Non, c'est une barbarie moderne, celle qui résulte de la domination du monde par un système impérialiste qui ne se survit qu'en appauvrissant les plus pauvres et en entretenant, en suscitant la violence stérile.
Voilà pourquoi le remplacement d'une forme de domination impérialiste par une autre ne change rien pour les peuples. Un véritable changement ne peut venir que du renversement du système impérialiste par la révolution prolétarienne internationale.