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Afrique du Sud - Un an de gouvernement Mandela : le mirage s'efface
Quelques semaines à peine après le 27 avril 1995, date anniversaire des premières élections multiraciales en Afrique du Sud, deux événements faisaient la une des journaux dans le pays : d'une part l'arrêt total des contrôles sur les mouvements de capitaux étrangers entrant ou sortant du pays, d'autre part la visite officielle de la reine d'Angleterre - la première depuis 1947.
Ces deux événements n'ont probablement pas suscité grand intérêt dans les townships pauvres d'Afrique du Sud. Tous deux sont pourtant caractéristiques de la voie prise par le régime multiracial du Gouvernement d'Unité Nationale dirigé par l'ANC (Congrès National Africain) et son président, Nelson Mandela.
Les millions de pauvres, essentiellement noirs, qui ont permis à l'ANC d'obtenir une majorité de 62 % aux élections de l'an passé, espéraient ainsi mettre fin à tous les vestiges de l'apartheid - pas seulement à la ségrégation raciale institutionnelle mais également aux injustices sociales qui semblaient en découler. Au lieu de cela, ils n'ont vu que les efforts du nouveau régime pour aider la bourgeoisie sud-africaine à augmenter ses profits dans le cadre du marché mondial, et cela à un coût considérable pour les travailleurs et les chômeurs.
Quelles qu'aient été les illusions dans la population il y a un an, les objectifs que le gouvernement Mandela poursuit aujourd'hui ont été choisis bien avant les élections. Il n'a jamais été question pour la direction nationaliste de l'ANC de laisser les masses pauvres se servir de l'expérience de leurs luttes passées pour défendre leurs intérêts de classe, encore moins de les laisser remettre en question de quelque façon que ce soit la propriété privée des riches, essentiellement de la bourgeoisie blanche, ni la mainmise du marché capitaliste mondial sur l'économie sud-africaine. Il n'a jamais été question non plus de faire de la "participation au pouvoir" que l'ANC avait fait miroiter à l'adresse des masses pauvres, plus qu'un simple slogan. Le programme social de Mandela était clairement déterminé par son respect fondamental envers le système capitaliste et sa volonté de défendre les intérêts du capital en général, et ceux de la bourgeoisie sud-africaine en particulier.
Les nationalistes regroupés autour de l'ANC disaient à l'époque que l'Afrique du Sud devait retrouver sa place de puissance économique de plein droit, et même de puissance régionale. Pour y parvenir, le régime multiracial devait créer un cadre dans lequel pourraient coopérer la vieille classe capitaliste blanche - qui possédait et possède encore la quasi-totalité de l'économie - et les représentants de la majorité noire. C'était le seul moyen, selon Mandela, de mener l'ensemble du pays vers la prospérité et d'arracher les masses de prolétaires à la pauvreté.
Un an plus tard, la présence accrue du marché mondial en Afrique du Sud est désormais indéniable. Tout comme l'est par exemple le fait que les BMW ne sont plus la propriété exclusive des Blancs. Une couche d'hommes d'affaires et de carriéristes noirs ambitieux est en train de s'élever dans l'échelle sociale dans l'ombre du nouveau régime et dans le sillage de l'ancienne classe privilégiée. Et pendant ce temps-là, on dit aux couches les plus pauvres de la population d'oublier leurs luttes passées - et même de travailler normalement le 16 juin, jour de commémoration traditionnel du soulèvement de Soweto. Au nom de "l'unité nationale" et pour "assurer un avenir prospère", on leur demande toujours plus de sacrifices - alors qu'elles en sont toujours à attendre les changements qu'on leur avait promis. L'amertume commence à se faire jour dans leurs rangs et avec elle, semble-t-il, une certaine impatience.
Derrière le gouvernement d'unité nationale
Le premier scrutin au suffrage universel a été truqué de bien des façons - encore que le principal trucage ait eu lieu bien avant le jour même du vote, au cours des quatre années de négociations qui l'ont précédé.
La constitution transitoire avait garanti au Parti National, le parti qui avait introduit l'apartheid en 1948 et avait régné jusqu'à son abrogation, qu'il tiendrait les rênes du pouvoir aux côtés de l'ANC dans le nouveau régime. Sur les neuf provinces que la constitution avait établies, une (Le Cap-Ouest) était de toute évidence créée pour passer aux mains du Parti National, alors qu'une autre (Kwazulu-Natal) était destinée à satisfaire les ambitions de l'Inkatha Freedom Party du chef Buthelezi. Le caractère fédéral du nouveau régime était en outre défini en termes suffisamment vagues pour laisser la place à bien d'autres ambitions dans le cadre des assemblées et gouvernements provinciaux, et cela indépendamment des aspirations de la population. Deux jours à peine avant les élections, Mandela avait d'ailleurs avalisé le don de plus de 3 millions d'hectares (un tiers de la vieille province du Natal) fait par le président De Klerk à un trust dirigé par le roi zoulou traditionnel, Goodwill Zwelithini. Ce pot-de-vin avait pour but d'obtenir à la dernière minute l'adhésion du roi à la constitution et, ainsi, de forcer le chef Buthelezi à lui emboîter le pas. Depuis, une commission d'enquête officielle a déclaré ce don légal et légitime...
Puis, en plus des allégations visiblement fondées de fraude électorale à grande échelle dans la province du Kwazulu-Natal, il y eu le "don" ouvert de plus d'un million de voix au profit de l'Inkatha de Buthelezi. Cela a permis à l'Inkhata de "remporter" la majorité absolue des voix dans la province, lui donnant ainsi le contrôle des autorités provinciales. Si rien de tel ne s'est produit dans la province de Western Cape, c'est seulement parce que le Parti National a obtenu 53 % des voix (contre 20,4 % nationalement) par ses propres moyens. C'est ainsi, que durant la période électorale, il a fait réaliser en toute hâte un programme de construction de maisons à bas prix afin de s'assurer le soutien de la population noire locale - bien que dans un township au moins, ces maisons se soient écroulées quelques mois plus tard à la suite de fortes pluies, sans doute suivies d'un certain nombre d'illusions...
Toutes ces manoeuvres avant et pendant les élections, sur lesquelles la population n'a bien entendu pas eu son mot à dire, s'inscrivaient dans la délicate opération engagée par l'ANC et le Parti National depuis le début des négociations en 1990. Cette opération visait à s'assurer de la participation de toutes les forces ayant une quelconque influence au processus de règlement politique. Le régime du Gouvernement d'Unité Nationale issu des élections a reflété cet objectif du haut en bas de ses institutions.
En plus de la place de second vice-président attribuée à De Klerk, le Parti National a obtenu neuf portefeuilles, dont le poste-clé des Finances - qui est resté aux mains de son détenteur précédent, en guise de concession aux milieux d'affaires - tandis que Pik Botha, vétéran des gouvernements antérieurs, passait aux Mines et à l'Énergie - sans doute pour complaire au trust minier Anglo-American. Ce n'est pas non plus par hasard si le ministre de l'Agriculture et le vice-ministre aux Questions Agraires ont été choisis tous deux dans les rangs du Parti National - pour calmer l'hostilité des riches fermiers blancs, inquiets des revendications de leurs métayers noirs.
L'Inkhata a aussi obtenu sa part du gâteau, bien que plus petite, puisqu'elle n'a reçu que quatre portefeuilles. Buthelezi s'est ainsi retrouvé ministre de l'Intérieur, ce qui ne manque pas de sel pour un aspirant à la sécession. Un autre dirigeant d'Inkhata était nommé vice-ministre de la Sécurité, sans doute pour s'assurer de la "neutralité" de la police vis-à-vis des gangs de l'Inkhata qui continuaient encore à répandre la terreur dans les townships noirs du Natal.
Bien sûr, le gros des postes gouvernementaux - 26 sur 39 - est allé à l'ANC. Mais pour ceux-là aussi, un savant équilibre a été respecté entre les différentes composantes de la coalition formant l'ANC. Ainsi, Joe Modise, dignitaire de l'ANC et ancien homme fort de Umkhonto Wesizwe (MK), la branche armée de l'ANC, a reçu le ministère de la Défense, alors que Ronnie Kasrils, ancien responsable du service de renseignements de MK et dirigeant du Parti Communiste d'Afrique du Sud (SACP) est devenu son adjoint. Le SACP a en fait "récolté" quelques-uns des postes importants les plus difficiles politiquement, ceux concernant directement la vie quotidienne et les aspirations des pauvres des townships - ceux du Logement, des Grands Travaux et de la Sécurité. De même, Jay Naidoo, ancien dirigeant de la principale confédération syndicale, COSATU, s'est retrouvé chargé de la mise en oeuvre du Programme de Reconstruction et de Développement de l'ANC, poste comportant inévitablement de nombreuses et délicates négociations avec les syndicats. Des "fauteurs de troubles" potentiels de moindre envergure ont également reçu quelques postes. C'est ainsi que Bantu Holomisa, ancien dictateur du Transkei au temps de l'apartheid, a été dédommagé de la disparition de son fief par un poste de vice-ministre à l'Environnement.
Bien sûr, pour trouver des places pour tout ce monde et éviter de faire des mécontents, il a fallu en trouver des postes ! Même les structures provinciales complexes instituées par la constitution provisoire n'y ont pas suffi et on en a créé d'autres.
L'État de l'après-apartheid
La réforme de l'appareil d'État était l'une des premières promesses du programme de Mandela. Elle devait abolir toutes les formes de ségrégation qui pouvaient encore subsister ; le nouvel État devait "servir le peuple" et aider, par la "discrimination positive", à la "participation au pouvoir" de l'ancienne majorité opprimée.
En fait, l'appareil d'État qui avait administré et réprimé sauvagement la majorité noire pour lui imposer l'apartheid, est resté en place dans sa totalité. Et c'est cet appareil d'État, et lui seul, qui, sous la responsabilité de l'ANC et après l'adjonction de quelques visages de couleur (d'autant moins que l'on est plus près des sommets), est censé "servir le peuple". Mais bien sûr, il ne peut que servir les mêmes intérêts qu'il a toujours servis, ceux des classes possédantes.
Ainsi, l'armée a beau avoir été rebaptisée (la SADF est devenue la SANDF, ou Force de Défense Nationale Sud-africaine), c'est bien la même armée que sous l'apartheid. Même son chef, le général Georg Meiring, est resté en place, renommé pour cinq ans à ce poste par le nouveau ministre de la Défense, Joe Modise.
On a fait mine d'ouvrir les portes aux anciens combattants des guérillas nationalistes. Des conseillers de l'armée britannique ont été sollicités pour leur compétence dans ce domaine, acquise dans des circonstances similaires lors de l'indépendance du Zimbabwe, référence qui en dit long justement. 14 000 anciens combattants de MK et quelques centaines de l'APLA (la branche armée du Congrès Pan-Africain, organisation nationaliste rivale de l'ANC), soit à peine un dixième de l'effectif total de l'armée, devaient être intégrés. Mais à peine arrivées, les nouvelles recrues se sont heurtées au racisme toujours virulent, bien sûr, de l'ancienne armée de l'apartheid, à commencer par la place qu'on leur réservait, celle de simples soldats. Et très vite, il y a eu des rébellions. En octobre 1994, 7 000 recrues ont par exemple manifesté contre la discrimination dont elles étaient victimes - depuis les différences de salaires entre Blancs et Noirs, jusqu'à la sélection des cadres en passant par les conditions de vie misérables et l'utilisation de l'afrikaans pour l'instruction. Il y aurait eu de très nombreuses désertions.
La "nouvelle" police du régime, elle aussi, n'a guère changé par rapport à l'ancienne. Son sigle, comme celui de l'armée, a lui aussi gagné une nouvelle lettre. Mais les anciens tortionnaires de l'apartheid sont bel et bien restés en poste. C'est ainsi qu'en janvier dernier, un accord secret a été révélé dans la presse qui accordait l'immunité totale à 3 500 policiers - sans doute ceux qui avaient le plus de raisons de se sentir menacés du fait de leur passé. Là aussi, on a rajouté aux 115 000 hommes de l'ancienne police de nouvelles recrues, enfin presque nouvelles, car la grande majorité est formée de 26 000 supplétifs noirs qui tenaient lieu de police dans les anciens homelands de l'apartheid. Les autres sont quelques milliers d'anciens volontaires de ces unités d'autodéfense créées par l'ANC dans les townships à l'époque des négociations, lorsque Mandela avait recherché et obtenu la responsabilité de la lutte contre la violence dans les townships, c'est-à-dire aussi celle du maintien de l'ordre.
Et là aussi les nouvelles recrues n'ont pas tardé à se heurter à un racisme aussi enraciné que virulent, quand elles ne se sont pas retrouvées sous les ordres d'hommes qu'elles avaient connus comme tortionnaires. Comme dans l'armée, il y a eu des grèves contre la discrimination raciale. Parfois elles ont même donné lieu à des affrontements sérieux, comme fin février dernier, lorsqu'en réponse à une grève de 2 000 anciens policiers des homelands dans une caserne du Cap-Est, la caserne fut prise d'assaut par des policiers "loyaux" et un gréviste fut tué par balle.
Et il n'y a pas que les nouvelles recrues qui ont pu constater que la police et l'armée de l'apartheid n'avaient guère changé, il y a aussi les squatters évincés brutalement par des blindés comme au temps jadis ou encore les grévistes qui se font tirer dessus avec des balles en caoutchouc.
L'illusion du marché mondial
Cela fait longtemps que Mandela affirme que la reconstruction de l'économie sud-africaine dépend du marché mondial. Et c'est sous ce prétexte que l'ANC est en train de mettre en place exactement le même genre de mesures d'austérité, destinées à accroître l'exploitation du prolétariat, qui sont appliquées dans la plupart des pays du tiers monde pour le plus grand profit d'abord des possédants locaux et ensuite de l'impérialisme.
Les dépenses de l'État en sont les premières victimes. Le budget présenté au parlement en mars prévoit une baisse des salaires réels de 6 % dans le secteur public. En fait, l'ensemble des dépenses publiques a subi des coupes claires. La Santé, par exemple, après avoir accumulé un déficit de 1,3 milliard de francs cette année, devra se débrouiller avec une réduction de 10 %.
Vient ensuite un programme qui inclut en particulier la déréglementation des marchés financiers et la réduction de la fiscalité des entreprises, toutes deux en cours de réalisation. Ensuite viendront la privatisation des entreprises d'État, chose à laquelle l'ANC s'était toujours opposée avant de procéder à un brutal revirement en octobre dernier. Aujourd'hui, les ministres estiment que leur programme de privatisation rapportera 220 milliards de francs en capitaux frais dans les dix années à venir. Peu leur importe, par exemple, que les services publics qu'ils destinent à la privatisation soient encore loin de pourvoir aux besoins de toute la population et qu'ils nécessitent des investissements considérables qu'on ne peut attendre des acquéreurs privés éventuels. L'important, c'est que l'État réduise sa dette et son déficit budgétaire pour se plier aux exigences financières internationales.
A en croire le gouvernement Mandela, toute cette austérité est destinée à attirer des investissements étrangers créateurs d'emplois et générateurs de richesses. Pourtant les capitalistes sud-africains eux-mêmes ne sont guère enthousiastes à investir chez eux, à en juger par les fonds qu'ils conservent illégalement à l'étranger, pour un montant estimé à 160 milliards de francs. Quant aux investisseurs étrangers, ils sont encore moins empressés. En février dernier, on estimait le montant total des investissements directs d'entreprises américaines à un milliard et demi de francs pour 183 entreprises, presque rien. Par comparaison, en 1986 à la veille de l'imposition par les USA de sanctions économiques contre l'Afrique du Sud, il y en avait plus de 270.
Qui plus est, le gros de ces "investissements" étrangers correspond à la reprise en main par des multinationales de leurs anciennes filiales sud-africaines après une dizaine d'années de vie "indépendante" du fait des sanctions économiques. C'est le cas, par exemple, de Coca-Cola, de Kentucky Fried Chicken, Ford, IBM, Proctor & Gamble, Honeywell, Barclay's, etc. Autant dire que ces opérations ne sont souvent que de simples jeux d'écritures et, en tout cas, ne créent aucun emploi.
Parmi les cas célébrés par le régime comme des succès de sa politique, figure celui de la New Age Brewery, une nouvelle usine de boissons qui vient d'être construite sous licence de Pepsi-Cola dans la province de Gauteng (autour de Johannesburg et Prétoria). C'est une entreprise noire, propriété conjointe d'actionnaires noirs sud-africains et de personnalités noires américaines comme la chanteuse et actrice Whitney Houston. Tokyo Sexwale, le Premier ministre du Gauteng, compte faire de sa province "la région la plus accueillante d'Afrique du Sud pour les investissements étrangers". Lorsqu'en novembre, 3000 chômeurs qui s'étaient vus refuser un emploi dans la nouvelle usine manifestèrent en guise de protestation, Sexwale se déclara "profondément inquiet de cette menace potentielle contre les investissements" et... envoya la police contre les manifestants.
Il y a pourtant un secteur dans lequel les entreprises étrangères se bousculent pour monter bureaux et filiales en Afrique du Sud, celui des services financiers. La plupart des grands de la finance internationale sont maintenant présents sous une forme ou une autre. Mais ce secteur en pleine "expansion" ne produit rien pour la population, et ne crée que très peu d'emplois. Au contraire, ce secteur vit des ressources de l'État en finançant son déficit ou en servant d'intermédiaire pour ses opérations financières, lorsqu'il n'emprunte pas les misérables économies de la population pour faire des affaires juteuses sur le marché boursier tout récemment libéralisé. Ce genre d'expansion coûte bien plus à l'économie et à la population sud-africaines qu'il ne rapporte, sauf bien sûr pour les financiers autochtones qui prélèvent leur part au passage.
La reconstruction... du profit
Avant l'élection de l'an dernier, Mandela avait averti ses partisans qu'il faudrait du temps avant que se produise un réel changement. "N'imaginez pas que vous allez pouvoir conduire une Mercedes-Benz", avait-il dit. En revanche, lui, Mandela, en avait reçue une en cadeau dès sa libération de prison, un modèle dont la finition avait été fignolée spécialement par les ouvriers de l'usine Mercedes de Port Elizabeth.
Alors que Naidoo avait promis que le Programme de Reconstruction assurerait la priorité aux dépenses sociales, le programme de grands travaux annoncés en octobre dernier pour les cinq années à venir compte, entre autres projets "sociaux", trois centres commerciaux, la construction d'un lac au centre de Prétoria, sans parler de 2,7 milliards de francs destinés à financer la candidature du Cap comme capitale olympique pour les jeux de 2004 ! En fait de dépenses sociales, il s'agit de rechercher de nouvelles sources de profits, au nom bien sûr de la promotion du capitalisme noir.
Parmi les secteurs de "croissance" encouragés par le gouvernement, le tourisme et le jeu semblent les plus prometteurs. On multiplie les licences pour l'ouverture de casinos dans tout le pays, là encore en donnant la priorité aux actionnaires noirs. Il y a également quelques cas d'entreprises qui ont été reprises par des hommes d'affaires noirs, les plus connues étant la compagnie d'assurances Aflife, les banques Future Bank et African Bank, sans parler du journal The Sowetan racheté par Ntato Motlana, le médecin millionnaire de Soweto, qui apparut sur le devant de la scène après les émeutes de 1976 comme membre du "comité des dix" nommé par le régime d'apartheid pour reprendre le contrôle de la ville. Mais nombre d'entreprises "noires", lancées avec le soutien financier du gouvernement, ne sont en fait que des couvertures derrière lesquelles se cachent les vieux capitaux appartenant aux Blancs. Pour cela il leur suffit souvent de nommer quelques cadres noirs au conseil d'administration, ou mieux encore comme président, et de continuer à gérer les affaires en coulisse.
Pendant ce temps, les licenciements continuent dans l'industrie. Ces trois dernières années, 200 000 emplois ont disparu dans la seule industrie minière. Et le retour des multinationales étrangères s'accompagne souvent de restructurations et pertes d'emplois dans leurs filiales locales. Sans parler du fait qu'en 1994, le nombre de fermetures d'entreprises a atteint son point le plus haut depuis 1985. Résultat, le chômage est évalué à 46 % de la population active.
La réalité sud-africaine est celle d'un pays du tiers monde - de fait, son produit intérieur brut par habitant est comparable à celui du Brésil. Étant donné le niveau actuel de chômage, la prétendue "économie informelle" domine la vie des pauvres. A côté des immenses gratte-ciel modernes des grandes villes, on trouve étalés sur les trottoirs des petits marchands de rues qui vendent tout et n'importe quoi, de quelques citrouilles à des lacets - tout ce qu'ils peuvent trouver afin de survivre.
Socialement, la seule différence avec la période de l'apartheid tient à l'émergence d'une mince couche de la petite bourgeoisie noire qui accède maintenant ouvertement au luxe des riches. Seulement cette nouvelle couche privilégiée doit vivre des mêmes sources de richesses que la vieille bourgeoisie blanche sans pour autant être en mesure de la concurrencer. Elle ne peut donc développer son parasitisme qu'en augmentant le degré d'exploitation de la population pauvre, ce que l'impérialisme ne peut qu'approuver, ou encore en s'en prenant aux quelques maigres privilèges, comparés au dénuement total de la population noire, dont jouissaient par exemple les métis sous l'apartheid.
La question du logement
Le nouveau gouvernement s'était engagé initialement, entre autres, à construire un million de logements pendant les cinq premières années du régime, à amener l'électricité à deux millions et demi de foyers, à garantir à chacun 10 ans de scolarisation obligatoire et gratuite et la création massive d'emplois.
A l'origine, le budget du Programme de Reconstruction était de 2,4 milliards de francs, alors que le coût de réalisation de son programme était évalué à 56 milliards. Rien que pour remplir la promesse de la gratuité des soins pour les femmes enceintes et les enfants de moins de six ans, il en a coûté un quart du budget initial.
Mais qu'est-il advenu du million de logements promis ? Dans la seule province de Gauteng, la plus petite mais aussi celle où la densité de population est la plus forte, 2,6 millions d'habitants vivent dans des bidonvilles ou des arrière-cours. Dans la région de Durban le chiffre atteint 1,8 million, et 13 millions sur l'ensemble du territoire. Alors, même ce million de logements serait loin de suffire à loger tous les sans-logis et les mal-logés.
Et pourtant peu après son arrivée au ministère du Logement, l'an dernier, Joe Slovo fit savoir que pour être réaliste il fallait envisager la construction de 50 000 logements à l'échelle du pays pour la première année, et 300 000 d'ici l'an 2001. En même temps, à l'idée originale de logements en dur fut substituée celle de logements "provisoires" comportant les fondations, plus une pièce et le confort de base - eau, tout-à-l'égout et électricité. Ce serait ensuite à l'occupant de compléter sa maison en fonction de ses moyens.
Car ces maisons ne sont pas gratuites. L'idée de Slovo était d'inviter les résidents à contracter un emprunt ou un prêt hypothécaire auprès des établissements de crédit immobilier privés. Mais le plan de Slovo se heurta vite à la longue tradition de boycott des loyers et des charges qui avait servi d'arme à la population urbaine noire durant les dix dernières années du régime de l'apartheid. Du fait de leur extrême pauvreté, des quartiers entiers refusaient toujours de débourser le moindre sou pour payer leurs charges locatives. Les banques n'étaient pas du tout prêtes à risquer leur argent dans les mains de tels mauvais payeurs. En janvier de cette année, un accord fut finalement conclu : les banques prêteraient l'argent sous réserve de l'arrêt de tous les boycotts et le gouvernement garantirait une partie des risques pendant un temps limité. Du coup, l'ANC s'est lancée dans une campagne systématique pour mettre fin aux boycotts. Mais cela ne changera rien au fait que beaucoup n'ont de toute façon pas les moyens de payer leurs charges, sans parler de payer des traites immobilières.
Sous l'apartheid, le manque de logements, comme le manque d'emplois, avait été en partie masqué en imposant aux Noirs pauvres d'aller vivre dans les homelands où n'existaient aucune statistique fiable. Aujourd'hui ce problème de manque de logements refait surface. Depuis l'arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement, il y a eu la multiplication des bidonvilles dans tout le pays. Dans la nouvelle Afrique du Sud, on les appelle "campements informels". Une des régions les plus affectées se trouve dans le Vaal, la région des mines d'or, où quatre nouveaux bidonvilles ont surgi depuis avril 1994, à quoi viennent s'ajouter onze quartiers de taudis occupés par 750 000 personnes. Et, à une seule exception près, aucun de ces bidonvilles et quartiers n'a d'eau courante ni d'égouts. Le manque de logements se voit jusque dans les verdoyantes banlieues snobs de Johannesburg où de nombreux sans-logis commencent à s'installer sur les terrains de golf et dans les parcs.
En décembre de l'an dernier, des squatters qui avaient créé leur propre association de locataires et occupé six immeubles vides dans le centre de Johannesburg furent expulsés de force par la police. Les squatters exigeaient que le gouvernement prenne en charge la gestion des logements pour mettre fin aux loyers exorbitants imposés par les propriétaires. Pendant que les squatters se battaient contre la police, et que s'échangeaient même des coups de feu, Mandela disait dans un discours aux habitants d'un campement de squatters près de Vereeniging que "la roue du gouvernement tourne très lentement et qu'il ne faut pas s'attendre à des miracles"... Il est évident que beaucoup n'en attendent pas. Mais lorsqu'ils essayent de trouver une solution à leurs problèmes, puisque le gouvernement ne leur en offre pas, ils se retrouvent en butte au harcèlement de la police, presque comme au temps de l'apartheid.
Les appareils syndicaux vont à la mangeoire...
Les dirigeants de COSATU se sont révélés les plus fervents partisans du Programme de Reconstruction. Lors de leur dernier congrès, en septembre dernier, certaines délégations ont mis en avant des propositions pour permettre à la classe ouvrière de contribuer à l'effort de reconstruction (comme si elle ne le faisait déjà pas suffisamment !). C'est ainsi que le NUM, le syndicat des mineurs, a proposé que "tous les fruits de la production de certains jours fériés", y compris la paye des ouvriers et les profits des employeurs, soient donnés pour le financement du Programme de Reconstruction. Le syndicat des chemins de fer a ajouté : "nous avons souvent eu des journées de grève où nous n'étions pas payés - c'est nous, en tant que travailleurs, qui devrions donner l'exemple des sacrifices".
Pendant que les bureaucrates syndicaux encouragent les travailleurs à faire des sacrifices et les chômeurs à ouvrir des commerces, leur vie à eux, contrairement à celle de la classe ouvrière, a souvent changé de façon tangible. De nombreux anciens dirigeants de COSATU siègent maintenant dans les parlements et gouvernements nationaux et provinciaux (il y a par exemple 76 anciens responsables de COSATU parmi les 400 députés du parlement national). D'autres cadres de COSATU ont été nommés dans les nombreux institutions et comités mis en place par le gouvernement, en qualité de représentants des syndicats ou de conseillers gouvernementaux, souvent aux côtés de représentants des organisations patronales.
Le projet de loi sur le code du travail, publié en février dernier, tend à renforcer cet état de fait à tous les niveaux des appareils syndicaux. Comme carottes aux responsables syndicaux, il promet d'un côté la reconnaissance obligatoire des syndicats par le patronat dans les entreprises de plus de 50 employés, la mise en place de droit de comités d'entreprise ayant des droits garantis par la loi, de commissions d'arbitrage et de structures de négociation, tout en autorisant également les syndicats à parler au nom des non-syndiqués. En échange de quoi, les grèves dans les services essentiels tels que la santé, et dans tous ceux qui assurent la maintenance des infrastructures économiques, seront illégales, ainsi que les grèves contre les licenciements. De plus, les patrons se voient reconnaître le droit de lockouter pour raisons économiques. Bref, cette loi restreint le droit de grève des travailleurs tout en ouvrant de nouvelles possibilités aux appareils syndicaux pour consolider leurs positions.
Cette institutionnalisation croissante des appareils syndicaux va de pair avec leur nouvel engagement dans les affaires. Au nombre du consortium d'actionnaires noirs qui contrôle la compagnie d'assurances Aflife, on trouve par exemple le nom de COSATU. Celle-ci, qui ne bénéficie plus du flot de dons passé en provenance de l'étranger, a créé une entreprise d'investissements, la Cosatu Holding Company, pour s'assurer des rentrées régulières. En plus de Aflife, la Cosatu Holding Company s'est associée au roi du casino, Sol Kerzner, dans une affaire de salles de jeu. Il y a d'autres exemples, comme celui de l'African Alliance Investment Management, une nouvelle banque en projet dans laquelle NACTU, la deuxième confédération syndicale du pays, et le Thebe Investment Corporation, le fond d'investissement de l'ANC, auront d'importantes participations.
... pendant que la classe ouvrière continue à se débattre
L'intégration croissante des syndicats dans le système explique, sans doute, pourquoi les grévistes se sont si souvent heurtés dernièrement à l'hostilité de leurs dirigeants syndicaux - au point de créer parfois leurs propres organisations pour mener leurs luttes. En fait, depuis la victoire de Mandela le nombre des grèves a plutôt augmenté que l'inverse.
En juillet 1994, les salariés de la chaîne de supermarchés Pik n'Pay se sont mis en grève tout de suite après un vote à 75 % pour la grève, sans attendre l'appel officiel de leur syndicat, le Saccawu. Ils ont dû affronter les balles en caoutchouc et les grenades paralysantes de la police ; on a lâché contre eux des chiens policiers, 1 000 travailleurs ont été arrêtés à la suite d'une occupation décrétée illégale par les tribunaux. On a accusé un comité de délégués "jusqu'auboutistes" d'avoir dirigé la grève et de refuser l'autorité des directions syndicales. Après trois semaines, les travailleurs finirent par obtenir une augmentation de salaire de plus de 50 %, portant le salaire moyen à 3 600 F par mois.
En août, des milliers d'ouvriers de l'automobile de tout le pays se mirent en grève pendant cinq semaines pour les salaires. C'est un accord signé à Volskwagen par le syndicat, Numsa, qui y a mis fin (bien que les travailleurs aient refusé de reprendre le travail lorsque le syndicat leur en a donné l'ordre), accord qui comportait un engagement des patrons à ne pas licencier pendant 18 mois mais, dans le cas de Volkswagen, à la condition expresse qu'il n'y ait aucune grève et que les actions de Volskwagen ne tombent pas de plus de 10 %.
Pendant ce temps-là, 2 000 conducteurs de poids lourds bloquèrent pendant trois jours la principale autoroute Johannesburg-Durban, pour exiger des augmentations de salaire et la non-imposition des heures supplémentaires. Ce mouvement a été organisé par un groupe militant, le Turning Wheel Workers International Mouvement (Mouvement International des Ouvriers du Volant), dirigé par un militant du syndicat des transports, Richard Madime, par ailleurs membre d'une petite organisation d'extrême gauche, le Workers' List Party). Ce groupe militant s'était donné pour but de rassembler tous les chauffeurs et leurs assistants, syndiqués ou non. Lorsque les chauffeurs ont accusé le syndicat des transports de prendre fait et cause pour le gouvernement contre eux, les responsables syndicaux rétorquèrent : "Nous ne défendions pas le gouvernement. Si nous défendons quelque chose, c'est le Programme de Reconstruction".
En septembre, il y eut une nouvelle vague de grèves, à laquelle participèrent en particulier 6 000 ouvriers de la voirie et du nettoyage à Johannesburg, plusieurs milliers de travailleurs des postes dans les ex-homelands et 2 000 mineurs de la compagnie Richards Bay Mineral, toutes pour exiger des revendications salariales et la parité avec les employés blancs.
En octobre, les chauffeurs de camion bloquèrent à nouveau le centre de Johannesburg, dans le dos de leurs dirigeants syndicaux, pour protester contre un accord salarial. Les conducteurs de bus prirent la suite sans consulter COSATU. Dans le même temps, dans un grand centre hospitalier de Durban, King Edward VII, un Comité Ouvrier déclenchait et menait une grève sur les salaires et contre la corruption de l'administration hospitalière, et cela contre l'opposition des dirigeants de leur syndicat officiel (Nehawu).
Le mois suivant, 3 000 travailleurs des 16 entreprises du National Sorghum Breweries (brasseries de bières de sorgo) firent un mois de grève sur les salaires. La grève fut dirigée par un Comité de Grève des Travailleurs, qui organisa un boycott communautaire de la bière. Ce fut une grève très dure, avec de nombreux affrontements avec la police et un mort parmi les grévistes. Le fait que la NSB soit l'une des premières entreprises du pays à passer aux mains de propriétaires noirs, dans les derniers temps de l'apartheid d'ailleurs, a donné un caractère particulier à ce mouvement qui explique sans doute le fait que les syndicats ont refusé tout net d'avoir le moindre rapport avec les grévistes.
Une bombe à retardement sociale
Le gouvernement de Mandela n'a pas attendu longtemps avant d'avoir de nouveau recours à la répression contre la classe ouvrière. Il est vrai que l'échelle de la répression n'a rien à voir avec ce qui était la norme sous le régime de l'apartheid - pour le moment, mais pour combien de temps ? Combien de temps la bourgeoisie sud-africaine et ses fonctionnaires et politiciens de l'ANC vont-ils tolérer que la classe ouvrière résiste à leur tentative de restaurer la discipline et accroître la productivité dans les entreprises du pays ?
D'ores et déjà, le régime s'en prend aux squatters à travers tout le pays, en utilisant les mêmes méthodes que l'apartheid. Les commandants de police ont beau être noirs cette fois-ci, leurs attaques pourraient devenir tout aussi insupportables pour les sans-logis qu'elles le sont devenues au temps de l'apartheid.
Un autre secteur du prolétariat se trouve désormais dans la ligne de mire de l'État. Le ministre des Affaires intérieures, Buthelezi, a lancé une campagne contre les prétendus immigrés "illégaux", c'est-à-dire les travailleurs migrants à la recherche d'un emploi qui ont commencé à affluer des pays voisins, mais également du Zaïre, du Nigéria, du Ghana, et même de l'Europe de l'Est, espérant trouver un régime compréhensif. Buthelezi les accuse de "voler le travail des Sud-Africains" et se vante d'avoir repris et "rapatrié" 91 000 Mozambicains et Zimbawéens ainsi que 3 000 ressortissants du Lesotho. Dans le même temps, le ministre communiste Ronnie Kasrils a annoncé en novembre que 32 millions de francs seraient utilisés à agrandir le réseau existant de barrières électrifiées le long des frontières sud-africaines pour empêcher l'entrée des immigrés du Mozambique. Le gouvernement envisage même l'établissement d'un système sophistiqué de carte de séjour, système violemment critiqué par certains pour n'être qu'une nouvelle forme de "pass", le symbole honteux des jours de l'apartheid.
Un an après la fin officielle du régime de l'apartheid, il est déjà évident que la classe ouvrière, et plus généralement les masses pauvres d'Afrique du Sud, n'ont rien à attendre du nouveau régime. La pauvreté chronique qui a alimenté crise après crise sous l'apartheid est toujours là, et elle demeurera, avec les tensions sociales qu'elle engendre.
Pendant des années, l'apartheid a posé un problème politique aux dirigeants de l'impérialisme, non parce qu'ils en étaient choqués, mais parce qu'ils craignaient que la haine de l'apartheid finisse par unifier les masses pauvres, suffisamment pour leur ouvrir la voie du renversement du capitalisme et pour créer un exemple dangereux pour le reste de l'Afrique. C'est cette crainte qui a conduit l'impérialisme et la bourgeoisie sud-africaine à se débarrasser de l'apartheid.
Grâce à Mandela et à l'ANC, la transition hors de l'apartheid s'est bien passée pour l'impérialisme, sans donner lieu aux soubresauts politiques qu'il pouvait redouter, qu'ils soient liés à la démagogie de l'extrême droite raciste blanche, aux rivalités entre dirigeants nationalistes noirs ou encore aux aspirations sociales des masses pauvres.
Il y a tout lieu de penser, à la lumière de cette première année de régime multiracial, que le prestige de l'ANC ira en s'amenuisant. Et ce que l'on peut espérer c'est que, de ce processus de transition et des leçons qu'il aura fait payer chèrement aux masses ouvrières et pauvres, surgiront dans la classe ouvrière des militants et des organisations se plaçant sur un terrain différent de celui de l'ANC, celui du prolétariat et de la lutte pour le renversement social du capitalisme.
19 juin 1995