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URSS - Le long règne de la bureaucratie
Les bolcheviks n'ont pas pris le pouvoir en 1917 pour réaliser le "socialisme dans un seul pays". Ils savaient tout autant que les mencheviks que la Russie n'était pas "mûre" pour le communisme car aucun pays isolé de l'économie mondiale ne l'eût été, et sûrement pas un pays arriéré, avec son industrie peu développée et son immense masse paysanne. Mais ils ne raisonnaient pas à l'échelle de la seule Russie. Ils ont saisi l'opportunité de prendre le pouvoir avec la conviction qu'une Russie révolutionnaire, une Russie sous la direction politique du prolétariat, pouvait et devait être un formidable levier pour entraîner dans la révolution une Europe déjà travaillée par les ferments révolutionnaires, et en premier lieu l'Allemagne puissante et industrialisée possédant un prolétariat nombreux et, à l'époque, largement gagné aux idées socialistes.
Cela n'a pas été une vision utopique : témoin la vague révolutionnaire qui a secoué l'Europe en 1918 et 1919, sans aboutir, malheureusement pour l'humanité, à la prise de pouvoir par le prolétariat (sauf pour une courte période, restée sans lendemain, en Hongrie et en Bavière).
La vague révolutionnaire recula à partir de 1920, aussi bien à l'échelle internationale qu'en Russie même.
En Russie, les conditions de la guerre civile et des interventions étrangères ont fait que, dès 1918-1919, la fraction la plus consciente du prolétariat avait rejoint l'Armée Rouge, dont elle constitua l'âme et l'ossature. Le gouvernement bolchevik s'appuya pendant cette période bien plus sur cette fraction du prolétariat, en l'occurrence l'Armée Rouge, que sur les organes de la démocratie ouvrière des grandes villes russes, Moscou et Petrograd en premier lieu, dont le prolétariat se trouvait d'ailleurs brutalement réduit en nombre par la guerre civile elle-même et par ses effets sur l'économie. Le caractère ouvrier du pouvoir se manifesta plus par la volonté politique de la direction bolchevique que par la participation effective de la classe ouvrière. Et cette volonté politique était de préserver jusqu'à un nouvel essor révolutionnaire dans le reste de l'Europe, l'avancée de la Révolution russe. Elle était de défendre coûte que coûte l'État issu de la révolution prolétarienne, dans l'attente qu'il puisse servir ce nouvel essor révolutionnaire, y compris militairement.
Mais ce que les dirigeants bolcheviks espéraient n'être qu'une période transitoire entre deux vagues révolutionnaires se révéla durable. L'isolement durable du régime révolutionnaire qui s'ensuivit, dans un pays pauvre, conduisit à l'émergence d'une bureaucratie née de la révolution mais de plus en plus hostile aux perspectives révolutionnaires.
Le Thermidor soviétique
L'histoire de la bureaucratie et son analyse ont été amplement faites par ceux qui furent, non pas les observateurs ou les historiens de cette période, mais ses combattants, et essentiellement par Trotsky. Disons seulement que cette bureaucratie a commencé à se développer dans l'État ouvrier dès qu'a cessé l'exercice réel du pouvoir par la classe ouvrière elle-même, c'est-à-dire, en fait, dès le milieu de l'année 1918. Quelques années après, vers 1925, le "Thermidor soviétique" - c'est à dire, pour reprendre l'expression de Trotsky, "le passage du pouvoir des mains de l'avant-garde révolutionnaire aux mains des éléments les plus conservateurs de la bureaucratie" - a été accompli.
Trotsky, tout en dénonçant "la dégénérescence bureaucratique monstrueuse", considéra cependant jusqu'à sa mort, en 1940, l'État soviétique comme un État ouvrier, dégénéré certes, mais ouvrier quand même. Tout en combattant la bureaucratie et ses représentants politiques comme des ennemis mortels de la révolution prolétarienne, il montra en quoi cette couche sociale - dont bien des éléments étaient psychologiquement et moralement proches des bourgeois grands ou petits, plus avides d'avantages individuels et crasseusement réactionnaires - avait des intérêts collectifs qui la distinguaient et, dans une certaine mesure, l'opposaient à la bourgeoisie.
Cette caste, qui a dominé en effet économiquement, politiquement, socialement l'Union soviétique pendant trois quarts de siècle et qui la domine encore aujourd'hui, ne fonde pas sa puissance sociale sur la propriété privée des moyens de production mais, au contraire, sur l'accaparement de l'appareil d'État et, par l'intermédiaire de celui-ci, sur sa mainmise sur l'économie étatisée. L'instabilité fondamentale, au sens historique du terme, de cette position sociale, subordonnée à l'occupation d'une position d'autorité dans l'appareil d'État - et donc non transmissible et ne permettant pas une accumulation de capital privé - secrétait en permanence l'aspiration, plus ou moins refoulée, à rendre définitives, par le retour à la propriété privée, des positions acquises au détriment de la bourgeoisie grâce à la révolution prolétarienne, et au détriment du prolétariat grâce au "Thermidor soviétique". Mais cela eût nécessité des bouleversements sociaux à rebours, nécessité de revenir sur les conquêtes révolutionnaires de 1917. De crainte que ce type de bouleversements ne déclenche des réactions prolétariennes et que, dans une éventuelle guerre sociale où la bourgeoisie de son côté risquerait d'intervenir, la bureaucratie puisse tout perdre, soit sous les coups du prolétariat soit sous ceux de la bourgeoisie russe ou internationale, ses dirigeants conservèrent pendant plusieurs décennies le vocabulaire formel de 1917 et leurs privilèges restèrent liés à l'existence d'une économie étatisée. Mais par là-même ils barraient le chemin à la bourgeoisie quoique à contrecoeur pour un grand nombre de bureaucrates.
Dans la seconde moitié des années vingt, proches encore de la révolution, malgré le "Thermidor soviétique", malgré la politique de ses dirigeants, malgré "le socialisme dans un seul pays" qui constituait un reniement des idées du communisme, malgré une politique internationale de plus en plus timorée avant d'être franchement antirévolutionnaire, la Russie soviétique - devenue URSS en 1922 - resta un État à part, en ceci que la bourgeoisie ne s'y était pas réinstallée.
Trotsky a toujours combattu ses critiques en affirmant que son analyse de l'État soviétique ne recouvrait, ni à cette époque ni plus tard, nulle considération morale, nulle justification de la bureaucratie et de son rôle. Il s'agissait d'une analyse de classe permettant, en particulier à ceux des militants qui avaient conservé leur fidélité au communisme révolutionnaire, de déterminer leur politique et leurs solidarités.
Au début de son combat, disons, dans les années vingt, Trotsky militait dans la perspective d'une réforme du régime soviétique par retour à la démocratie ouvrière et par là-même, d'une mise à l'écart à court terme de la clique réactionnaire de Staline. C'était évidemment miser sur un nouvel essor révolutionnaire du prolétariat. Mais personne n'imaginait, de toute façon, à cette époque que, si cet essor ne se produisait pas, la bureaucratie pourrait se stabiliser et se maintenir. Pour Trotsky, la retombée révolutionnaire et la bureaucratisation qu'elle entraîna, si elles devaient se révéler durables, annonçaient le retour de la bourgeoisie et, peut-être même, de l'ancien régime à brève échéance.
Relative stabilisation de la bureaucratie...
C'est cependant l'héritage laissé par la révolution prolétarienne dans le domaine économique et social qui permit à la bureaucratie de se stabiliser, malgré la pression de la bourgeoisie intérieure et internationale. Alors qu'en 1920, la production industrielle de la Russie soviétique ne représentait que le dixième de celle de 1913, aux alentours de 1923-1924 les forces productives nationales se mirent à croître. Parties d'un niveau extrêmement bas, elles n'ont dès lors pas cessé, et durant plus d'un demi-siècle, de s'accroître plus vite que dans le monde capitaliste.
Il n'y avait nul miracle dans ce retournement de la situation économique. Malgré son arriération, son peu de développement industriel, malgré surtout sa coupure d'avec l'économie mondiale, la Russie soviétique bénéficia du formidable progrès que furent la suppression des privilèges de l'aristocratie terrienne, l'expropriation des capitalistes, la fin de la propriété privée des principaux moyens de production et des banques, et leur unification. C'est l'édification économique que cela permit qui, pour reprendre l'expression de Trotsky réfléchissant, dix ans après, en 1935, sur cette stabilisation de la bureaucratie qui lui semblait, déjà, longue : "...ouvrit un débouché à l'énergie d'organisateurs, d'administrateurs, de techniciens actifs et capables. Leur situation matérielle et morale s'améliora rapidement. Une large couche privilégiée, étroitement liée aux sommets dirigeants, se créa". Mais il ajoutait que, parallèlement, "les masses travailleuses vécurent d'espoirs ou sombrèrent dans le désespoir".
Faut-il rappeler d'ailleurs que le même redémarrage économique qui, de 1923 à 1928, renforça la bureaucratie permit également aux éléments petits-bourgeois des campagnes de s'enrichir ? Alors qu'une fraction de la bureaucratie avait tendance à lier son destin à celui de cette petite bourgeoisie en voie de réintroduire les relations capitalistes, le gros de la bureaucratie et ses représentants politiques au sommet se retournèrent violemment contre la bourgeoisie.
Oh, non point en se plaçant, de nouveau, dans la perspective de la révolution prolétarienne ! C'est même dans une certaine mesure parce que Staline et ceux qu'il représentait directement se sentirent momentanément plus menacés d'être évincés du pouvoir et des privilèges y attenant par les forces bourgeoises montantes que par le prolétariat, qu'ils n'ont pas hésité à s'appuyer sur ce dernier. De façon bureaucratique, d'en haut, et pour servir d'instrument à une politique néfaste, voire catastrophique à bien des égards, mais tout de même pour extirper radicalement la menace bourgeoise dans les campagnes. Ce fut la liquidation des koulaks. Ce fut, aussi, dans les années trente, l'industrialisation à un rythme forcené, au prix de sacrifices considérables, dont beaucoup imposés de force non seulement à la masse paysanne mais aussi à la classe ouvrière, mais d'autres volontairement consentis par au moins une partie des travailleurs qui pensaient encore, malgré la bureaucratie, malgré l'oppression qu'ils croyaient passagères, à l'édification d'une société nouvelle, sans capitalistes et sans exploitation.
Ce n'est que l'évolution ultérieure des choses qui pouvait trancher et décider si tout cet enthousiasme n'était qu'illusion, si toute cette énergie venant de la classe ouvrière se trouvait dépensée en pure perte ou, plus exactement, au profit quasi exclusif d'une couche privilégiée. Le caractère durable de la bureaucratie, son enrichissement tranchèrent en effet dans une large mesure - mais, jusqu'à ce jour encore, pas complètement.
Pendant les années trente, l'industrialisation fit tripler le nombre des ouvriers. La bureaucratie conserva des liens avec la classe ouvrière en favorisant l'émergence d'une aristocratie ouvrière - ces ouvriers de choc, ces stakhanovistes qui gagnaient huit à dix fois plus que leurs ex-camarades de travail - servant à l'occasion de base de renouvellement à une bureaucratie d'administrateurs périodiquement décimée par les purges. Mais le niveau de vie de la masse des ouvriers ne s'améliora pas, ou seulement un peu - mais faut-il rappeler qu'au même moment, la crise faisait s'effondrer celui du prolétariat des pays capitalistes ? C'est la bureaucratie qui profita pour l'essentiel de l'essor économique. Ses privilèges devenaient plus conséquents. Elle se stabilisa. Pour plusieurs années, la bureaucratie ne fut plus menacée du dedans par le prolétariat.
Elle aurait pu l'être du dehors. Mais elle ne le fut pas.
Malgré plusieurs soubresauts, l'espoir concret d'une révolution prolétarienne proche s'éloignait. Le principal responsable politique de la non-extension de la révolution en Europe fut, dans les années 1917-1919, la social-démocratie. Mais, dès le milieu des années vingt, la bureaucratie soviétique devint elle-même un facteur contre-révolutionnaire de plus en plus important à l'échelle internationale. Elle joua un rôle primordial dans l'échec de la dernière des révolutions prolétariennes de l'après-première guerre mondiale, la révolution chinoise.
Et, après l'arrivée au pouvoir de Hitler, marquant l'incapacité du mouvement stalinien à proposer une perspective au prolétariat pour s'opposer au fascisme et, plus encore, après les Fronts populaires de France et d'Espagne, où des partis staliniens politiquement commandés et financièrement stipendiés par la bureaucratie se révélèrent les agents les plus efficaces de la conservation de l'ordre social bourgeois, l'Union soviétique a cessé progressivement d'incarner un espoir de transformation sociale aux yeux du prolétariat mondial.
Si, cependant, Trotsky s'en tenait à la notion d'État ouvrier dégénéré, c'est que, dans l'intervalle, de profonds changements sociaux et économiques étaient intervenus en Union soviétique.
... s'appuyant sur les instruments légués par la Révolution
C'est, dans une certaine mesure, en s'appuyant sur le prolétariat que la bureaucratie a non seulement résisté victorieusement au retour de la bourgeoisie, en 1928-1929, mais s'est engagée dans des transformations économiques et sociales qui marquèrent le demi-siècle suivant. La mise en place d'une économie planifiée, comme la nationalisation complète et la collectivisation des terres, furent accomplies sous la direction de la bureaucratie. Mais cette dernière utilisa des instruments et des possibilités que lui avait légués la révolution prolétarienne.
C'est sur la base de l'étatisation quasi complète de l'économie et de la planification que l'Union soviétique, bien qu'économiquement isolée du reste du monde, a non seulement évité de trop subir les effets de la grande crise de l'économie capitaliste, mais continué à se développer à un rythme soutenu. Entre 1913 et 1938, la production industrielle américaine ou allemande a été multipliée par 1,4, celle du Japon par 5,5, celle de l'URSS le fut par 8,5. Bien sûr, le niveau de départ était très inférieur, mais c'était justement là l'héritage du capitalisme, du règne antérieur de l'économie de marché.
L'existence de la bureaucratie, ses prélèvements sur l'économie, l'absence de liberté indispensable pour rendre ces prélèvements occultes, les zigzags continuels de la politique économique au gré des fluctuations de la politique tout court, voire des lubies de Staline, constituaient un formidable handicap pour l'économie planifiée. Si, malgré ce terrible handicap, l'économie se développa quand même sur une base planifiée, alors même que l'économie capitaliste s'effondrait dans la grande dépression, cela constituait la preuve, fût-ce d'une façon tronquée, déformée, de la supériorité de l'économie planifiée par rapport à l'économie capitaliste.
Dès l'époque, la bureaucratie et ses représentants politiques étaient les principaux ennemis de la propriété d'État et de l'économie planifiée.
La consolidation de la bureaucratie, l'utilisation systématique de l'appareil d'État par la couche bureaucratique contre le prolétariat et la liquidation physique de l'avant-garde révolutionnaire par les éléments les plus réactionnaires amenèrent Trotsky, à partir de 1933, à la conviction que seule une nouvelle révolution ouvrière pourrait désormais débarrasser l'URSS de la bureaucratie. Mais Trotsky n'abandonna point son analyse de l'État soviétique et de la bureaucratie car cette analyse n'avait pas de rapport ni avec la politique des sommets de la bureaucratie, ni avec le mélange de langue de bois "communiste" et de verbiage réactionnaire pour la justifier. L'analyse de Trotsky reposait sur la réalité sociale de l'Union soviétique : développement économique sans propriété privée, mise en place d'une industrie puissante sans émergence concomitante de la force d'une bourgeoisie en rapport avec la puissance de l'industrie.
Ni Lénine ni Trotsky n'avaient imaginé, en 1917, que les conquêtes et les transformations révolutionnaires puissent résister longtemps à la pression de l'environnement capitaliste au cas où la révolution prolétarienne ne se serait pas étendue vers d'autres pays.
Le fait est, cependant, que l'Union soviétique, même dégénérée, a survécu à cette dégénérescence. Elle y a survécu quelque trente ans sous Staline. Elle y a encore survécu après la mort de Staline, en 1953, pendant près d'un demi-siècle. Il n'y a pas eu de révolution prolétarienne mais il n'y a pas eu, non plus, de retour de la bourgeoisie.
La dégénérescence de l'Union soviétique, l'émergence même d'une bureaucratie privilégiée fournissent la démonstration qu'on ne peut pas construire le socialisme dans un seul pays et que, sans même une contre-révolution bourgeoise ou une intervention étrangère allant dans le même sens, l'Union soviétique ne pouvait que régresser.
Mais cette régression s'effectua finalement très lentement. Ce qui prouve que l'industrie qui s'est développée en Union soviétique sur les bases économiques et sociales permises par la révolution, sans pouvoir sortir complètement le pays de son arriération antérieure, était puissante et viable. Tout cela montre que l'économie planifiée de l'Union soviétique a été quelque chose de solide. Et, compte tenu du fait qu'elle n'avait pas à se défendre sur sa gauche contre la révolution prolétarienne, c'est grâce à cette économie planifiée que la bureaucratie a pu stabiliser son pouvoir, sa position sociale et éviter d'être renversée par la bourgeoisie.
Là où le caractère néfaste de la planification bureaucratique était toujours nettement marqué, c'était dans le décalage entre les industries des moyens de production et les industries de consommation, entre l'industrie et l'agriculture.
Le décalage entre le rythme soutenu auquel se développait l'économie et le rythme bien plus lent auquel s'amélioraient les conditions d'existence des classes travailleuses - et encore, de façon inégale, entraînant une différenciation croissante dans la classe ouvrière - mesure très exactement les prélèvements parasitaires de la bureaucratie.
Finalement, l'observation de Trotsky concernant la stabilisation de la bureaucratie à partir de 1923 s'avérera pertinente pour une période bien plus longue que Trotsky ne l'avait prévu, ne pouvait le prévoir ou ne voulait l'envisager en tant que militant.
Trotsky pensait que la guerre, dont il ne vécut que les débuts, sonnerait le glas de la bureaucratie. Il ne s'agissait pas d'une prévision gratuite : la bourgeoisie comme la bureaucratie redoutaient des révolutions prolétariennes au lendemain de la guerre et l'URSS était de toute façon un ennemi de classe pour les impérialismes en présence.
Le rôle capital de la bureaucratie stalinienne dans l'étouffement des possibilités révolutionnaires de l'après-guerre
On sait, depuis, ce qu'il en advint. Les éventuelles possibilités révolutionnaires furent étouffées par l'entente des bourgeoisies victorieuses, de la bureaucratie soviétique et des mouvements staliniens à son service, avant qu'elles ne se transforment en révolutions. Une vague révolutionnaire se produisit pourtant dans les pays sous-développés. Mais cette "révolution coloniale", si elle devait modifier les équilibres mondiaux ne mit en danger ni la bourgeoisie, ni la bureaucratie, car ce ne furent pas des révolutions prolétariennes. Et, staliniens comme petits-bourgeois nationalistes ont tout fait pour qu'elles ne le deviennent pas.
La guerre n'a pas signifié la fin de la bureaucratie, mais plutôt son renforcement. En l'absence de pression révolutionnaire du prolétariat mondial, elle avait des raisons de se sentir plus à l'aise par rapport à son propre prolétariat.
Cela aurait pu pousser la bureaucratie à laisser s'exprimer davantage le penchant, qui lui était inhérent pratiquement depuis son origine, à consolider ses privilèges par l'établissement de véritables liens légaux avec les moyens de production, l'argent et la propriété privée.
Cela ne se produisit pourtant pas, en tout cas pas de façon officielle et à l'échelle de la société. La bureaucratie ne s'engagea pas, alors, sur le chemin du rétablissement de la propriété privée.
Il y avait à cela des raisons économiques pendant la durée même de la guerre mais aussi après, pendant les années de reconstruction. Durant ces périodes, même les bourgeoisies ont dû introduire, y compris dans les pays impérialistes très développés, une forte dose d'étatisme dans leur gestion de l'économie. Même dans les pays capitalistes, il faut en passer par l'étatisme, et non par "l'initiative privée", pour mener une guerre ou pour reconstruire un pays démoli.
Mais il y avait à cela aussi, sans doute, des raisons politiques. Même si les bureaucrates craignaient de moins en moins les réactions du prolétariat, leur direction politique les craignait. A tort ou à raison du point de vue des aspirations des bureaucrates, Staline leur céda peu et continua à maintenir, y compris contre l'avidité des bureaucrates eux-mêmes, l'étatisation de l'économie et, surtout avec la crainte d'un retournement des USA puis le début de la guerre froide, la référence verbale à la nature prolétarienne du régime.
Avant, pendant et après la guerre et en relation avec elle, la bureaucratie a abandonné nombre de ces références et quelques-unes de capitales. Nous y reviendrons par ailleurs.
Dans le domaine économique néanmoins, rien ne semblait en apparence avoir changé. L'économie planifiée se maintint, sans recul visible sous Staline jusqu'à sa mort. Comme s'est maintenue, peut-être en s'aggravant, la dictature politique. Mais, derrière le monolithisme apparent de la société soviétique, la bureaucratie n'était plus exactement la même.
Les couches supérieures de la bureaucratie devenaient plus puissantes, ne serait-ce que par la mise sous son contrôle d'autres territoires, les uns, comme les pays baltes, l'Ukraine et la Biélorussie occidentales, la Moldavie, absorbés dans l'Union soviétique, les autres, les futures Démocraties populaires, transformés en glacis. Les possibilités de pillage de la bureaucratie s'en trouvèrent considérablement accrues.
Pour déguisé que pouvait être l'enrichissement, coulé qu'il devait être dans des formes juridiques encore collectives, les produits de luxe dans les magasins réservés, les datchas de plus en plus luxueuses, les voyages en Occident, les voitures de fonction, l'usage exclusif sinon encore privé des yachts, des avions, témoignaient d'une différenciation sociale croissante dans la société comme au sein de la bureaucratie elle-même et d'un accroissement de la puissance sociale des couches les plus riches et les plus puissantes (cela va de pair) de la bureaucratie.
Malgré la langue de bois "communiste", les hauts dignitaires du régime en contact avec l'Occident pendant les années de guerre et pendant celles de collaboration, puis transformés en satrapes tout-puissants dans le glacis des Démocraties populaires, regardaient de plus en plus vers le mode de vie, les préoccupations de la bourgeoisie occidentale pour y trouver un modèle et ils adoptèrent le langage et les idées. Bien des bureaucrates d'alors étaient déjà ouvertement anticommunistes. Un Kravtchenko ne fut pas réellement un traître à sa caste : juste une hirondelle qui annonça tout haut ce que bien d'autres pensaient ou disaient en privé.
Cette différenciation sociale au sein de la bureaucratie, cet accroissement du pouvoir et des richesses de sa couche supérieure, ne pouvaient pas ne pas affecter les rapports entre la bureaucratie et les représentants au sommet de son propre pouvoir politique.
Les changements révélés par la crise de succession de Staline
Comme par la suite, les changements dans la société ne se révélèrent qu'au moment des crises de succession. La haute bureaucratie n'accorda pas à Khrouchtchev les mêmes pouvoirs qu'elle avait accordés, dans une autre période historique, bon gré mal gré, à son prédécesseur, Staline.
Pour parvenir au pouvoir et pour consolider son pouvoir personnel, Khrouchtchev dut consentir des concessions aux couches supérieures de la bureaucratie.
Le fait de ne pas pouvoir être physiquement éliminé en cas de désaccord politique en était la plus spectaculaire. On imagine sans peine ce que pouvait représenter pour l'ensemble de la bureaucratie, pour ces cadres du Parti, de l'administration, de l'armée, de l'industrie, voire pour l'intelligentsia scientifique et culturelle, l'arrêt des grandes purges qui, à la fin des années trente, renouvelèrent par des exclusions, des déportations et souvent des exécutions, entre le quart et le tiers de la bureaucratie moyenne et supérieure.
Le simple arrêt de ces purges devait avoir des conséquences économiques et sociales considérables en rendant la position individuelle d'un bureaucrate moins instable, accroissant par là-même son pouvoir et ses possibilités d'en user sur le plan matériel.
La principale concession à la haute bureaucratie fut sans doute d'avoir relâché le contrôle brutal et d'une méfiance maladive qu'elle a subi de la part de Staline.
Techniquement, si l'on peut dire, il y eut aussi l'arrêt de la politique consistant à faire tourner de façon systématique et à un rythme rapide les bureaucrates d'un même niveau, à les déplacer d'une région à l'autre, d'une ville à l'autre, d'une responsabilité à l'autre, de manière à éviter qu'ils acquièrent des relations locales dans tous les milieux et par là un pouvoir trop stable, trop enraciné et donc potentiellement menaçant.
Ce n'étaient pas les avantages et les privilèges acquis par les grands bureaucrates, ni les conditions dans lesquelles ils les ont acquis qui gênaient Staline. Il savait, au contraire, jouer dessus. Mais pour protéger son pouvoir, il ne voulait pas que se constituent des fiefs qui pouvaient s'opposer à lui. D'où les purges périodiques sanglantes, y compris aux sommets. Les purges sanglantes s'arrêtèrent donc, et le contrôle sur la haute bureaucratie est devenu bien plus souple. Encore plus par la suite sous Brejnev. De surcroît, une des tactiques de Khrouchtchev pour établir et consolider son pouvoir - sans y arriver complètement, comme devait le montrer son renversement par le clan de Brejnev - consistait à limiter le pouvoir de certains appareils susceptibles de servir ses adversaires, en créant des appareils concurrents. C'est ainsi, par exemple, à un moment donné, qu'aux appareils des grands ministères il opposa des entités administrativo-économiques régionales, les sovnarkhozes. Ce mouvement de création d'appareils nouveaux multiplia encore les fromages et les bonnes places et, en conséquence, le nombre et le poids des hauts dignitaires.
Et puis, Khrouchtchev fut également le premier à faire de la démagogie en direction des bureaucrates responsables de l'économie, en envisageant pour la première fois en public une autonomie plus grande pour leurs entreprises, c'est-à-dire en fait un contrôle allégé de la part de l'appareil étatique et politique central sur leurs dirigeants bureaucratiques et une plus grande liberté pour eux.
Derrière les gestes politiques, il y avait un encouragement plus ouvert aux prélèvements officiels, aux détournements officieux, encouragement accordé à une bureaucratie qui n'en avait pourtant guère besoin.
Voilà pourquoi c'est sous Khrouchtchev et dans les premières années brejnéviennes, au moment où l'économie soviétique enregistrait ses résultats les plus spectaculaires dans le domaine de la conquête de l'espace et dans bien d'autres, que la part du produit social détournée par les bureaucrates devint de plus en plus grande. Il n'y a nulle statistique exacte dans ce domaine, bien sûr, et l'on doute que, glasnost ou pas, il y en ait un jour. Mais, le décalage considérable entre les capacités scientifiques et industrielles révélées par l'envoi de spoutniks dans l'espace et l'archaïsme persistant d'une agriculture, dont la production est par nature orientée vers la consommation populaire, souligna l'étendue de ces prélèvements bien plus que n'importe quelle statistique. Comme le souligna le fait que l'accroissement de la production industrielle - qui se poursuivit jusqu'au début des années soixante-dix à un rythme supérieur à la plupart des grands pays impérialistes - ne mit pas un terme aux queues devant des magasins mal approvisionnés ou à l'insuffisance des logements populaires.
C'est ainsi que sous les dehors apparemment immobiles et monolithiques du régime brejnévien, continuait cette décomposition de l'économie planifiée qui avait commencé sous Khrouchtchev (voire sous Staline) et qui s'est amplifiée ouvertement sous Gorbatchev et surtout sous Eltsine.
Sous Brejnev, il y eut une véritable floraison des intermédiaires, de ces fameux "tolkatchs", dont la fonction consistait à mettre en relation les unes avec les autres des entreprises pourtant étatiques et soumises au plan, de façon illégale et inavouée sinon inavouable, c'est-à-dire hors des liens de la planification. Les économistes occidentaux présentèrent à l'époque la chose comme un remède de type capitaliste aux maux intrinsèques de l'économie planifiée.
Le remède était, en effet, inspiré du capitalisme. Mais c'est pour des raisons très intéressées que les managers bureaucrates avaient une préférence pour ce type de remède.
Un contrôle des ouvriers sur la production, un contrôle des consommateurs sur ce qui leur était offert, auraient permis d'éviter, et avec autrement plus d'efficacité et de souplesse, les aberrations de la planification bureaucratique : adaptation de plus en plus mauvaise de la production aux besoins, production de mauvaise qualité, à-coups, retards dans les livraisons de fournitures, etc., dans les relations entre entreprises. Du contrôle par en bas, il ne pouvait évidemment pas être question pour les bureaucrates : cela aurait signifié la fin de leurs privilèges. La base objective de la floraison de ces intermédiaires résidait dans le fait que ces trocs "au noir" entre entreprises étatisées étaient source de trafics, de prélèvements aussi bien pour le chef de l'entreprise vendeuse que pour le chef de l'entreprise acheteuse.
Mais bien évidemment, cela désorganisait l'économie et l'écart s'accrut, dans des proportions qui commençaient à devenir inquiétantes même pour la direction politique de la bureaucratie, entre les chiffres optimistes du Plan et de l'économie officielle et les résultats de l'économie réelle.
Les détournements de la bureaucratie devenaient tels dans les dernières années de Brejnev que, non seulement, la production commença à ralentir son rythme d'accroissement mais que le niveau de vie des couches laborieuses qui, l'un dans l'autre, s'est amélioré dans les années d'après-guerre, cessa d'augmenter, voire prit du retard.
A côté de la bureaucratie, en alliance avec elle, dans les interstices de l'économie étatique, se développa également une petite bourgeoisie s'enrichissant non plus grâce à sa place dans l'appareil, mais grâce à ses affaires et à son argent. Depuis l'ère Gorbatchev, il y a en Occident une volumineuse littérature sur les mafias soviétiques sous Brejnev mais il faut observer que, si le terme "mafia" correspond tout à fait à bon nombre de profiteurs de l'économie parallèle, l'activité d'une bonne partie d'entre eux n'était criminelle qu'eu égard à la législation soviétique qui, par force d'inertie, continuait à considérer un certain type d'enrichissement privé comme illicite alors qu'il se trouve encensé en Occident.
Cette couche privilégiée, composée des sommets de la bureaucratie et d'une authentique petite bourgeoisie, regardait avec d'autant plus d'envie vers l'Occident capitaliste, son mode de vie, qu'elle croyait, à tort ou à raison, qu'il n'y avait plus de menace prolétarienne et qu'elle n'avait plus aucune raison de continuer à utiliser la langue de bois prétendument communiste et à s'accrocher à un régime qui, justement, n'admettait pas officiellement l'enrichissement privé.
Voilà après quelle évolution, voilà dans quel contexte, advint la crise de succession engendrée par la mort de Brejnev et qui, cette fois-ci, fit éclater au grand jour les contradictions et surtout les aspirations, jusque-là plus ou moins refoulées et en tout cas dissimulées, de la couche privilégiée de la société soviétique.
Voilà dans quel contexte, au terme de plusieurs décennies pendant lesquelles la bureaucratie a accepté, bon gré, mal gré suivant la période, de faire représenter ses intérêts par un dictateur tout-puissant, les couches supérieures de la bureaucratie en rejetant le dernier en date des arbitres ont rejeté l'arbitrage suprême lui-même. Elles ont fait directement irruption sur la scène politique qu'elles sont pour le moment les seules à occuper, étalant ouvertement leurs rivalités, pillant ouvertement les richesses et se partageant le pays, devant un prolétariat politiquement et moralement absent.
Toute cette sarabande des couches privilégiées s'effectue cependant au détriment du prolétariat. Quelles que soient les aspirations individuelles des bureaucrates - se transformer en bourgeois pour les uns et maintenir et accroître leurs pouvoirs de bureaucrates pour les autres - leurs aspirations n'ont une chance de se réaliser que si le prolétariat reçoit sans broncher les coups qui le frappent. L'avenir dira si les bureaucrates auront eu raison de compter sur cela, mais bien des attitudes politiques de leurs dirigeants montrent qu'ils en redoutent des réactions brutales.