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URSS - De la crise de succession à l'éclatement de l'URSS
Bien que le processus de dislocation de l'État ex-soviétique soit loin d'être achevé, la mise à l'écart de Gorbatchev et l'arrivée au pouvoir d'Eltsine depuis près d'un an maintenant montrent quelque différence entre leurs politiques respectives et cela, bien sûr, sans aucune considération morale.
Gorbatchev d'abord. Dans le sourd affrontement qui a opposé des clans, des factions bureaucratiques, les uns aux autres, pour la conquête du pouvoir, affrontement qui a commencé en fait dès avant la mort de Brejnev, Gorbatchev se comporta au début comme se comportent, en cas de crise de succession, tous les hauts dignitaires en situation d'accéder tôt ou tard au poste suprême.
Membre du Bureau politique, donc un des successeurs possibles, il se glissa d'abord dans le sillage d'Andropov, premier des successeurs de Brejnev.
Andropov mort de sa belle mort avant d'avoir pu stabiliser le pouvoir autour de sa personne, la lutte reprit de plus belle, et déjà on mentionna le nom de Gorbatchev comme l'un des outsiders les mieux placés face aux octogénaires du Bureau politique.
Pourtant Tchernenko fut préféré par le clan brejnévien et ce fut lui qui succéda à Andropov.
Mais il mourut plus vite encore que son prédécesseur, et cette fois-là fut la bonne pour Gorbatchev, au moins provisoirement.
Gorbatchev ou comment trouver des appuis pour consolider son pouvoir
Mais ce n'est pas parce que Gorbatchev était élu secrétaire général qu'il avait le pouvoir, tous les autres membres du Bureau politique étant ses rivaux potentiels. Alors, il fit ce qu'ont fait tous ses prédécesseurs ; il se débarrassa au plus vite des rivaux qui lui semblaient les plus dangereux : Grichine, Gromyko peut-être, Romanov sûrement.
Mais il trouva bien d'autres baronnies et appareils sur son chemin, ceux des grands ministères, des grands corps d'État, ceux des républiques, voire ceux des grandes municipalités (il faut se souvenir que ce furent précisément les grandes municipalités de Moscou et de Leningrad qui servaient d'appui à deux de ses principaux rivaux, Grichine et Romanov).
Alors, pour assurer son pouvoir, Gorbatchev chercha contre les différents appareils des appuis dans les couches petites-bourgeoises, les intellectuels et les clans bureaucratiques avides d'autonomie, en somme dans les catégories supérieures de cette couche privilégiée déjà encline auparavant à demander de plus en plus à ceux qui prétendaient la représenter. Et c'est pour eux, pour toute cette opposition intellectuelle non liée au prolétariat et dont les idées étaient le plus souvent contre-révolutionnaires qu'il parla de transparence, de libéralisation.
Le langage qu'il tenait en direction de cette couche relevait, pour une large part, de la démagogie mais pas nécessairement d'un programme politique. Si programme il y avait, il est évident que Gorbatchev n'y avait pas inclus l'éclatement de l'Union soviétique, cet éclatement qui devait signifier non le renforcement de son pouvoir mais sa fin.
Il est probable aussi qu'il n'a pas voulu non plus détruire l'économie planifiée, mais seulement faire comme ses prédécesseurs, la réformer, en reconnaissant par exemple en droit l'autonomie, conquise déjà dans les faits, des chefs de grandes entreprises étatiques. Il n'a voulu que rafistoler la société bureaucratique, et non pas sa transformation en société capitaliste. Car si cela avait été dans ses intentions - sinon forcément au début mais même par la suite - il n'aurait eu aucune raison de se laisser déborder sur ce terrain par la démagogie d'Eltsine. Il aurait pu, au contraire, au fur et à mesure que l'idée gagnait du terrain, s'en faire le porte-parole le plus conséquent et le plus crédible aussi. Car, contrairement à Eltsine, à cette époque-là, il avait le pouvoir, lui.
Mais ce n'est pas ce qu'il fit. Plutôt que d'apparaître comme le représentant de cette politique, il a toujours été en retard d'une étape, laissant en permanence un créneau, sur ce terrain, à Eltsine.
Mais ce qui est certain, c'est que Gorbatchev a cherché à jouer à cette couche privilégiée la musique qu'elle voulait entendre. Cette musique a été jouée au début "moderato", autour de deux thèmes : le droit de s'enrichir et une plus grande liberté par rapport au centre. Mais, même "moderato", la musique donna de l'assurance à ceux à qui elle était destinée, leur enleva progressivement toute retenue. La démagogie venue d'en haut rencontra dans les couches supérieures de la bureaucratie, puis par le jeu des alliances et des clientèles dans ses couches moyennes et inférieures, des aspirations trop longtemps refoulées, mais très fortes déjà au temps de Khrouchtchev et de Brejnev.
Gorbatchev pouvait sans doute raisonnablement espérer au début pouvoir contrôler le mouvement et l'arrêter à temps s'il devenait dangereux pour les intérêts généraux de la bureaucratie - ou simplement pour son propre pouvoir. Il pouvait avoir des précédents à l'esprit. Khrouchtchev qui, trente ans avant lui, s'était livré à une démagogie similaire et pour les mêmes raisons que lui, avec la déstalinisation, le dégel, les grandes réformes économiques, etc., a pu faire marche arrière lorsqu'il l'estima nécessaire. Mais il est vrai qu'à l'époque, la menace de la classe ouvrière était ressentie de façon plus concrète par l'ensemble de la bureaucratie, et pas seulement par ses chefs politiques. Le rappel vint alors de l'extérieur : de ce glacis secoué, entre 1953 et 1956, par des grèves, des explosions politiques, et l'insurrection de Budapest.
Mais la fin des années quatre-vingt n'était plus la fin des années cinquante. Dans le cours réactionnaire général, et pas seulement en Union soviétique mais à l'échelle du monde, les bureaucrates ne se sentaient pas menacés par le prolétariat (à tort ou à raison, l'avenir le dira). Leur avidité n'était plus réfrénée par la crainte.
Alors, si on peut raisonnablement supposer qu'en portant sur la place publique ses démêlés avec certains appareils et en lançant la glasnost et la perestroïka, Gorbatchev espérait pouvoir contrôler le processus, il semble bien qu'il ait été brutalement surpris par la force avec laquelle les différents clans nationaux de la bureaucratie des républiques ont réagi.
Un des indices du fait qu'il en a été surpris réside en ce qu'il a abandonné la prudence avec laquelle le régime, pourtant déjà bien installé de Brejnev, veillait à l'équilibre des composantes nationales des organismes dirigeants soviétiques, le Bureau politique, le Comité central, le Secrétariat général, l'appareil gouvernemental de l'Union. Visés par Gorbatchev en tant que représentants du clan brejnévien, les chefs du Kazakhstan, de l'Azerbaïdjan ou de l'Ouzbekistan et, plus tard, de l'Ukraine réagirent en "chefs nationaux", s'appuyant sur les couches privilégiées locales et en cherchant à se faire légitimer par leurs peuples avec une démagogie nationaliste qui, de la revendication d'une plus grande autonomie de décision, passa vite à une revendication de souveraineté puis d'indépendance.
Les détenteurs de fiefs nationaux se rebiffent
Ceux des chefs de républiques nationales parmi les premiers à réagir de cette façon n'ont d'ailleurs pas eu nécessairement envie de rompre avec l'Union - pour certains, sûrement pas. Le Kazakhstan, par exemple, le premier à réagir en 1986 lorsque Gorbatchev évinça le premier secrétaire kazakh, Kounaïev, pour un Russe, est aujourd'hui un des principaux piliers de la CEI. Mais ils ont déclenché un mouvement dans lequel s'engouffrèrent par la suite les dirigeants baltes ou moldaves, à la tête de républiques intégrées dans l'Union seulement depuis la Deuxième Guerre mondiale et qui pensaient, à tort ou à raison, pouvoir remplacer les liens avec l'Union par d'autres, meilleurs.
Mais, pour menaçante qu'elle ait pu être pour le pouvoir de Gorbatchev et pour, finalement, la permanence de l'Union à laquelle Gorbatchev a lié son destin politique, ce n'est pas à l'évolution des pays baltes, de l'Arménie, de la Moldavie, ni à celle de la Géorgie ou de l'Azerbaïdjan que Gorbatchev doit la perte de son pouvoir, ni l'Union soviétique son éclatement. Même à supposer que, dans quelques-uns de ces pays, comme les pays baltes ou encore l'Arménie, la Géorgie, etc., la réaction de la fraction nationale de la bureaucratie ait déclenché un mouvement de masse conduisant inévitablement à des indépendances - nous reviendrons par ailleurs sur la force et les limites de ces mouvements nationaux - l'Union soviétique aurait pu tout à fait survivre à l'indépendance de ces républiques périphériques dont le poids dans l'Union était relativement faible. (D'ailleurs dans les années d'après 1917, la Russie soviétique a perdu pour des temps plus ou moins longs les pays baltes, l'Ukraine, la majeure partie de la Biélorussie, le Caucase et l'Asie centrale, sans parler évidemment des anciens pays sous la domination du tsar, devenus définitivement indépendants comme la Pologne ou la Finlande).
Il faut rappeler que, même formellement, l'acte de décès de l'Union a été signé sous l'impulsion d'Eltsine, même s'il l'a fait en compagnie de l'Ukrainien Kravtchouk et du Biélorusse Chouchkiévitch qui avaient de bonnes raisons de s'y associer. Il est évidemment difficile de prétendre que le président russe ait repris à son compte et concrétisé enfin une puissante aspiration du peuple russe à se libérer d'une Union... dont la Russie formait, et de loin, la principale composante. Il en est pourtant pour sortir des balivernes de ce genre !
L'ambition d'Eltsine, très terre-à-terre, fut plus modeste, même si les conséquences de son geste ne le furent nullement. Rompre avec l'Union c'est-à-dire, étant donné le poids de la Russie, détruire celle-ci, était le moyen qu'il avait trouvé pour se débarrasser de Gorbatchev.
Contrairement à Gorbatchev donc, Eltsine prit volontairement le risque de détruire l'Union tout en sachant que sa destruction portait en même temps un coup grave, voire mortel, à l'économie construite sur l'association de différentes républiques, sinon forcément à l'économie planifiée elle-même.
La résistible ascension d'Eltsine
Ce n'est pas que cet apparatchik de la région de Sverdlovsk, amené aux portes du pouvoir par le clan gorbatchévien, rapidement mis à la tête de la municipalité de Moscou en remplacement de Grichine écarté, soit apparu, dès le départ, comme le représentant d'une politique différente de celle de Gorbatchev.
Au début, il a été simplement plus démagogue et plus irresponsable, surtout à partir du moment où Gorbatchev, sentant assez rapidement dans le protégé d'alors un rival futur, l'écarta de cette municipalité de Moscou où il l'avait placé, ainsi d'ailleurs que du Bureau politique.
L'histoire des sommets dirigeants de la bureaucratie est jalonnée de ce genre de conflits de personnes, mais, sous Staline et même dans une certaine mesure sous Khrouchtchev, le dénouement n'en était jamais agréable pour le perdant !
Signe des temps et des limites déjà étroites du pouvoir de Gorbatchev, en cette année 1987 où Eltsine fut écarté, ce dernier tomba mais rebondit.
Dans un premier temps, Eltsine se fit une spécialité de "marquer Gorbatchev à la culotte". A démagogue, démagogue et demi. Là où Gorbatchev était prudent, pressentant que la démagogie était en train de libérer des forces incontrôlables, là donc où il était hésitant et enclin à reculer, Eltsine apparaissait radical et décidé.
On pouvait penser que cette aptitude d'Eltsine à flatter plus encore que Gorbatchev la soif d'enrichissement de la bureaucratie et son désir de s'émanciper de tout contrôle central, ne tenait, outre ses talents de démagogue, qu'à sa qualité de politicien dans l'opposition. Chaque pays, même de vieux régimes parlementaires occidentaux, connaît ce genre de situations. Dans une certaine mesure, cela se vérifia : Eltsine au pouvoir se montre bien moins enclin à encourager les tentatives sécessionnistes des républiques de la fédération russe et il est aussi de ceux qui essaient de rabibocher ce qui peut encore l'être de l'ancienne Union devenue CEI. Il est vrai qu'il compte plus et plus ouvertement sur le poids de la Russie et la crainte éventuelle qu'elle suscite que sur les forces de cohésion propres à ce que fut l'Union, si tant est qu'il en reste encore.
Il apparaît néanmoins clair aujourd'hui qu'en misant sur la Russie, Eltsine incarnait une politique prête à sacrifier l'Union. Comme il est clair que, contrairement à Gorbatchev qui s'est accroché jusqu'au dernier moment à son étiquette "communiste", au maintien du Parti communiste, même après ce putsch raté d'août 1991 où tout cela devint un handicap pour lui, Eltsine était prêt à interdire le PC et à abandonner les symboles, les drapeaux et les étiquettes qui évoquaient l'origine ouvrière et communiste du régime. Comme il est clair enfin que là encore, contrairement à Gorbatchev, il était - ou est devenu à un certain moment - partisan d'une politique de liquidation de l'économie planifiée (jusqu'à un éventuel retournement car les hommes politiques de la bureaucratie nous ont habitués à pire et Eltsine, on le voit tous les jours, ne fait pas exception).
La rivalité des deux hommes et le conflit qui opposait leurs clans respectifs, aggravèrent la crise politique de la bureaucratie au point qu'à partir d'un certain moment, elle devint non maîtrisable.
Il est utile de rappeler la façon concrète dont Eltsine a réussi à arracher le pouvoir à Gorbatchev. A la fois parce qu'elle révéla le choix politique d'Eltsine et que c'est à travers ce duel que l'Union a implosé, mais aussi parce que c'est le même type de rivalités, le même type d'affrontements entre appareils, qui se sont déroulés au même moment et qui se déroulent encore aujourd'hui à tous les niveaux de l'appareil d'État, rendant la stabilisation de celui-ci problématique.
Écarté par Gorbatchev, Eltsine a saisi au bond l'occasion présentée par ces élections de 1989, les premières où des candidats non officiels pouvaient s'opposer aux candidats officiels du parti. Il est à remarquer en passant qu'en décidant cette modification dans la pratique électorale, Gorbatchev voulait simplement faire pression sur l'appareil du parti, lui lancer en quelque sorte un avertissement. Il ne voulait pas le détruire, d'autant qu'avec l'armée, l'appareil du parti était le seul appareil présent dans l'ensemble de l'Union et sur lequel il pouvait espérer compter pour arrêter le processus.
Mais ce sont finalement ceux-là mêmes, à qui il voulait lancer un avertissement et rappeler qu'il était le patron, qui ont saisi cette possibilité pour la retourner contre lui et le "centre" qu'il représentait. Le cas d'Eltsine est précisément exemplaire à cet égard car c'est grâce à ces élections de 1989 où Eltsine, candidat non officiel, s'est fait triomphalement élire à Moscou, qu'il a pu se construire une réputation d'oppositionnel efficace.
Il lui fallait cependant une position et un appareil. Il les trouva à partir du moment où il réussit à se faire élire président du parlement russe, en profitant d'une conjonction d'intérêts contradictoires.
La campagne de Russie
La république de Russie se trouvait dans le passé dans une situation particulière à l'intérieur de l'Union, et paradoxalement dans une situation désavantagée. La république russe se confondait en effet avec l'Union : elle avait la même capitale, des bureaux ministériels proches, voire fusionnés, et peu d'autonomie de fait. Contrairement aux républiques nationales, les institutions et les appareils propres à la république russe se superposaient dans bien des domaines avec les appareils de l'Union.
Diriger une république nationale - ce qui, dans le passé, impliquait que l'on détienne le poste de premier secrétaire du Parti communiste de cette république - signifiait, déjà au temps de "la stagnation brejnévienne", voire bien avant, disposer d'un fief quasi inexpugnable. Non seulement du fait du soutien des couches privilégiées locales contre "le centre", de l'obéissance de la police locale, de l'administration locale, mais aussi parce que bien souvent les branches locales du KGB lui-même étaient plus enclines à obéir à un chef proche qu'à un grand chef lointain.
Il n'en allait pas de même de la république russe, déjà pour cette simple et bonne raison qu'elle ne pouvait pas avoir un premier secrétaire du Parti communiste distinct du secrétaire général du PCUS (Parti communiste de l'Union soviétique). La Russie était, en effet, la seule république à ne pas disposer d'un Parti communiste national : on y devenait directement membre du PCUS. Pour ce qui concerne les autres institutions de la république russe, le chef suprême de l'Union veillait évidemment à ce que ne se crée pas, dans sa capitale même, un pouvoir qui pouvait porter ombrage au sien. Et la superposition des appareils russes et de ceux de l'Union contribuait à cette protection.
Eltsine a su faire de ces inconvénients un avantage.
Devenu président du parlement russe, il s'est servi de ce poste pour se poser en chef de la Russie. C'est à partir de là que s'est précisée la différence entre sa politique et celle de Gorbatchev, dans le domaine de l'attitude à l'égard de l'Union, ainsi d'ailleurs que dans le domaine de l'ampleur des réformes économiques et sociales.
Eltsine se voulut le porte-parole de la "question russe" sur le mode : "la Russie est désavantagée par rapport aux autres, nous n'avons pas de capitale propre, pas de télévision propre, notre administration est insuffisante, etc." Menée, au début, au nom du renforcement de l'appareil russe par dédoublement de l'appareil central, la lutte a été très vite menée concrètement pour mettre la main sur des morceaux de l'appareil central - sur des ministères, sur des administrations, sur les médias étatiques, etc. - au nom du "pouvoir russe".
D'autant plus que ce "pouvoir russe" - le sien - se trouva légitimé lorsque, profitant du référendum sur l'Union lancé en 1991 par Gorbatchev, Eltsine ajouta une question supplémentaire visant à faire élire un président de la république russe par le suffrage universel, puis lorsqu'il se fit élire à ce poste. C'est au nom de la souveraineté de la Russie qu'il a contesté l'Union. En affirmant cette souveraineté, il a donné à la hiérarchie des fonctionnaires la possibilité de choisir entre l'Union et la Russie, c'est-à-dire entre le pouvoir de Gorbatchev et le sien. Exactement comme la déclaration de souveraineté de l'Estonie ou de la Géorgie offrait le même choix aux fonctionnaires, voire aux ministres de l'Union issus de ces républiques (Chevardnadze, par exemple, saura naviguer entre les deux).
Dans une certaine mesure, le Parti communiste de l'URSS était aussi un ennemi pour Eltsine, à défaut de pouvoir mettre la main dessus. Le parti dirigé par Gorbatchev demeurait en effet, à côté de l'État central, le seul appareil tant soit peu centralisé existant dans toute l'Union. Le putsch d'août 1991 fournit à Eltsine l'occasion rêvée pour s'en débarrasser.Étant donné la situation particulière de la Russie, l'opposer à l'Union ne signifiait pas opposer un appareil national à l'appareil central, mais conquérir une partie de l'appareil central, la transformer en appareil russe et démolir le reste. Le calcul s'est révélé tactiquement payant pour Eltsine.
Ce qui se passa au sommet se produisit à différents niveaux intermédiaires. L'affaiblissement du pouvoir central, souhaité par les dignitaires de la bureaucratie, a obligé ceux-ci à trouver en même temps à leur pouvoir une autre légitimité que le fait d'être nommés d'en haut.
Les quelque 45 000 soviets locaux où siègent plus de deux millions d'élus, qui étaient eux aussi des coquilles vides de pouvoir réel, de simples rouages de l'appareil d'État, devenaient des tremplins pour le pouvoir. La presse soviétique commença à retentir des échos sourds des luttes d'influence se déroulant dans les villes, voire dans les villages, et opposant souvent l'ancien secrétaire du parti à son adjoint, l'un choisissant de se réclamer de l'appareil central, l'autre se faisant élire président du soviet local, quand un outsider ne leur avait pas déjà coupé cette possibilité.
Président du soviet de la municipalité de Moscou, Gavril Popov en a profité pour se faire élire, en juin 1991, maire de Moscou (depuis, il aurait démissionné, sans qu'on sache s'il ne vise pas plus loin et ne continue pas à jouer les éminences grises à Moscou). Il a aussitôt chamboulé l'administration de la municipalité, en créant des circonscriptions territoriales nouvelles, à la tête desquelles il s'assura le droit de nommer des préfets, relayés à leur tour par des sous-préfets, puis baptisa officiellement son cabinet du nom de "gouvernement de Moscou". Mais cet appareil de dix préfets, de cent vingt-quatre sous-préfets, commandant plusieurs centaines de bureaucrates de rang inférieur, ne pouvait que s'opposer au soviet de Moscou et, surtout, aux soviets d'arrondissements.
Même chose à Leningrad, devenue Saint-Pétersbourg : on y a entendu Sobtchak, qui, en devenant maire élu, a voulu faire de la ville sa forteresse personnelle, se plaindre de ses soviets d'arrondissements qui, dit-il "ne font rien pour satisfaire les besoins de voirie, de restauration collective, etc." mais qui exigent qu'on "leur cède le droit de gérer le patrimoine foncier et immobilier et leur permette de disposer à leur guise des entreprises." Et Sobtchak, qui avait soutenu Eltsine dans son opposition à Gorbatchev, puis qui s'opposa à Eltsine pour faire respecter son propre pouvoir, de faire appel au sens des responsabilités de ceux qui, par en bas, taraudent et menacent son pouvoir : "A tout moment, le mécontentement peut exploser...".
Mais, pour l'instant, les bureaucrates ne semblent pas sensibles à ce langage, qu'il ait été tenu hier par Gorbatchev ou qu'il soit tenu aujourd'hui par Eltsine ou Sobtchak. Car c'est leur pouvoir qui est en cause, fût-ce un pouvoir, pour certains d'entre eux, limité à un quartier de Moscou ou de Leningrad. Car le pouvoir demeure, comme par le passé, source de privilèges et d'avantages matériels. Il leur permet de contrôler les budgets, pas seulement des municipalités, mais aussi des entreprises qui se trouvent sur leur territoire.
En bureaucrates qu'ils sont, c'est en bureaucrates qu'ils continuent à prélever leur part sur la richesse nationale. Voilà pourquoi ils se battent avec infiniment plus de virulence pour contrôler tel bout de l'ancien appareil d'État, source de pouvoir, que pour acquérir la propriété privée des entreprises.
Les bureaucrates à la "conquête du pouvoir local"
Il y eut, durant les années 1990 et 1991, une véritable vague de "conquêtes des pouvoirs locaux" en Russie. Elles furent saluées par la presse occidentale comme une expression de la démocratie alors que c'était surtout une lutte des bureaucrates des différents niveaux pour conserver le pouvoir par d'autres moyens. Démocratie ? Tout au plus, au sens de l'expression cynique attribuée à Popov : "Cette privatisation - Popov entend par là les pots de vin, la corruption, la mainmise sur les biens de l'État - est démocratique puisque ceux qui volent aujourd'hui ne sont plus des privilégiés comme sous l'ancien régime mais tous ceux qui en ont l'aptitude". A ceci près que cette course à l'aptitude est tout de même réservée à la bureaucratie, à la petite-bourgeoisie, c'est-à-dire à ceux qui sont en situation d'exercer précisément ces "aptitudes".
En fait, les élections, plus ou moins libres suivant leur nature et leur date, constituaient seulement une procédure à la disposition des bureaucrates pour consolider leurs fiefs ou, lorsqu'ils se trouvaient en situation de le faire, de les accroître ou d'en conquérir de nouveaux. Tous ces apparatchiks, tous ces bureaucrates (car il faut rappeler tout de même que le personnel politique comme étatique de toutes les républiques héritières de l'ex-Union soviétique, est composé dans sa quasi-totalité d'anciens nomenklaturistes !) avaient là l'occasion justement de rompre avec le système de la nomenklatura, c'est-à-dire avec le système des nominations aux privilèges, par en haut, sans cesser d'être pour autant des bureaucrates.
Les élections, surtout dans le contexte de la Russie de la fin des années quatre-vingt au début de la présente décennie, marquées par l'apathie des masses, permirent aux bureaucrates de faire consacrer par le suffrage universel "démocratique" les positions sociales acquises grâce à la nomenklatura et de rendre par la même occasion ces positions moins soumises aux aléas de ce qui se passe au sommet.
Les ex-apparatchiks devenus politiciens "démocrates" ou nationalistes ont vite appris certaines leçons du parlementarisme bourgeois d'Occident. A ceci près, qu'en France, aux États-Unis, etc., il y a tout de même un contrôle social sur les élus. Oh, pas le contrôle de leurs électeurs, sûrement pas ! Mais ils sont soumis au contrôle de la bourgeoisie. Que ce contrôle s'exerce au niveau local, au niveau régional ou au niveau national, la caste politique est en permanence confrontée à une bourgeoisie socialement plus puissante qu'elle et qui considère ses hommes politiques au mieux comme de dévoués serviteurs, au pire comme des larbins, ministres et chef de l'État compris. Eh bien, en Russie, il n'y a pas pour l'instant un contrôle social du même type, du moins pas au même degré. La couche de "nouveaux riches", pour autant qu'elle commence à émerger, est constituée d'affairistes, dont la possibilité de faire des affaires dépend bien souvent de l'attitude, du soutien, de la protection de bureaucrates de même niveau. Ce n'est pas l'inverse. Leurs intérêts peuvent coïncider et souvent, en effet, coïncident. Mais il n'y a pas, en tout cas pas encore, une classe bourgeoise puissante au point de pouvoir imposer son contrôle, sa loi, ses choix à une bureaucratie étatique qui, jusqu'à nouvel ordre, reste bien plus puissante que la couche des "nouveaux riches" et qu'elle a, au demeurant, une forte tendance à rançonner.
Voilà donc le processus dans lequel s'est brisée l'Union, et accessoirement dans lequel Gorbatchev perdit le pouvoir.
Il est bien difficile de savoir à partir de quel moment la situation a échappé complètement à Gorbatchev. L'appareil du Parti fut vraiment brisé lorsque, les derniers jours d'août 1991 après le putsch, fut décidée la dissolution du PCUS en Russie et la réquisition de ses biens, décision suivie par d'autres, similaires, dans les républiques nationales. Mais en fait, l'éclatement du PCUS, en tant qu'appareil unique à l'échelle de l'ex-URSS, a suivi - voire par endroit, précédé - l'éclatement de l'appareil d'État par républiques nationales. Avant même le putsch d'août 1991, il ne restait de toute façon que l'appareil militaire et celui du KGB pour pouvoir agir à l'échelle de toute l'Union soviétique. Mais, en laissant s'installer à Moscou, une dualité de pouvoir entre lui-même et son rival, Gorbatchev laissa la possibilité aux dirigeants de l'armée de choisir. Et on a vu, au moment du putsch, que les directions de l'armée et du KGB ont préféré choisir Eltsine, non point forcément parce qu'elles en approuvaient le programme politique mais, bien plus probablement, parce que c'est ce choix-là qui semblait leur garantir que l'armée ne se briserait pas dans l'aventure (sans parler des promesses de promotion, des garanties de carrière, voire des avantages matériels offerts par Eltsine aux chefs de la hiérarchie pour qu'ils fassent le "bon choix", comme on en trouve la révélation en ce moment dans la presse soviétique).
Eltsine au pouvoir mais quel pouvoir ?
Lorsque Eltsine arracha le pouvoir à Gorbatchev, il prit un pouvoir territorialement restreint à la seule Russie - cela résulte de l'option politique qu'il avait choisie - mais aussi un pouvoir amoindri à l'intérieur même de la Russie du fait de la floraison de concurrents locaux.
Depuis un an qu'il est au pouvoir, on constate que ce pouvoir souffre des mêmes faiblesses que celui de Gorbatchev et pour les mêmes raisons. Lui qui critiquait les hésitations de Gorbatchev est devenu prudent et hésitant. En charge aujourd'hui de la responsabilité suprême des intérêts politiques de la bureaucratie, Eltsine est plus sensible aux réactions éventuelles de la population et doit compter davantage que la moyenne des bureaucrates, tout à leurs affaires ou à leurs espoirs, avec la menace d'une explosion sociale.
Mais ses hésitations sont dues aussi au fait que, malgré son élection au suffrage universel, il n'est guère plus que Gorbatchev en situation d'imposer sa loi aux dignitaires de la bureaucratie. Il est sans cesse contraint de composer. Sa lamentable équipée en Tchétchéno-Ingouchie, dont le chef autoproclamé a déclaré l'indépendance, en est l'illustration. Au mépris de ses propos antérieurs, proclamant le droit de chaque peuple de l'ex-Union soviétique à disposer de lui-même, il envoya les troupes contre cette république puis il recula devant les réactions, retira les troupes et apporta la démonstration des limites de son pouvoir.
Il en est de même au centre de son pouvoir, à Moscou, dans ses relations avec quelques-uns des hauts dignitaires qui ont à leur disposition d'autres appareils et d'autres appuis que ceux qu'il contrôle. Il doit, par exemple, jusqu'ici composer avec Khasboulatov non seulement parce que celui-ci occupe la présidence du parlement russe, mais parce que le parlement russe lui-même semble être devenu le forum d'expression des ténors de ce qu'on appelle le "complexe militaro-industriel".
Pendant les dix premiers mois de son pouvoir, Eltsine n'a encore donné ni la preuve de sa capacité à transformer les rapports sociaux en Russie, ni même celle d'accroître, voire seulement de stabiliser son propre pouvoir. Pour qu'il puisse le faire d'ailleurs, il a besoin de l'appui de l'armée et du KGB (rebaptisé à plusieurs reprises, dont une fois en... Guépéou) ce qui nécessite au préalable que ces appareils parviennent eux-mêmes à trouver un équilibre dans le nouveau contexte de dislocation de l'Union. Or, pour l'instant, le devenir même de ce qui est encore l'armée soviétique est l'objet de confrontations entre dirigeants des différentes républiques issues de l'Union soviétique.
Quant à l'avenir de la CEI, il reste ouvert. Une fois l'indépendance des différentes républiques acquise, c'est-à-dire une fois les cliques nationales de la bureaucratie ex-soviétique disposant chacune de son territoire, quels choix feront leurs dirigeants ?
Les économies des différentes républiques ne sont pas seulement liées au sens où les économies des différents pays d'Europe, par exemple, sont liées et interdépendantes. Dans le cas de l'Europe, ce sont des économies développées dans des cadres nationaux qui débordent de ces cadres pour se mêler aux économies voisines. Dans le cas de l'Union soviétique, il y avait une économie unique, en train de se disloquer du fait de l'éclatement de l'Union. La plupart des républiques héritières, pour ne pas dire toutes, à la seule exception de la Russie peut-être, ne peuvent pas reconstituer sur leurs territoires toutes les usines, les entreprises situées dans d'autres régions de l'ex-Union soviétique (sans même parler des ressources en matières premières) et dont aujourd'hui elles se voient coupées par des frontières, il est vrai bien souvent guère encore matérialisées. Même la Russie ne pourra se passer de ce qui, à cause de l'éclatement de l'Union, se trouve aujourd'hui dans d'autres républiques qu'au prix d'un effort considérable.
Mis à part peut-être certaines républiques qui ont - ou croient avoir ! - la possibilité, non pas d'être indépendantes, mais de basculer dans d'autres orbites, comme les républiques baltes ou certaines républiques du Caucase et d'Asie centrale susceptibles d'être attirées dans l'orbite turque ou iranienne, les autres républiques se voient dans la réalité obligées de s'entendre. Ce n'est évidemment pas pour autant que leurs dirigeants s'entendront. Mais l'évolution et la nature de la stabilisation qui interviendront en Russie même sont à cet égard décisives. Car, étant donné le poids de la Russie sur le plan économique, politique et militaire, c'est évidemment autour d'elle qu'une forme d'Union pourrait se reconstituer.