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Les Kurdes un an après la guerre du Golfe
La guerre du Golfe, il y a maintenant un peu plus d'un an, a été pour les dirigeants occidentaux l'occasion des discours que l'on sait sur le "nouvel ordre international", et d'engagements solennels à un tout nouveau respect du "droit des peuples", de tous les peuples du Moyen-Orient en particulier.
Il ne fallait pas moins alors que ces discours pour mobiliser l'opinion mondiale autour de l'entreprise guerrière de reconquête du Koweït sur les troupes de Saddam Hussein, sous prétexte d'assurer "la liberté du peuple koweïtien", en fait la liberté de ses émirs et des grandes compagnies occidentales de profiter des richesses pétrolières de ce coin de désert. Mais la liberté rétablie... pour les profits, les peuples du Moyen-Orient ont pu en mesurer le prix.
Ce prix a été terrible pour le peuple irakien qui a subi une guerre meurtrière et dévastatrice et qui doit encore subir aujourd'hui et l'embargo économique, et la dictature de Saddam Hussein. Mais il l'a été tout autant pour un peuple qui a pu croire un instant que cette guerre du Golfe lui donnait enfin l'opportunité historique de parvenir à son émancipation nationale : le peuple kurde.
Un an après la guerre du Golfe et l'afflux de centaines de milliers de réfugiés kurdes aux frontières de l'Irak, lui-même suivi de l'intervention "humanitaire" de troupes occidentales qui, après la démonstration de leur puissance d'intervention au service des intérêts pétroliers, ne pouvaient tout de même faire moins que de parachuter quelques vivres à ces centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants pataugeant dans la boue et mourant de froid, tout espoir semble évanoui pour les Kurdes. Ils sont plus que jamais écartelés entre les quatre États - Syrie, Irak, Iran, Turquie - dont ils subissent les conflits, auxquels s'ajoutent maintenant ceux de milices rivales, le tout sous la surveillance attentive des armées occidentales, tandis que les dirigeants des grandes puissances répètent, les uns après les autres, que selon eux la création d'un État kurde n'est pas plus opportune aujourd'hui qu'hier. Une des conséquences de la guerre du Golfe semble ainsi être un Kurdistan "libanisé" pour longtemps.
Irak : une "zone-tampon" bien surveillée
Bush et les dirigeants américains souhaitaient punir le régime irakien aux yeux du monde entier pour avoir osé leur tenir tête, et le faire de façon suffisamment démonstrative pour que cela serve de leçon à tous ceux qui dans le monde auraient été tentés de suivre son exemple. Ils auraient sans doute souhaité que, du même coup, Saddam Hussein soit remplacé à la tête de l'Irak par un autre dictateur capable de sauvegarder la continuité de l'État, et en même temps pas trop compromis par son passé, de façon à pouvoir renouer des relations normales avec l'impérialisme. Mais celui-ci ne voulait pas d'une chute de la dictature irakienne si elle se faisait au prix de désordres politiques. Il craignait bien trop la déstabilisation qui aurait pu en découler en Irak d'abord, mais aussi de proche en proche dans les pays voisins. Il préférait, à tout prendre, voir un Saddam Hussein aux prétentions extérieures domptées maintenir à l'intérieur de l'Irak un pouvoir sans partage, plutôt que d'assister à des convulsions politiques imprévisibles et pas forcément favorables aux intérêts américains.
C'est ce qui a amené l'armée des États-Unis - et celles de leurs alliés occidentaux - à rester l'arme au pied et à assister sans bouger à l'écrasement, par l'armée irakienne, des insurgés chiites du sud de l'Irak et des insurgés kurdes du nord qui avaient cru leur heure arrivée avec la défaite militaire de Saddam Hussein.
Cependant, si, pour autant qu'on sache, la reprise en main par l'armée irakienne a été totale au sud, il n'en a pas été de même au nord. La reprise des villes, par l'armée irakienne, aux milices kurdes qui s'en étaient emparées a jeté sur les routes ces centaines de milliers de réfugiés dont les images retransmises dans le monde entier ont forcé les dirigeants occidentaux à une intervention dont ils se seraient bien passés.
De fait, ils ont attendu longtemps avant de s'y résoudre et auraient sans doute sans trop d'états d'âme laissé Saddam Hussein faire un bain de sang au Kurdistan, quitte à émettre par la suite des protestations hypocrites contre ce nouveau méfait du dictateur. Une telle non-intervention totale s'est cependant avérée intenable et les dirigeants occidentaux en ont choisi une a minima.
Ayant interdit aux soldats irakiens d'intervenir dans la zone de l'Irak située au nord du 36e parallèle, ils se sont chargés d'abord d'y mettre en place des camps pour les réfugiés, puis d'y reconduire les Kurdes qui se pressaient aux frontières d'une Turquie qui ne voulait pas d'eux. Une sorte de zone-tampon a ainsi été établie au nord de l'Irak, entre les troupes irakiennes au sud et la Turquie au nord, dont l'armée fait de fréquentes incursions au-delà de la frontière, non loin du contrôle des troupes américaines basées en Turquie ; les dirigeants US évitant au maximum d'engager directement leur armée sur le terrain et se contentant de rappeler sa présence par une surveillance aérienne. Enfin, sur place, dans la zone-tampon, ce sont les milices kurdes des partis de Talabani et de Barzani qui exercent un pouvoir de fait.
S'il existe donc d'une certaine façon un pouvoir kurde au nord de l'Irak, on mesure ainsi toute sa fragilité. Il n'existe que dans la mesure où les troupes irakiennes demeurent tenues en respect par les injonctions américaines. De leur côté, les dirigeants américains n'acceptent de lui laisser cette place que dans la mesure où, en échange, les leaders kurdes irakiens se montrent prêts à collaborer et notamment à ne pas s'occuper de ce qui se passe de l'autre côté de la frontière, au Kurdistan de Turquie.
En attendant, une partie des Kurdes irakiens sont peut-être ainsi transformés durablement en un peuple de réfugiés qui partage d'ailleurs, peut-être en pire, la situation économique catastrophique qui est celle de toute la population irakienne après la guerre du Golfe. Les milices kurdes survivent sans doute, en partie, grâce à la contrebande plus ou moins tolérée avec les pays voisins : Syrie, Turquie, Iran, voire grâce au trafic des aides occidentales avec le reste de l'Irak. C'est dire que, pour la population kurde, se trouver aux mains de ce pouvoir, tout kurde qu'il soit, n'est sans doute pas beaucoup mieux que de se trouver, comme auparavant, aux mains de l'armée irakienne...
Turquie : guérilla et quadrillage militaire
Mais tandis qu'un précaire statu quo se maintient ainsi au sud de la frontière turco-irakienne, c'est au nord de celle-ci, en Turquie, que la situation s'est le plus détériorée ces derniers mois.
Si la population globale du Kurdistan, partagée entre la Syrie, l'Irak, l'Iran et la Turquie, est estimée à quelque 25 millions de personnes, c'est dans ce dernier pays que s'en trouve la plus grande partie : la Turquie compterait près de douze millions de Kurdes, soit 20 % de la population du pays. Et si traditionnellement les chefs des tribus kurdes ont connu un traitement de faveur au sein de l'empire ottoman, cela n'enlève rien au fait que les régions kurdes du sud-est anatolien sont les plus sous-développées, les plus pauvres du pays. Cette situation semble s'être encore aggravée dans les années de la crise économique mondiale, accélérant l'émigration vers les grandes villes turques, où on estime qu'à l'heure actuelle, 60 % de la population kurde aurait émigré. La plus grande ville kurde est sans doute aujourd'hui Istanbul ; la métropole économique et la principale concentration urbaine de Turquie compterait, sur ses quelque huit millions d'habitants, deux millions de Kurdes, émigrés de plus ou moins longue date qui forment une fraction encore plus importante de la classe ouvrière.
Si la population kurde de Turquie a pu vivre depuis longtemps dans une relative harmonie avec le reste de la population turque et sans subir de la part de celle-ci une véritable discrimination, il n'en est pas allé de même avec le régime. Fondé sur le dogme kémaliste de l'homogénéité totale de la nation et du territoire turcs, l'État turc s'est toujours refusé à reconnaître l'existence d'un particularisme kurde. Les Kurdes étaient qualifiés dans le langage officiel de "Turcs des montagnes", et leur langue tout simplement interdite. Le régime, déjà particulièrement répressif à l'égard de l'ensemble de la population turque, y a ajouté à l'égard des fractions kurdes une composante particulière de mépris et d'oppression nationale, réprimant férocement en particulier les rebellions kurdes des années vingt et trente. Après une relative détente à partir des années cinquante, la situation s'est aggravée de nouveau dans les années qui ont suivi le coup d'État militaire du 12 septembre 1980 en Turquie.
C'est dans cette situation qu'est née une guérilla nationaliste kurde en Turquie, avec le déclenchement de la "lutte armée" en 1984 par le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Il s'agit donc d'un mouvement plus récent que ceux d'Irak ou d'Iran, où cette guérilla n'a pratiquement guère cessé depuis des dizaines d'années, sous l'emprise de chefs de clan traditionnels comme les Barzani. Il s'agit également d'un mouvement nationaliste plus "moderne", dont le langage et les méthodes s'inspirent des partis nationalistes que l'on a vus à l'oeuvre un peu partout dans le tiers monde.
Mouvement aux méthodes expéditives vis-à-vis des autres organisations comme vis-à-vis de ses propres opposants - souvent "liquidés" sans autre forme de procès - placé sous l'autorité sans partage de son chef Abdullah Ocalan, dit "Apo", le PKK a bénéficié de l'appui de la Syrie qui, en particulier, l'a laissé installer des camps d'entraînement et des bases dans la Bekaa libanaise sous occupation syrienne. D'une façon bien classique, le PKK a pu conquérir, par ses actions contre les forces de l'État turc, un certain prestige dans la population kurde et recruter notamment dans la petite bourgeoisie des militants et des cadres voués, bien souvent, à devenir des martyrs de la cause nationale kurde, sacrifiés dans des opérations-suicide contre l'armée turque.
Face à cette guérilla et à la sympathie qu'elle rencontrait, la réaction du régime turc a été un durcissement de plus en plus prononcé, des arrestations, des tortures, des déplacements de population et, aujourd'hui, un véritable quadrillage militaire du Kurdistan turc pour y pourchasser les groupes du PKK et, bien souvent, poursuivre l'opération militaire par des bombardements et des incursions en territoire irakien. Il n'est guère de jour maintenant où l'on n'annonce la mort de soldats turcs ou de membres des groupes armés du PKK dans ces opérations. Et face à ce durcissement de la situation militaire, les quelques mesures libérales annoncées par le régime en vue d'une "solution politique" de la question kurde - comme la levée de l'interdiction de la langue kurde, fin 1990 - sont apparues comme bien tardives et, finalement, dérisoires.
C'est en tout cas cette situation particulièrement tendue au Kurdistan turc qui explique la préoccupation du régime d'Ankara à l'égard de celle qui prévaut au Kurdistan irakien. C'est ce qui explique en particulier sa détermination à empêcher, au printemps 1991, toute entrée sur son sol de réfugiés kurdes irakiens. La présence de quelques centaines de milliers de ces réfugiés dans des camps en territoire turc aurait fourni une base à l'implantation permanente de milices kurdes - du PKK ou d'autres organisations - dont les militaires turcs ne voulaient à aucun prix. Et on peut imaginer que les dirigeants turcs ont su expliquer à leurs protecteurs occidentaux, qui après les services rendus par la Turquie durant la guerre du Golfe n'avaient rien à leur refuser, combien une telle présence aurait comporté de risques de déstabilisation pour le régime d'Ankara lui-même et finalement pour toute la région.
C'est donc de toute évidence sous la pression turque, et pour tenter de circonscrire l'abcès kurde au nord de l'Irak, que les dirigeants occidentaux sont intervenus pour "reconduire" les réfugiés amassés aux frontières turco-irakiennes et établir cette zone-tampon bien délimitée au nord du 36e parallèle.
Le jeu des dirigeants nationalistes kurdes
Combien de temps une telle situation peut-elle durer ? On a vu avec d'autres exemples, dont justement le Liban, que le partage "provisoire" d'un pays en zones placées sous des pouvoirs plus ou moins réguliers pouvait se maintenir longtemps. C'est peut-être cette situation qui est en train de s'installer au Kurdistan d'Irak, d'autant plus que le jeu des rivalités entre les différentes organisations nationalistes kurdes s'y prête.
Dans le nord irakien, les milices kurdes sont sous la direction de deux partis : l'Union Patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani et le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) de Barzani. Eux-mêmes soucieux de la concurrence que pourrait constituer à terme le PKK, même si celui-ci limite son champ d'activité au Kurdistan turc, Barzani et Talabani ont rapidement saisi la main tendue par le régime turc. Celui-ci en effet, tout en exerçant la répression sur son territoire, a pratiqué l'ouverture en direction des Kurdes... irakiens, pratiquant une concertation maintenant régulière avec Barzani et Talabani, fréquemment invités à Ankara.
Ceux-ci sont évidemment bien conscients que le fragile pouvoir qu'ils peuvent exercer aujourd'hui au nord de l'Irak est entièrement suspendu à la protection occidentale. Il suffirait par exemple que celle-ci se relâche et que les dirigeants américains le fassent comprendre aux dirigeants irakiens pour que ceux-ci reprennent le contrôle des zones kurdes, au besoin en collaboration avec l'armée turque, au prix du bain de sang que l'on peut deviner. Dans ces conditions, les dirigeants nationalistes kurdes irakiens estiment n'avoir rien à refuser ni aux Occidentaux, ni à leur allié turc ; y compris si cette collaboration ouverte avec le régime d'Ankara se retourne contre la guérilla kurde de Turquie.
C'est bien ce qu'escomptent les dirigeants turcs, qui pensent ainsi couper le PKK de toute base arrière en Irak où il aurait affaire aux milices kurdes de Barzani et Talabani, et qui viennent aussi d'obtenir du dirigeant syrien Hafez El Assad qu'il cesse son soutien au PKK et ferme les bases d'entraînement de celui-ci dans la Bekaa libanaise. La politique à courte vue des dirigeants nationalistes kurdes semble ainsi une fois de plus en passe de se retourner contre eux... et en même temps, malheureusement, contre le peuple kurde dans son ensemble.
Car cette politique consistant, pour les dirigeants kurdes irakiens, à chercher l'appui du régime iranien ou du régime turc, pour les dirigeants kurdes de Turquie à rechercher l'appui syrien, ou pour ceux d'Iran à rechercher l'appui irakien, en somme à rechercher contre le régime qu'ils combattent le plus directement l'appui d'un régime rival, est une politique qui, si elle a toutes les apparences du réalisme, s'est aussi régulièrement conclue par des tragédies.
Tout d'abord, cette politique se traduit par une division congénitale des partis kurdes en partis syriens, iraniens, turcs ou irakiens, incapables d'avoir une stratégie dépassant le cadre des frontières entre lesquelles les Kurdes ont été partagés. Mais surtout, elle livre en fait le sort des Kurdes au bon vouloir des dirigeants de ces États. Or, autant les dirigeants syriens, turcs, iraniens et irakiens peuvent estimer profitable pendant des périodes données d'entretenir une guérilla kurde sur le territoire du voisin, autant ils peuvent s'en servir comme d'une monnaie d'échange. C'est ce qui se produisit en 1967 lorsque le régime iranien utilisa son soutien à la guérilla kurde irakienne de Barzani comme un moyen de pression pour obtenir de celui-ci qu'il collabore à la répression contre les mouvements kurdes d'Iran. C'est ce qui s'est produit encore lorsque le régime du chah d'Iran cessa son soutien à la guérilla de Barzani en territoire irakien, en 1975, à la suite de l'accord d'Alger normalisant les relations entre l'Irak et l'Iran ; et plus près de nous en 1988 lorsque, à la fin de la guerre entre l'Irak et l'Iran, ce dernier pays cessa de nouveau tout soutien aux guérillas kurdes d'Irak, permettant à l'armée de Saddam Hussein de procéder à une reprise en main sanglante marquée, notamment, par le massacre d'Halabja et les bombardements chimiques de cette localité.
Aujourd'hui, tous les éléments d'une situation analogue semblent se mettre en place contre la guérilla du PKK au Kurdistan turc. Le régime turc a misé sur le lâchage syrien et sur la collaboration des organisations nationalistes kurdes irakiennes pour déclencher en mars 1992 une grande offensive contre le PKK. Le nouveau gouvernement de coalition de Demirel disposait sans doute en outre pour cela, dans l'opinion turque, d'un soutien dont son prédécesseur ne disposait pas. Le prétexte lui a été fourni par les manifestations du Newroz (le Nouvel An kurde), le 25 mars, organisées par le PKK qui avait proclamé qu'il préparait une insurrection générale du Kurdistan turc ; mais la concentration des troupes turques dans la région était en fait en cours depuis des mois.
En même temps bien sûr, le gouvernement de Demirel brandit des projets de développement économique de la région kurde, et peut proclamer qu'il ne lutte pas contre les Kurdes en tant que tels mais uniquement contre le "terrorisme" du PKK. Il peut arguer pour cela de ses relations avec ces "bons" nationalistes kurdes que sont les Talabani et les Barzani, irakiens comme par hasard.
Mais il est évident que la même conjoncture qui, aujourd'hui, se retourne contre le PKK, peut se produire demain contre les milices kurdes irakiennes ; il suffirait pour cela qu'une normalisation intervienne entre le régime de Saddam Hussein et les dirigeants occidentaux, ce qui est toujours possible. En tout cas il est évident que si différentes raisons rendent pour le moment difficile une réconciliation ouverte des dirigeants occidentaux avec Saddam Hussein, l'obstacle n'est nullement la question kurde. Un an après la fin de la guerre du Golfe, Bush et Mitterrand notamment ne sont plus gênés pour affirmer ouvertement leur appui au "régime démocratique" d'Ankara dans ses opérations militaires contre le "terrorisme" du PKK, et pour déclarer que la création d'un État kurde n'est pas à l'ordre du jour. Il suffirait de toute évidence d'un ravalement de façade du régime irakien pour que le soutien inavoué au rétablissement de l'ordre en Irak sous la férule de la dictature se transforme en un soutien ouvert de la part des dirigeants occidentaux.
L'impasse du nationalisme kurde
C'est bien sûr toujours la même malédiction qui semble s'acharner sur le peuple kurde. Celui-ci, avec un certain nombre d'autres comme le peuple palestinien, fait partie de ces peuples à qui la conjoncture diplomatique internationale s'est toujours révélée défavorable. Les impératifs de l'ordre mondial élaboré sous le contrôle des grandes puissances impérialistes lui ont toujours été contraires au point de ne jamais lui permettre d'avoir droit même à un semblant d'État national. Et les dirigeants nationalistes kurdes, depuis des dizaines d'années, en sont réduits à hanter les couloirs des chancelleries, à quémander le soutien de tel ou tel régime contre tel autre et à espérer que, à un moment donné, l'évolution de la conjoncture internationale et des rapports de force locaux laissera quelque espace à la création d'un État kurde. Un État kurde qui, même s'il voyait le jour, ne pourrait de toute façon être qu'un État-croupion, dépendant, enserré dans ses montagnes et entouré de toutes parts de régimes hostiles, avec encore moins de possibilités de développement économique que n'en ont les États des pays sous-développés entre lesquels se partage aujourd'hui le Kurdistan. Un État qui, de toute façon, continuerait de voir fuir la population kurde, qui resterait obligée d'émigrer, comme elle le fait aujourd'hui, vers les grandes villes turques... et même occidentales.
C'est une situation comparable par bien des aspects à celle des Palestiniens, et finalement de la part des dirigeants nationalistes kurdes une politique analogue à celle de l'OLP et de Yasser Arafat, passé maître dans l'art de nouer et dénouer des alliances avec les différents chefs d'État arabes et les dirigeants occidentaux, de tenter de s'insérer dans la moindre contradiction qui peut se faire jour entre ceux-ci et les dirigeants israéliens pour tenter d'obtenir le soutien de l'impérialisme à la création d'un micro-État palestinien coincé entre l'Égypte, la Jordanie et Israël. Une politique qui, malgré toute cette habileté manoeuvrière d'Arafat, n'a jusqu'à présent jamais abouti et ne semble guère en passe de le faire ; du moins si l'on en juge par l'état des négociations pour un règlement diplomatique au Proche-Orient, promises elles aussi par Bush lors de la guerre du Golfe et qui, après la mise en scène spectaculaire qu'a été la conférence de Madrid à l'automne 1991, semblent maintenant destinées à l'enlisement et à l'oubli progressifs.
Sans doute la création d'un État kurde, comme d'ailleurs d'un État palestinien, serait parfaitement concevable sans remettre en cause la domination globale de l'impérialisme sur la région. Les dirigeants nationalistes kurdes se sont d'ailleurs chargés de bien faire comprendre aux dirigeants impérialistes que, pour peu qu'on leur confie un État à diriger, ils se révéleraient des alliés tout aussi fiables pour l'impérialisme que la plupart des régimes en place.
Mais les dirigeants impérialistes jusqu'à présent n'en ont cure. Le partage du Proche et du Moyen-Orient tel qu'il s'est effectué au cours et à la suite des deux guerres mondiales a débouché sur un édifice précaire, sur un équilibre bien souvent instable entre États rivaux, mais qui a pour l'impérialisme le mérite d'exister, fondé qu'il est sur des alliés fiables comme Israël ou, à des degrés moindres, le régime turc ou encore les différents régimes arabes. Malgré tous leurs discours sur le "droit des peuples", les dirigeants impérialistes n'ont aucune raison de risquer de bousculer la stabilité précaire ne serait-ce que d'un seul de ces régimes - ce qui pourrait compromettre l'ensemble - simplement pour faire droit à des revendications nationales qui, pour eux, ne comptent que lorsqu'elles se traduisent en rapports de forces...
Les organisations nationalistes et la classe ouvrière
Est-ce à dire que pour le peuple kurde, il n'y a aucun espoir ? Cela signifie plus précisément que pour les différentes organisations nationalistes kurdes, et pour les couches petites-bourgeoises nationales qu'elles représentent plus ou moins directement, il n'y a en effet guère de perspective prévisible de disposer d'un État et des avantages qui peuvent accompagner une telle possession. Il est évident que des révolutionnaires prolétariens, de Turquie, d'Irak, d'Iran, ou de Syrie, en premier lieu doivent se prononcer pour le droit du peuple kurde à avoir son propre État, sa propre existence nationale. Mais cela ne doit pas empêcher d'être conscient que, pour les couches populaires kurdes, la création d'un tel État ne serait finalement qu'un avantage bien relatif si l'on en juge par la situation de misère et de sous-développement que partagent avec elles les autres peuples du Moyen-Orient, de la Turquie à l'Irak, à la Syrie et à l'Égypte, même dotés d'un État national bien à eux... ou du moins à leur bourgeoisie.
Les seules exceptions de ce point de vue sont les micro-monarchies pétrolières du Golfe arabo-persique et surtout l'État d'Israël, le seul de la région à qui des relations très étroites avec l'impérialisme - et une population très limitée - permettent de donner à sa population un niveau de vie "à l'occidentale", en tout cas très notablement supérieur à la moyenne régionale. Ce qui, même dans ce cas, ne serait pas suffisant pour justifier la politique sioniste, qui n'est parvenue à ce résultat qu'au prix de la transformation du peuple juif israélien en un peuple guerrier au service de toutes les guerres de l'impérialisme et oppresseur des peuples voisins, une politique qui en réalité est bien loin d'avoir ouvert aux Juifs d'Europe victimes de l'antisémitisme cette voie d'émancipation que le mouvement sioniste avait prétendu leur ouvrir.
En revanche, il existe pour la population kurde, comme d'ailleurs pour la population palestinienne ou arabe en général, bien d'autres voies pour lutter que les impasses où les conduit régulièrement la politique de leurs dirigeants nationalistes. Elle serait même en fait particulièrement bien armée pour cela, et la situation des Kurdes de Turquie en fournit l'exemple.
Les Kurdes sont présents, nous l'avons dit, dans des endroits politiquement bien plus névralgiques que ne peuvent l'être les confins montagneux de la Turquie, de l'Irak et de l'Iran. Ils sont présents en nombre au coeur des grandes villes turques, au coeur de concentrations ouvrières qui sont certainement les plus importantes du Proche-Orient, au coeur aussi de la classe ouvrière de Turquie ; une classe ouvrière qui, de toutes celles de la région, est celle qui a fait le plus preuve de combativité, de conscience de classe et de traditions de lutte.
Une lutte des travailleurs kurdes, même sur un certain nombre d'objectifs particuliers, pourrait trouver là un écho politique considérable, à condition de ne pas se placer en opposition aux autres travailleurs de Turquie, mais dans le cadre de leur mouvement de classe. D'autant plus que, au moins jusqu'à ces derniers temps, il n'existait aucune coupure politique réelle, au sein de la classe ouvrière, entre Turcs et Kurdes, même pas sans doute au sens où il peut en exister une, par exemple, au sein de la classe ouvrière d'un pays comme la France, entre travailleurs français et immigrés.
Le danger est que les conséquences néfastes de la politique nationaliste - côté turc comme côté kurde - se fassent sentir très rapidement. Le PKK a commencé à s'implanter dans la population kurde d'Istanbul et des grandes villes. Semblable à toutes les organisations nationalistes, il cherche consciemment à provoquer cette coupure morale et politique qui forcerait les Kurdes à s'identifier, bon gré mal gré, dans le PKK. Il s'emploie pour cela à liquider les organisations rivales pour s'imposer comme la seule organisation disposant, parce qu'elle a eu l'initiative de la "lutte armée", de la légitimité nationale kurde, à laquelle tout Kurde devrait allégeance, à commencer par le paiement d'un impôt. Cette politique ne se limite pas d'ailleurs à la Turquie puisque le PKK use des mêmes méthodes d'implantation notamment parmi les Kurdes qui forment une bonne partie des travailleurs immigrés turcs de pays comme l'Allemagne et la France...
En Turquie, le PKK a commencé à mener des actions dans les grandes villes, là aussi bien caractéristiques. Ainsi, en décembre 1991, le jet de cocktails Molotov dans un magasin populaire de Bakirköy, un quartier périphérique d'Istanbul, a entraîné l'incendie du magasin et la mort de onze personnes, provoquant les réactions d'hostilité que l'on devine dans la population. Le gouvernement, l'armée et la police n'ont pas manqué de se servir de ce fait pour discréditer le PKK, justifier auprès de l'opinion turque leur politique de répression, et provoquer un réflexe nationaliste autour d'eux. Ainsi on peut craindre que les mécanismes soient en train de se mettre en place, qui provoqueraient une coupure entre Turcs et Kurdes profitant d'un côté à une organisation nationaliste comme le PKK, de l'autre au gouvernement turc qui s'en servirait alors pour mener sa guerre au Kurdistan sans avoir à craindre une opposition intérieure.
Si cette évolution se poursuivait et faisait sentir ses effets jusqu'au sein de la classe ouvrière, il faudrait bien sûr en attribuer la première responsabilité politique aux principales organisations de la classe ouvrière turque, qui ne se sont pratiquement jamais démarquées du chauvinisme turc traditionnel et ont ainsi ouvert la voie aux pratiques du PKK. Mais ce serait toute la classe ouvrière turque qui risquerait d'en payer le prix par le pourrissement de la situation et le durcissement du régime. Tant il est vrai que, si le peuple kurde semble aujourd'hui moins que jamais en situation de se libérer, les autres peuples de la région risquent de faire eux aussi l'amère expérience qu'un peuple qui en opprime un autre ne peut être un peuple libre.