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L'Afrique étranglée par l'impérialisme
Pendant que les puissances impérialistes, les États-Unis et la France, prétendent cyniquement avoir envoyé des troupes pour faire de "l'humanitaire" en Somalie, c'est tout le continent africain et plus particulièrement l'Afrique noire qui sombre dans le désastre.
L'Afrique noire, c'est l'ensemble du continent et les îles contiguës, moins les cinq pays au nord du Sahara, moins aussi l'Afrique du Sud dominée par la minorité blanche. Elle subit depuis le développement du système impérialiste mondial, en concentré, ce que ce système produit de plus abject. Unique continent intégralement colonisé dans le passé récent - avec des nuances quant à la durée ou à la forme, pour les seuls Éthiopie et Liberia - il fut, aussi, le dernier à être touché par la décolonisation. Depuis la décolonisation, l'évolution de l'Afrique noire est la démonstration poussée à l'extrême - avec l'Amérique latine mais à certains égards, plus que l'Amérique latine - que pour les masses des pays pauvres, il n'y a pas de salut dans le système capitaliste.
Il y a, certes, entre les pays de l'Afrique noire des différences qui, dans le miroir déformant des statistiques, apparaissent plus importantes qu'elles ne le sont en réalité du point de vue du sort des masses pauvres. Quoi de commun en apparence entre le Gabon, dont le produit national brut par an et par habitant dépasse 3 000 dollars, et l'Éthiopie ou la Tanzanie, où il avoisine 120 dollars, sans même parler du Mozambique où il est, officiellement, de 80 dollars. Moins de 500 F par an !
Mais ces statistiques ne valent que ce que valent les statistiques. Les moyens relativement élevés de certains mini-États détenteurs de richesses minières - moyens de toutes façons très inférieurs à ceux des pays impérialistes - ne reflètent que l'aisance d'une couche privilégiée locale peu nombreuse. Quant aux pays les plus sous-développés, la façon dont leurs couches pauvres produisent, échangent ou survivent, ne rentre pas dans les statistiques. S'il n'y avait pas, en Afrique, une "économie informelle", cette forme de survie même dans laquelle sont enfermées les couches pauvres aurait disparu. Cette économie informelle est faite, dans les régions les plus arriérées, de formes de production ancestrales ; elle est faite, dans ces bidonvilles immenses que sont les métropoles africaines, de débrouillardise, de multitudes de petits métiers, de sous-traitances en cascade, de formes d'échange et d'exploitation non-monétaires adoucies par ce qui reste de solidarités familiales.
C'est en Afrique noire que se concentrent vingt-deux des trente pays les plus pauvres de la planète, ceux pour lesquels même les institutions internationales de la bourgeoisie n'osent pas utiliser l'euphémisme cynique de "pays en voie de développement" censé désigner les pays sous-développés. Mais par delà les différences statistiques entre pays, l'Afrique noire dans son ensemble est un continent sinistré.
Pas du fait de la nature. Du fait de l'organisation économique et sociale.
Les années quatre-vingt ont cependant été pour l'Afrique les pires de toutes. Les différents expédients utilisés, à l'échelle internationale, par les banques et les grands groupes capitalistes pour préserver leurs profits dans les conditions de la crise rampante, se sont tous traduits par des conséquences plus catastrophiques en Afrique qu'ailleurs. Par delà, là encore, les différences entre pays en fonction de leur richesse minière, de leur degré d'industrialisation, c'est l'ensemble du continent qui a subi, plus encore que d'autres pendant cette période, l'exacerbation de la loi de la jungle capitaliste. Sans avoir les moyens de se défendre. Pourquoi ?
Le constat
Mais d'abord, le constat. D'après les froids calculs du Fonds monétaire international (FMI) - principal syndicat international des étrangleurs de l'Afrique - entre 1980 et 1988, le produit intérieur brut par habitant a diminué de près de 10 % sur ce continent (exemple unique au monde, dixit le FMI). La valeur des biens et des services produits, rentrant dans les statistiques des organisations internationales - c'est-à-dire, en fait, dans les circuits capitalistes "officiels" - aurait été à la fin des années quatre-vingt, pour l'ensemble de l'Afrique noire - avec ses 450 millions d'habitants - l'équivalent de la production de la Belgique (dix millions d'habitants).
Dans le domaine de l'industrie, non seulement l'écart entre les pays capitalistes développés et les pays africains continue à se creuser, mais depuis les années quatre-vingt, en Afrique l'industrie régresse dans l'absolu. Plus grave encore pour l'agriculture. L'Afrique qui était autosuffisante sur le plan alimentaire dans les années soixante, dépend de l'extérieur pour 25 % de son alimentation. Mais pour importer, il faut des devises. Or les exportations ont chuté de 40 % durant les dix dernières années. Pas forcément en volume, mais en valeur. Au milieu de la décennie 1980, les prix des matières premières dont l'Afrique est tributaire pour 90 % de ses recettes en devises - ressources minières, cacao, café, produits tropicaux divers - ont atteint leur plus bas niveau historique, avec une chute moyenne de 40 %. Pour ne prendre que cet exemple : l'effondrement des cours du café a provoqué, en une année, la perte de la moitié des recettes de l'Ouganda qui en tire 96 % de ses devises.
La part de l'Afrique dans le commerce mondial est en recul, passant de 2,4 % en 1970 à 1,3 % à la fin des années quatre-vingt. Mais ces recettes en devises sans cesse en diminution sont sous la surveillance étroite des agents du FMI, afin qu'elles servent en priorité au remboursement de la dette. Car la dette a été multipliée par 19 depuis 1970. Aujourd'hui, la dette globale de l'ensemble des pays d'Afrique équivaut à sa production globale. Ce qui a pour conséquence que le seul service de la dette absorbe à peu près la moitié des recettes d'exportation de l'Afrique. Même en Amérique latine, où se trouvent le Brésil et le Mexique, deux des pays les plus endettés du tiers monde, la dette ne représente "que" 60 % de la production.
Voilà pour les aspects économiques. Ce qui a fait dire récemment au signataire d'une tribune libre dans le journal Le Monde, spécialiste paraît-il de l'Afrique : "Économiquement parlant, si le continent noir tout entier, Afrique du Sud exceptée, disparaissait dans les flots, l'impact global du cataclysme serait à peu près nul." Mais il ne suffit pas d'être cynique pour parler vrai. Car pendant ces années d'appauvrissement, l'Afrique a continué à rapporter gros, sinon pour l'ensemble de la classe capitaliste mondiale, du moins pour un certain nombre de groupes.
Les statistiques des organismes officiels qui ne s'intéressent qu'aux revenus moyens sont évidemment faussées au départ, précisément du fait qu'elles mélangent allègrement le "revenu" du djobeur d'Abidjan, de l'ouvrier agricole des plantations de café avec ceux de la coterie dirigeante de milliardaires. Mais la tendance à la diminution de ces moyennes, estimée à 2,4 % par an durant les années quatre-vingt, reflète tout de même, de façon très grossière certes, la dégradation des revenus des plus pauvres."Les Africains sont aujourd'hui aussi pauvres qu'il y a trente ans" note benoîtement un rapport de la Banque mondiale. Pas tous les Africains, évidemment. Un récent article du journal Le Monde diplomatique, consacré à Lagos, évoquant la façon dont se sont traduites les années quatre-vingt dans la capitale du Nigeria, le plus peuplé des États africains, affirme que le salaire minimum mensuel n'a pas changé entre 1980 et 1990, étant toujours de 125 naïras "à ceci près qu'en 1981, cela valait 1 000 F et aujourd'hui, 110 F". Mais l'auteur de l'article ajoute que le prix d'entrée des clubs sélects de la capitale - en sus d'une cotisation annuelle - est de 5 000 naïras (plus de trois ans de salaire minimum).
Comment même parler de "niveau de vie" et de sa dégradation pour une partie importante des classes pauvres qui sont à la limite de la survie. D'après la FAO, rapportant la situation en 1989 : "235 millions de personnes, soit 44 % de la population africaine, souffrent de carences alimentaires. Sur ces 235 millions, 140 millions ne disposaient pas de ressources alimentaires leur permettant d'effectuer un travail même léger, ni aux enfants de connaître une croissance normale." La faim permanente se conjugue avec les maladies, parfois les plus anodines, pour aboutir à ce que la mortalité infantile des moins de cinq ans, qui est de l'ordre de 1 % dans les pays développés, tourne autour de 15 % dans la plupart des pays d'Afrique. Mais elle dépasse les 30 % non seulement au Mozambique, frappé de surcroît par la guerre, mais aussi au Mali. Même du seul point de vue de l'apport calorique, alors que le nécessaire est estimé à 2 000 calories, dans plusieurs des pays les plus pauvres d'Afrique la moyenne (!) tourne autour de 1 000 calories.
Dans ces conditions,lorsqu'une période de sécheresse comme celle de 1984-85 se traduit par un million sept cent mille morts en Éthiopie et au Soudan, la rigueur de la nature n'a donné qu'un coup de pouce meurtrier supplémentaire à des femmes, hommes, enfants qui sont en permanence, même en temps "normal", à la limite de la survie. Par combien de morts se traduira la nouvelle période de sécheresse qui frappe, depuis deux ans, l'Afrique australe et orientale ?
La sous-alimentation favorise la reprise des grandes endémies. D'autant que le moindre médicament, le moindre soin qualifié est hors de portée pour les classes pauvres. Et de toute façon, quels soins et avec quels équipements, sur un continent où, selon l'OMS, les fonds consacrés, par l'ensemble des États, en moyenne et par habitant, au secteur sanitaire, restent inférieurs à 50 F par an ?
Les mécanismes de l'étranglement
L'Afrique noire ne constitue pas un cas à part, mais le cas extrême des relations entre pays impérialistes et pays sous-développés. Mis à part un certain nombre de régions, notamment comptoirs asiatiques - de la Corée du Sud à Singapour, en passant par Taïwan ou Hongkong - qui ont profité de différentes formes de délocalisation de la production de grands groupes impérialistes, pour la grande majorité des pays du tiers monde, les années quatre-vingt ont représenté, au mieux, la stagnation sur le plan économique et de toute façon, une aggravation des conditions de vie des masses pauvres. Le mécanisme fondamental a été à peu près universel.
Au début des années soixante-dix : crise monétaire internationale, surcroît d'argent par rapport aux possibilités d'investissements productifs rentables, première période de recul de la production en 1974, début de la recherche effrénée de placements financiers. Le système bancaire international, avec l'aide des États des pays impérialistes, prête de l'argent en veux-tu en voilà, en particulier, dans le tiers monde. Les matières premières, de tout temps objets de spéculation, profitent du climat spéculatif qui se développe et leurs cours s'élèvent. Ce qui semble renforcer la solvabilité future des pays pauvres producteurs de matières premières, et donc la propension des banques à pousser les dirigeants de ces pays à emprunter. Les emprunts contractés servent dans une proportion plus ou moins grande suivant le pays, mais toujours minoritaire, à des investissements productifs. Ces investissements productifs eux-mêmes sont souvent des "éléphants blancs", des usines ou des travaux publics qui rapportent gros aux vendeurs occidentaux, sans forcément être adaptés aux besoins du pays pauvre. Mais bien plus souvent encore l'argent est utilisé pour des achats d'armes, pour des dépenses somptuaires, quand il ne rentre pas directement dans les poches des dirigeants en place et de leurs proches, pour revenir au point de départ, dans les banques des États-Unis ou d'Europe en se transformant en dépôt personnel.
L'Afrique a "bénéficié" du flot d'eurodollars que le système bancaire cherchait à caser. Surtout les pays de la zone franc qui disposaient de matières premières monnayables sur le marché international : le Congo et le Gabon avec leur pétrole, la Côte-d'Ivoire et le Cameroun avec leur café et leur cacao, le Togo avec ses phosphates ; et le Nigeria, évidemment, qui non seulement produisait du pétrole, mais se présentait comme le marché potentiel le moins étriqué en Afrique. Ce sont aujourd'hui les pays les plus endettés. Mais à l'époque, on parlait de "miracle ivoirien" ou "miracle gabonais". Les chantiers poussaient dans ces pays, avec des retombées même pour ceux des travailleurs qui trouvaient de l'embauche et pour ces innombrables petits vendeurs et djobeurs qui font les villes africaines. Il ne reste aujourd'hui de ces "miracle"-là, que les autoroutes inachevées ou les usines ultramodernes mais qui ne fonctionnent pas faute d'argent ou de débouché au Nigeria ; ou la cathédrale de Yamassoukro que s'est offerte Houphouët - une des plus grandes du monde - qui, elle, a été achevée et fonctionne. Il reste, aussi, de cette période, la fortune d'un Houphouët-Boigny, considérée comme la plus importante de la Côte-d'Ivoire, celle de Mobutu, et évidemment, la clientèle des uns et des autres. Ce n'est pas une pure coïncidence comptable que le montant des sommes placées par Mobutu dans des banques occidentales soit estimé à l'équivalent à peu près de la dette extérieure du Zaïre. C'est dire que toutes ces sommes n'ont pas été investies sur place, elles sont entrées dans les circuits financiers mondiaux, d'un côté sous la rubrique comptable de la dette du tiers monde, de l'autre, dans l'actif du système bancaire mondial.
Il faut, ici, souligner un aspect de la "ruée sur l'Afrique" des années soixante-dix "miracles", qui est d'une gravité particulière pour l'économie africaine et surtout, pour les masses laborieuses. A la fin de ces années - mais cela s'est prolongé vers les années quatre-vingt - les USA et la CEE, dans le cadre de leur concurrence féroce pour écouler leurs produits agricoles sur un marché mondial saturé, se sont attaqués à l'Afrique. Leur blé, leurs bas morceaux de viande, etc., subventionnés parfois pour plus des deux tiers de leur prix de revient, bradés sur les marchés africains, en particulier de l'Ouest africain, ont permis, pendant un moment, aux classes populaires urbaines d'accéder à une nourriture moins chère. Mais ces importations, entraînant par ailleurs des changements dans les habitudes alimentaires, ont abouti à liquider une partie de la production alimentaire locale. Cette dépendance croissante de l'extérieur pour la nourriture permet évidemment aux trusts alimentaires occidentaux de hausser leurs prix, une fois le marché conquis. Mais surtout, ces importations se payent en devises. Aussi, lorsque est venue la crise de la dette avec la chasse aux devises pour pouvoir en payer les intérêts, elle s'est traduite immédiatement par des conséquences graves pour la nourriture des classes pauvres.
Début des années quatre-vingt : crise de l'endettement, justement. Les pays pauvres les plus endettés commencent à ne plus pouvoir payer leurs échéances. Pressions économiques des banques, pressions politiques des puissances impérialistes, interventions du FMI pour obliger les débiteurs à payer, en faisant des économies sur leurs dépenses : c'est-à-dire essentiellement, sur les salaires des fonctionnaires et des travailleurs du secteur étatique, sur le service public, sur les subventions aux produits de consommation indispensables. Tentatives d'augmenter les exportations, d'autant plus difficile que celles des produits industriels - pour les rares pays qui en produisent et en exportent - subissent une concurrence aggravée sur les marchés internationaux ; et celles des matières premières subissent les contrecoups catastrophiques de l'effondrement des cours. A partir du milieu des années quatre-vingt, des pressions accrues s'exercèrent sur les pays pauvres dont le secteur industriel est en général plus ou moins sous contrôle étatique pour qu'ils privatisent, c'est-à-dire pour qu'ils bradent ce qui est rentable dans ce secteur afin de verser l'argent frais ainsi récupéré dans la cagnotte des remboursements de la dette. Et pour qu'ils liquident les entreprises étatiques considérées comme non rentables.
Les pays sous-développés se transforment, de producteurs de matières premières et, accessoirement, de certains biens industriels, en "producteurs" d'intérêts usuraires pour le système bancaire international.
L'Afrique, comme tout le monde, a vu débarquer les experts du FMI, avec leurs propositions d'échelonnement de la dette mais avec, surtout, leurs "plans d'ajustement structurel". Ces plans poussaient à la production pour l'exportation, au détriment de la production pour les besoins locaux. Mais avec l'effondrement des prix des produits exportés par l'Afrique, les recettes d'exportation ne suffisent plus. "Dans l'ensemble, la réduction des déficits s'est faite au prix d'une nette diminution des investissements publics et dans certains cas, des dépenses ordinaires de fonctionnement. Souvent les charges de la dette interne ont persisté, tandis que la baisse des dépenses de l'État en salaires et l'accélération des hausses de prix provoquaient un effet dépressif sur les dépenses de consommation et sur les investissements privés." (Le Monde Diplomatique, janvier 1992) Qu'en termes d'économistes ces choses sont dites ! Le résultat de cette politique a été des licenciements massifs effectués par l'État, principal employeur dans tous les pays africains, la diminution, voire le non-paiement des salaires. Voilà pour les classes pauvres. Et une production en recul. Voilà pour l'économie.
Mais l'économie n'obéit à des mécanismes économiques abstraits que dans les livres de contes - et dans les manuels d'économie. C'est une lutte, c'est une question de rapports de forces. Le rapport de forces est en faveur de la bourgeoisie des pays impérialistes et, globalement, en défaveur des pays sous-développés. Mais les pays sous-développés ont plus ou moins d'atouts pour se défendre. Ceux d'Afrique sont parmi ceux qui en disposent le moins.
Du colonialisme à l'émiettement
Il n'y a pas lieu de revenir ici sur ce qui, dans la faiblesse de l'Afrique dans la compétition capitaliste, est dû au passé colonial, à des décennies de saignées humaines, aux pillages, à la déformation profonde imprimée à toute la structure économique de l'Afrique. C'est cependant durant cette période coloniale que se sont créés les types de liens qui rendent l'Afrique irrémédiablement subordonnée à l'économie impérialiste. Rappelons seulement que c'est pendant la période coloniale que sont imposées les monocultures - arachide au Sénégal, café en Côte-d'Ivoire, coton au Tchad, etc. - qui ont lié le destin économique de ces pays aux fluctuations de la spéculation sur les matières premières des Bourses de Londres, de Paris ou de Chicago. C'est pendant cette période que se met en place "l'économie de traite", nullement disparue avec la disparition des colonies et dont les bénéficiaires sont en général les mêmes sociétés de négoce colonial, vieilles parfois d'un siècle ; "économie de traite" qui consiste à acheter aux paysans leurs productions au tiers de leur prix et à leur vendre des produits industriels au double. C'est aussi pendant cette période que, dans les pays pourvus de richesses minières - bauxite en Guinée, phosphate au Togo, fer en Mauritanie - toute l'économie, comme les infrastructures, s'est agencée autour de l'extraction et de l'exportation de ces richesses minières. Détail peut-être, mais qui se transforme, en période de sécheresse, en question de vie ou de mort, comme le rappelle un récent article de Jeune Afrique, titré "Les dix plaies du Mali". On y évoque notamment le réseau routier : il est de toute façon dans un état lamentable mais, surtout, il a été orienté, lors de sa conception, vers Abidjan, la ville portuaire en Côte-d'Ivoire. Son inadaptation aux besoins locaux fait "qu'il n'est pas rare de voir les marchés crouler sous les vivres à Koutiala ou à Sikasso, pendant que, à deux cents kilomètres de là, la famine rôde." Mais il n'y a pas moyen d'acheminer les vivres... C'est que le "développement" - si l'on ose utiliser ce terme - est "inégal" ; même à l'intérieur de l'Afrique, il y a inégalité entre les quelques pays qui servent de base d'implantation aux banques et de base d'expansion au commerce (la Côte-d'Ivoire ou le Cameroun et leurs villes portuaires respectives, Abidjan et Douala, par exemple) ou encore un pays pétrolier (comme le Gabon), et tous les autres.
La décolonisation n'a pas donné les moyens aux pays d'Afrique de surmonter ces maux, ni même de les tempérer ; les milieux intéressés des bourgeoisies occidentales concernées, les cercles dirigeants des ex-puissances coloniales, ont au contraire visé sciemment à leur enlever les moyens de tenter de s'y attaquer.
Un des aspects les plus fondamentaux de cette politique visant à désarmer, par avance, l'Afrique, a été de l'émietter.
La population de l'ensemble de l'Afrique - tout le continent et ses îles - ne représente qu'environ les deux tiers de celle de l'Inde (et pourtant cette dernière est elle-même issue d'une division imposée par l'impérialisme et qui a conduit à la séparation du Pakistan, puis à la scission de ce dernier d'avec le Benglah Desh). Mais l'Afrique donc, avec ses quelque 600 millions d'habitants contre 900 millions à l'Inde, est partagée entre 56 États différents. Un seul, le Nigeria, dépasserait les 100 millions, dix les 10 millions. Les mini-États de moins de 9 millions d'habitants constituent le gros des effectifs, mais sept, de la Guinée-Bissau à Djibouti, en passant par la Guinée Équatoriale, plus quelques îles-États, n'atteignent même pas le million d'habitants. Passons sur le caractère fantaisiste des États comme cette Gambie, avec ses 800 000 habitants, long doigt s'enfonçant dans le corps de l'État, déjà petit, du Sénégal, au point de le couper en deux, alors, pourtant, que les deux "pays" regroupent les mêmes ethnies ; ou ce Lesotho, vivant essentiellement de l'exportation de ses travailleurs dans les mines d'Afrique du Sud, dans le territoire de laquelle il est entièrement enclavé ; ou le Swaziland, servant, lui, de casino et accessoirement de bordel pour les Sud-africains en goguette.
Tous ces États ont en commun d'être économiquement, politiquement, non-viables. Ils sont tous, aussi, fragiles et dépendants. D'autant que l'impérialisme anglais et l'impérialisme français ont découpé le territoire africain en se ménageant, à leur habitude, toutes les possibilités de manoeuvres : d'un côté en regroupant sous l'autorité d'un même État diverses ethnies soumises généralement à la domination d'une seule, celle dont était issu le noyau dirigeant ; d'un autre côté, en éparpillant une même ethnie entre plusieurs États, transformant l'ethnie dominante ici en ethnie dominée là. Étant donné l'enchevêtrement des ethnies, sans même parler des migrations fréquentes de certaines d'entre elles, seuls les États-Unis d'Afrique pourraient donner un cadre permettant aux ethnies de coexister et de coopérer sur la base de relations égalitaires et démocratiques. Mais cela ne rentre évidemment pas dans les calculs ni des dirigeants impérialistes, ni des dirigeants africains.
La France et la Grande-Bretagne en tout cas, les deux principales puissances coloniales, ont été absolument sur la même longueur d'onde pour briser tous les rêves unitaires évoqués par un Nkrumah - et surtout pour briser même les cadres administratifs plus vastes dont les puissances coloniales avaient elles-mêmes éprouvé la nécessité au temps de leur domination directe, comme feu l'Afrique occidentale française (AOF) ou l'Afrique équatoriale française (AEF). Ni la France, ni la Grande-Bretagne n'ont eu trop de mal à y parvenir : même pour un Nkrumah, l'unité africaine n'était qu'un rêve qui n'a pas résisté à l'accession au pouvoir.
Tous les dirigeants bombardés à la tête des États dans le cadre de la vague d'indépendance octroyée - les uns tirés du vivier du parlement français (Senghor, Houphouët-Boigny), les autres, des soudards des ex-armées coloniales bombardés au moment des indépendances ou un peu plus tard, à la tête de leurs États (les Bokassa, Amin Dada etc.) - préféraient de toute façon à l'unification leur propre pré carré. Aucun n'avait d'états d'âme pour accepter l'intangibilité des frontières héritées de l'époque coloniale, donc des charcutages des puissances impérialistes. Cette intangibilité est même devenue le principe fondamental de cette organisation qui, ô ironie, s'appelle l'Organisation de l'Unité Africaine (OUA).
Le seul domaine où, pour ce qui est de l'impérialisme français en tout cas, l'unité n'a pas été rompue, est le domaine monétaire. Le franc CFA (naguère initiales de Colonies Françaises d'Afrique devenu, pour cause de décolonisation, Coopération Financière Africaine) continue à être la monnaie commune de presque toutes les anciennes colonies. L'intérêt de l'Afrique n'y est cependant pas pour grand-chose : pour la France, puissance secondaire, c'est un moyen de protection et de contrôle - c'est la Banque de France qui émet les francs CFA ; et pour ses capitalistes, et accessoirement pour les privilégiés africains, c'est un moyen de ramener leurs bénéfices en France, sans subir les inconvénients ni d'éventuels contrôles de change, ni des variations intempestives des taux de change.
On ne saurait surestimer l'importance de l'émiettement de l'Afrique. Le système impérialiste ne permet, certes, à aucun pays sous-développé de sortir du sous-développement, quelles qu'en soient la taille et la population. La Chine et l'Inde sont là pour le démontrer.
Ni la Chine, ni même l'Inde, ne sont néanmoins dans une situation de dépendance aussi étroite que l'Afrique. L'étatisme par exemple, commun à un grand nombre de pays pauvres, avait permis à la première, comme dans une certaine mesure à la seconde, de se doter d'un certain nombre d'industries : elles furent créées indépendamment des monopoles occidentaux - et parfois contre eux.
Cela n'a pas été possible en Afrique. Les États d'Afrique restent pour la plupart les jouets des puissances impérialistes, le plus souvent de l'ancienne puissance coloniale. L'étatisme n'a jamais été, de la Côte-d'Ivoire à la Tanzanie, un moyen pour tenter de résister à une puissance impérialiste, mais un moyen, toléré voire favorisé par ladite puissance, permettant à une petite couche privilégiée autochtone d'utiliser l'État pour s'enrichir, en s'appropriant les royalties versées par les monopoles exploitants ou acheteurs de matières premières. En récupérant des dessous-de-table en contrepartie d'accès préférentiel aux marchés de l'État, d'exonérations fiscales, de l'aval de l'État pour des emprunts auprès du système bancaire international. Et en prélevant sur la population, toujours.
La boucle est bouclée. Le pouvoir étatique - le pouvoir suprême, comme les postes de ministres, de gouverneurs, de dirigeants d'entreprises d'État - sert à se faire de l'argent et à se constituer une clientèle sur une base familiale et plus largement ethnique... afin de se maintenir au pouvoir.
Dans la quasi-totalité des États africains, la couche privilégiée est liée au noyau installé dans les postes de commandement de l'appareil d'État, quand elle ne se confond pas avec elle. Ce noyau s'appuie généralement sur une ethnie, en alliance avec la hiérarchie militaire, même lorsque ce n'est pas cette dernière qui constitue officiellement le pouvoir politique et contrôle les organes de répression.
Les spécialistes bourgeois du sous-développement de l'Afrique déplorent que cette couche privilégiée ne soit pas portée à "entreprendre" - en tous cas, pas en dehors du commerce, de l'import-export, voire de trafics en tout genre (diamants, ivoire ou drogues). Mais quand bien même elle le voudrait, comment le pourrait-elle dans les cadres étriqués de mini États ? En Inde, même si seulement un dixième de la population a une capacité d'achat susceptible de constituer un marché diversifié pour des produits autres que de stricte subsistance, ce dixième représente un marché plus vaste que la totalité des habitants de n'importe quel pays de l'Afrique noire, Nigeria excepté. C'est cette taille qui a permis une certaine accumulation locale et partant, l'éclosion d'un certain nombre de dynasties capitalistes autochtones en Inde - avec le soutien de l'étatisme et une bonne dose de protectionnisme. Même en Inde, cette accumulation locale ne représente, comme dans tous les pays sous-développés, qu'une part d'une accumulation globale dont le gros continue à être drainé vers l'Occident impérialiste. Mais en Afrique, les prélèvements sur les classes populaires, centralisés par l'État et contrôlés par la petite couche de privilégiés, ne s'accumulent pas du tout sur place.
Cette centralisation des prélèvements aura seulement facilité les choses pour les groupes capitalistes qui, eux, sévissent à l'échelle de plusieurs pays de l'Afrique.
Il est significatif qu'à côté des secteurs qui rapportent le plus en Afrique, (comme le commerce d'armes, les travaux publics ou le grand négoce des produits tropicaux), la cosmétique et le luxe (L'Oréal, Yves Saint-Laurent ou Givenchy, etc.) fassent un malheur. Pour ce secteur, ce sont les dépenses d'une classe privilégiée, petite mais dépensière, qui constituent un marché (ce n'est pas pour rien que l'Afrique écrasée par la pauvreté se paie le luxe de caser six de ses capitales parmi les dix villes les plus chères du monde).
Quant aux secteurs les plus rentables - les armes et les grands travaux - ce sont les États eux-mêmes qui en constituent la clientèle. Et moins le régime de ces États est contrôlé, c'est-à-dire plus il est autoritaire, plus les groupes capitalistes occidentaux ont la possibilité de décrocher des contrats, même lorsqu'ils n'offrent que des "produits" totalement inutiles, voire nuisibles, pour les populations locales.
Ce n'est pas pour rien qu'existent des liens étroits entre d'une part les couches privilégiées locales et quelques grands groupes capitalistes spécialisés dans les affaires en Afrique et d'autre part entre tous ces gens-là et des milieux dirigeants des anciennes puissances coloniales. Des liens basés sur les dessous-de-table, la concussion, la corruption, où tout le monde trouve son compte : des grands groupes - dont en Afrique francophone Bouygues ou Bolloré sont l'archétype - à la couche privilégiée locale qui contrôle l'appareil d'État. Tout le monde, sauf l'économie africaine qui en crève et les masses condamnées à la misère et à la famine.
La France et son empire
Le cas de l'impérialisme français mérite que l'on s'y arrête. Malgré sa qualité de puissance impérialiste de seconde zone, depuis longtemps sur le déclin, c'est l'impérialisme français qui continue à s'approprier - peut-être pas pour longtemps - la part du lion sur le pillage de l'Afrique. Par ailleurs, il est aujourd'hui la seule des ex-puissances coloniales à maintenir en permanence une force militaire de répression, la Grande-Bretagne, la Belgique, l'Espagne, le Portugal ou l'Italie ayant décroché depuis plus ou moins longtemps. Il est aussi celui qui envoie périodiquement des troupes d'intervention non seulement dans ses anciennes colonies (Tchad, Gabon, Togo ou Comores), mais aussi dans celle de la Belgique (Zaïre, Rwanda).
Moins que sur le dynamisme propre du capital financier ou industriel français, cette présence repose sur ce qui reste de l'ère coloniale : les liens personnels avec les dirigeants, les milliers de cadres des hiérarchies militaires, formés en France, la zone franc, la francophonie institutionnalisée, les coopérants, etc. Mais elle repose, plus encore, sur les crédits accordés ou au moins garantis par l'État français.
Le Trésor, par l'entremise de la COFACE, officine spécialisée en la matière, garantit, quand ils ne sont pas directement financés par des crédits de l'État français mais par des prêts du système bancaire, les grands contrats entre des groupes comme Bouygues, Lafarge-Coppé, Dumez ou autres Spie-Battignoles, Bolloré Technologie, Dassault, Matra et tel État d'Afrique, pour construire, ici, le chemin de fer transgabonais, là, des complexes universitaires ou des mosquées, et un peu partout pour doter des armées, généralement peu nombreuses, d'armes dernier cri. Ce qui signifie que ni l'entreprise exportatrice, ni la banque qui finance le projet ne sont lésées en cas de défaillance de l'État africain contractant : le Trésor rembourse les pertes.
C'est dire que la capacité de décrocher les affaires les plus juteuses est liée à l'influence politique de l'entreprise auprès du chef d'État du pays africain objet de l'affaire, comme à son influence auprès des milieux politiques dirigeants de l'État français. Les plus puissants de ces groupes capitalistes ont assez d'influence pour obtenir les prêts et les garanties même pour des pays déjà endettés jusqu'au cou et même pour des projets abracadabrants.
Mais cette puissance politique est nécessaire, aussi, pour des entreprises qui n'ont pas les seuls États comme clients. Le groupe Bolloré par exemple a connu un développement explosif en Afrique, dans le transport, dans quelques produits de technologie, mais plus encore, dans un produit de grande consommation comme le tabac (pour d'autres, c'est la bière qui constitue le pactole). Mais ces secteurs ne sont vraiment profitables qu'à condition de disposer d'une position de monopole et, de préférence, dans plusieurs pays. "C'est le monopole ou rien", affirmait un des grands commis en Afrique du groupe Bolloré. Autant dire que la conquête de ce monopole exige des soutiens politiques, dans les milieux dirigeants de France comme d'Afrique.
Voilà pourquoi le lobby africain a une influence à Paris bien au-delà de ce que l'Afrique représente dans les affaires globales de l'impérialisme français. Mais voilà aussi pourquoi tant de réalisations de prestige ou d'investissements inutiles du passé ont, non seulement vidé en leur temps les caisses des États africains concernés, mais surtout engendré des dettes qui étranglent aujourd'hui littéralement l'économie africaine et servent de justification à des plans d'austérité catastrophiques pour les classes pauvres.
Les victimes des grandes manoeuvres politiques des puissances impérialistes
Les dégâts faits par les puissances impérialistes et qui ont des implications économiques et humaines, ne viennent pas seulement des manoeuvres proprement économiques. L'Angola et le Mozambique en constituent les exemples. Avec plus de dix millions d'habitants pour le premier, seize millions pour le second, de vastes territoires pour les deux, ils pourraient être parmi les pays les plus viables économiquement.
L'Angola surtout, disposant dans son sous-sol de richesses considérables (pétrole, diamant), bénéficiant de conditions climatiques permettant une production agricole correcte, exportateur dans le passé de café et de coton, pourvu au départ de quelques industries. Ancienne colonie du mini-impérialisme portugais qui s'est cramponné à ses possessions jusqu'en 1975, l'Angola a eu la malchance de jouxter l'Afrique du Sud, qui, soutenue par les États-Unis, avait des visées sur ce pays pour des raisons économiques autant que stratégiques. Ni l'Afrique du Sud, ni les États-Unis n'ont admis que, après le départ des Portugais, le pouvoir échoie au MPLA, le mouvement anti-colonialiste armé le plus influent, mais sans doute pour cela, le plus enclin à résister aux pressions impérialistes. Ils n'ont jamais cessé de financer, d'armer l'UNITA de Savimbi - "l'homme de l'avenir" pour Pretoria, Washington et tous les milieux d'affaires, américains et français lorgnant sur les richesses d'Angola - qui avait l'avantage de pouvoir s'appuyer sur une base ethnique. Non seulement l'UNITA disposait de la Namibie dominée par l'Afrique du Sud, puis du Zaïre, comme terrain d'entraînement, mais en plus l'armée sud-africaine lui prêtait directement main-forte dans les situations difficiles.
Pour exercer une pression permanente sur le régime angolais et menacer son unique source de devises, le pétrole de Cabinda, on encouragea les tendances séparatistes dans cette région, avec la menace de faire de cette minuscule région pétrolière, un État "indépendant", une sorte de Koweït africain.
Résultat : après quelque dix ans de guerre d'émancipation nationale, l'Angola était entraîné dans une guerre civile qui n'a pas encore cessé. Le régime de Luanda a eu beau faire concession sur concession, édulcorer son langage "progressiste", accepter en 1988 un accord de paix impliquant le départ des troupes cubaines auxquelles il avait fait appel pendant une période, le soutien de Washington et de Pretoria à la guérilla de l'UNITA n'a jamais cessé. Au point qu'au moment où, sous l'égide des États-Unis, le MPLA et l'UNITA se sont officiellement réconciliés - le premier ayant accepté d'abandonner le pouvoir en cas de défaite lors d'élections sous contrôle international - l'UNITA était militairement plus fort que jamais. Les élections récentes ont donné la victoire au MPLA, contrairement aux calculs des milieux politiques occidentaux. Mais l'UNITA est militairement assez puissante pour ne pas l'accepter et la guerre civile continue.
Bilan économique : quatre ans seulement après l'indépendance, l'indice de production industrielle est tombé de 100 à 28, la production du café a chuté de 68 %, celle du diamant de 85 %. Plus de 600 000 paysans ont dû quitter la terre du fait de la guerre, pour s'entasser dans les bidonvilles de Luanda où ils ne survivent que grâce à la distribution par l'État de produits alimentaires importés. Les récoltes se sont effondrées en conséquence. Des centaines de ponts, de barrages, de centrales électriques, de voies de chemin de fer ont été détruits, souvent par des commandos sud-africains. Les estimations internationales chiffrent les dégâts de la guerre à plus de 30 milliards de dollars, quatre fois la dette extérieure du pays.
Bilan humain : 1,3 million de personnes ont été déplacées et, comme le souligne un rapport de l'UNICEF, non seulement l'Angola a un des plus forts taux de mortalité infantile du monde, mais "à chaque coin du monde, le bruit sec d'une béquille rappelle que le pays détient, avec 50 000 handicapés de guerre, un autre triste record mondial".
La seule ressource financière qui reste à l'Angola est le pétrole de Cabinda.
Le Mozambique n'a même pas cela. Il est considéré aujourd'hui comme le pays le plus pauvre de la planète. Son histoire récente ressemble à celle de l'Angola : une longue guerre coloniale ; l'indépendance en 1975. Mais l'Afrique du Sud et la Rhodésie, encore sous domination de la minorité petit-blanc, se méfiait du nouveau régime, pas très radical mais qui utilise quelques références marxisantes et surtout qui acceptait de servir de base arrière aux militants qui combattaient les deux régimes ségrégationnistes. Les services secrets de la Rhodésie créèrent de toutes pièces le "Mouvement de la résistance du Mozambique" (RENAMO), le financèrent et l'armèrent. Quand la Rhodésie cessa d'exister au profit du Zimbabwe indépendant, l'Afrique du Sud prit le relais pour entraîner sur son territoire le RENAMO. Avec le soutien des États-Unis, dont nombre de politiciens saluent le courageux combat pour la liberté du RENAMO contre "le régime marxiste" de Maputo. Ledit régime eut beau changer de vocabulaire, chanter les avantages de l'Occident et de l'économie libérale, signer des accords de soumission au FMI, d'autres avec l'Afrique du Sud, rien n'y fit. En 1988, les États-Unis - sinon leurs services secrets - changèrent d'attitude. C'est le sous-secrétaire d'État américain lui-même qui le révéla dans un rapport : "Ce qui se passe au Mozambique, est l'un des pires holocaustes depuis la Seconde Guerre mondiale", ajoutant que le RENAMO, "le mouvement le plus brutal depuis les Khmers Rouges" [...] "mène une guerre atroce, brutale et délibérée contre des civils innocents en recourant au travail forcé, à la famine, aux contraintes physiques et au meurtre gratuit", et a commis "un génocide" qui a fait 600 000 morts..
Le RENAMO est-il encore soutenu par la CIA, par les services secrets sud-africains ? Il est devenu en tout cas une fédération de bandes armées, numériquement plus importante que l'armée officielle, vivant de pillage et de banditisme, soumettant les trois quarts du pays à des razzias.
Résultat : un quart des 16 millions d'habitants ont été contraints d'abandonner leur foyer, souvent pour errer sur des routes incertaines avant de mourir, des mains des bandits ou de la faim. Une partie d'entre eux a trouvé refuge dans les camps de réfugiés et dépend de l'aide internationale ; deux millions sont partis à l'étranger, souvent dans d'autres camps de réfugiés. L'agriculture est à l'abandon, l'industrie est détruite. Le Mozambique est en train de mourir.
La responsabilité des puissances impérialistes - en l'occurrence les États-Unis et l'Afrique du Sud - dans l'état de guerre permanente au Mozambique ou en Angola est directe, patente, et tant que durait la guerre froide entre Washington et Moscou, elle était ouvertement revendiquée.
Mais qui oserait dégager la responsabilité de l'impérialisme français dans l'état de guerre endémique au Tchad, entre le Nord et le Sud, entre ethnies du Nord dont les chefs se succèdent pour s'emparer de Ndjamena au gré des changements d'humeur du commandement français local ?
Qui oserait dégager la responsabilité de l'impérialisme américain - voire du trust Firestone - dans l'évolution de la situation au Libéria qui y a abouti à une guerre ethnique permanente ?
Aujourd'hui, les projecteurs de l'actualité sont braqués sur la Somalie et, du coup, éclairent la situation du reste de la Corne de l'Afrique : Djibouti, où règne un dictateur s'appuyant sur une seule ethnie... et sur la Légion étrangère, ainsi que l'Éthiopie et le Soudan. L'ensemble est en train de sombrer dans une sorte d'anarchie armée. Les anciennes puissances coloniales, qui avaient naguère découpé et partagé cette région, ont leur part de responsabilité. Les États-Unis aussi, qui surveillaient cette zone stratégique et qui furent mêlés pendant plusieurs décennies aux conflits entre États et ethnies dans le cadre de leur propre rivalité avec feu l'URSS.
Le Soudan, une autre création artificielle de l'impérialisme britannique, est déchiré depuis des décennies par une guerre meurtrière entre le Nord arabisant et islamique - et de plus en plus islamiste - et le Sud, noir et animiste. L'Éthiopie est en train d'éclater. Dans toute la Corne de l'Afrique, l'État, c'est des bandes armées. Les principales de ces bandes sont en compétition entre elles pour être "la" bande armée officielle, en uniforme et reconnue par la diplomatie internationale. Les autres offrent occasionnellement leurs services aux précédentes, quand elles ne sont pas complètement dépourvues d'ambitions politiques et se contentent de vivre sur la population.
Philosopher sur les raisons du retard économique croissant de l'Afrique, même par rapport à nombre de pays du tiers monde, en faisant abstraction de tout cela, est stupide ou intéressé. Car, en additionnant le nombre d'habitants de pays subissant des guerres internes de grande envergure, du Libéria à la Corne de l'Afrique, en passant par le Mozambique et l'Angola, ce sont quelque 120 millions de femmes, d'hommes et d'enfants qui sont directement concernés. Plus du quart de la population de l'Afrique noire. Avec tout ce que cela implique sur le plan humain. Avec tout ce que cela entraîne de destructions matérielles, d'abandon forcé de toute production agricole ou la réduction de celle-ci à la subsistance familiale. Sans même parler des millions de réfugiés - 5 millions, 8 millions, personne ne le sait au juste - c'est-à-dire d'hommes et de femmes chassés de leurs activités productives, généralement l'agriculture, et dont les plus chanceux, c'est-à-dire ceux qui survivent, sont réduits aux camps, à la mendicité locale ou à la charité internationale..
Les dirigeants politiques des grandes puissances impérialistes lèvent les bras, se taisent en général, sauf quand la recherche du sensationnel mobilise les médias. Alors, ils envoient leurs Bernard Kouchner respectifs et, de temps en temps, un corps expéditionnaire. Pendant ce temps, leurs hommes d'affaires tentent de faire des affaires. Pas seulement les marchands d'armes, pour qui toutes ces guerres représentent du chiffre d'affaires. Mais même dans les pays qui sombrent dans le néant, il reste des affaires à faire. A ce qu'il paraît, Bouygues, qui à ses activités dans les travaux publics ajoute en Afrique celle de la gestion des fournitures d'électricité et d'eau, a décroché le contrat de la gestion de l'eau dans la capitale du Mozambique...
Grandes manoeuvres industrielles et politiques
On peut faire des affaires dans des pays mourants - et en provoquant leur mort. Les grands groupes capitalistes savent cela depuis toujours. L'Afrique continue à les intéresser.
Les années quatre-vingt ont été des années de désindustrialisation, certes. Les grands groupes présents sur le continent fermaient des usines, licenciaient des travailleurs. Comme en Occident, mais avec infiniment plus de facilité. Des capitaux désinvestis reprenaient le chemin de la métropole.
Mais derrière ce mouvement de décrochage et de désinvestissement, il y avait un mouvement de concentration financière importante. Les plus grands groupes ne se sont pas dégagés d'Afrique. Au contraire, ils ont profité des difficultés de vieilles affaires coloniales pour en racheter les secteurs intéressants ou pour les absorber. Sur fond de retrait de capitaux, des fusions discrètes sous le patronage des banques ou des OPA ont accru le poids des conglomérats et élagué les petites affaires.
Par ailleurs, sous les pressions du FMI, les États africains privatisent et vendent par pans entiers le secteur public et les entreprises d'État. C'est encore un nombre restreint de grands groupes qui en profitent, accroissant sans bourse délier ou presque leur mainmise sur l'Afrique.
Le cas de Bouygues en Côte-d'Ivoire est significatif. La Côte-d'Ivoire, endettée jusqu'au cou, n'a plus le moyen de se payer des fantaisies du genre de ce qu'avait été la transformation de Yamassoukro, village natal de Houphouët, en capitale (ce qui, à l'époque, générait pour Bouygues des contrats représentant une part majeure dans son chiffre d'affaires international) ? Qu'à cela ne tienne ! Bouygues - grand ami personnel par ailleurs de Houphouët, ce qui aide - s'est redéployé dans la prise en main et la gestion des services publics ivoiriens. L'ex-électricité nationale, c'est désormais lui. La gestion des eaux, c'est lui. Il vise maintenant, paraît-il, les télécommunications. Et c'est à partir de ses monopoles en Côte-d'Ivoire qu'il a conquis des monopoles analogues en Centrafrique, au Mozambique. Il vise maintenant la Guinée et l'Angola.
Déjà en tant qu'entreprises d'État, les services publics ne méritaient guère leur nom. En Côte-d'Ivoire comme ailleurs, la compagnie d'électricité était le fief de grands barons du régime et servait surtout à faire de l'argent privé et à s'attacher une clientèle. Mais dans le cadre de la privatisation, Bouygues a les mains libres pour réorganiser la fourniture de l'électricité en abandonnant les aspects "service public", et en ne fournissant le courant qu'aux industriels et à la couche privilégiée qui peut payer et payer cher.
Quelques grands conglomérats monopolisent désormais tout ce qui, dans l'Afrique francophone, rapporte : Bouygues (l'Afrique représente un tiers de son chiffre d'affaires !), Bolloré (qui a désormais le monopole du tabac dans une demi-douzaine de pays, des transports de marchandises dans tout l'Ouest africain, etc.), la SCOA (spécialisée dans l'import-export, notamment des voitures), Sucre et Denrées, Elf-Aquitaine, Alsthom, Accor, Rivaux (agro-alimentaire, bois tropicaux et plantations diverses). Et derrière ces conglomérats se cache un nombre encore plus restreint de grandes banques d'affaires.
Le "redéploiement" qui est le maître mot actuel de ces conglomérats, à côté de la recherche systématique de créneaux où ils sont en position de monopole, signifie en clair : prendre en gestion ce qui ne demande pas d'investissement, élaguer les entreprises de production industrielle au profit du grand négoce. Voilà comment l'enrichissement des trusts passe par la désindustrialisation et l'appauvrissement de l'Afrique.
Alors que les statistiques continuent de traduire l'inexorable appauvrissement de l'Afrique, alors que quelques images d'enfants décharnés ou d'adultes mourant de faim en disent plus que toutes les statistiques, Jean-Pierre Prouteau, ancien ministre de Giscard mais surtout chef du lobby africain du CNPF, a pu signer en octobre dernier un éditorial dans le numéro spécial de Jeune Afrique avec, pour titre : "Oui à l'afro-optimisme !". Et de rappeler que "le continent africain est pour la France sa deuxième zone de commerce extérieur après la CEE". Et d'insister que "la France occupe la première place dans les échanges de l'Afrique avec environs 20 % de part de marché". Et de souligner que, malgré la diminution des investissements, la stagnation des activités, les entreprises implantées en Afrique sont bénéficiaires. Et de marteler surtout qu'il y a, encore et toujours, des opportunités à saisir.
Cela doit être vrai, puisque l'Afrique est redevenue objet de rivalités entre les impérialistes, si tant est qu'elle ait jamais cessé de l'être. Cela fait un certain temps déjà que Peugeot et Renault font les frais de la concurrence des automobiles japonaises sur le sol africain.
Mais cette fois, les États-Unis, jusqu'à maintenant peu présents en Afrique, hormis dans les zones stratégiques à l'époque de la guerre froide, semblent vouloir faire sauter les chasses gardées de l'impérialisme français (l'impérialisme anglais a renoncé depuis longtemps aux siennes en Afrique, et quant aux autres ex-puissances, l'Italie, la Belgique ou le Portugal, ils se contentent de quelques positions restreintes).
Le renouveau d'intérêt semble venir surtout des milieux politiques et avoir des raisons essentiellement stratégiques. Les États-Unis ne représentent que moins de 7 % des importations de l'Afrique. Mais il y a un début à tout, surtout dans une période où les marchés stagnent. Signe des temps : une sourde lutte se déroule au Congo entre le français Elf, qui contrôle le pétrole de ce pays et l'américain Amoco qui cherche à prendre sa place.
L'accroissement de l'endettement de l'Afrique introduit de subtils changements dans le rapport des forces. Les hommes du FMI ne respectent guère les réseaux de complicité entre les milieux d'affaires français et les milieux dirigeants africains. Pas par sympathie pour les peuples concernés, évidemment, mais parce que, dans les institutions capitalistes internationales, le poids des États-Unis est prépondérant. Et le FMI accroît ses pressions pour obtenir la liquidation de la zone franc et du CFA. Ce serait un coup grave pour les trusts français, car, comme le déclarait il y a quelques années Bolloré : "Toute notre stratégie repose sur la parité franc français - franc CFA".
Derrière l'évolution politique des pays d'Afrique vers le "multipartisme", dont on chante les louanges aussi bien à Washington qu'à Paris ou Londres, se déroule aussi une sourde lutte pour le pouvoir politique qui, dans les pays d'Afrique plus peut-être qu'ailleurs, est une arme souvent décisive dans la guerre économique. La prétendue lutte pour amener les régimes africains à évoluer vers le multipartisme, reprise à son compte par Mitterrand, de bon gré ou à son corps défendant, est en tout cas un très plaisant instrument politique dont se servent les États-Unis pour écarter les vieilles équipes politiques, autoritaires voire dictatoriales sans aucun doute, mais qui, du point de vue américain, ont surtout le défaut d'être intimement liées aux milieux d'affaires et au personnel politique de la France.
Le Congo et le Bénin, deux pays de la zone d'influence française, sont promus au rang de modèle de démocratisation car des civils y ont remplacé au pouvoir des militaires de surcroît prétendument "progressistes" voire "marxistes". Mais il est bien significatif que les nouveaux premiers ministres soient d'anciens hauts fonctionnaires de la Banque mondiale. Un des premiers gestes du nouveau premier ministre congolais Milongo a été de confier, après un voyage aux États-Unis, à un cabinet d'audit américain, le soin de réexaminer les différents contrats concernant le pétrole liant la République du Congo et le trust français Elf (et accessoirement, le trust italien AGIP).
Il n'est pas étonnant que le personnel politique français, tous bords confondus, se répande en Afrique pour enseigner à "ses" hommes, de Bongo à Houphouët, comment introduire le multipartisme... mais sans se faire renverser. Et quand la leçon ne porte pas, parce que l'élève est bouché ou parce que la situation est difficile, les déclarations sur le multipartisme s'accommodent très bien, comme au Togo actuellement, de déclarations d'amitié envers le dictateur Eyadema, venant aussi bien de l'homme de droite Pasqua que de Jean-Christophe Mitterrand, fils de son père et chef pendant longtemps de la cellule africaine de l'Élysée.
Pendant que ces grandes manoeuvres politiques et économiques se poursuivent et se déploient pour mieux saigner l'Afrique avec la complicité des couches privilégiées locales, des fractions successives des masses populaires tombent dans la misère. Et le continent, dont les richesses sont pillées, dont l'agriculture est progressivement ou brutalement détruite, est soumis à des bandes armées, reconnues ou non par des puissances impérialistes, soutenues ou non par elles, et se transforme de jour en jour en un immense camp de concentration pour pauvres.
Des perspectives pour l'Afrique ? Il n'y en a pas, en dehors de la destruction du capitalisme et du système impérialiste.