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USA-URSS : le rapprochement
Lors des bilans traditionnels sur l'état du monde dressés par les commentateurs de tous bords au début de la nouvelle année il y avait au moins une constatation qui a fait l'unanimité : en quelques mois le monde aurait fait des pas considérables vers la paix. Même les plus pessimistes ou les plus prudents en conviennent.
Il est vrai qu'un certain nombre de conflits armés, qui duraient pour la plupart depuis près d'une décennie ou plus, et dont l'issue ne semblait nullement en vue, ont au cours de l'année dernière, en quelques mois, semblé brusquement en passe d'être résolus. Certains ont même pris fin comme la guerre entre l'Iran et l'Irak. Ailleurs, à propos de l'Angola, du Cambodge ou encore du Sahara Occidental, des négociations ont été entamées sinon déjà conclues. Avec ou sans négociations préalables, plusieurs puissances belligérantes ont annoncé la fin de leur engagement, le retrait de leurs troupes ou la cessation de leur appui logistique, du champ de bataille. Si l'on pouvait se poser la question sur le sérieux d'annonces aussi soudaines, la suite a rapidement démontré qu'elles n'étaient pas un simple coup publicitaire ou diplomatique. L'armée soviétique vient d'achever pratiquement son retrait d'Afghanistan. De même les États-Unis ont cessé effectivement de financer et d'armer la Contra, ce qui a mis un terme pour le moment du moins, à la guerre au Nicaragua. Les Sud-Africains ont déjà repassé la frontière d'Angola et les Cubains entrepris de rapatrier leurs troupes de ce pays. Enfin les Vietnamiens ont commencé à évacuer le Cambodge.
Dans la plupart de ces conflits ni les États-Unis ni l'URSS n'étaient engagés directement. En fait seule l'URSS l'était en Afghanistan. A fortiori donc nulle part les deux super-grands n'étaient dressés directement l'un contre l'autre. Et dans chacune des guerres qui viennent de trouver leur solution ou semblent en voie de le faire, on peut trouver les raisons propres à l'un ou à tous les belligérants qui les ont amenés à changer d'attitude, à renoncer à la lutte à outrance et à chercher un compromis.
Mais il est impossible que tous ces retraits de troupes, négociations, cessez-le-feu et traités de paix survenant dans le même temps soient dus à une simple coïncidence. Ce sont de toute évidence les conséquences du rapprochement entre l'URSS et les États-Unis, puisque c'est ainsi que les milieux diplomatiques ont baptisé les nouvelles relations qui se sont établies depuis quelque temps entre les deux super-puissances.
Ce rapprochement a été provoqué ouvertement par leur volonté de conclure des accords pour limiter la course aux armements qui les oppose, tel le traité sur l'élimination des fusées à portée intermédiaire en Europe signé en décembre 1987. Il est marqué par la volonté affichée d'accroître entre eux les échanges de toutes sortes. Mais il est dû aussi, il faut bien se rendre à l'évidence, à la volonté de mettre un terme aux conflits qui en Asie, en Afrique et Amérique, constituaient autant de points d'affrontement reconnus ou potentiels entre eux. Ils sont en passe d'y parvenir non seulement là où cela dépendait directement de l'un d'eux, en Afghanistan où l'engagement de l'armée soviétique ou au Nicaragua où les livraisons d'armes par les États-Unis étaient les éléments décisifs de la guerre, mais aussi dans des conflits qui en apparence échappaient complètement au contrôle de l'un comme de l'autre, comme la guerre entre l'Irak et l'Iran. Cela prouve qu'aujourd'hui tout conflit qui prend quelque importance à la fois contribue à façonner les relations des deux grands et dépend plus ou moins de celles-ci.
Officiellement, au cours des multiples rencontres entre leurs représentants, y compris entre Reagan et Gorbatchev eux-mêmes, qui ont eu lieu ces derniers temps, il n'a jamais été question que les États-Unis et l'URSS règlent le sort du reste du monde. Pourtant de multiples indices, qu'ils ne prennent même pas la peine de cacher, nous indiquent qu'accords ont bien été passés et collaborations établies entre eux à ce propos. Ainsi, ce sont leurs votes et prises de position en commun à l'ONU à propos du conflit Irak-Iran qui ont donné au Secrétaire général, Perez de Cuellar, agissant en quelque sorte comme leur mandataire, l'appui, les moyens et l'envergure pour régler enfin ce conflit. Ainsi lors des accords de Genève à propos de l'Afghanistan les États-Unis se sont engagés formellement à ne pas tirer profit du retrait des troupes soviétiques, à ne pas embarrasser l'URSS mais à l'aider au contraire à trouver un règlement. Ainsi encore avant chaque session le médiateur américain chargé de présider aux négociations engagées entre l'Afrique du Sud, l'Angola et Cuba allait ouvertement consulter un représentant soviétique.
Il n'est guère possible de douter que le rapprochement signifie bien aussi, sinon avant tout, volonté et accord des deux grandes puissances pour imposer un nouvel ordre au monde qui respecte leurs intérêts et les mette à l'abri de développements incontrôlés.
De la detente au rapprochement
Dans les années soixante-dix la tentative de remplacer la confrontation systématique par la collaboration entre les deux grands - les diplomates appelaient alors cela la détente - est venue à l'initiative des États-Unis à la suite de leur échec au Vietnam. Ils entendaient se donner ainsi certaines garanties que cet échec ne déclencherait pas de nouvelles difficultés à travers le monde et qu'ils pourraient s'en tirer sans plus de mal. En offrant à l'URSS, et aussi alors à la Chine, d'établir des relations sur des bases nouvelles, les États-Unis leur demandaient d'user de leur influence pour décourager tous ceux qui, en Asie ou dans le reste du monde, pourraient songer à secouer le joug ou simplement prendre du champ par rapport à la puissance américaine qui paraissait affaiblie. L'amitié et les bonnes relations entre l'URSS ou la Chine et les États-Unis étaient destinées à montrer, implicitement peut-être mais clairement, qu'il ne fallait pas que d'autres comptent sur l'aide de la Chine ou de l'URSS pour suivre l'exemple des Vietnamiens. D'une manière générale cela a, semble-t-il, marché quelque temps.
Pourtant à la fin des années soixante-dix les relations entre les deux grands se sont à nouveau détériorées et la détente a fait place à une nouvelle tension. De nouveaux régimes, nationalistes, s'étaient installés dans quelques pays, de l'Iran au Nicaragua en passant pas l'Ethiopie et l'Angola. Ces régimes cherchèrent à prendre quelque distance avec l'Occident et les États-Unis, ou encore ces derniers, tenant ces régimes a priori en suspicion, se montrèrent tout de suite hostiles et apportèrent leur appui aux opposants. Tout naturellement quelques-uns de ces régimes cherchèrent alors des appuis du côté de l'URSS ou de ses alliés. L'URSS, qui n'avait été pour rien dans l'instauration de ces nouveaux régimes ni dans leur attitude anti-américaine, mais qui n'avait aucune raison de repousser de nouveaux alliés, qui s'offraient accepta de leur procurer un soutien. Du coup à chaque fois un nouveau point de friction était créé avec les États-Unis. La détente a ainsi été mise en pièces, et a fait place à une série d'affrontements, jamais directs mais toujours par alliés interposés, du Cambodge au Nicaragua en passant par l'Afrique. Au rebours l'URSS ayant engagé directement ses troupes pour tenter de soutenir ses alliés en Afghanistan, les États-Unis, qui n'étaient pour rien non plus dans le développement de la rébellion afghane, ne pouvaient manquer de la soutenir puisqu'elle créait des difficultés à leur grand rival. C'était l'application du vieux principe selon lequel les ennemis de nos ennemis sont nos amis. C'est ainsi que États-Unis et URSS se retrouvèrent dans des camps opposés un peu partout, non par volonté délibérée de s'affronter mais parce que ne pas s'engager aurait été abandonner un allié potentiel, laisser le terrain au rival et en quelque sorte accepter de s'affaiblir soi-même par défaut.
L'initiative du rapprochement actuel est venue de l'URSS. Le poids économique et politique d'une course aux armements qui s'est accélérée, auquel il faut ajouter celui de la guerre en Afghanistan et sans doute celui du soutien militaire et financier aux alliés de par le monde, était de plus en plus lourd pour la société et l'économie soviétiques. En proposant de limiter cette course aux armements, de mettre fin à la guerre en Afghanistan mais aussi au Nicaragua, en Angola ou au Cambodge, d'établir de nouvelles relations plus amicales avec les États-Unis qui pourraient amener une certaine ouverture sur l'Occident, ses marchés, ses techniques et ses capitaux, Gorbatchev entendait trouver un remède aux difficultés d'où la société soviétique semblait ne pas pouvoir se sortir. Mais bien sûr, s'il y a rapprochement c'est qu'il ne tombait pas mal non plus pour les États-Unis et qu'il correspondait à leurs intérêts.
La course aux armements, en période de paix, sert d'abord les grands trusts capitalistes. Mais son ralentissement n'est pas sa fin, donc pas la fin des profits des trusts non plus. En revanche son accélération, en aggravant les tensions de la société américaine, l'approfondissement du gouffre de déficit du budget par exemple, pourrait créer ou amplifier des troubles dont ces trusts eux-mêmes se passeront bien volontiers. D'autre part, l'ouverture de l'URSS et de ses alliés aux marchandises ou aux capitaux américains et occidentaux a pu soulever l'espoir (sans doute fallacieux comme le fut celui soulevé par l'ouverture de la Chine il y a quelques années) que la relance tant cherchée de l'économie capitaliste plus ou moins stagnante depuis la crise de 1975 pourrait venir de ce côté.
Et puis, quels bénéfices les États-Unis tireraient-ils de la poursuite indéfinie d'un certain nombre de conflits ? Plus aucun d'évidence, si même ils l'ont jamais fait. Bien plus, la simple prolongation de certains, faisant courir le risque de les voir s'étendre encore, menaçait d'entraîner les États-Unis bien plus avant qu'ils ne le souhaitaient. L'engagement des marines au Liban terminé de si piteuse façon, la nécessité d'entretenir une flotte de guerre dans le Golfe Persique avec des risques de dérapage àtout moment, la poursuite même de la guerre au Nicaragua qui amenait à renforcer de plus en plus la présence de troupes américaines en Amérique Centrale, tout cela pouvait conduire à un engagement militaire direct dont les États-Unis, pour l'heure, ne veulent pas et n'ont nul besoin. A moins qu'il y ait volonté délibérée d'aller vers un affrontement plus large et plus direct avec l'URSS - mais l'impérialisme aujourd'hui n'a certainement pas fait le choix d'aller vers une guerre ou un risque de guerre - les États-Unis n'ont au fond ni raison ni intérêt à maintenir un état de tension avec l'URSS. Alors quand celle-ci propose elle-même d'y mettre fin, pourquoi ne pas essayer une autre politique ?
D'autant plus que la paix, dans les circonstances actuelles, ne peut que profiter en dernier ressort aux États-Unis. Débarrassés des contraintes de la guerre, c'est presque inéluctablement vers les États-Unis et le monde impérialiste que se tourneront à brève ou longue échéance ces gouvernements nationalistes, même hostiles aux États-Unis au départ ou alliés de l'URSS aujourd'hui. C'est ce que fait l'URSS elle-même pour tenter de sortir de ses difficultés économiques. Alors à plus forte raison des pays dans des difficultés encore bien plus grandes. Dans le cadre du monde actuel, et en l'absence de volonté de briser ce cadre, c'est-à-dire de volonté révolutionnaire prolétarienne, les États-Unis et l'impérialisme en général représentent la puissance vers qui tous finissent tôt ou tard par se retourner. Une preuve d'ailleurs : à peine les États-Unis viennent-ils de changer de politique en abandonnant les contras, que le régime nicaraguayen multiplie déjà les clins d'oeil et les appels pour rentrer en grâce et rétablir des liens avec la grande puissance ennemie, et donne des gages en prenant ses distances d'avec l'URSS et Cuba. Le régime sandiniste a déjà commencé à réduire la taille de son armée et de sa police comme le demandaient les États-Unis, à réduire aussi le nombre des conseillers cubains. Daniel Ortega lui-même dans un récent interview au magazine Time expliquait que « le moment n'est pas venu d'établir le socialisme » et que « le modèle pour le Nicaragua n'est pas dans les pays de l'Est ou à Cuba mais dans les pays scandinaves » , répétait que le secteur privé a un rôle à jouer et réaffirmait les garanties d'amnistie sans conditions à tous ceux qui ont pris le parti des contras et des États-Unis mais qui reviendront maintenant dans le pays.
Voilà donc les raisons qui ont amené le présent rapprochement. En URSS le nouveau cours a correspondu à l'accession au pouvoir d'un nouveau chef d'État, Gorbatchev, qui incarne ce nouveau cours. Mais les raisons de la nouvelle détente dépassent largement les questions de personnalité des dirigeants. Ainsi, aux États-Unis c'est le même chef d'État, Ronald Reagan, qui a incarné le refroidissement et le regain de tension du début des années 80 et le rapprochement de la deuxième moitié de ces années 80. C'est en tout cas la même administration, s'il est vrai que Reagan lui-même n'était qu'un pantin occupant le devant de la scène mais sans poids réel sur la politique du pays, qui a mené successivement les deux politiques opposées.
La nouvelle alliance contre qui ?
Le résultat en tout cas est visible. La tension a baissé un peu partout, même si la paix elle-même n'est vraiment venue qu'en quelques points (dans le Golfe avec l'armistice signé l'été dernier, au Nicaragua avec l'arrêt de l'offensive des contras lâchés par les États-Unis). De plus de multiples conflits « oubliés » se poursuivent, du Sri-Lanka à l'Erythrée, du Soudan au Pérou, sans que personne n'y prête attention, les deux grands s'en désintéressant semble-t-il, estimant sans doute que ces feux-là ne présentent pas de risques d'incendie.
Cela ne signifie donc pas que tous les conflits sont réglés, ni qu'ils vont l'être, ni qu'ils vont l'être vite. Même là où des négociations ont été amorcées, elles peuvent traîner en longueur ou ne pas aboutir.
D'abord les alliés des États-Unis ou de l'URSS, ceux qui font vraiment la guerre, ne sont pas tous de simples pantins entièrement dans les mains de leur protecteur et n'ayant d'autre choix que de lui obéir au doigt et à l'oeil. Il a suffit que Washington décide pour que les contras ne soient plus rien, peut-être ! Par contre, les États-Unis ne sont pas arrivés jusqu'ici à imposer à Israël une attitude ne serait-ce qu'un tout petit peu plus souple vis-à-vis de l'OLP, même après que celle-ci ait fait les pas qu'on exigeait d'elle et qu'Arafat eut reconnu pratiquement l'existence d'Israël. Israël existe indépendamment des États-Unis même si l'aide de ceux-ci lui est vitale. Il défend ses propres intérêts, pas seulement ceux de l'impérialisme américain. Celui-ci le sait si bien qu'il n'est certainement pas capable de couper les vivres à Israël, même quand ce dernier ne se range pas aux ordres. Quant aux rebelles afghans, les conseils ouverts et pressants que leur adressent les États-Unis ne les ont pas amenés à accepter la moindre négociation avec les Soviétiques ou le régime de Najibullah pour conclure un compromis et accepter un gouvernement de coalition avec les pro-soviétiques. Ils sont sans doute trop sûrs de tenir la victoire complète et n'entendent pas se la laisser voler. Eux aussi existent indépendamment des États-Unis, quelle que soit l'importance que l'aide américaine ait eu pour eux. Et on peut parier que l'URSS ne manipule pas davantage les Cubains ou les Vietnamiens et n'est pas plus capable de leur imposer les conditions qu'elle veut.
Les pressions que les deux grands peuvent faire, de concert ou pas, pèsent sans doute leur poids. Le ralentissement, pour ne pas parler de l'arrêt, d'une aide militaire ou financière oblige certainement n'importe quel allié à tenir compte des désirs du protecteur. Mais cela ne suffit pas pour que les combats cessent dans n'importe quelles conditions. Il faut encore trouver le compromis qui respecte certains intérêts des partis en présence. A moins d'être défait, aucun parti n'accepte de renoncer totalement, de se suicider pour les intérêts de la grande puissance protectrice.
Si États-Unis et URSS ont déjà pu trouver le compromis acceptable dans certains cas, il est évident que cela est moins facile que dans d'autres. Au Cambodge par exemple, les États-Unis ont aidé les Khmers Rouges par l'intermédiaire de la Chine, bien que ces Khmers Rouges aient été les adversaires acharnés des pro-américains. Mais ils étaient la force la plus importante à opposer aux Vietnamiens. Alors aujourd'hui les États-Unis en sont à tenter de faire pression sur la même Chine pour qu'elle fasse pression à son tour sur les Khmers Rouges. Car il est certain que les Vietnamiens, quelles que soient leurs propres raisons d'abandonner le Cambodge, ne sont pas prêts à le faire s'ils n'ont pas les garanties que les Khmers Rouges ne reviendront pas au pouvoir à Phnom Penh, à court ou à long terme. Et l'URSS elle-même n'y peut rien.
Au Moyen-Orient, avec un Liban déchiré, en proie à l'anarchie, sans une seule faction capable de s'imposer aux autres, et avec Israël qui estime que sa survie dépend de sa capacité à repousser tout compromis avec les Palestiniens, les efforts conjugués des États-Unis et de l'URSS pour trouver un règlement n'ont strictement rien donné de visible jusqu'ici.
Ce sont là quelques exemples qui montrent combien le rapprochement reste toujours fragile. Il ne dépend pas forcément de la volonté des États-Unis et de l'URSS que des conflits n'éclatent ou ne s'enveniment ici ou là. Et l'existence ou l'apparition de tels conflits peut suffire pour entraîner à nouveau les deux grands à se mesurer et s'affronter en s'y impliquant directement ou par alliés interposés. Ce sont des situations de ce type qui ont amené le gel de la détente à la fin des années 70. Sans parler, bien entendu, du cas où les États-Unis auraient des raisons propres et internes de reprendre un cours plus hostile à l'URSS, de relancer une nouvelle guerre froide, voire d'aller vers un affrontement et une guerre ouverte avec elle.
Pourtant les raisons ne manquent pas non plus, comme nous l'avons vu, pour que le rapprochement persiste un moment et même se fortifie, c'est-à-dire que la collaboration entre les deux grands s'intensifie pour veiller à ce que l'ordre ne soit pas troublé sur la planète et qu'aucun conflit intempestif n'éclate ou ne se développe. Alors, dans ce cas, tous ceux, quels qu'ils soient, qui voudront remettre en cause le statu quo auront la partie plus difficile et verront se dresser contre eux l'obstacle formidable constitué par l'alliance des deux grands menant une même politique plus ou moins coordonnée. Verrons-nous un de ces jours, pour écraser des mouvements subversifs, quels qu'ils soient, se constituer, sous le drapeau de l'ONU par exemple, des corps expéditionnaires soviéto-américains ou encore plus probablement mélangeant soldats cubains et argentins, voire sud-africains, ou encore israéliens et arabes, suivant la partie du monde où ils devront intervenir ? Nous n'en sommes certes pas là, mais une telle hypothèse qui paraît peut-être monstrueuse à certains aujourd'hui n'est pas impossible.
La rivalité entre l'URSS et les États-Unis a essentiellement profité à un certain type de mouvements révolutionnaires depuis quarante ans : les mouvements nationalistes misant sur la seule lutte armée et la constitution d'un appareil militaire, en liaison ou pas avec la lutte des masses, mais en tenant toujours celle-ci pour quantité négligeable. C'est ce type de mouvement qui a pu trouver l'aide d'un des deux grands, généralement l'URSS, dans les périodes où ils s'affrontaient et s'opposaient. L'aide dont il avait besoin était d'abord de l'ordre de l'armement ou des finances, c'est-à-dire le type d'aide qu'une grande puissance, même si elle n'a nulle intention d'aider une révolution, peut donner le plus facilement. Ce type de mouvement est déjà une garantie contre une vraie révolution, et de plus ce type d'aide est un moyen supplémentaire de contrôle pour celui qui l'octroie. Ce sont ces mouvements militaro-nationalistes qui peuvent le plus pâtir d'une sainte alliance soviéto-américaine, si non seulement ils ne peuvent plus jouer sur la rivalité des deux grands mais doivent faire face systématiquement à leur union pour les écraser dès qu'ils apparaissent.
En revanche cette nouvelle Sainte Alliance changerait moins de choses pour les mouvements révolutionnaires qui s'appuient d'abord et avant tout sur la conscience et les luttes des masses populaires, les véritables révolutions qui ne peuvent être de nos jours que prolétariennes. D'abord les deux super-puissances sont déjà depuis longtemps implicitement d'accord pour ne pas les tolérer, même quand elles ne sont d'accord sur rien d'autre. On a vu en pleine guerre froide les États-Unis laisser tranquillement l'URSS écraser la révolte hongroise qui avait une couleur trop prolétarienne.
Et puis l'histoire nous a justement montré que la coalition de toutes les super-puissances de l'époque n'a pu dans le passé ni empêché de telles révolutions ni en triompher. Ce fut le cas de la Révolution russe il y a soixante-dix ans que la coalition de toutes les puissances d'alors, États-Unis, Angleterre et France, ne put abattre. Ce fut aussi le cas de la Révolution française il y a deux cents ans, que la coalition de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie ne réussit pas davantage à écraser.
La coalition de l'URSS et des États-Unis ne serait pas forcément en meilleure position contre une véritable révolution communiste prolétarienne aujourd'hui. Mais il est vrai que ce n'est sans doute pas en vue d'une telle extrémité, un véritable bouleversement révolutionnaire ne semblant guère à l'ordre du jour, que les deux grands se rapprochent. C'est bien plus petitement pour faire respecter l'ordre du monde actuel, y compris contre les partisans de cet ordre mais qui ne tiendraient pas assez compte de tous les intérêts des deux seigneurs du monde.