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- Lutte de Classe n°38
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URSS - Maintien de l'Union et droit des peuples à disposer d'eux-mêmes
Les « oui » ont donc obtenu une nette majorité dans le référendum pour ou contre le maintien de l'Union, organisé en URSS le 17 mars dernier. Les résultats « préliminaires » - les seuls officiellement annoncés au moment où nous écrivons - indiquent une participation de 80 % à l'échelle de l'ensemble de l'Union, et de 76 % pour le maintien de l'URSS comme fédération d'États.
Derrière les chiffres d'ensemble, il y a cependant des disparités considérables. Entre républiques d'abord. Dans les cinq républiques d'Asie centrale, le « oui « l'a emporté avec des pourcentages dépassant les 90 % des votants. En Russie et en Ukraine, ces pourcentages sont respectivement 71 et 70 %, avec cependant tout juste la majorité dans les deux grandes villes de Moscou et de Léningrad. Dans les républiques baltes, en Géorgie, en Arménie ou en Moldavie, dont les dirigeants nationaux avaient refusé d'organiser le référendum sur leur territoire, seuls ont été donnés les nombres approximatifs des participants. Les pourcentages n'y auraient guère de signification, car la minorité qui est allée voter quand même, dans des bureaux de votes installés dans les casernes et dans des entreprises, y est allée en bravant les consignes de boycott de dirigeants séparatistes, donc, a priori, pour aller voter « oui ».
Ces résultats valent ce qu'ils valent. D'abord parce que, tout autant qu'un référendum, le vote était destiné par ses initiateurs à être un plébiscite en faveur de Gorbatchev. A défaut d'être parvenus à copier la démocratie des bourgeoisies riches et toutes leurs pratiques, les bureaucrates savent désormais faire usage du plébiscite. Ensuite, parce que les dirigeants nationalistes des six « républiques du refus », en s'opposant à ce que leurs propres peuples puissent se prononcer, n'ont pas permis que le vote donne au moins une image de l'opinion sur la question.
Gorbatchev interprète évidemment les résultats du référendum dans l'optique plébiscitaire qui fut la sienne. Eltsine, de son côté, interprète comme un succès politique personnel la majorité de « oui » obtenue en faveur de la question parallèle qui était posée dans la république russe et qui portait sur l'élection du président de la république russe au suffrage universel. Chacun s'en servira dans la rivalité qui oppose l'un à l'autre.
Malgré tous ces aspects, s'il y a une conclusion à tirer des résultats du référendum sur les sentiments de la population soviétique quant à la question qui lui a été posée, c'est que, dans sa grande majorité, elle est pour le maintien de l'Union, et contre l'éclatement de l'URSS.
Les raisons de l'éclatement
Mais la dislocation croissante de l'Union soviétique n'est pas une question de vote. C'est une situation de fait. Et elle vient d'un processus engagé d'en haut. Elle résulte de la libération des appétits de la bureaucratie elle-même. L'appareil d'État de l'Union soviétique se disloque en dernier ressort parce qu'il n'y a plus la main de fer d'un Staline, ou plus généralement, la dictature ouverte, pour protéger la bureaucratie contre le prolétariat surtout, mais aussi, contre elle-même, contre sa tendance à se constituer en fiefs, à défendre et à consolider ses privilèges.
En prenant le poste de secrétaire général, Gorbatchev a hérité de la place de ses prédécesseurs, mais pas, d'emblée, de leur pouvoir. En se heurtant à de grands dignitaires de la bureaucratie, il a choisi - ou les événements ont choisi pour lui - de porter la crise au sommet à la connaissance de la bureaucratie dans son ensemble. Il s'est soumis - ou plutôt, il s'est trouvé soumis - de fait, à son arbitrage. Il y a cherché des alliés et des soutiens. Ses adversaires en ont fait autant. Mais ce faisant, les uns et les autres ont contribué à déclencher une crise de pouvoir qui est loin d'être terminée.
Le propre de la bureaucratie, c'est qu'elle existe pour l'essentiel à travers l'appareil de l'État. Les oppositions d'intérêts, les rivalités entre bureaucrates devaient inévitablement entraîner des cassures dans l'appareil d'État.
Le souhait de ceux qu'on a appelés les « réformateurs » - ceux des représentants politiques de la bureaucratie qui expriment le plus ouvertement leur volonté d'en revenir au capitalisme - eût été que la stabilisation intervienne non pas sous la forme d'un retour à la dictature, mais sous la forme d'une démocratie plus ou moins parlementaire à l'occidentale. C'est-à-dire, un système qui laisserait plus ou moins libre cours aux débats et aux rivalités politiques, en les réglementant, en les canalisant dans le cadre d'institutions destinées à cela, mais qui laisserait l'appareil d'État à l'abri de ces débats et de ces rivalités.
Ce système est, en effet, parfaitement rôdé dans quelques grands pays impérialistes d'Occident, où les rivalités entre camps politiques ou à l'intérieur des camps politiques, ont rarement des répercussions sur le fonctionnement et, à plus forte raison, sur l'unité de l'appareil d'État, de l'administration, de l'armée, de la police (sauf dans des périodes de crises graves, justement).
Mais si la bureaucratie a, dans une certaine mesure, réussi la première partie du programme, en transformant le Soviet suprême en une sorte de Parlement central et les Soviets des républiques, en autant de parlements nationaux - sans même parler d'une multitude d'organisations intermédiaires au niveau des régions, des municipalités - ce fut au détriment de la cohésion de l'appareil d'État lui-même. Il y a bien des parlements et plus encore, des parlementaires, aussi écoeurants qu'en Occident. Mais ils bavardent à vide. L'appareil exécutif ne suit pas. Il se disloque.
Ce qui fut, dans le passé, les rouages intermédiaires de l'appareil d'État, devient des centres de pouvoir, objets de luttes entre clans bureaucratiques et points d'appui pour le clan qui en aura conquis le contrôle contre le pouvoir central.
La rivalité entre Gorbatchev et Eltsine par exemple, pourrait avoir bien des parentés avec la rivalité Mitterrand-Giscard à certaines époques, voire Chirac-Giscard ou Mitterrand-Rocard à d'autres, avec leurs coups bas et leurs manoeuvres. A ceci près que les secondes se déroulent dans le cadre d'institutions solidement établies, faites pour cela. En URSS, où une fraction de la bureaucratie en est seulement à pousser à ce que ces institutions émergent, les rivalités façonnent ces institutions. Au lieu d'en faire des instruments - ou les accessoires - du bon fonctionnement du pouvoir central, elles en font les instruments de son affaiblissement.
Lorsque Eltsine propose l'élection d'un président de la république pour la Russie, et qu'il obtient une majorité sur ce point, il fait un « bon coup » contre Gorbatchev. Mais ce poste de président pour la seule Russie, de surcroît élu, représente un affaiblissement du président de l'Union, de surcroît non-élu.
Une bonne partie de la bureaucratie qui aspire à consolider ses privilèges en rétablissant la propriété privée, aspire en même temps à une sorte de régime démocratique bourgeois. Certains de ses dirigeants lui ont affirmé que cela est possible. Mais à la dictature de la bureaucratie succède pour l'instant l'anarchie bureaucratique, et la consolidation d'un régime plus ou moins parlementaire apparaît de plus en plus problématique, même aux dires de ceux qui prétendaient s'en être faits les artisans.
Crise du pouvoir et problèmes nationaux
La désagrégation de fait de l'Union entre ses composantes nationales est sans doute l'aspect le plus visible et le plus lourd de conséquences de la décomposition de l'appareil d'État de la bureaucratie. Ce fut même, chronologiquement, le premier à éclater au grand jour. Pas pour rien.
Pour des raisons qui tiennent aux rivalités au sommet, parce que c'est précisément aux grands dignitaires des républiques - un Kounaïev au Kazakhstan, un Aliev en Azerbaïdjan, un Rachidov en Ouzbékistan, un Chtcherbitski en Ukraine - que Gorbatchev s'est heurté dans sa volonté de consolider son pouvoir. Ces hauts bureaucrates, à la tête de leur république depuis de longues années, en ont fait, sous le ronronnement de la dictature brejnévienne, des fiefs où ils faisaient la pluie et le beau temps. Ils étaient les grands maîtres des nominations des bureaucrates des différents niveaux de « leur » république. Ils en contrôlaient la police et la justice. Ils ont tissé des liens avec les principaux profiteurs de l'économie de l'ombre, sortes de bourgeoisies nationales souterraines en gestation.
Pour des raisons qui tiennent, aussi, aux sentiments des populations, parce que la dictature stalinienne a engendré suffisamment de mécontentements, de frustrations, de sentiments d'oppression nationale, pour que les dignitaires nationaux de la bureaucratie puissent trouver de l'appui dans leur population en misant sur le nationalisme.
Les rivalités ouvertes au sein de la bureaucratie ont en tout cas libéré toutes sortes de forces politiques dans les républiques périphériques - comme en Russie d'ailleurs - qui vont des vaguement démocratiques aux plus réactionnaires, des chauvins aux cléricaux. Elles postulent toutes à canaliser pour leur propre compte les sentiments nationaux, contre les Russes mais aussi, souvent - et parfois, surtout - contre le peuple d'à côté, voire contre les minorités nationales de leur propre région ethnique. Ce faisant, elles les attisent et, surtout, elles donnent aux sentiments d'hostilité des populations concernées contre le pouvoir central, un sens nationaliste.
Les quinze républiques de l'Union - car la Russie n'a pas été la dernière à le faire - ont proclamé leur souveraineté. Quelques-unes même leur indépendance. Phénomène plus récent, à l'intérieur même de ces républiques, de nombreuses nationalités - Abkhazes, Adjars, Gagaouzes, Tatars de Kazan, Caréliens, Yakoutes, Komis, Bouriates, etc. - se sont érigées en régions autonomes, revendiquent le statut de république fédérée à part entière ou leur détachement qui de la république moldave, qui de la Géorgie, qui enfin de cette république russe qui est, à elle seule, une véritable mosaïque de peuples.
Sous la fiction juridique du maintien de l'Union - fiction que les dirigeants des républiques baltes ou géorgienne ne reconnaissent même plus - nombre de ces républiques ont officiellement transformé leur police en police nationale et créé des milices nationales armées. Gorbatchev les a officiellement interdites il y a quelques mois, mais en dehors de quelques gestes spectaculaires de désarmement dans les républiques baltes, il a été incapable de faire exécuter cette interdiction. En Géorgie, en Arménie, en Azerbaïdjan, l'Armée soviétique coexiste avec des milices nationales. Entre le pouvoir central et les pouvoirs dans les républiques, se déroule depuis plusieurs mois une véritable « guerre des lois », chaque niveau de pouvoir prétendant détenir contre l'autre la légitimité.
Sous Staline et ses successeurs immédiats, la notion de « Fédération » était une fiction, tant le pouvoir était centralisé à Moscou et tant les institutions dirigeantes des républiques n'avaient pour ainsi dire aucun pouvoir réel - sauf à soigner un mièvre nationalisme culturel. Au travers de subtils et imperceptibles changements sous Brejnev, la fiction a, en quelque sorte, changé de camp. Derrière celle d'un pouvoir central qui contrôlait tout, se consolidaient des pouvoirs au niveau des républiques.
La péréstroïka a officialisé et accéléré l'évolution. Les dirigeants de la bureaucratie en sont encore à discuter et à se diviser sur la question de savoir comment réformer l'ancienne constitution de l'Union ; et certains d'entre eux, à évoquer l'exemple des démocraties impérialistes à structures fédérales. Mais ils ont été, depuis longtemps, dépassés par l'évolution des choses. La situation de fait instaurée entre républiques est aux antipodes de la stabilité et de l'unité étatique des États-Unis, de la Suisse ou de la République fédérale allemande. On imagine difficilement un ou plusieurs États des États-Unis d'Amérique proclamer leur indépendance, donc leur sécession - cela a suffi une fois, au siècle dernier... - ou encore, les milices de la Bavière narguer l'armée de la République fédérale allemande...
Il y a un autre aspect de cette désagrégation, qui est plus lourd de conséquences pour la population. Il tient à l'originalité de l'Union soviétique en tant que grand État sans propriété privée des moyens de production, avec son industrie nationalisée et dont l'économie est régulée par un plan unique à l'échelle de l'ensemble de l'Union.
La désagrégation politique est en train de faire imploser l'économie planifiée. Les dirigeants de plusieurs républiques ont déclaré leur volonté de réorienter leur économie en fonction des besoins locaux, refusant de faire face à leurs obligations par rapport au plan central. Il y a une part de geste politique dans ces déclarations comme dans les déclarations symétriques de Gorbatchev exigeant que les républiques en général, comme les entreprises en particulier, respectent les prescriptions du plan. Gorbatchev n'a pas les moyens de faire exécuter ses ordres. Dans le contexte du conflit entre autorités centrales et autorités locales, les entreprises ont de plus en plus tendance à se rendre autonomes et à chercher clients et fournisseurs non pas là où le plan le leur demande, mais là où ça leur rapporte. La désagrégation de l'Union, sur le plan économique, est une des raisons essentielles du recul de la production et de l'écroulement de la distribution.
Les racines de la crise
La crise de pouvoir de la bureaucratie a été le facteur déclenchant du réveil des problèmes nationaux qui menacent l'Union soviétique de désagrégation. Mais ce réveil a des racines plus profondes.
Prenant position sur la question ukrainienne dans sa brochure « L'indépendance de l'Ukraine et les brouillons sectaires », Trotsky porta l'appréciation suivante sur la structure fédérale de l'Union soviétique :
« La structure fédérale de la république soviétique constitue un compromis entre les exigences centralistes de l'économie planifiée et les exigences décentralisatrices du développement des nations opprimées dans le passé. Ayant construit un État ouvrier sur le compromis d'une fédération, le parti bolchevik a inscrit dans la constitution le droit des nations à la séparation complète indiquant par là qu'il ne considérait pas du tout la question nationale comme réglée une fois pour toutes. » puis, il ajouta : « ...en dépit du pas en avant gigantesque réalisé par la révolution d'Octobre dans le domaine des rapports nationaux, la révolution prolétarienne, isolée dans un pays arriéré, s'est révélée incapable de résoudre la question nationale, particulièrement la question ukrainienne, qui a par essence un caractère international. La réaction thermidorienne, couronnée par la bureaucratie bonapartiste, a rejeté les masses laborieuses très en arrière dans le domaine national également. »
Le « pas en avant gigantesque » n'est pas une simple clause de style de la part de Trotsky.
Il ne s'agit pas simplement des acquis de cette période - bien courte, en réalité - où le gouvernement soviétique, encore révolutionnaire, prit fait et cause pour le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » et où, grâce à la Révolution, des peuples jusque-là toujours opprimés, voire ignorés en tant que nationalités distinctes, accédèrent à l'existence nationale. Il ne s'agit pas simplement des efforts du gouvernement soviétique à ses débuts pour doter non seulement d'écoles, mais même d'écriture des peuples qui, jusque-là, n'en avaient pas.
Il s'agit du fait qu'en intégrant dans l'Union soviétique des peuples dont certains étaient déjà « sous-développés » par la pénétration capitaliste, dont d'autres en étaient encore à une forme primitive de l'économie de marché et d'autres encore seulement à des formes économiques archaïques, la révolution les a intégrés dans les nouvelles structures économiques que le prolétariat était en train de créer : celles d'une économie sans propriété privée des moyens de production et planifiée.
Si l'unité de cet ensemble ethniquement et nationalement aussi bigarré que l'Union soviétique a tenu jusqu'à présent, malgré la dictature stalinienne - qui en elle-même n'aurait pas suffi pour maintenir ensemble les peuples divers de l'Union - c'est parce que l'appartenance à un ensemble territorial vaste, où l'économie n'obéissait pas aux règles du jeu capitaliste, en tout cas pas aux plus nuisibles, mais à la planification, a permis à certaines régions des plus pauvres et des plus arriérées de l'Union soviétique, souvent parmi les plus arriérées de la planète, d'accéder à une certaine industrialisation, à une urbanisation, à un certain niveau de culture et d'éducation. Il faut rappeler que si, jusqu'à la fin des années soixante, l'économie soviétique planifiée a connu le plus fort taux de progression de toutes les économies, ce furent précisément les républiques périphériques les plus pauvres, celles d'Asie centrale, qui, entre les deux guerres, connurent le taux de développement le plus élevé à l'intérieur même de l'Union soviétique.
Le développement économique rapide de l'entre-deux-guerres fut, pour les républiques d'Asie centrale en tout cas, un facteur d'intégration bien plus puissant que toutes les pétitions de principe.
Même dans les régions occidentales de l'Union soviétique elles-mêmes, plus développées au départ qu'une grande partie de la Russie, l'appartenance à un ensemble économique immense et planifié a ouvert des perspectives de développement qu'elles n'auraient pas eues autrement.
Tout cela fait partie des acquis de la révolution prolétarienne de 1917.
Mais ce développement lui-même avait des limites étroites dans le cadre d'un seul pays resté isolé où la classe ouvrière a été très rapidement écartée du pouvoir par la bureaucratie parasite. Comme le rappela Trotsky dans le texte déjà cité, et parlant de l'Ukraine : « ...il est impossible d'oublier que le pillage et le règne arbitraire de la bureaucratie constituent une partie importante du plan économique en vigueur et font peser sur l'Ukraine un lourd fardeau » .
Montée des nationalismes
Constatant en son temps déjà que les tendances nationales centrifuges existant dans certaines républiques reposaient sur les aspirations légitimes des masses à être maîtresses de leur destinée, y compris nationale, Trotsky affirmait que ces tendances « ...peuvent couler soit dans les canaux de la réaction, soit dans ceux de la révolution » .
Parlant dans le contexte de la guerre qui approchait, il exprima la crainte, à propos de l'Ukraine, que « la haine des masses pour la clique dirigeante peut conduire à l'écroulement de toutes les conquêtes sociales d'Octobre ».
L'histoire a pris un autre cours durant la guerre. La bureaucratie a prolongé son existence jusqu'à nos jours en tant que telle dans le cadre d'une Union soviétique territorialement élargie encore après la guerre et avec une économie planifiée à cette échelle.
Mais aujourd'hui, à peine les tentatives des sommets politiques de la bureaucratie de rétablir le capitalisme sont-elles engagées que, en l'absence d'un parti incarnant les intérêts du prolétariat, les tendances nationales, là où elles s'expriment, « coulent dans les canaux de la réaction ».
Le rétablissement du capitalisme, à supposer qu'il se produise, menace de prendre la forme concrète d'un morcellement du pays en entités plus ou moins hostiles les unes aux autres.
Le processus est loin d'être arrivé à son terme. Et ce n'est sûrement pas le référendum qui l'arrêtera, bien que ce dernier ait indiqué, de la façon faussée propre aux référendums-plébiscites, que la majorité de la population de l'Union soviétique, y compris dans la majorité des républiques non-russes, tient plutôt à l'Union et ne verrait pas avec plaisir le rétablissement des passeports, des douanes et des postes frontières là où il n'y en avait pas.
Peut-être la bureaucratie parviendra-t-elle à bloquer le processus, voire, dans une certaine mesure, à le faire régresser. Mais elle ne pourra le faire qu'au travers d'un retour à la dictature, militaire ou pas, foulant aux pieds la liberté des peuples comme d'ailleurs bien d'autres libertés. Peut-être le processus n'ira-t-il pas jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à l'éclatement de l'URSS actuelle en une dizaine, voire plus, d'États indépendants, simplement parce que l'Union soviétique survivra, amputée peut-être seulement de certaines de ses parties, dans un état d'anarchie aggravée, avec des républiques en autonomie de fait derrière une fiction d'unité, livrées aux manoeuvres des puissances impérialistes. L'histoire a connu d'autres situations de ce genre.
Par leur tentative de consolider les privilèges de la bureaucratie en rétablissant le capitalisme, les sommets politiques de la caste privilégiée mènent l'Union soviétique tout droit vers la catastrophe économique et la décadence politique.
Les masses travailleuses payent déjà cher, par le manque d'approvisionnement comme par la cherté des prix - les hausses de prix annoncées pour le 2 avril seront catastrophiques pour les familles ouvrières - , l'affaissement de l'économie planifiée. L'éclatement complet de cette économie et la déchirure des liens économiques qui existent entre républiques, entre régions, représenteraient un recul considérable des forces productives.
Il n'est même pas dit que les populations y gagnent sur le plan des libertés. Le retour à la dictature reste une menace réelle. Mais les équipes nationalistes - issues des rangs du PCUS lui-même ou pas - qui exercent localement le pouvoir ne brillent pas par leur démocratisme et encore moins par le respect du droit des peuples, en particulier des minorités nationales qui vivent sur leur sol.
Les pogromes en Azerbaïdjan contre les Arméniens n'ont pas été un événement accidentel. Les milices nationalistes géorgiennes qui prétendent se battre au nom du droit - légitime - du peuple géorgien à disposer de lui-même font « des cartons » sur des femmes et des enfants ossètes. Les Gagaouzes de Moldavie ont toutes les raisons de craindre d'être balayés par le nationalisme roumain en Moldavie.
Les régions de l'actuelle Union soviétique, devenues plus ou moins indépendantes, qui seraient tentées de trouver une solution à la déconfiture croissante de l'économie planifiée en se tournant vers l'Occident impérialiste, ne pourraient y trouver que des déceptions encore plus graves. L'impérialisme, en particulier américain, fort prudent jusqu'à présent devant le processus d'éclatement de l'Union soviétique, pourrait dans l'avenir ne plus dédaigner une Estonie, une Lituanie ou encore une Géorgie devenues autonomes ou indépendantes. Mais il les considérera comme des proies. La façon dont le retour complet vers l'Occident se passe dans les ex-Démocraties Populaires, est une leçon à méditer pour tous les peuples de l'Union soviétique.
Pour ces peuples en général, et pour leurs classes travailleuses en particulier, l'impérialisme n'apportera point de salut.
Une politique pour le prolétariat
Toutes les questions graves qui se posent devant la société soviétique sont liées, en particulier celles concernant l'avenir du système économique et l'avenir de l'Union soviétique. Que la bureaucratie parvienne à pousser jusqu'au bout sa contre-révolution sociale ou que, effrayée par ses conséquences et si elle en a les moyens, elle la bloque en chemin, elle mènera de toute façon l'URSS à la ruine.
Un parti ouvrier révolutionnaire, s'il surgissait dans les bouleversements actuels, devrait proposer au prolétariat soviétique un programme répondant aussi aux sentiments nationaux des masses, là où ces sentiments nationaux se font jour.
Dans la tentative de contre-révolution engagée, c'est évidemment la défense des formes collectives de la propriété contre le rétablissement de la propriété privée, et la défense de l'industrie étatique et de l'économie planifiée contre le retour à l'économie capitaliste qu'un tel parti devrait mettre en tête de son programme.
Mais il devrait aussi prendre position, au nom du prolétariat, pour le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, jusqu'à et y compris l'indépendance.
Dans un autre contexte, marqué par la guerre entre puissances impérialistes pour la domination de l'Europe, Trotsky proposait aux communistes révolutionnaires le mot d'ordre : « Pour une Ukraine soviétique, ouvrière et paysanne unie, libre et indépendante » . Dans son esprit, ce mot d'ordre - et la politique qu'il supposait de la part d'un parti communiste révolutionnaire - était destiné à s'opposer aussi bien à l'oppression du pouvoir central de la bureaucratie qu'aux nationalistes réactionnaires décidés à canaliser pour leur compte les sentiments nationaux légitimes du peuple ukrainien, comme aux manigances de l'impérialisme.
Cette démarche garde aujourd'hui encore sa valeur. Il n'est pas question qu'un parti ouvrier révolutionnaire, engagé dans le combat pour empêcher le retour de la bourgeoisie par le renversement de la bureaucratie, cautionne le moins du monde les nationalistes bourgeois. Aux masses travailleuses des peuples qui trouvent l'appartenance à l'Union soviétique trop pesante, il proposerait de prendre en main elles-mêmes leur destinée nationale et de ne la laisser ni aux bureaucrates nationaux, ni à la bourgeoisie nationale ou internationale, représentée par les courants nationalistes.
Il défendrait l'économie planifiée à l'échelle de l'Union soviétique, infiniment préférable du point de vue des intérêts du prolétariat au morcellement préparé par les forces nationalistes (en attendant que, avec une nouvelle montée de la révolution prolétarienne, l'économie planifiée soviétique elle-même puisse s'intégrer dans une entité plus vaste).
Mais il ne ferait pas des frontières politiques actuelles de l'URSS une vérité placée au-dessus des sentiments réels des masses des régions qui se sentent opprimées. D'autant moins qu'en réalité, les principes de la planification à une vaste échelle et ceux du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, ne sont contradictoires que sous le règne de la bureaucratie, et précisément parce que - pour paraphraser l'expression de Trotsky - la bureaucratie camoufle depuis longtemps sous la planification centralisée, ses vols, ses pillages, ses propres détournements de caste privilégiée.
Dirigées par des partis représentant les intérêts des masses laborieuses - et non pas d'une clique de bureaucrates ou de bourgeois - même une Estonie ou une Géorgie politiquement indépendantes pourraient trouver la voie d'une coopération économique poussée, avec une Union soviétique débarrassée de la bureaucratie, concrétisée par une planification librement consentie à l'échelle de l'ensemble. Plus généralement, même et surtout pour les peuples souhaitant rester dans le cadre de l'Union, il n'est nullement contradictoire de pouvoir profiter des avantages d'une grande économie centralisée, planifiée, et en même temps, de disposer de la pleine et entière liberté de gérer leurs propres affaires.
Les relations démocratiques que cela demande sont évidemment inconcevables sous la domination de la bureaucratie.
La perspective dont le prolétariat est le porteur, est en tout cas la seule véritable alternative à l'éclatement de l'URSS et à la transformation de certaines de ses composantes actuelles, voire de toutes, en semi-colonies de l'impérialisme.
23 mars 1991