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URSS : La classe ouvrière face à Gorbatchev
L'annonce par Les Nouvelles de Moscou d'une grève de chauffeurs d'autobus ayant paralysé en septembre dernier la ville de Tchekhov, près de Moscou, constitue un événement. Cette information montre comme une évidence qu'il se produit des grèves en URSS et, un mois plus tard, le même journal publiait un nouvel article sur une autre grève, celle des ouvriers d'une usine d'assemblage d'autobus, à Likino, dans la banlieue de la capitale.
En effet, derrière l'apparente absence de luttes de la classe ouvrière soviétique - apparence entretenue par un régime où les informations ne doivent ni circuler, ni filtrer à l'étranger - , il se produit des conflits sociaux. Si on décide maintenant de reconnaître publiquement ces grèves, c'est peut-être pour banaliser la chose ; pour montrer que le régime peut vivre avec des grèves, si grèves il y a. Juste après celle de Tchekhov, dans un discours présenté comme s'adressant aux travailleurs mais destiné plus sûrement aux bureaucrates, Gorbatchev a d'ailleurs annoncé qu'il fallait s'attendre à « deux années difficiles » . Façon sans doute de prévenir les dirigeants des « difficultés » que les travailleurs risquent de leur poser dans l'application de la « perestroïka » .
L'expérience de la bureaucratie... et celle des travailleurs
Gorbatchev a bien sûr en mémoire la résistance, sourde et même parfois ouverte, opposée dans le passé par les travailleurs aux différentes tentatives de « réforme » de ses prédécesseurs quand elles se traduisaient par une intensification des pressions sur la classe ouvière. La réforme khrouchtchévienne des prix (aboutissant au doublement du prix des denrées de base) et des salaires (ceux-ci étant au rendement et baissant du fait d'un relèvement généralisé des normes) n'avait-elle pas, en 1962, provoqué des grèves dans au moins une quinzaine de grandes villes ? A Novotcherkask, où des milliers de travailleurs affrontèrent la milice, les troupes du KGB (la police politique) noyèrent dans le sang une émeute qui s'était étendue à toute la population. Mais la crainte éprouvée alors par la bureaucratie fut telle qu'elle fit marche arrière, annulant le relèvement des prix et des normes, et l'on constata, après la chute de Khrouchtchev, que Brejnev et Kossyguine ne relancèrent certaines « réformes » économiques qu'avec la plus grande circonspection et que de 1964 à 1969 ils bloquèrent les prix sans s'opposer au relèvement de fait des salaires. Il semble même que lorsque la nouvelle équipe recommença à faire pression sur les salaires (en relevant les normes de production), cela ait accru les tensions dans les entreprises, provoquant des grèves dont certaines sont connues : à l'usine hydro-électrique de Vychgorod, près de Kiev ; dans celle d'armement de Gorki ; à l'usine de caoutchouc de Sverdlovsk en 1969 ; à Vladimir en 1970 ; en 1971 à l'usine Kirov (la plus grande usine d'équipements du pays) de Kopeïske et dans plusieurs autres villes au début des années soixante-dix.
Cela se solda, en particulier dans les localités reculées, par l'arrestation de grévistes, la déportation ou la « disparition » de travailleurs identifiés comme « meneurs » par le KGB. Là où le mouvement avait pris un caractère explosif, la milice ou l'armée réprimèrent férocement, comme lors de la grève de milliers d'ouvriers du centre industriel ukrainien de Dniepropetrovsk, en septembre 1972. Mais dans d'autres cas, les autorités préférèrent jeter du lest tant qu'il en était encore temps pour elles, afin d'éviter de prendre le risque que le mouvement s'étende. En février 1973, quand une grève éclata dans la plus grande usine de Vitebsk, en Russie occidentale, c'est, dit-on, le KGB lui-même qui força la direction à relever les salaires. De même à Togliatti, un grand centre à l'est de Moscou, quand, en août 1979, les conducteurs d'autobus se mirent en grève pour leurs salaires. Le fait que la grève risquait de s'étendre aux milliers d'ouvriers d'une usine automobile voisine et qu'elle se déroulait au vu et au su de toute la population incita les autorités à céder promptement.
Le poids de la terreur stalinienne
Depuis bien longtemps, c'est un fait, la classe ouvrière soviétique n'a pas mené de luttes de grande envergure. Pour toute une période qui débuta avec la fin des années vingt, les raisons de cette situation sont évidentes : le prolétariat russe était épuisé par la révolution et la guerre civile, son avant-garde avait été décimée, puis, les espoirs de voir d'autres révolutions prolétariennes triompher s'étant éloignés, s'en suivirent une profonde démoralisation et une réaction politique et sociale dont l'un des aspects fut l'arrivée au pouvoir de la bureaucratie. Pour imposer sa domination et asseoir ses privilèges, celle-ci livra une véritable guerre civile à toute la population : les arrestations quotidiennes, les déportations, les camps, les exécutions firent des millions de victimes. Dans les usines, toute organisation indépendante du prolétariat fut détruite et la classe ouvière fut soumise à un contrôle de tous les instants, embrigadée, contrainte au travail forcé pour construire le « socialisme dans un seul pays ».
La Seconde Guerre mondiale remplaça cet embrigadement par un autre, sous la bannière cette fois de la défense de la patrie. D'une certaine façon, l'intervention militaire de l'Allemagne renforça le régime : les exterminations systématiques perpétrées par les nazis en substituant à la terreur stalinienne une terreur plus grande encore ne laissèrent d'autre choix à la population que de soutenir le régime malgré vingt années de dictature.
Après la guerre et surtout la mort de Staline, quelques mouvements se produisirent : il y eut des révoltes dans les camps, notamment à Vorkhouta en 1953 et, en 1956, des meetings d'usine où des dignitaires du Kremlin tentant de se refaire une virginité en dénonçant le « culte de la personnalité », se firent conspuer par des ouvriers et traiter de « nouveaux riches ». Mais il ne se produisit aucun mouvement d'une ampleur comparable, par exemple, à celle des révoltes populaires et ouvières qui éclatèrent alors en Europe centrale.
Une stabilité qui n'est pas faite que d'immobilisme
Depuis cette époque, aucune fraction de la classe ouvière mondiale n'a mené de luttes de grande envergure et le prolétariat soviétique ne constitue pas une exception. Cela tient sans doute au fait que la prospérité que connut alors l'économie mondiale a assuré à nombre de pays industrialisés, dont l'URSS, une relative paix sociale. En URSS, la dictature se maintint sous une forme « assouplie » - la terreur quotidienne de la période stalinienne ayant disparu - mais avec assez de force pour que les faits, les courants politiques et sociaux, ne pouvant pas apparaître au grand jour, semblent en être absents.
Durant une période qui coïncide avec les vingt années de brejnevisme, la bureaucratie, comme toute la société soviétique, connut une relative stabilité. Elle n'eut à faire face à aucune grande crise sociale ni même à des mouvements nationaux ou autres, tels ceux qui secouèrent et parfois renversèrent bien des dictatures du Tiers-Monde. Ne se trouvant contestée ouvertement par aucune fraction de la société, la bureaucratie put même apparaître comme s'appuyant sur un consensus relativement large. Même la dissidence des années soixante-dix resta un phénomène étroit n'englobant qu'une poignée d'hommes et de femmes, courageux mais isolés, y compris par rapport à l'intelligentsia dont la plupart faisaient partie.
Cette absence de contestation visible du régime tenait aussi au fait que pendant longtemps - certes en partant d'extrêmement bas et pour atteindre un point restant encore bien peu élevé - , le niveau de vie des travailleurs avait lentement progressé, et que cela fut ressenti comme une amélioration de leur sort par ces millions de prolétaires provenant de campagnes arriérées et misérables qui formèrent alors la nouvelle classe ouvière soviétique.
Cette lente amélioration du niveau de vie a été due au moins autant à des causes externes - la croissance internationale de l'économie - qu'à des raisons propres à l'URSS. Pour remplir les objectifs de production fixés par les « planificateurs » du Kremlin, les directions des entreprises se trouvant de façon chronique à court de main d'oeuvre, la classe ouvrière s'est trouvée dans une relative situation de force - grâce au plein emploi et à la concurrence de fait entre les entreprises - pour imposer une amélioration de son niveau de vie. Cela s'est fait certes individuellement, mais à grande échelle, et pendant plusieurs décennies, où, estime-t-on, chaque année entre un quart et un tiers des travailleurs quittaient leur entreprise parce qu'ailleurs, pour les attirer, on leur proposait de meilleurs salaires.
Une « perestroika » dont Gorbatchev entend faire porter le poids aux travailleurs
Sous l'effet de pressions externes, le contexte des relations entre le bureaucratie et la classe ouvrière s'est de nouveau modifié.
La crise mondiale de l'économie capitaliste dont la bureaucratie prétend s'être isolée ne l'épargne pas. Dans cette situation, la bureaucratie réagit comme la bourgeoisie des pays sous-développés : elle répercute les pressions qu'elle subit sur ceux qui se trouvent socialement en-dessous d'elle afin de récupérer sur leur dos ce qu'elle perd par ailleurs. Dans le cadre d'une « société minée par des phénomènes de crise », pour reprendre une expression de Gorbatchev, où il s'agit de redistribuer les parts d'un revenu national qui diminue, les sommets de la bureaucratie ont donc décidé de réduire la part de la classe ouvrière. Un choix qui ne date pas de Gorbatchev : les diatribes d'Andropov contre les « tire-au-flanc, les fainéants » (c'était aux ouvriers de l'usine Ordjonikidzé qu'il s'adressait ainsi, en janvier 1983 !), avaient déjà donné le ton. Et on ne compte plus désormais les discours dans lesquels l'actuel numéro 1 du Kremlin affirme qu' « il faut travailler davantage ».
Mais la bureaucratie ne se contente pas d'exhortations : depuis quatre ans, les attaques tombent en cascade sur les travailleurs. Partout on « dégraisse » les effectifs et l'on force les travailleurs « déplacés » à accepter n'importe quel emploi ; la loi sur les faillites d'entreprises ne prévoit de donner que trois mois d'indemnité aux licenciés pour raisons économiques ; sous prétexte de « lutte contre les méthodes bureaucratiques », la bureaucratie s'en prend aux travailleurs considérés comme en surnombre. A tel point que le responsable de ce rouage du régime qu'est le Conseil Central des Syndicats a dû récemment reconnaître que les travailleurs étaient « confrontés au chômage » ! Dans les usines, on cherche à « resserrer la discipline du travail » - un slogan lancé par Andropov - pour faire face à ce que la bureaucratie appelle « l'accélération du progrès technique », obligation a été faite aux directions d'instaurer partout le travail en équipes ; sous la prétention ridicule d'élever la qualité de la production au niveau des standards mondiaux, on fait la chasse aux rebuts et on fait sauter les primes pour manque de qualité. Comme, depuis la mise en place de la nouvelle grille de salaires, la part du salaire garanti (la part du salaire qui ne dépend pas des primes) n'est plus que d'environ 25 %, dans bien des cas la paye des travailleurs se trouve fortement réduite. Un peu partout, les normes de productivité ont été relevées et, pour éviter que, comme par le passé, les travailleurs coulent individuellement les cadences, on généralise le système des brigades. Ce système tend à inciter chaque travailleur à faire pression sur ses camarades puisque la paye de chacun dépend de la productivité de la brigade.
Comme quoi, si la fameuse « perestroïka » prétend représenter une relative libéralisation politique - qui reste à vérifier - , elle va aussi de pair avec un resserrement de la discipline dans les entreprises, des licenciements et une baisse du revenu ouvrier. Parallèlement la libération des prix va s'accompagner d'une hausse de ceux des produits de première nécessité, c'est-à-dire un abaissement du niveau de vie de tous les consommateurs appartenant aux classes populaires.
Les résultats obtenus ne correspondent pourtant pas toujours à ceux espérés par la bureaucratie : Gorbatchev a lui-même souligné « le manque d'enthousiasme » des travailleurs pour ses « réformes ». La presse parle de brigades où la production a stagné voire régressé, la solidarité ouvrière ayant été la plus forte. Dans des usines, l'augmentation des cadences et la suppression des primes a provoqué des grèves, comme à Tchekhov et à Likino, ou les autorités semblent avoir préféré prélever sur les fonds de compensation pour rétablir les payes plutôt que risquer l'extension des grèves.
Quelle marge de manoeuvre pour la bureaucratie ?
TOUT en prenant des mesures contre les travailleurs, la bureaucratie reste en effet très prudente. On en a eu un exemple, cet été, où l'annonce par la presse d'une prochaine suppression des subventions sur les denrées de base (triplement du prix du pain, doublement pour la viande) et de la libération du prix de nombreux services a suscité suffisamment d'inquiétude dans la population pour qu'un responsable du Kremlin juge nécessaire de devoir venir affirmer à la télévision que « la réforme des prix était à l'étude, mais qu'aucune décision n'avait été prise » .
L'État des bureaucrates ne procède certes pas de façon fondamentalement différente de celui des bourgeois quand il a à faire face à des difficultés économiques : c'est aux travailleurs et aux classes populaires qu'il s'en prend.
Mais dans ses attaques, l'État de la bureaucratie est dans une situation sensiblement différente de celle de la bourgeoisie.
A l'Ouest, ce sont des millions de capitalistes et de bourgeois grands et petits, privés, qui font pression chacun pour soi sur les travailleurs parce qu'ils savent que leurs profits dépendent de leur capacité individuelle à augmenter l'exploitation de « leurs » travailleurs.
En URSS, où n'existent plus de tels propriétaires privés, les choses se présentent de façon sensiblement différente : un directeur d'usine - dont le salaire et la position dépendent moins de la productivité qu'il obtient des travailleurs que de sa capacité à ne pas faire de vagues vis-à-vis de ses supérieurs - ne réagit pas comme un patron occidental.
L'État de l'URSS doit donc faire pression sur les étages intermédiaires de la bureaucratie, sur les directions d'entreprises pour que cette pression se répercute sur la classe ouvrière. Mais, parce que l'ensemble de l'économie se trouve étatisée, le gouvernement des bureaucrates peut aussi plus facilement moduler ses attaques contre la classe ouvrière en fonction des besoins et, bien sûr, des réactions éventuelles des travailleurs.
Un des prolétariats les plus nombreux et les plus concentrés du monde
La classe ouvrière soviétique est certes soumise à l'une des plus durables dictatures au monde. Mais son nombre, sa concentration exceptionnels font que, pour les mêmes raisons qui faisaient voir à Marx dans le prolétariat - indépendamment du régime politique auquel était soumise telle ou telle de ses fractions nationales - la force capable de changer toute la société, la classe ouvrière soviétique représente une force sociale considérable.
En URSS se trouve l'une des classes ouvrières les plus nombreuses, les plus puissantes au monde. Une classe dont le poids relatif dans la vie du pays n'a cessé de croître : si elle comptait 3 millions de membres dans les années vingt, elle représente aujourd'hui, avec 80 millions de travailleurs, dont 65 millions sont affectés à la production, près du tiers de toute la population, même si dans cette classe ouvrière, les bureaucrates sont un peu ignorés par les statistiques officielles. De plus, dans le cadre même du régime, de profondes modifications se sont produites au sein de la classe ouvrière : les générations d'ouvriers que la terreur stalinienne avait marquées dans leur chair et leur conscience ont passé. Les nouvelles générations, elles, n'ont pas connu la terreur et il se pourrait que bien des jeunes ouvriers qui ont été envoyés se battre en Afghanistan, loin d'en sortir brisés en conçoivent des raisons supplémentaires de haïr ce régime et de ne pas le craindre.
L'arriération, l'analphabétisme d'une classe ouvrière russe tout juste sortie du village et dont la mentalité était encore en partie paysanne, avaient fourni une des bases objectives du processus d'appropriation du pouvoir par la bureaucratie. Aujourd'hui - à la fois parce qu'une grande partie des jeunes ouvriers a terminé le lycée, voire l'université, mais aussi parce que des dizaines de milliers de techniciens, d'ingénieurs, faute d'emploi, ont dû aller travailler à l'atelier - , la classe ouvrière soviétique compte sans doute parmi les plus cultivées du monde.
Alors, bien sûr, cette classe ouvrière souffre toujours du manque de démocratie. Elle n'a pas la liberté de pouvoir discuter, confronter ses idées et encore moins de s'organiser, même syndicalement, pour défendre ses intérêts. Et si le régime cherche ainsi - et réussit pour l'instant - à l'atomiser en la privant des libertés démocratiques élémentaires, c'est qu'il sait qu'il aurait tout à craindre d'une classe ouvrière qui ne serait pas seulement concentrée physiquement, mais serait dotée d'une conscience collective - une classe dont les millions de membres se sentiraient reliés les uns aux autres par des militants, des organisations prolétariennes qui sauraient éveiller ces millions de prolétaires à la conscience de leur force. Dans une telle perspective, tout comme à l'époque de la révolution, le fait que les plus grandes usines du monde d'alors se soient trouvées en Russie avait joué un rôle dans l'essor du mouvement ouvrier, aujourd'hui, la classe ouvrière soviétique dispose d'un atout considérable du fait de sa concentration dans les gigantesques entreprises industrielles que l'industrie étatisée a fait naître dans tout le pays.
Quand le mouvement ouvrier renaîtra en URSS, ce ne sera pas dans de petites entreprises dispersées - il n'en existe pratiquement pas - , mais d'emblée dans des usines dont chacune compte souvent plusieurs dizaines de milliers de prolétaires. Dans des centres urbains, aussi, où les ouvriers ne se trouvent pas, comme c'est le cas en Occident, isolés des autres catégories de travailleurs : employés, « cols blancs », techniciens, ingénieurs, enseignants et nombre d'intellectuels n'ont pas d'autres conditions de vie, d'habitation, de salaire que celles faites aux prolétaires.
Certes, comme partout, les travailleurs ont en face d'eux un directeur local, et peuvent penser que ce qui se passe dans une usine est le fait d'une direction particulière. Mais les informations parvenues en Occident montrent que les travailleurs, quand ils ont des revendications à formuler, voire un combat à mener, se tournent souvent directement vers les autorités régionales, voire moscovites. C'est que, là encore du fait de la concentration du pouvoir par la bureaucratie, les travailleurs ont sans doute plus que leurs frères d'autres pays conscience que les responsables des mesures prises contre eux se situent au plus haut niveau, au coeur du système.
Force et faiblesse d'une bureaucratie centralisée
A cet égard, l'étatisation de l'économie constitue un puissant facteur objectif d'unification de la classe ouvrière contre « l'État-patron » : en URSS moins qu'ailleurs n'a de sens l'opposition entre des revendications qui seraient strictement économiques et d'autres politiques, car toute revendication économique un tant soit peu générale pose en fait un problème politique à la bureaucratie.
Ce qui fait la force de la bureaucratie - sa centralisation - constitue aussi un de ses points faibles. C'est par le sommet, au niveau de l'État, qu'elle puise dans le surproduit social. Mais du même coup, ce noyau central attire et concentre contre lui toutes les haines bien plus facilement qu'en Occident. Jusqu'à un certain point, tel est le lot de toute dictature, sauf qu'en plus, en URSS, dictature politique et dictature économique sont indissociables. Cette centralisation au niveau de l'État qui constitue un puissant levier de l'édification économique, focalise ainsi contre la tête du régime toutes les aspirations de la société à se débarrasser de l'oppression.
Vers un renouveau du mouvement ouvrier en URSS ?
La classe ouvrière soviétique saura-t-elle apparaître comme la force représentant ces aspirations ? Certes, le fait qu'en URSS il n'existe pas formellement de petite-bourgeoisie (elle est très faible numériquement) et encore moins de bourgeoisie, constitue un avantage pour le prolétariat : il n'a pas affaire, comme en Occident, à la masse de millions de petits-bourgeois attachés au régime de la propriété privée qui contribuent à modeler l'opinion, y compris celle de nombreux travailleurs, autour de valeurs qui sont celles de la bourgeoisie, et qui, en temps de crise, seraient prêts à défendre becs et ongles la propriété contre la classe qui semblerait la menacer.
Mais, une révolution éclatant en URSS n'en serait pas pour autant automatiquement prolétarienne. Car ce ne sont pas tant les aspects objectifs du problème - la concentration de la classe ouvrière, son nombre, l'inexistence de la petite-bourgeoisie - que ses facteurs subjectifs et humains qui seront déterminants dans la tâche d'organisation politique du prolétariat. Pour qu'il y ait une révoltution prolétarienne, il faut d'abord qu'il y ait des militants, des organisations intervenant consciemment dans ce sens. Sinon, même si la classe ouvrière se bat et fait surgir de son sein des dirigeants combatifs - et l'exemple récent de la Pologne est là pour le rappeler - , il se pourrait fort bien que son combat soit dévoyé par des Sakharov ou d'autres qui défendent des intérêts sociaux et politiques hostiles au prolétariat et qui auront malgré cela capté sa confiance.
La bourgeoisie n'existe pas en URSS. Soit. Mais les forces sociales et politiques se revendiquant de la bourgeoisie - tout comme celles qui se revendiquent du prolétariat, d'ailleurs - ne puisent pas leur puissance de leur seule implantation nationale. La bourgeoisie domine la planète et c'est à l'échelle du monde qu'elle exerce sa force d'attraction. Elle n'est pas représentée physiquement en URSS, mais elle y a des représentants politiques locaux. Dans certaines circonstances, ceux-ci pourraient acquérir un tout autre poids qu'actuellement, des pans entiers de la bureaucratie pourraient aussi - ne serait-ce qu'en misant sur le nationalisme - jouer un tel rôle. La marge de manoeuvre de telles directions serait étroite car le patriotisme « soviétique », le patriotisme envers l'État ouvrier, envers l'URSS tout entière, est vivace dans la classe ouvrière et s'oppose aux forces centrifuges. Si l'intervention en Afghanistan peut durer, c'est parce qu'elle est justifiée par les autorités auprès de la classe ouvrière au nom de l'internationalisme : il s'agirait d'aider la classe ouvrière afghane contre des forces nationalistes, cléricales, réactionnaires.
Mais le fait que ces directions existent potentiellement et qu'elles puissent se développer imposera aux révolutionnaires prolétariens en URSS de ne pas paraître moins résolus qu'elles à proposer une politique de la classe ouvrière et, à travers celle-ci, à toute la société soviétique.
Cela doit leur imposer de préparer la classe ouvrière - ou du moins certains de ses éléments - aux combats de demain et à la façon de les mener.
Car, vu la façon dont le régime mène l'offensive contre la classe ouvrière, on peut s'attendre àce que celle-ci engage la lutte. En tout cas, une politique révolutionnaire devrait se fonder sur cette perspective, une perspective qui ne borne pas cette lutte aux frontières de l'URSS, mais la conçoive comme partie prenante de la lutte mondiale du prolériat contre la bourgeoisie. La révolution russe qui s'était inscrite dans cette perspective, en 1917, s'est par la suite transformée en cul-de-sac pour le monde, mais aussi pour l'URSS. Staline avait beau présenter le « socialisme dans un seul pays » comme « la » solution pour des prolétaires ayant réussi à abattre l'État de leurs exploiteurs, un demi-siècle d'histoire du mouvement ouvrier montre qu'il ne peut pas y avoir de raccourci national sur le chemin de l'émancipation du prolétariat : la classe ouvrière a, par delà les frontières, un destin mondial et unique.
Si, demain, la classe ouvrière de l'URSS s'éveille, elle devra se poser d'emblée les problèmes à l'échelle mondiale. L'un des premiers gestes de la classe ouvrière de l'URSS devrait être dans sa lutte de se tourner vers les travailleurs du glacis soviétique et, bien sûr, vers le peuple afghan, de même que vers le prolétariat chinois.
Croirait-elle pouvoir conquérir sa liberté dans le cadre de l'URSS en se débarrassant seulement de la bureaucratie ? Mais en l'espace de quelques années, et sur un fond de pauvreté et d'affrontement imminent avec les États-Unis, surgirait un nouveau Staline pour les mêmes raisons qui virent le premier se hisser au pouvoir.
Ou bien la classe ouvrière renouera d'emblée avec ce qui fut la politique des bolchéviks quand ils s'appuyèrent sur leur prise du pouvoir comme sur un levier pour impulser la révolution mondiale, et alors tous les espoirs sont permis à la classe ouvrière et à l'Humanité. En URSS, il n'y a pas plus de place pour le réformisme que pour un quelconque « socialisme national ».
Bien sûr, le contexte d'un régime qui se pare des oripeaux du marxisme et qui nie la lutte de classe tout en s'en revendiquant (ou plutôt qui ne la reconnaît qu'hors de ses frontières) ne rend pas les choses plus faciles à comprendre pour les travailleurs du rang. Mais, par ses attaques, ce peut être la bureaucratie qui enseignera - cette fois malgré elle et autrement que sous la forme d'un dogme desséché - aux ouvriers soviétiques à renouer avec le marxisme révolutionnaire sur le chemin de la lutte de classe.
Cela se produira-t-il ? En tout cas, la place considérable qu'occupe en URSS la classe ouvrière, son poids, sa concentration et le fait que, pour l'instant, aucune autre couche sociale ne prétende remplacer la bureaucratie à la direction de la société, font que la classe ouvrière soviétique reste une des principales forces révolutionnaires au monde. Car de plus elle est communiste !