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URSS : comment faire un changement radical sans rien changer de fondamental
Depuis deux ans que Gorbatchev a accédé au poste de Secrétaire Général du Parti Communiste soviétique, la nouvelle direction semble prise d'une fièvre réformatrice qui tranche avec la fin de règne immobile de Brejnev, et avec l'éphémère interrègne d'Andropov et de Tchernenko.
Passons sur le côté « new look » du nouveau Secrétaire Général et de Madame (côté qui excite la verve professionnelle d'un certain type de journalistes), bien que le penchant des dignitaires de la bureaucratie à imiter le style et les allures des politiciens d'Occident soit en lui-même un révélateur social. Mais qu'y a-t-il sous la mousse de la presse à sensation ou derrière ces mots dont la nouvelle équipe a réussi à lancer la mode, comme transparence ou refonte du système ? Quelle est la portée et que peut-on entrevoir des limites des changements en cours ?
Un coup de balai, assurément. Mais comme un nouveau Secrétaire Général qui est en train d'affermir son pouvoir ne peut faire que des choses grandioses et géniales, Gorbatchev lui-même qualifie en toute simplicité les changements en cours de seconde révolution. Ce qui est en même temps une façon de faire l'impasse sur les règnes des prédécesseurs, Staline, Khrouchtchev et Brejnev. En ce qui concerne Andropov et Tchernenko, leur passage a été trop rapide pour qu'il soit nécessaire de dissiper leur souvenir, afin de dessiner l'auréole de Gorbatchev.
Le premier changement visible de l'ère Gorbatchev - et qui concerne le plus directement les sommets dirigeants de la bureaucratie - est le changement du personnel dirigeant lui-même. Un an seulement après l'accession de Gorbatchev au Secrétariat Général, trois seulement des onze membres du Secrétariat hérité du temps de Brejnev (dont Gorbatchev lui-même) sont restés en place. Au Bureau Politique, ils sont six sur onze à avoir sauvé leur place et sur les 62 principaux personnages considérés comme la crème des crèmes des bureaucrates (membres du Bureau Politique, du Secrétariat, chefs de département du Comité Central et ministres directement chapeautés par ces derniers), 38 sont nouveaux à leur poste. Le tiers du Comité Central a été renouvelé et, apparemment, le vent de renouvellement a également touché les étages immédiatement en-dessous de l'appareil du Parti et de l'État.
Pour une partie de ces changements, il n'y a pas besoin d'en chercher les raisons du côté d'une volonté réformatrice quelconque. Khrouchtchev, lorsque son pouvoir fut assez affermi, comme Brejnev, lorsqu'il lest débarrassé de Khrouchtchev, ont tout naturellement placé les hommes de leur clan respectif ou leurs alliés et éliminé, lorsqu'ils ont pu, leurs rivaux et ceux qui les soutenaient. Si un Romanov, ex-patron de Léningrad, jeune loup de la bureaucratie longtemps considéré comme le principal concurrent de Gorbatchev, a été parmi les premiers à être limogés, très officiellement pour alcoolisme, ce ne fut certainement pas un geste de courage de la part du Secrétaire Général fraîchement émoulu dans le cadre de son combat contre les ravages de la vodka.
Reste que le renouvellement dépasse en ampleur ceux auxquels procédèrent Khrouchtchev ou Brejnev. Mais il faut dire qu'une partie des éliminations des postes dirigeants était oeuvre de la nature ; d'autres, un geste de charité, tant il est vrai que les sommets dirigeants de la bureaucratie ressemblaient à un hospice de vieillards. Brejnev, au début de son règne, n'avait pas ce problème, et encore moins Khrouchtchev ; son prédécesseur, Staline, ne laissait guère vieillir à leur poste les membres du Bureau Politique ou du Secrétariat...
Tout cela reste, de toute façon, une affaire concernant la haute bureaucratie.
Quant à la démocratisation, dont Gorbatchev prétend faire son cheval de bataille, en quoi consiste-t-elle pour le moment ?
Il y a un changement de ton dans la presse, qui est autorisée à parler de problèmes comme l'accident de Tchernobyl, ou comme les émeutes de Alma Ata. Il y a des reportages sur certains sujets sociaux considérés jusqu'à présent comme des tabous : drogue, prostitution, dont on niait officiellement l'existence. Il y a des débats, des interviews sur le vif. C'est sans doute un changement appréciable dans les pratiques quotidiennes de la bureaucratie. Mais bien des dictatures s'accommodent parfaitement de ce type de libéralisation, qui ne va pas jusqu'à l'autorisation d'expressions politiques divergentes.
Il y a aussi la proposition d'introduire un système de vote à bulletin secret, avec l'éventualité de candidatures multiples dans diverses instances du parti, au niveau fédéral comme dans les républiques. Mais qui nommera les candidats multiples ? Et, au cas où les candidats libres pourraient être envisagés - ce dont il n'est pas question - , quelles pressions subiraient-ils ? Evidemment, il n'est nullement envisagé que des candidats puissent se présenter à des élections publiques, avec des idées politiques différentes.
La libération de quelques dizaines de dissidents, dont Sakharov ? Mais outre le fait que, au moment où certains dissidents ont été libérés, d'autres, comme l'ouvrier Anatoli Martchenko, mouraient en prison, ces libérations n'ont rien de comparable en ampleur avec la vague de libérations des camps au lendemain de la mort de Staline. Sakharov, exilé et vilipendé quelques mois auparavant, passant à la télévision, c'est sans doute un geste spectaculaire. mais quoi de commun avec ce véritable fait social qu'a été la libération de plusieurs centaines de milliers de prisonniers - on parle de cinq millions au total entre 1953 et 1956 ! - qui ne passaient certes pas à la télévision, mais qui rentraient dans leur famille, dans leur rue, dans leur village, susceptibles de raconter ce qu'ils avaient vu et vécu. Et cela, non pas après les années de dictature assoupie à la Brejnev, mais après les années de terreur stalinienne. Et si ces libérations, commencées sous la présidence du Conseil de Malenkov, ont été par la suite inscrites au crédit de Khrouchtchev qui, déjà, passait pour l'initiateur d'un processus de démocratisation dont on sait ce qu'il en advint, le décret qui annonçait les 4 500 premières libérations avait été signé par Béria, ancien exécuteur des basses oeuvres de Staline, avant d'être lui-même exécuté par ses collègues du Bureau Politique.
Gorbatchev a peut-être réussi à se créer une certaine aura de libéral dans l'intelligentsia en autorisant la publication de certains livres jusque là censurés, la projection de quelques films d'une liberté de ton plus grande que celle des films qui ont habituellement l'aval de la bureaucratie, en honorant même de sa présence certaines pièces de théâtre réputées critiques. Mais là encore, ce qui se fait semble encore très loin de ce que fut le dégel au temps de Khrouchtchev. Quoi de commun entre l'autorisation de critiquer, et encore sous forme allégorique, l'ère stalinienne quelque trente-quatre ans après la mort du dictateur, et la publication de Une Journée d'Ivan Denissovitch décrivant la vie dans les camps, peu de temps seulement après que des centaines de milliers d'Ivan Denissovitch soient rentrés chez eux. Que la publication d'un livre comme Le Docteur Jivago puisse être objet de discussion est sans doute un signe de libéralisation... mais que la publication même d'un roman de ce genre, soit seulement envisagée, cela en montre aussi très exactement les limites.
Voilà donc les -principaux changements introduits par Gorbatchev jusqu'à maintenant dans les domaines autres que l'économie. Il n'y a vraiment pas de quoi parler de révolution. Le mot même de réforme apparaît bien grandiloquent, sauf à considérer qu'il s'agit d'un régime tellement conservateur que même des modifications de cet acabit fassent figure d'événements.
Ce n'est peut-être qu'un début. La bureaucratie - car Gorbatchev agit manifestement avec l'assentiment de la bureaucratie, même s'il est amené à marcher sur les pieds d'un certain nombre de bureaucrates - a peut-être une marge de sécurité suffisante pour tolérer plus, sans ouvrir la porte à une contestation qui pourrait menacer sa domination. Aucune lecture dans le marc de café ne permet de deviner quelles sont, dans les conditions d'aujourd'hui, les possibilités de la bureaucratie dans ce domaine. La bureaucratie elle-même, en l'occurrence ses dirigeants politiques ne le sait sans doute pas. Que la bureaucratie, ou du moins, une grande partie d'entre elle, souhaite un peu plus de libertés, en particulier pour elle-même, c'est probable. La bureaucratie a bien des raisons d'estimer que sa position sociale est assez stable pour que les fruits qu'elle en récolte ne soient pas seulement matériels. La nouvelle génération de hauts dignitaires n'a connu, et pour cause, ni la révolution, ni les âpres années qui ont fait surgir la bureaucratie, ni les luttes féroces que cette bureaucratie dut mener pour maintenir sa position et ses privilèges, tant contre la classe ouvrière que contre un retour de la bourgeoisie. Elle n'a même pas connu la guerre. Gorbatchev a adhéré au parti en 1950, et sa carrière a commencé sous Khrouchtchev et les tentatives de réformes - déjà - de ce dernier. Et il y a des dizaines de milliers de Gorbatchev dans le pays. Mais on voit que malgré plusieurs décennies de relative stabilité et malgré, sans doute, l'inclination d'une partie d'entre eux à un fonctionnement plus souple du point de vue des libertés quotidiennes, le réformateur Gorbatchev procède avec une infinie prudence.
Reste l'économie. C'est dans ce domaine que les nouveaux dirigeants sont les plus prolixes, sinon les plus agissants. Et il semble bien que les quelques mesures d'assouplissement dans le domaine politique sont elles-mêmes les sous-produits des réformes économiques envisagées.
Ainsi, lors du plénum de janvier, quand Gorbatchev affirmait que la « démocratisation est une condition primordiale de la restructuration économique », il mettait le doigt sur un problème réel de la bureaucratie, en même temps que sur une de ses contradictions. « Seule - disait-il - une connaissance approfondie de l'état des choses permettra de trouver les moyens adaptés à la solution de problèmes complexes », connaissance qui est impossible, ajoutait-il, quand la pratique, du bas en haut de l'échelle du commandement, est fondée « sur la flagornerie » des subordonnés envers leurs supérieurs, et quand cette pratique aboutit, à tous les niveaux, à remettre des « rapports falsifiés » qui ne reflètent nullement la réalité, mais qui sont écrits pour apparaître en conformité avec les directives venues d'en haut...
Aux maux propres à la planification bureaucratique se sont ajoutés, au cours des dernières années, les maux du capitalisme lui-même car, malgré ses frontières plus ou moins hermétiquement fermées, l'Union Soviétique subit, elle aussi, les conséquences de la crise de l'économie capitaliste.
Le problème n'est certes pas nouveau, et les réformes envisagées pour tenter d'y trouver des solutions, non plus.
Même Brejnev, qui passe pourtant pour le prototype du dirigeant confit dans l'immobilisme, eut des velléités réformatrices au début tout au moins de son long règne, quand lui et Kossyguine venaient de renverser un Khrouchtchev auquel, dit-on, il était reproché d'avoir voulu mettre en route trop de réformes. Le grand ancêtre commun à tous les pontes de la bureaucrate, Staline, fit de même en son temps, lui qui lors du plénum de mars 1937, fustigeait « les défauts de notre travail économique », en en faisant porter la faute à la cécité et à « l'insouciance » des bureaucrates ! Depuis, les termes de ces diatribes n'ont guère changé, non plus que les « remèdes » proposés. Et ce n'est pas un hasard si les réformes de Gorbatchev, aujourd'hui, présentent plus que des similitudes avec celles des années cinquante-soixante.
Cela provient du fait que depuis soixante ans, la bureaucratie se trouve confrontée au même type de problèmes, des problèmes qui tiennent fondamentalement à la nature même de la bureaucratie et à l'histoire de sa formation.
Des problèmes vieux comme la bureaucratie
Dans les années vingt, lorsqu'apparut et se développa la bureaucratie, celle-ci dut, pour s'imposer, s'opposer à la fraction révolutionnaire de la classe ouvrière russe, celle qui venait de faire la révolution et de construire son État. Dans cette lutte, la bureaucratie prit appui sur des couches sociales étrangères à cette classe ouvrière : la petite bourgeoisie des villes et des campagnes. Un mot d'ordre de Boukharine-Staline scellait cette alliance : « Enrichissez-vous ». A cette époque, la bureaucratie combattait tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à un contrôle de la classe ouvrière sur l'économie... puisque cela faisait partie du programme de ses ennemis politiques, les trotskystes.
Quand, au tournant des années trente, l'Opposition de Gauche trotskyste eut été vaincue, la petite bourgeoisie s'était si bien enrichie qu'elle en devint une menace pour la bureaucratie. Celle-ci fit alors volte-face : d'adversaire de l'industrialisation, elle se mua en partisan de « l'industrialisation à pas de géant » et de la collectivisation à outrance. Elle en avait besoin pour éliminer la menace des koulaks dans les campagnes mais aussi pour compléter son emprise sur l'ensemble de la société, et pour mieux contrôler la source économique des richesses qu'elle pillait.
C'est dans de telles luttes sociales que la bureaucratie prit conscience de ses intérêts collectifs, différents de ceux des autres couches sociales du pays, et que, de manière empirique, par des zigzags, alternant avancées et reculs, elle découvrit au coup par coup les moyens de défendre ses propres intérêts particuliers.
A certains égards, la poigne policière permit à l'URSS des bureaucrates - par le recensement des ressources, la centralisation de la main d'oeuvre et des investissements - d'être plus efficace économiquement que ne l'avait été la Russie des bourgeois. Cela ne tenait d'ailleurs pas à l'existence même de la bureaucratie, mais au fait que, dans ce pays, une révolution ouvrière avait auparavant renversé, radicalement exproprié les anciennes classes exploiteuses et avait concentré entre les mains de l'État la majeure partie des richesses de la société. Mais, ce faisant, les révolutionnaires de 1917, parce qu'ils étaient marxistes, n'avaient pas un instant songé à créer dans ce pays pauvre, arriéré et isolé, on ne sait trop quel « havre national » de socialisme, et moins encore à substituer au pouvoir de milliers de bourgeois celui d'une poignée de bureaucrates. Pour eux, la réorganisation de la société et de son économie dans un sens socialiste ne pouvait se faire qu'en abattant les barrières nationales, qu'en faisant bénéficier l'ensemble de la planète des richesses matérielles et technologiques accumulées par des siècles de pillage dans les métropoles impérialistes. Et bien entendu, cela supposait une participation consciente, massive, de toute la population aux décisions politiques et économiques.
La planification socialiste, comme forme d'organisation de l'économie supérieure à l'organisation capitaliste, est inséparable de la démocratie. Comment même seulement recenser les besoins à satisfaire dans une société où le simple fait de les exprimer peut passer pour de l'agitation anti-soviétique et être réprimé comme telle ?
Une économie socialiste qui substitue à l'aiguillon de la nécessité et du profit individuel, une organisation collective rationnelle, exige un haut degré de conscience sociale et de responsabilité collective. Comment le réaliser dans une société où la bureaucratie est fondamentalement opposée à la responsabilité des citoyens et au sens critique que cela suppose ?
L'organisation capitaliste de l'économie a un moteur, foncièrement inégalitaire et perpétuellement porteur de risques de crise, mais qui fonctionne : la soif de profit de centaines de milliers de capitalistes individuellement motivés et poussés à l'initiative pour la marche de leurs affaires. Elle a un régulateur, aveugle mais efficace, le marché.
La planification bureaucratique est, comme la société bureaucratique elle-même, comme le régime politique, un monstrueux avatar n'obéissant ni complètement aux lois de l'économie de marché, ni à une rationalité économique supérieure.
Le règne de la bureaucratie est fondé sur le mensonge, y compris dans le domaine économique. Le premier de ces mensonges est évidemment de prétendre que l'économie fonctionne suivant les intérêts des classes laborieuses et de toute la société. Mais le mot même de planification est un mensonge, derrière lequel se cachent la gabegie, la désorganisation, la concussion ; et surtout, les prélèvements de la bureaucratie pour elle-même ; sans même parler de l'énorme coût social du « socialisme dans un seul pays » (les dépenses militaires, le repliement sur soi pour se protéger des effets néfastes d'une division internationale du travail dominée par le grand capital occidental, etc.).
Les sommets de la bureaucratie, malgré leur prétention officielle à une centralisation poussée jusqu'à l'absurde, ne peuvent évidemment pas décider de tout, diriger tout. Il y a ce qu'ils décident. Et il y a ce qui se fait. Et ce qui se fait n'obéit à aucune boussole, pas même celle des lois du marché.
L'usage du mot « transparence » n'a sans doute pas été inventé par Gorbatchev, histoire de faire de la démagogie, comme le mot « démocratisations ». La haute bureaucratie voudrait bien que l'économie soit transparente au moins pour elle. Mais l'ennui, c'est qu'il n'est pas vraiment possible de rendre les choses transparentes dans un sens, et pas dans l'autre. Il n'est pas possible que les centaines de milliers de directeurs d'entreprises, de kolkhozes, rendent réellement des comptes si ceux qui peuvent réellement les contrôler, leurs travailleurs, n'ont pas le droit de leur en demander.
La bureaucratie elle-même est gênée par l'opacité de son système économique. Mais c'est précisément cette opacité qui permet à la bureaucratie de prélever sa part sur le surproduit créé par la classe ouvrière. C'est dans cette contradiction que se meut la bureaucratie, depuis ses origines.
Alors, c'est tantôt le coup de barre d'un côté, tantôt de l'autre.
La centralisation bureaucratique pouvait encore faire l'affaire pour la jeune bureaucratie du temps de Staline, lorsqu'il s'agissait de créer, à coups de knout, des industries de base dans une économie encore largement précapitaliste. Mais l'économie soviétique s'est tout de même développée depuis, s'est diversifiée et complexifiée, et il n'est plus si facile de résoudre les problèmes de ce tissu vivant à coups d'oukazes.
En réalité, c'est une véritable « économie parallèle » qui s'est développée autour de l'ossature rigide de la centralisation bureaucratique. Il ne s'agit pas seulement du marché noir, ou de la débrouille individuelle de toutes sortes, pour compenser les insuffisances et les pénuries du système dans la sphère de la consommation. Il s'agit de multiples liens officieux tissés entre les entreprises elles-mêmes ; de l'émergence de toute une catégorie d'intermédiaires officieux qui trouvent la fourniture qui manque, qui mettent en contact avec qui de droit pour accélérer une livraison ici, pour se procurer des machines là, etc. Tout cela va au-delà de la corruption individuelle, bien que cette dernière fleurisse tout naturellement dans ce cadre.
Cette « économie parallèle » semble avoir connu un développement extraordinaire durant les années Brejnev. L'abîme s'est creusé entre ce que dit et prétend décider le sommet de la bureaucratie et ce qui se passe dans la réalité des usines, des kolkhozes et des magasins. Alors, comme il est arrivé sous Khrouchtchev, lors des tentatives de réformes économiques répétées - dont celles attachées au nom de Liberman qui paraissent avoir beaucoup inspiré Gorbatchev - , la bureaucratie semble vouloir contrôler « l'économie parallèle » en l'officialisant dans une certaine mesure.
Les réformes économiques envisagées par Gorbatchev ne tombent pas comme la foudre d'un ciel serein. On peut même dire que le problème, est, depuis plusieurs années, disons depuis la fin des années soixante-dix, publiquement débattu au sein de la bureaucratie, pour autant que l'on puisse parler de débat public dans la bureaucratie.
La période où ce débat s'est engagé n'est pas tout à fait le fruit du hasard. La crise de l'économie mondiale commençait à s'ajouter aux maux propres de l'écononie de la bureaucratie. (Des marchés extérieurs commençaient par exemple à se fermer : les exportations représentent peu de choses par rapport à la production globale de l'URSS, mais ce « peu de choses » est vital pour se procurer des devises). Mais il n'y avait pas que cela. Sous la pression de la course aux armements des États Unis, l'URSS avait procédé à un effort d'armement exceptionnel dans les années soixante-dix et, à la fin de la décennie, vint l'aventure guerrière de la bureaucratie en Afghanistan. Autant dire que ce que l'économie avait de qualitativement meilleur était consacré à l'armée ; sans même parler de ce que cela représentait comme prélèvement quantitatif. La pression économique du marché capitaliste en crise, comme la pression militaire et les conséquences considérables que l'une comme l'autre entraînent en URSS même, manifestent, une fois de plus, l'ineptie du socialisme « dans un seul pays ». Une fois de plus, la bureaucratie a été réveillée de sa douce somnolence de la fin de l'ère Brejnev, en partie par des coups de boutoir venus de l'extérieur.
Contre la bureaucratie ou avec son consentement ?
C'est donc sous Brejnev déjà que le débat s'est engagé sur la nécessité d'une « refonte » économique. Des livres, des articles se mirent plus nombreux à souligner certains des aspects aberrants du fonctionnement économique de l'URSS. La presse économique vit s'affronter les partisans d'une relance par les investissements et ceux qui défendaient la nécessité d'une réforme radicale. Deux économistes de renom, Abel Aganbégian (qui est devenu un des conseillers de Gorbatchev) et Tatiana Zaslavskaïa se firent les porte-parole de celle-ci. En mars 1983, devant un aréopage de responsables du Comité Central et du Plan, Zaslavskaïa dressa un tableau alarmant du « retard pris par le système de production et par le mécanisme de gestion de l'économie qui en découle », en insistant sur la nécessité « d'une transformation radicale de la gestion de l'économie ». S'adressant à des dignitaires du régime, elle en profitait pour souligner le fait que, dans le système actuel, il revenait « une part relativement faible » dans la maîtrise des processus économiques « à l'échelon supérieur, c'est-à-dire aux organismes qui représentent les intérêts généraux de l'État » .
On trouvait déjà là à plupart des thèmes de la « refonte » prônée par Gorbatchev et il est probable que, au tournant des années quatre-vingt, les échelons « supérieurs » et même « intermédiaires » de la bureaucratie trouvèrent, au travers de tels débats, le moyen de se forger un point de vue commun sur la façon de tenter de résoudre les contradictions de leur système. Cela indique les limites des savantes interrogations sur la question de savoir si Gorbatchev a pris la bureaucratie par surprise et s'il est en train de la secouer en lui imposant des changements dont elle ne voudrait pas, ou s'il bénéficie d'un consensus.
Nous nous dispenserons de l'énumération de ses réformes. Disons qu'elles vont dans le sens de donner aux entreprises une plus grande autonomie - et par la même occasion, une plus grande liberté aux chefs d'entreprises par rapport aux organismes du Plan - , qu'elles essaient de mettre en place un fonctionnement susceptible de sanctionner les entreprises pas assez rentables, et d'avantager celles qui le sont, en intéressant les dirigeants et les cadres, ainsi que les travailleurs, aux résultats de leur entreprise. Dans le domaine du commerce et des services, il y a aussi l'autorisation donnée au privé de concurrencer - sous certaines conditions limitatives - les magasins d'État.
Malgré le consensus apparent, Gorbatchev est extrêmement prudent. Chacune des réformes est d'abord placée en observation pendant plusieurs mois, passant en quelque sorte au banc d'essai ici dans quelques usines, là dans une seule région, avant d'être progressivement étendue. Pour annoncer ses réformes, Gorbatchev en prépare progressivement le terrain pendant des semaines dans la presse, n'insistant pas quand il semble qu'elles ne rencontrent pas l'assentiment d'une fraction notable de la bureaucratie. Cette prudence n'est pas seulement celle d'un Secrétaire Général qui a dû garder en mémoire la manière dont son prédécesseur en réformes, Khrouchtchev, a été remercié. Il ne serait sans doute pas juste d'interpréter cette prudence simplement comme la manifestation d'une résistance que rencontrerait sa politique au sein de la bureaucratie.
Ce serait bien mal connaître celle-ci que de croire qu'elle ait pu choisir en son sein un dirigeant, qu'elle a eu le temps de jauger et de sélectionner parmi des milliers d'entre ses pairs, qui ne défendrait pas ses intérêts fondamentaux, y compris dans ce que sa politique actuelle peut sembler avoir de « nouveau ». Mais toute la difficulté pour Gorbatchev et pour la bureaucratie, vient de ce que cette politique n'est pas et ne peut pas avoir été écrite d'avance puisqu'elle s'aventure dans un terrain inconnu des dirigeants du Kremlin comme de ceux qu'ils représentent. Cette politique, faite de tâtonnements, ne peut se révéler qu'a posteriori. Et quand Gorbatchev invoque, à décharge de sa lenteur, les résistances qu'il rencontrerait dans l'appareil, il décrit moins des résistances à sa politique, qu'une donnée de cette même politique et une des contradictions mêmes de la bureaucrate : le fait que son conservatisme de fonction s'oppose rapidement aux moindres velléités d'aménager le système, même dans un sens qui corresponde aux besoins de cette bureaucratie.
Les limites des réformes
L'analyse marxiste ne permet donc pas de deviner jusqu'où iront les réformes en cours. Elle peut cependant aider à comprendre ce qui pourrait se passer, en fonction de ce qu'est la société soviétique, la nature de l'État et de la bureaucratie ; et peut-être, d'entrevoir les limites des développements en cours.
Dans le domaine économique, la bureaucratie, à la recherche de régulateurs « objectifs », est tout naturellement poussée à lorgner vers l'économie capitaliste, les lois du marché, du profit etc. Mais le système économique du capitalisme constitue un tout. Bien sûr, l'époque de la décadence impérialiste, même dans les plus développés des pays impérialistes, l'intervention des monopoles modifie et transforme les lois du marché ; et dans un certain nombre de secteurs-clés de l'économie, l'État a pris la relève de la fameuse « initiative individuelle » d'une bourgeoisie défaillante. Les États d'Occident ont plus appris à planifier, bien entendu au profit de la bourgeoisie, que la bureaucratie n'a appris à utiliser à son profit les lois du marché et du profit...
Aller jusqu'au bout de la démarche vers une réintroduction du fonctionnement capitaliste, ce serait faire en sorte que les entreprises soient pleinement concurrentielles, qu'elles puissent plus ou moins librement s'ouvrir et se fermer, que les signes monétaires qu'utilisent les bureaucrates dans leur comptabilité d'une entreprise à l'autre, puisent se transformer en capital et que ce capital puisse circuler. Ce serait aussi, parce que c'est lié, ouvrir les portes plus largement aux capitaux, sinon aux marchandises d'Occident. L'URSS étant ce qu'elle est - un pays à bien des égards encore sous-développé - les pas dans cette direction aboutiraient à ce que, à plus ou moins longue échéance, l'URSS soit ravalée au niveau d'un pays dominé par des capitaux occidentaux.
L'URSS ne pourrait être pleinement réintégrée dans la division internationale du travail que par la subordination au capital impérialiste - ou par le triomphe de la révolution prolétarienne internationale. Si la bureaucratie craint la seconde, rien n'indique qu'elle s'engage trop loin sur la première voie. On n'en est pas au retour au capitalisme. Les réformes Gorbatchev ne méritent pas cet excès d'honneur... ou cet excès d'indignité. Elles sont même encore en deçà des réformes de Liberman du temps de Khrouchtchev.
Les limites de l'ensemble du processus engagé par Gorbatchev ne tiennent pas seulement à la bureaucratie elle-même, mais bien plus à la présence d'une classe ouvrière forte de 80 millions de membres. Car, même si la classe ouvrière reste aujourd'hui spectatrice - et ne le serait-elle pas que le processus des réformes non seulement s'arrêterait mais n'aurait probablement jamais été engagé - , elle occupe une place prépondérante dans le rapport de force virtuel en URSS. Malgré, ou plutôt, à cause du vide qu'elle laisse pour l'instant, et dont la bureaucratie n'a aucune envie de voir de quelle façon 80 millions de travailleurs pourraient le remplir en intervenant sur la scène politique soviétique, cette bureaucrate reste très prudente quand elle est amenée à toucher à cette classe ouvrière.
En effet, une grande partie des réformes économiques actuelles visent à accroître la productivité du système et donc à exercer une pression accrue sur les travailleurs. La bureaucratie n'a d'ailleurs guère le choix quand certains de ses dirigeants affirment ne plus pouvoir, comme par le passé, résoudre les problèmes par une extension des investissements matériels et humains : il lui faut intensifer l'exploitation de la force de travail.
Le thème des efforts supplémentaires à fournir revient d'ailleurs comme un leitmotiv dans tous les discours officiels depuis de nombreux mois. Car, même si la presse occidentale ne l'a guère souligné - mais elle ne s'intéresse pas plus à sa propre classe ouvrière qu'à celle de l'URSS - à côté des slogans à la mode : « refonte », « transparence », « démocratisation », ceux de « discipline du travail » et d' « accélération du travail » figurent en bonne place. Cela n'est pas seulement affaire de slogan, comme l'avait montré dès 1982, Andropov, avec un resserrement de la discipline dans les entreprises et des opérations coups de poings dans les rues pour faire la chasse aux travailleurs absents de leur lieu de travail. Sous Gorbatchev, cela s'est poursuivi, même si c'est de façon moins spectaculairement brutale.
Dans les entreprises, on a systématiquement lié le salaire au rendement et pour la majorité des ouvriers la plus grande partie de la paye en dépend désormais. Apparemment, la plupart des mesures de pression individuelle n'ayant pas eu l'efficacité attendue, la bureaucratie en est venue à essayer de faire que les travailleurs exercent eux-mêmes des pressions les uns sur les autres : c'est le sens de la mise en place récente du système des primes de collectif ou de brigade qui lient le salaire de chacun à la productivité de tous. Et les travailleurs ne s'y sont pas trompés qui ne se bousculent pas pour entrer dans de telles brigades, là où cela reste lié au volontariat !
En URSS, on le sait, officiellement le chômage n'existe pas et les dirigeants déplorent régulièrement la pénurie de main-d'oeuvre. Cette situation tient notamment à ce que les entreprises embauchent le plus de main-d'oeuvre possible afin, quoi qu'il arrive, d'être en mesure de remplir les objectifs de production fixés par le Plan. Dans de telles conditions, même si le droit de licencier existe, il ne permet guère aux directions d'entreprises de faire pression sur les travailleurs puisque ceux-ci n'ont généralement guère de problème pour trouver un autre emploi. La réforme instituant l'autonomie financière des entreprises vise, entre autres, à résoudre ce problème. Avec des objectifs fixés non plus en terme de volume de production mais de bénéfices, les entreprises auront tendance à alléger leurs coûts et donc à cesser de sur-embaucher, voire à débaucher. Cela a déjà commencé à se faire dans les secteurs de services et, depuis quelques mois, cela s'est étendu aux usines où on cite des réductions d'effectifs qui peuvent aller jusqu'à 30 %.
Pour l'instant, aux travailleurs « excédentaires » on propose, prudence oblige, d'être reclassés. Mais comme c'est le plus souvent dans des travaux plus durs et moins bien payés, si le travailleur concerné refuse, il est licencié sans indemnités (celles-ci ne sauraient exister dans un pays qui, officiellement, ignore le chômage !). Ce mouvement de « libération de main-d'oeuvre » - destiné à exercer sur les travailleurs le même type de pressions que le chômage en Occident - concernerait cinq millions de postes de travail industriel d'ici à 1990, et 13 à 19 millions d'ici à l'an 2000 selon les experts du Plan - du moins si la prudence ne les incite pas à s'arrêter bien avant !
Un des problèmes économiques que toute la population - sauf les bureaucrates qui ont accès aux magasins spéciaux - vit quotidiennement, est celui de la pénurie de nombre d'articles de consommation. Les magains privés ou coopératifs qui s'ouvrent dans le cadre de la réforme semblent y remédier. Ils sont en effet mieux achalandés que les magasins d'État. Mais les prix sont en moyenne deux fois plus élevés.
Là, il y a encore le choix, bien qu'un choix guère enthousiasmant, entre la pénurie ou la baisse du pouvoir d'achat. Mais si, comme il est question, la « vérité des prix » aboutit à supprimer les subventions sur le logement, les transports et certains produits d'usage courant, cela signifierait une très nette atteinte au pouvoir d'achat de la classe ouvrière.
Mais là encore, il n'est pas dit que la bureaucratie s'avance trop brutalement. Elle sait que toucher au bas prix de quelques produits, biens ou services de première nécessité, c'est risqué. D'autant que, contrairement à l'économie capitaliste, où les mécanismes économiques dissimulent souvent les rapports entre hommes - comme chacun sait par exemple, l'inflation, ce n'est la faute à personne - les décisions d'augmenter les prix sont, en URSS, des décisions politiques. Et la bureaucratie soviétique a dû garder un souvenir cuisant de la Pologne 1981...
Alors, bien sûr, si la classe ouvrière ne se manifeste pas politiquement les travailleurs se défendent. Individuellement surtout, mais aussi, de temps en temps, par des explosions de colère collective dans un atelier ou une usine pour protester contre les salaires, le mauvais approvisionnement en ville, les conditions de travail ou les menaces de réduire les effectifs. Et pour autant que l'on puisse le savoir, la bureaucratie préfère souvent céder rapidement que de risquer une extension du conflit, et surtout que cela se sache. Car la bureaucratie ne peut pas faire n'importe quoi, dès lors qu'elle se trouve confrontée aux travailleurs. Si son État est un régime policier avec un appareil répressif hypertrophié, ce n'est évidemment pas qu'elle craigne quelques centaines de dissidents, ni même quelques milliers de Juifs qui demandent à partir ; pour régler ces problèmes-là, le plus simple, comme le montre aujourd'hui Gorbatchev, reste encore d'ouvrir les portes de l'émigration. En revanche, la population, elle, reste susceptible de se mobiliser. A l'occasion d'un règlement de compte interne à la bureaucratie, comme à Alma Ata cet été, parce qu'il a des relents de nationalisme russe. Ou comme en 1961-62 lors de la réforme khrouchtchévienne des prix, quand dans quatorze grandes villes eurent lieu des grèves, des manifestations et même des émeutes (réprimées par l'armée) pour protester contre une augmentation de la viande et des produits laitiers.
L'intelligentsia soviétique - la seule dont la presse occidentale rapporte quelques réactions - semble nourrir des illusions à l'égard de Gorbatchev et de ses intentions. Encore qu'elle ait été assez échaudée lorsque la bureaucratie avait en son temps mis fin au dégel, pour qu'elle en garde au moins une certaine méfiance. Il serait évidemment autrement plus hasardeux de tenter d'apprécier ce que pensent de Gorbatchev et de ses réformes ces travailleurs soviétiques dont on rapporte en revanche rarement les réactions.
On peut supposer que nombre d'entre eux sont conscients que les aspects économiques des réformes de Gorbatchev n'amènent pas d'amélioration - ne serait-ce que ceux qui en sont directement les victimes. Quant aux autres aspects, à cette sorte de réédition du « dégel » de Khrouchtchev, elle ne concerne au mieux, outre la bureaucratie, que la petite-bourgeoisie intellectuelle. Pour l'instant, la liberté un peu plus grande de s'exprimer se traduit, du point de vue de la classe ouvrière, surtout par des discussions sur l'art de mieux faire travailler les travailleurs.
Jusqu'à maintenant, les réformes de Gorbatchev sont décidées d'en haut et rigoureusement contrôlées. Il se peut cependant, si l'intelligentsia sortait des débats soigneusement canalisés d'aujourd'hui, si un certain climat de discussion se développait et s'approfondissait, que la classe ouvrière puisse en profiter.
C'est encore chanson d'avenir. Mais c'est certainement le mieux que l'on puisse souhaiter : que la classe ouvrière ne se fasse pas d'illusions, qu'elle n'attende rien de Gorbatchev parce que, de toute façon, il ne lui rapportera rien. Parce que bien plus généralement, la possibilité de réformes en faveur de la classe ouvrière, à supposer même que l'on veuille en effectuer, n'est jamais allée bien loin, même dans les riches pays d'Occident.
Ce qu'on peut souhaiter de mieux pour la classe ouvrière, s'il y a un certain dégel et la possibilité de discuter, c'est que les travailleurs retrouvent le chemin des préoccupations politiques, qu'une fraction consciente d'entre eux cherche une réponse à la question de comment la classe ouvrière a été dépossédée de sa victoire sur la bourgeoisie de 1917, au profit d'une bureaucratie ; et comment renouer avec les traditions communistes révolutionnaires, avec la tradition de Lénine et de Trotsky.