- Accueil
- Lutte de Classe n°28
- Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - La situation internationale : La Chine et le "printemps de Pékin"
Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - La situation internationale : La Chine et le "printemps de Pékin"
Quelques mois après la fin brutale de ce qui a été appelé « le printemps de Pékin », la démission de Deng Xiaoping de la dernière fonction officielle qu'il occupait encore, président de la commission militaire du Parti Communiste Chinois, met en lumière ce qui fut le véritable enjeu de la bataille politique qui s'est alors livrée, même si cet enjeu est resté caché à bon nombre des jeunes manifestants de la place Tienanmen, qui pensaient se battre uniquement pour la démocratie ou les libertés.
Cette démission, à partir d'un certain moment, fut réclamée ouvertement par les manifestants eux-mêmes. En tout cas, la succession du vieux dictateur, dont la fin est forcément proche, fut certainement la motivation essentielle des prises de position des différents clans qui se partageaient, et se partagent toujours, la direction de l'État chinois, tant ceux qui suscitèrent la mobilisation de la jeunesse étudiante ou tout au moins tentèrent d'en profiter, que de ceux qui s'y opposèrent.
Cette démission, aujourd'hui, ne signifie pas que le vieux leader est désormais complètement hors circuit. Si sa santé ne lui interdit pas de continuer à prendre une part réelle au gouvernement, comme ce fut le cas de Mao dans les derniers temps, il peut fort bien se maintenir au poste d'arbitre suprême. Cette démission signifie encore moins que le problème de la succession est réglé.
Celui qui le remplace à la présidence de la commission militaire, Jiang Zemin, qui avait déjà remplacé Zhao Ziyang au secrétariat général du PCC, après que ce dernier eut été limogé en juin dernier, est présenté comme une personnalité falote. Tout se passe comme si, aucun des clans ou des hommes qui peuvent aspirer à la succession n'étant encore en mesure de s'imposer définitivement, on avait nommé une personnalité de deuxième plan pour tenir la scène en attendant les affrontements décisifs. Bien entendu, avec les honneurs, l'appétit peut fort bien venir à Jiang. Il ne serait pas le premier dans l'histoire qui, propulsé d'un coup d'une place secondaire à la première, afin de remplir l'intérim en attendant que les principaux candidats règlent leur querelle, profiterait de l'aubaine et des possibilités nouvelles que la place peut offrir pour s'en emparer définitivement. Mais cela, seul l'avenir le dira. Tout ce qui est prévisible aujourd'hui, c'est à coup sûr que les luttes pour la succession ne sont certainement pas terminées ni le nom du successeur connu.
La façon dont le mouvement de ce printemps a commencé, par des manifestations de faible ampleur, ayant pour prétexte d'honorer la mémoire de Hu Yaobang, l'ancien secrétaire général du PCC qui avait précédé Zhao Ziyang lui-même et avait été limogé par Deng, peut être déjà un indice que ses inspirateurs étaient à rechercher dans un des clans de la haute bureaucratie chinoise. L'absence de revendications précises et l'appui à un défunt, qui ne représentait donc plus aucun danger pour quiconque mais qui avait été victime des luttes pour le pouvoir, fournissaient le bon moyen pour une clique de bureaucrates qui voulaient faire pression sur les autres. Cette clique pouvait ainsi brandir une vague menace d'utilisation des masses mais en garantissant en même temps que ces masses ne seraient pas mobilisées sur des objectifs qu'elles reprendraient à leur compte ou qui serviraient leurs intérêts. Sous Mao lui-même, les opposants de la « bande des quatre » utilisèrent de cette façon les funérailles de Chou en-Laï. Si Zhao craignait déjà de se voir éliminer, au profit du clan de Li Peng par exemple, il a pu croire trouver dans les funérailles de son prédécesseur, le moyen d'agiter une menace et de faire reculer ses adversaires.
Au cours des événements eux-mêmes, d'autres épisodes semblèrent d'ailleurs confirmer que certaines fractions de la bureaucratie étaient à l'oeuvre. Aussi, lorsqu'une partie des ouvriers de la capitale chinoise se joignirent à leur tour aux manifestations, selon de nombreux témoignages, ce fut souvent à l'instigation soit du syndicat, soit même de la direction de l'usine (les tentatives de création de syndicats libres n'eurent, là, de toute évidence, aucune influence). L'un comme l'autre faisaient partie de la bureaucratie et, dans les circonstances, ne pouvaient qu'être les courroies de transmission de certaines fractions se situant aux niveaux supérieurs.
Le mouvement de ce printemps a mis en branle des centaines de milliers de gens. Mais pour l'essentiel il s'est limité à Pékin. Seules quelques autres grandes villes ont été touchées et uniquement sur la fin, semble-t-il. Des étudiants de province ont certes participé, mais en venant eux-mêmes se joindre à leurs camarades dans la capitale chinoise. Il est quasiment impossible de savoir comment les manifestations dans la capitale ont été vues, suivies et accueillies par l'ensemble de la population chinoise faute d'informations adéquates. Mais il est sûr qu'il est resté limité socialement, à une petite couche, les étudiants ; et géographiquement, à la capitale. Dans un immense pays, qui est de loin le plus peuplé de la planète, cela relativise son importance. Le retentissement mondial qu'il a eu vient du fait qu'il a paru, sans doute faussement, ébranler un moment le régime tout entier. Il vient aussi du fait que pour la première fois depuis bien longtemps en Chine, il s'est déroulé sous les yeux de la presse internationale, ce qui s'explique parce qu'il s'agissait des étudiants de la capitale, milieu avec lequel les correspondants étrangers ont le plus facilement le contact.
A un certain moment, une partie au moins des ouvriers de la capitale se sont joints aux manifestations étudiantes ou lui ont apporté leur soutien. Ce soutien a poussé à une certaine radicalisation des étudiants, sinon dans l'action - ils n'ont jamais proposé autre chose que la grève de la faim et l'action non violente - au moins dans les revendications. Mais du même coup, il a aussi condamné le mouvement. En effet, même si c'est Zhao Ziyang lui-même qui en sous-main a encouragé les ouvriers à apporter leur appui aux étudiants, le secrétaire général a très vite pris peur. Il a battu en retraite devant non pas un débordement mais seulement quelques signes avant-coureurs qu'un débordement était possible. Témoin en fut la dramatique apparition qu'il fit en personne sur la place Tienanmen pour supplier les étudiants d'arrêter leur mouvement. Témoin aussi le fait qu'après quelques jours, les autorités, directions d'usines ou responsables syndicaux, qui avaient encadré les ouvriers pour les pousser à soutenir les étudiants, ont battu en retraite. A partir de ce moment, les mêmes incitèrent au contraire, ou même imposèrent que les travailleurs restent dans les usines et renoncent à se joindre aux manifestations. Aussi, lorsque la répression s'est déchaînée, le mouvement était en nette perte de vitesse. Dans les faits, sur la place Tienanmen ou dans les rues de Pékin, l'armée ne s'est pas heurtée à des centaines de milliers de manifestants mais au plus à quelques milliers ou dizaines de milliers.
Le mouvement est donc mort d'avoir mis, implicitement ou explicitement, consciemment ou inconsciemment, ses espoirs dans un des clans qui divisent la bureaucratie gouvernementale. Il a été lâché, avant même qu'il ait lui-même conscience de ses potentialités, par ceux qui l'avaient peut-être initié, en tout cas l'avaient soutenu un bref instant. Mais les Zhao Ziyang et consorts, s'ils étaient prêts à faire état d'une menace de pression par la rue pour leur luttes au sein de l'appareil, n'étaient pas prêts à prendre le moindre risque de voir une réelle mobilisation des masses faire courir un risque au régime. Ils ont préféré leur propre défaite, momentanée, à ce risque-là. Zhao l'a payé par la perte de son titre de secrétaire général et par sa mise à l'écart, peut-être même par l'emprisonnement. Il est à remarquer cependant que si les sentences de mort qui frappent depuis des mois les jeunes manifestants sont bien définitives, la mise à l'écart et l'emprisonnement de Zhao Ziyang ne le sont sans doute pas. Deng Xiaoping lui-même avait connu le même sort pendant la révolution culturelle, avant de revenir au pouvoir après la disparition de Mao. La couardise politique de Zhao ne présage pas son avenir.
C'est l'armée qui a finalement tranché. Pendant des semaines, elle a hésité soit parce qu'elle était elle-même divisée entre les différents clans qui se déchiraient, soit parce qu'elle n'était pas encore convaincue des risques que faisait courir le mouvement au régime et au gouvernement. Sans doute l'état-major attendait de voir si Zhao était ou non capable de se sortir à son avantage et à celui du régime tout entier des manoeuvres qu'il avait entamées en lançant les étudiants dans la rue. En tout cas, l'armée a joué une nouvelle fois en Chine le rôle qui est celui du sabre dans tous les États bourgeois du monde : le recours dernier et définitif lorsque le pouvoir civil s'est mis dans une situation ou périlleuse ou inextricable.
Depuis la répression brutale qui a mis fin au « Printemps de Pékin », le pouvoir a entamé une reprise en main idéologique du pays. Alors que depuis dix ans ou plus l'accent était mis sur les réformes, l'efficacité économique et même l'ouverture vers l'Occident, c'est la défense du socialisme, de ses idéaux et de ses valeurs (tels que les voient les maoistes bien sûr) qui est mise en avant. Comme au beau temps de la Révolution Culturelle, par exemple, le régime se souvient qu'il se prétend fondé sur le communisme et le marxisme-léninisme.
Comme toujours en pareil cas, cette offensive idéologique couvre d'abord une offensive policière. Les condamnations et les exécutions d'étudiants et surtout d'ouvriers - on a commencé par eux - qui auraient participé aux manifestations de ce printemps, continuent toujours. La presse, un très court instant un peu plus libre, est de nouveau complètement soumise au régime. La voix des dissidents, ou simplement les voix qui expriment un point de vue différent, se sont tues.
Mais la prétendue défense intransigeante du socialisme n'est à l'ordre du jour que pour justifier la terreur policière contre tous les opposants politiques. En revanche, il ne semble pas qu'il y ait de changement dans les orientations sociales ou économiques. Le cours des réformes, impulsé par Deng Xiaoping depuis qu'il est arrivé au pouvoir, semble se poursuivre tout tranquillement, simplement un peu obscurci par les éditoriaux du Quotidien du Peuple ou les déclarations officielles. Dans les campagnes, les exploitations individuelles ou familiales qui sont réapparues après le démantèlement des communes et des grandes fermes collectives, continuent. Les petites entreprises commerciales ou industrielles dans les villes aussi. Les investissements capitalistes étrangers se maintiennent dans les zones franches qui n'ont été ni supprimées, ni diminuées. Et les autorités chinoises cherchent toujours à séduire des grandes entreprises américaines, européennes ou japonaises qui seraient prêtes à se lancer dans l'aventure de mettre sur pied, en collaboration avec l'État chinois, des entreprises industrielles ou commerciales dans le pays.
Après l'intervention de l'armée contre les étudiants, le gouvernement chinois a été condamné par l'ensemble des gouvernement occidentaux, qui jugèrent publiquement que la Chine populaire s'était mise au ban des nations. Mais il ne s'en est suivi aucune sanction ni rupture économique. Quelques projets ont été momentanément gelés, et encore pas tous. Mais les investisseurs éventuels européens, américains, ou surtout japonais, continuent aujourd'hui comme par le passé à prospecter le marché chinois. Et s'ils montrent beaucoup de prudence et de circonspection, c'est exactement comme dans le passé, parce que les perspectives, non seulement politiques, mais surtout économiques de ce marché, d'un grand pays mais très arriéré, ne sont guère tentantes. D'ailleurs, la condamnation de la Chine par les gouvernements occidentaux a été d'autant plus forte que les intérêts de leur impérialisme étaient moins engagés en Chine. Ce n'est certes pas un hasard si c'est le Japon qui a montré le plus de réticence à prononcer cette condamnation, et si c'est lui qui aujourd'hui est en pointe pour rétablir au plus vite tous les liens avec Pékin.
La Chine n'est pas la Hongrie, la Pologne ou l'Allemagne de l'Est. Son appartenance, un temps, au camp dit « socialiste » ne lui donne pas forcément un destin commun avec l'Europe de l'Est. L'histoire mais surtout l'immensité du pays et son sous-développement lui confèrent des caractéristiques particulières, forces et faiblesses. C'est ainsi qu'elle s'est engagée sur la voie des réformes économiques et de l'ouverture sur l'Occident, indépendamment du reste du « camp socialiste », depuis près d'une quinzaine d'années. Les événements du « Printemps de Pékin » sont survenus au même moment où toute l'Europe de l'Est est entrée en ébullition. Sans doute ici comme là, on peut voir les répercussions et l'influence de la pérestroïka soviétique. Pourtant l'évolution de la Chine, qui poursuit depuis longtemps sa propre voie définie par ses seuls intérêts nationaux, est indépendante de celle des pays du bloc soviétique.
C'est le sous-développement, pas l'appartenance, présente ou passée, au « camp socialiste », qui pose les limites des réformes économiques et de l'ouverture vers l'Occident. Depuis dix ans, ce ne sont pas les Chinois qui se sont fermés aux capitaux privés et étrangers, ce sont les capitaux privés et étrangers qui hésitent, ne voyant pas assez d'intérêt pour eux à s'investir là-bas.
C'est le sous-développement aussi, pas l'étiquette socialiste ni marxiste-léniniste, qui explique le régime politique dictatorial. Depuis près d'un siècle, les difficultés ou l'incapacité de la Chine à instaurer une démocratie, même formelle, sont tout simplement celles de tous les pays sous-développés, où les dictatures militaires et policières sont bien plus nombreuses, fréquentes et durables que le parlementarisme bourgeois.
Pour cette raison, dans le proche avenir, en Chine, l'ouverture vers l'Occident et les incitations au développement de l'entreprise privée peuvent fort bien aller de pair avec le maintien d'un régime dictatorial féroce. La Chine ne fera alors que prendre place parmi tant d'autres pays, d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique, au régime similaire, qu'ils se prétendent ou se soient prétendus un jour socialistes ou non.
13 novembre 1989