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Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - Situation internationale - L'URSS
L'adoption du plan économique de Gorbatchev par le Soviet Suprême de l'URSS, venant après la décision du même organisme de lui donner pleins pouvoirs de prendre les mesures nécessaires pour restaurer la propriété privée des moyens de production et le remplacement de la planification de la production par « le marché », est une mesure juridique qui, pour symbolique qu'elle soit encore, n'en marque pas moins la volonté apparemment unanime, au moins sur le fond sinon sur les moyens et les délais, de la couche dirigeante de la bureaucratie, de sa représentation politique actuelle, de rétablir le capitalisme en URSS.
Ce n'est pas la première mesure prise dans ce sens puisqu'il y a déjà plusieurs années que, sur le plan juridique, la propriété privée des entreprises a été rendue légale, soit sous forme de coopératives, soit sous forme de « sociétés mixtes État + capitaux privés » ou « sociétés d'État + capitaux étrangers ». Ces mesures avaient déjà permis à une partie, mais encore extrêmement faible, de la bureaucratie ou des couches favorisées de la société soviétique, de se transformer en capitalistes véritables. Certains de ceux qui avaient pu accumuler des richesses personnelles (y compris sur plusieurs générations puisque même sans droit à l'héritage bien des choses peuvent se transmettre) ont pu les transformer en capitaux au sens économique du terme mais sans pouvoir, jusqu'ici, être juridiquement propriétaires d'entreprises à titre personnel et individuel.
Ces mesures, légalisant partiellement la propriété, c'est-à-dire le vol, comme l'attitude des sphères dirigeantes à différents niveaux de la bureaucratie, ne sont pas pour rien dans la crise et la pénurie qui sévissent actuellement en Union Soviétique. C'est la pesanteur des rouages bureaucratiques, la lutte ouverte des différentes satrapies locales pour conserver chacune leur parcelle de pouvoir économique, la prévarication, les détournements, « l'économie de l'ombre » qui sont les causes premières de cette situation. Et ce sont aujourd'hui ceux qui en sont responsables qui en accusent la propriété étatique et la planification car ils veulent légaliser et accentuer leurs prélèvements sur l'économie de l'URSS même si les conséquences doivent en être plus dramatiques encore. L'intérêt commun, ils n'en ont cure pourvu que leurs richesses s'accroissent. Sur ce terrain ils n'ont rien à envier aux capitalistes sauf que, leur inexpérience aidant, leur rapacité n'a pas de frein et peut les rendre imprudents.
Les partisans ouverts du retour au capitalisme s'expriment publiquement, largement et avec arrogance et ils exercent directement le pouvoir, sans partage dans certaines républiques comme les pays baltes et, de façon variable, dans presque toutes les autres ainsi qu'au sommet de l'Union.
Gorbatchev, soit qu'il ait été poussé par les forces sociales pro-bourgeoises qui s'expriment de plus en plus ouvertement en URSS, soit qu'il ait choisi volontairement leur camp, soit qu'il en ait été le représentant depuis toujours, s'affirme lui aussi ouvertement partisan d'une politique de rétablissement sinon du capitalisme, du moins de ses composantes : la propriété privée des moyens de production et l'abandon de la planification au profit du « marché ».
Il faut cependant modérer cette affirmation en constatant que pour ce faire il y a plus pressé, plus radical, que lui et que, simple concurrence personnelle pour le pouvoir ou défense d'intérêts différents, il y a sur ce terrain des désaccords patents et des affrontements politiques qui compromettent l'unité politique, donc la puissance, de l'URSS.
Un aspect significatif de la situation présente en URSS est la situation du pouvoir politique central de l'URSS.
Une grande partie du régime de Staline était (disons de 1937 à sa mort en 1953) une dictature personnelle absolue devenue dans les dernières années un despotisme quasi paranoïaque. Le pouvoir était concentré en la personne de Staline et s'exerçait dans l'ombre par la violence la plus directe. Dans les dernières années, même les plus proches de Staline pouvaient être du jour au lendemain ses victimes. Sa mégalomanie et son pouvoir étaient tels qu'il pouvait ridiculiser en public les plus hauts fonctionnaires du régime, ses plus proches collaborateurs, qui acceptaient cela plutôt que courir le risque d'une exécution sans procès.
A la mort de Staline, les sommets de la bureaucratie n'ont pas accepté de confier les mêmes pouvoirs à Khrouchtchev. La déstalinisation conduite par celui-ci n'était sans doute pas que son oeuvre personnelle, bien qu'il s'en soit servi pour tenter d'asseoir son pouvoir et pour éliminer ceux qui partageaient au début le pouvoir avec lui. La déstalinisation fut un véritable « dégel », relatif mais dégel quand même, de toute la société soviétique. Cela n'alla pas jusqu'à une « libéralisation » comme aujourd'hui, mais on en parla. A cette époque aussi, des tendances au retour au capitalisme apparurent au grand jour bien qu'en respectant la phraséologie « socialiste » et furent défendues par des « économistes » représentant sans doute des responsables de l'économie et des entreprises. Cela entraîna quelques modifications mais resta sans conséquences majeures immédiates pour l'ensemble de l'économie soviétique.
Avec Brejnev, ce fut encore un pouvoir personnel, mais identique à celui de Khrouchtchev et pas à celui de Staline. Les sommets de la bureaucratie qui furent capables de déposer Khrouchtchev auraient certainement pu le faire avec Brejnev s'ils l'avaient voulu et, surtout, s'ils avaient pu se mettre facilement d'accord sur une succession et sur la forme de celle-ci.
A la mort de Brejnev, comme lors des successions précédentes, les aspirations des bureaucrates enrichis, des dirigeants d'industrie, de la petite-bourgeoisie aisée (relativement), des commerçants et paysans enrichis, en un mot de tous ceux qui, parmi la couche sociale la plus favorisée, aspiraient à « s'occidentaliser » c'est-à-dire à pouvoir profiter librement de leur argent, voire à s'enrichir encore plus et à capitaliser au sens économique du terme en s'appropriant les moyens de production de l'URSS, ne pouvaient pas ne pas avoir de traduction dans l'appareil dirigeant de l'URSS et devenir l'enjeu social, au delà des ambitions personnelles, d'affrontements pour la succession de Brejnev - dont l'agonie fut peut-être même un peu prolongée - et pour le pouvoir. Leurs appétits, leur hâte, leur frénésie s'exprimèrent sans doute un peu plus que précédemment et devinrent l'un des moyens, des appuis de la lutte dans l'ombre, puis au grand jour, pour le pouvoir.
Ce que représentent ceux que l'on a appelés les « conservateurs » par rapport à ceux que l'on appelle toujours les « libéraux » est difficile à apprécier. Etaient-ils des partisans du statu quo économique et/ou politique, ou simplement des partisans du retour au capitalisme plus prudents qu'Eltsine ou même Gorbatchev ? C'est encore à leurs déclarations ou à leurs « projets » qu'on peut le moins se fier pour s'en faire une idée.
Toujours est-il qu'il semble que la force des « conservateurs », ait aujourd'hui fondu au point de disparaître, peut-être provisoirement au moins au niveau de ceux qui s'expriment, faisant peut-être disparaître en même temps un des points d'appui politique de Gorbatchev, contribuant à son déséquilibre actuel.
Mais à la mort de Brejnev ils existaient et la succession de ce dernier fut sans doute marquée, plus qu'on a pu le voir ou le croire à l'époque, par les remous qui secouèrent l'appareil dirigeant de l'URSS relié, par tous ces liens de milieu, de famille, d'intérêt, aux couches sociales qui avaient le plus profond désir d'un retour au capitalisme et les plus grands moyens d'en profiter.
Gorbatchev n'a pas eu à renoncer au pouvoir absolu : cela ne s'hérite pas facilement et, comme ses prédécesseurs dans la même situation, il n'avait pas un tel pouvoir. Il a tenté de le conquérir. Il fut peut-être près d'y arriver, mais aujourd'hui il perd des points (en pire, il était aussi arrivé la même mésaventure à Khrouchtchev). Il avait pu sembler que Gorbatchev contrôlait parfaitement les antagonismes politiques qui s'affrontaient et qu'il arrivait à s'en servir pour asseoir son pouvoir, en soutenant les uns puis les autres, en faisant appel par les médias à l'opinion publique, mais il apparaît aujourd'hui que cela se retourne contre la cohésion du pouvoir central lui-même, sinon contre lui.
L'un des aspects les plus flagrants de la dégradation actuelle du pouvoir central, est l'explosion des nationalismes. En effet dans presque toutes les Républiques, et demain sans doute dans toutes, les autorités locales, de l'administration ou du Parti, ont choisi, les unes très rapidement et avec un plein succès, les autres à retardement et avec un moindre succès quand elle ont déjà été concurrencées par d'autres formations, de s'appuyer sur les sentiments nationalistes des masses et surtout sur ceux, réels ou opportunistes, des catégories favorisées vivant autour de la bureaucratie locale.
Les dirigeants de l'URSS, Staline en tête, par leur autocratisme, par la privation de liberté, par les pleins pouvoirs donnés à une administration ne rendant compte à personne sauf à ses supérieurs, ont annulé dans les faits les mesures introduites par la révolution prolétarienne concernant les minorités nationales et les différentes Républiques qui succédèrent aux colonies de l'ancien empire tzariste. Depuis déjà bien longtemps, le terrain du nationalisme a été abandonné aux courants réactionnaires et, dans bien des cas, à l'attraction des ethnies ou des peuples de même nationalité vivant hors des frontières de l'URSS. Au lieu que ce soient les républiques soviétiques qui attirent par leur exemple les fractions des mêmes populations restées, par les aléas de la guerre et de la révolution, à l'extérieur des frontières de l'URSS, c'est l'inverse qui s'est produit. Le phénomène s'était déjà manifesté pour l'Ukraine en 1939-40. Il avait été réglé de la pire façon par le comportement de l'état-major et des troupes nazies, pour reprendre souterrainement, probablement dans les années d'après guerre et pour éclater au grand jour depuis que la pérestroïka l'a permis.
Toujours est-il qu'aujourd'hui ce sont des nationalistes pro-bourgeois, sinon bourgeois dans le cas de l'aristocratie paysanne, qui entraînent derrière eux les masses populaires paysannes et même prolétariennes, phénomène qui conduira peut-être à l'éclatement de l'URSS. Il s'agit de mouvements incontestablement bourgeois.
Le cas des pays baltes est le cas de républiques où le parti communiste local a pu trouver une base suffisante sur ce terrain, en courant d'ailleurs au-devant même des sentiments des masses, pour arriver à faire littéralement sécession et aidé par la situation géographique, pour tenter de se tourner vers l'Occident. Dans ce cas, si ces liens avec l'Occident s'établissent et s'élargissent, sur la base de voies commerciales avec l'Union Soviétique, il est probable que le rétablissement du capitalisme et d'une bourgeoisie conséquente en sera facilité. Mais, cependant, l'attitude du prolétariat soviétique et ses éventuelles réactions dans le reste de l'Union Soviétique pourraient largement modifier les choix du prolétariat de ces républiques, d'autant plus qu'il est en partie d'origine russe.
A l'opposé, si Gorbatchev a perdu, en perdant ses adversaires conservateurs, un des pôles de son équilibre, ses adversaires libéraux ne sont pas forcément en meilleure situation. En effet, ils sont eux-mêmes divisés par des conflits de personnes. Cela semble évident, vu l'arrivisme de certains d'entre eux, comme Eltsine par exemple, mais aussi par des conflits d'intérêts. Chacun s'appuie sur les appareils qu'il a en mains. Cela va des dirigeants des villes à ceux des villages, des responsables de kolkhozes à certains hauts responsables de certains secteurs économiques. Mais surtout il y a les problèmes nationaux ou ethniques qui constituent la base de certains pouvoirs, voire micro-pouvoirs, et qui rendent difficile, malgré les grandes déclarations de solidarité d'un Eltsine envers tous les opposants à Gorbatchev, non de dégager une politique commune, mais de la rendre efficace. Eltsine en est ainsi réduit parfois à passer des accords avec Gorbatchev, accords sans lendemain mais qui montrent que la situation des uns et des autres n'est pas stable et, pour le moment, c'est encore tout cela qui fait que Gorbatchev peut durer.
Dans ce contexte, les hommes du Parti Communiste de l'URSS sont encore ceux qui exercent le plus de pouvoir d'un bout à l'autre de l'Union Soviétique, d'une façon ou d'une autre, à un niveau ou à un autre, même si le parti s'est vidé de nombre de ses membres. Ce qui ne veut pourtant pas dire que l'appareil du PCUS permette encore une quelconque centralisation.
Toutes les mesures de privatisation déjà prises, même marginales, n'ont pas amélioré la situation économique de l'URSS. Elles ont au contraire ajouté à la gabegie et aux prélèvements de la bureaucratie sur le produit national de l'URSS.
Mais qu'elles soient encore marginales par rapport à l'ensemble de l'économie soviétique, ce sont les partisans du retour accéléré au « marché » eux-mêmes qui nous le disent puisque leur principale critique vis-à-vis de Gorbatchev c'est qu'il ne va pas assez vite, voire qu'il ne fait rien.
Il est à noter que Gorbatchev, s'il est critiqué à l'étranger par certains journalistes, hommes politiques, économistes, parce qu'il ne s'engage pas assez vite dans les dites réformes et qu'il a repoussé jusqu'ici des mesures allant réellement dans ce sens, est cependant soutenu par les dirigeants politiques de l'impérialisme qui voient en lui, non le seul homme susceptible de conduire l'économie et la société de l'URSS sur la voie du capitalisme, mais surtout celui qui, pensent-ils apparemment, a le plus de chances de le faire sans heurts et sans troubles sociaux.
En effet, il faut se demander ce qui retiendrait Gorbatchev de s'engager, aussi vite qu'on le presse de toutes parts de le faire, sur la voie des « réformes » (comme l'on dit pudiquement) qui conduiraient au capitalisme. Cette « inertie », il la paie politiquement puisqu'il laisse ainsi le champ libre à des oppositions, telle celle d'Eltsine, qui ne se privent pas de le critiquer sur ce terrain, en trouvant apparemment un écho dans l'opinion, au moins de citadins souffrant de la paralysie actuelle de l'économie et des pénuries qu'elle engendre et qui attendent désespérément que « ça change ».
Ces hésitations et cette lenteur (relative, mais ce sont ses adversaires qui le disent) de Gorbatchev sur le plan économique, peuvent s'expliquer par les résistances qu'il peut craindre, anticiper, percevoir dans la société soviétique et que sa « lenteur » traduit. Politique qui, rappelons-le, ne lui vaut pas que des félicitations de la part de ceux qui s'expriment, ou peuvent s'exprimer, aujourd'hui, dans la presse et les médias soviétiques (à part quelques-uns qui sont - encore ? - ses soutiens).
Nous n'avons aucun moyen direct - et personne ne l'a ici-- d'apprécier ni, a fortiori, de mesurer l'importance de ces éventuelles résistances. Nous ne pouvons raisonner, indirectement, qu'à partir du comportement visible des hommes politiques et d'hypothèses que nous n'avons cependant pas les moyens de vérifier, comme il nous arrive souvent faute d'une Internationale plongeant ses racines en URSS même. Pour appréhender une situation sociale complexe il ne suffit pas de voir par les yeux des journalistes, ce n'est qu'exceptionnellement possible, et encore moins par ceux de touristes même politisés.
La principale fraction de la société soviétique dont Gorbatchev pourrait craindre les réactions serait, bien sûr, la classe ouvrière.
La classe ouvrière soviétique de 1990 serait-elle assez attachée aux formes de propriété issues de la révolution de 1917 ou à l'organisation de la production sous une forme planifiée, pour constituer aujourd'hui un réel obstacle contre le retour au capitalisme en URSS ? Il est difficile de le prétendre.
Jusqu'à présent, en tout cas, si la classe ouvrière s'est manifestée par quelques grèves, celles-ci ne se sont jamais, autant que l'on puisse le savoir, déroulées avec le maintien de l'étatisation comme objectif.
Cela dit, la transformation n'est pas accomplie et l'attitude de Gorbatchev montre qu'il redoute les réactions des travailleurs confrontés, surtout brutalement, aux conséquences de ces transformations.
Il peut y avoir des réactions face à la privatisation elle-même : même si la flamme révolutionnaire est éteinte dans la conscience des travailleurs, il peut se produire, au moins, les mêmes réactions qu'ici, devant certaines tentatives de privatisation d'entreprises nationalisées. Et puis, surtout, ce sont les mesures économiques (licenciements, suppression d'avantages sociaux ou autres...) qui accompagneraient les privatisations, qui pourraient déclencher des réactions des travailleurs.
D'autant que, sur le plan économique proprement dit, il ne sera sûrement pas facile de privatiser l'ensemble d'une économie de la puissance de l'économie soviétique telle qu'elle est aujourd'hui.
Dans un pays impérialiste, dans une période où beaucoup de capitaux sont disponibles et cherchent désespérément à s'employer, privatiser des entreprises qui avaient été nationalisées dans une autre période où justement la bourgeoisie manquait de capitaux ou bien, si elle en disposait, ne voulait pas les investir dans des entreprises peu rentables, même si elles étaient indispensables au fonctionnement du reste de l'économie, n'est pas d'une difficulté extrême. Mais privatiser l'ensemble de l'économie soviétique peut s'avérer une tâche insurmontable même si les capitaux voulus étaient disponibles, ce qui est déjà loin d'être évident.
Même si des couches favorisées en URSS possèdent à titre personnel une certaine richesse : argent, devises, or, bijoux, tableaux, etc., cela n'a rien de comparable avec ce qui est nécessaire pour investir dans des grandes entreprises, sauf évidemment si l'on fractionne la propriété uniquement entre « petits porteurs d'actions » (cela pourrait se faire ainsi bien sûr dans un premier temps en attendant qu'une concentration se fasse parmi ces petits porteurs, mais cela se ferait alors au détriment du plus grand nombre).
Mettre à l'encan des entreprises soviétiques et surtout les plus grosses, peut donc s'avérer bien difficile faute d'investisseurs.
Il y a bien sûr les capitaux étrangers. Pour cela, il faut d'abord que ces capitaux étrangers veuillent s'investir. Jusqu'à présent, ceux-ci ont boudé la possibilité qui leur était offerte de participer à des entreprises mixtes avec l'État. Peut-être le récent décret de Gorbatchev permettant de créer des entreprises à 100 % de capitaux étrangers attirera plus ces derniers. Mais alors, si cela ne reste pas marginal, la propriété des entreprises va échapper aux catégories sociales aisées qui revendiquent le retour au capitalisme.
On ne voit guère, dans ces conditions, comment l'intervention de l'État pourrait ne pas rester très importante à l'avenir. Intervention pour maintenir des sociétés mixtes « État-petits porteurs » (ex-bureaucrates ou familles de bureaucrates), « État-petits porteurs-capitaux étrangers », où l'État interviendrait, en quelque sorte, pour protéger la part des ressortissants nationaux.
Evidemment, nous aurions alors la réapparition d'une classe capitaliste, mais loin d'être en rapport, dans un premier temps, du fait de sa faiblesse, avec l'importance du développement industriel et économique de l'URSS.
Car il ne faut pas oublier que l'apport de l'étatisation des moyens de production et de la planification a été de faire de l'URSS la deuxième puissance industrielle mondiale, sans que se développe en même temps une bourgeoisie (une classe capitaliste et non une simple classe « riche » ) dont la puissance sociale soit en rapport avec la puissance économique du pays.
Dans le domaine du marché, les problèmes se posent d'une façon voisine. Contrôler l'efficacité de l'économie planifiée, améliorer les prévisions du plan, le modifier au fur et à mesure des besoins, par un recours au contrôle du marché, lui-même contrôlé par les travailleurs ou les consommateurs, est une chose. Introduire brutalement la régulation des échanges uniquement par le marché dans l'économie de l'URSS actuelle s'annonce comme une tâche difficile, voire pire, en tous cas génératrice de crises. La régulation par le marché en régime capitaliste se fait par à-coups. Sinon par crises généralisées, au moins en permanence par crises limitées à une entreprise ou à une autre, à un secteur ou un autre, qui voient leurs produits cesser de se vendre, au profit d'autres entreprises ou d'autres secteurs économiques. Cette « régulation » est une régulation « critique ». Mais qui s'est cependant établie sur une division nationale et internationale du travail qui pour certaines de ses parties a mis des dizaines d'années à s'établir. La réintroduction brutale du marché en URSS pourrait se traduire par des blocages économiques qui peuvent décourager à l'avance tout investisseur potentiel.
C'est dire que parallèlement aux forces sociales qui peuvent s'opposer à la réintroduction du capitalisme en URSS, il y a aussi, sur la base de ce qu'est devenue économiquement l'URSS, des freins proprement économiques qui, potentiellement sources de crises, peuvent avoir des traductions politiques qui peuvent faire réfléchir à deux fois n'importe quel dirigeant politique de la bureaucratie, confronté aux réelles responsabilités du pouvoir.
L'origine des hésitations et de la prudence de Gorbatchev peut aussi se situer au niveau de certaines fractions de la bureaucratie elle-même. La bureaucratie, c'est-à-dire les couches privilégiées de la société soviétique, se sont, depuis bien longtemps, élargies au-delà de l'appareil d'État et du Parti quand le Parti ne s'est pas élargi au niveau de ces catégories sociales. Des « classes moyennes » sont apparues depuis des dizaines d'années et les couches privilégiées se sont diversifiées socialement et économiquement. L'appareil politique de la bureaucratie représente la défense de l'ensemble des privilèges de ces couches, mais ces privilèges ne sont pas tous, aujourd'hui moins que jamais, de même nature. Dans ces catégories sociales aujourd'hui nombreuses, il est impossible de déterminer, vu d'ici, s'il y a réellement convergence d'intérêts et surtout conscience d'être représenté par une seule et même politique.
Les informations qui parviennent ici montrent que tous ceux qui s'expriment en URSS sont partisans du retour au capitalisme. Mais cela ne signifie pas forcément que tous le sont. Dans toute société, et a fortiori en URSS, tout le monde ne s'exprime pas, et pas aussi fort, ou avec les mêmes moyens.
Il n'est donc pas déraisonnable d'imaginer qu'il subsiste encore en URSS des catégories sociales privilégiées qui détiennent leurs privilèges et leur niveau de vie de l'existence de la propriété d'État et de la planification. Ils peuvent en avoir conscience ou pas, mais dans ce dernier cas, tout comme les travailleurs, ils pourraient n'avoir de réactions que face aux situations qui les jetteraient à la rue. Bien sûr, la plupart des membres de l'appareil d'État peuvent espérer que quel que soit le régime ils auront une place. Mais dans l'administration des entreprises, du plan, par exemple, certains verraient disparaître leurs privilèges en même temps que leur fonction. Ils pourraient retrouver une mangeoire avantageuse si la transformation capitaliste de la société soviétique permettait de nourrir (avantageusement) la même quantité de parasites. Mais si le capitalisme entretient aussi un certain parasitisme, comme son moteur est l'accumulation, cela laisse à tout prendre moins de place au parasitisme qu'une société bureaucratique où les biens accumulables - au sens de capitalisables - sont par nature limités.
Que face à des privatisations trop rapides, à une introduction trop brutale du marché comme seule régulation de l'économie, ces catégories sociales réagissent politiquement, c'est une crainte que Gorbatchev peut encore avoir et qui peut alimenter ses hésitations. D'autant que rien ne nous dit que si ces couches ne s'expriment pas du tout actuellement aux sommets des différents appareils, elles ne s'expriment pas du tout aux autres niveaux, ne serait-ce que par la menace d'une certaine inertie. Cela dit, elles ne s'expriment pas directement aujourd'hui à l'échelon du pouvoir ou des pouvoirs d'État.
Il ne faudrait pas croire que le prolétariat pourrait de toutes façons espérer que ces catégories sociales fassent à sa place ce qu'il serait incapable de faire, pour sauvegarder la moindre parcelle des acquis de la Révolution d'Octobre. Cela fait bien longtemps que Trotsky a écrit que la bureaucratie, grande ou petite, n'est pas la gardienne des conquêtes d'Octobre mais qu'elle en est la destructrice. Ce qui s'est maintenu en URSS de ces conquêtes n'est pas dû à la bureaucratie ni aux ambitions politiques et sociales de son appareil politique, c'est-à-dire son État, en considérant que l'État est une force complètement indépendante de la société. Cela fait soixante ans que la bureaucratie aspire à se transformer en bourgeoisie sans y être parvenue jusqu'ici, et que son appareil politique s'y refuse ou l'y aide, consciemment ou pas, avec des hauts et des bas en fonction des circonstances.
Les aspirations de la bureaucratie à se transformer en bourgeoisie, par la propriété privée et l'héritage, ne sont pas nouvelles, même si cela ne devait aboutir pour elle qu'à jouer le rôle de bourgeoisie compradore. Mais l'État de la bureaucratie a, des années durant, protégé d'un côté, à son corps défendant, la propriété d'État et la planification contre la rapacité de la bureaucratie elle-même et contre le capital étranger, tout en favorisant d'un autre côté les inégalités sociales et la réapparition de la bourgeoisie à partir de ces inégalités. Ce faisant, il était non le garant, mais le fossoyeur des conquêtes d'Octobre tout en représentant les intérêts généraux de la bureaucratie contre elle-même et sa propre voracité.
Ce n'est pas la bureaucratie, ou telle ou telle de ses catégories qui défendit « les conquêtes d'Octobre », c'est son appareil politique, son appareil d'État, à son corps défendant, malgré les aspirations de nombre de ses dirigeants et de ses membres à un retour à une société bourgeoise et leur haine personnelle de la révolution.
Aujourd'hui, même si le gouvernement actuel cède aux revendications et aux aspirations des couches les plus favorisées de l'URSS, il n'est cependant pas dit que, devant des convulsions sociales et des menaces venant du prolétariat, il ne découvre pas que les intérêts mêmes de la bureaucratie ne permettent pas d'aller trop loin dans la voie du démantèlement de l'économie soviétique.
Bien sûr, tout cela ne nous donne pas une réponse automatique quant à la nature à venir de la société soviétique. Dans beaucoup de pays impérialistes, en particulier comme la France, une partie des entreprises est nationalisée. Dans des pays sous-développés, une plus grande proportion encore peut l'être, ou l'a été.
Mais il nous faut nous garder de considérer le problème de l'URSS comme résolu avant même d'avoir été posé par l'histoire. Pour le moment, l'économie soviétique n'est toujours pas privatisée et le marché capitaliste n'est pas réintroduit. Si une partie de l'économie vient à être privatisée de la façon que nous le décrivions plus haut, nous aurons à nous reposer, le moment venu, le problème. Mais la réponse n'est pas évidente non plus. Nous aurons à apprécier la place de ces entreprises et de ces capitaux privés dans l'économie et nous aurons surtout à apprécier l'évolution, comme le faisait Lénine, de l'importance de cette place. Soit ces entreprises continuent à se développer au détriment des entreprises d'État proprement dites, et la bourgeoisie proprement dite se développe ; soit ce n'est pas le cas, et cela reste très minoritaire et marginal, avec des capitaux étrangers ne contrôlant qu'une faible partie de la production et de la distribution et une classe capitaliste faible, une petite-bourgeoisie compradore vivant sur les franges de la bureaucratie et sur le dos, bien sûr, du prolétariat. Notre analyse et notre appréciation dépendront de ce qui sera alors, et non d'un pari que nous ferions aujourd'hui sur le sens et l'importance de cette évolution, sans tenir compte des luttes de classes possibles.
L'URSS a été et reste encore un phénomène original dans l'histoire. Rien ne lui est véritablement comparable. Trotsky a dû analyser ce qu'elle représentait sans pouvoir se référer à des modèles ne serait-ce que proches. Il la jugeait comme une société complexe, à mi-chemin entre le capitalisme et le socialisme et qui plus est instable. Or elle est restée stable pendant des dizaines d'années après sa mort. Il disait qu'elle ne pourrait pas sortir indemne de la guerre sans l'aide d'une révolution. Or elle est sortie victorieuse de la guerre en empêchant la révolution.
Aujourd'hui, nous assistons à des transformations politiques qui vont peut-être se traduire par des modifications économiques et sociales. Nous ne pouvons pas juger d'avance la société qui sortira de ces modifications car elle sera peut-être aussi extrêmement originale. De toutes façons, rappelons-le, il s'agit d'une transformation qui n'est pas accomplie et tout n'est pas encore joué.
Si nous voulons élaborer un programme de lutte, c'est le pari optimiste que nous devons faire, car le pari sur la variante pessimiste (si nous pouvons et devons en prévoir la possibilité) ne nous apporterait rien.
Le prolétariat soviétique peut se trouver dans un état de démoralisation tel qu'il se révèle incapable de s'opposer aux hommes politiques qui préparent un retour au capitalisme.
Les effets néfastes de la privatisation ou du retour au marché, au lieu de mobiliser les travailleurs, peuvent les démoraliser encore plus. Les licenciements pourront ne pas provoquer de réaction ou ne les provoquer qu'en ordre dispersé sans que les luttes puissent se généraliser, s'unifier, aboutir à une conscience collective politique. Les dirigeants de l'URSS pourront peut-être opposer les travailleurs les uns aux autres par le biais des barrières nationales.
Le prolétariat peut se révéler incapable, dans la situation actuelle du prolétariat mondial, d'être un obstacle et peut n'opposer aucune résistance à la contre-révolution définitive. Cette contre-révolution pourra alors s'effectuer sans lutte, sans soubresauts sociaux, malgré les soubresauts économiques. Dans l'ordre, en un mot.
On peut même penser et dire que la partie est tellement mal engagée pour le prolétariat qu'elle est visiblement perdue d'avance. On ne peut certes écarter cette variante.
Mais c'est elle que nous devons combattre. Et le programme d'un parti révolutionnaire, encore plus dans une situation de crise économique comme celle de l'URSS d'aujourd'hui, doit comporter des objectifs économiques immédiats qu'on ne peut séparer, ce que les révolutionnaires marxistes n'ont jamais fait, des objectifs politiques.
Si les travailleurs laissent le capitalisme se rétablir en URSS même partiellement, c'est l'abaissement de leur niveau de vie, le chômage, la fin des quelques avantages sociaux dont ils pouvaient bénéficier qu'ils connaîtront et non l'opulence, même relative, de l'Occident. L'URSS ne verrait pas le niveau de vie de l'ensemble de sa population s'élever, bien au contraire. Elle serait ramenée au niveau du Tiers-Monde - même si les vitrines des magasins se remplissaient de marchandises occidentales inabordables pour le plus grand nombre. Les « magasins réservés » s'ouvriraient sur la rue, mais leur clientèle serait toujours aussi triée.
Ce serait alors un recul pour le prolétariat mondial, la fin de l'expérience menée par les révolutionnaires russes au cours de laquelle, pour la première fois, un État ouvrier a eu l'occasion de mettre en oeuvre, pratiquement, en grandeur réelle, les idées marxistes concernant l'efficacité de l'étatisation et de la planification des forces productives.
Evidemment, la cause première de cette défaite sera alors à chercher dans le passé mais cela n'en resterait pas moins la consécration d'un recul, que certains feront remonter à la révolution d'octobre elle-même.
Aujourd'hui, nous ne pouvons qu'espérer que le prolétariat soviétique s'oppose à l'appropriation des entreprises par les fractions riches de la société soviétique et, bien sûr, cela va de soi, à l'appropriation du sol par la paysannerie riche, qui est déjà une véritable bourgeoisie. Nous ne pouvons qu'espérer que le prolétariat soviétique s'oppose au retour du capitalisme et àl'abandon de la planification, même si celle-ci est actuellement en mauvais état.
Dans la mesure où nous le souhaitons, c'est ce programme que nous proposerions aux travailleurs soviétiques si nous le pouvions. C'est-à-dire la lutte contre la privatisation des entreprises et pour le rétablissement du contrôle ouvrier, la lutte pour le maintien de la planification et son renforcement par un contrôle démocratique de la part des travailleurs, c'est-à-dire la lutte contre la planification bureaucratique. L'adaptation de la planification par le contrôle mesuré de l'offre et de la demande, c'est-à-dire du marché, par des prix réels, et aussi le contrôle des consommateurs pour s'opposer à la gabegie bureaucratique et aux prélèvements de la bureaucratie sur le revenu national. La lutte pour le retour à des soviets qui soient des organes de classe où puissent être élus démocratiquement des représentants des travailleurs de la ville et de la campagne, en écartant les bureaucrates et tous les parvenus du régime. Oui, voilà quel serait notre programme en URSS, formulé peut-être en termes plus concrets, ou complété en fonction d'aspects de la réalité soviétique que nous ne connaissons pas, et qui ne sont pas bien différents sur le fond et la méthode, en cette période de crise politique, du Programme de Transition.
Quelles chances y a-t-il pour que le prolétariat s'oppose au retour au capitalisme en URSS ? La question n'a guère de sens. Quelles chances y avait-il pour que, à son dixième anniversaire, la IVe Internationale soit la force politique dominante dans le monde ? Il fallait se battre pour que cela soit, c'est tout. Le problème actuel est aussi un problème de choix politique. Ou bien nous estimons que le prolétariat a encore quelque chose à défendre en Union Soviétique, et nous l'inscrivons dans notre programme. Ou bien nous estimons qu'il n'y a déjà plus rien à défendre et nous faisons une erreur car ce n'est pas le cas.
Malgré les changements politiques et sociaux qu'il y a eu en Union Soviétique depuis cinq ans, traduisant sans doute des modifications remontant à un bien plus grand nombre d'années, le prolétariat soviétique, et donc le prolétariat international, ont encore des acquis dus à la Révolution d'Octobre à défendre en Union Soviétique. Tant qu'il reste ces acquis, c'est non seulement une erreur mais un crime politique de ne pas les défendre, même si cela doit se limiter à un simple programme et non à une intervention réelle, impossible pour nous. Nous n'avons pas de Parti, et encore moins d'Internationale, mais ce que nous avons à transmettre, ce sont des idéaux, des idées et des façons de poser les problèmes face aux événements. Si nous avions des contacts avec les prolétaires ou des révolutionnaires soviétiques, c'est ce programme qu'il faudrait leur proposer. Et si nous n'écrivons que pour l'avenir, il faut au moins transmettre des idées utiles car ces idées, ces façons de poser les problèmes, resteront utiles même si l'URSS en tant que telle doit disparaître.
Pour concrétiser la réalité soviétique en une formule, bien qu'elle soit complexe, et que son évolution soit prévisible déjà de son temps, Trotsky la caractérisait comme un État ouvrier dégénéré. Dégénéré à cause du caractère hideux du pouvoir politique qui régnait et à cause du bureaucratisme économique « injustifié » de la bureaucratie soviétique. Mais État ouvrier quand même. Par cette notion, il entendait dire que le prolétariat tant soviétique qu'international avait des choses à défendre, des choses qui lui appartenaient dans la société soviétique.
Aujourd'hui, le prolétariat a encore, même si ce n'est pas pour longtemps, des choses à défendre, des choses qui lui appartiennent, dans la société soviétique, tout comme il y a 10, 25 ou 50 ans. C'est pourquoi nous disons que l'URSS est encore un État ouvrier. Dégénéré certes, mais État ouvrier quand même.
Gorbatchev, Eltsine et les autres appartiennent à un gouvernement de cet État ouvrier dégénéré. Un gouvernement qui vise, avec des nuances, à rétablir le capitalisme, qui pourra peut-être y parvenir, mais qui n'a pas encore pu le faire jusqu'à présent, si même il le peut un jour.
C'est pourquoi la qualification qui nous semble la plus juste à propos de ce gouvernement est de dire qu'il s'agit d'un gouvernement bourgeois d'un État ouvrier dégénéré.
Un État ouvrier dégénéré peut-être proche de sa fin, mais qui ne l'a pas encore atteinte malgré tous les efforts de ses adversaires de l'extérieur et de l'intérieur.
C'est ce que nous devons affirmer aujourd'hui.
27 octobre 1990