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Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - La situation internationale : L'évolution des « Démocraties populaires »
Les pays de l'Est dits « Démocraties Populaires » ont, les uns après les autres, accéléré leur évolution au cours des derniers mois. L'expression même de « Démocraties Populaires » est en passe de devenir désuète pour certaines d'entre elles, au sens où cette expression désignait un type de régimes originaux, marqués sur le plan politique et économique par la subordination à la bureaucratie soviétique (mais qui n'ont cependant jamais été ni démocratiques, ni populaires, ni bien sûr, socialistes).
Cette évolution a pris à peu près autant de formes qu'il y a de situations nationales.
En Pologne, elle est représentée par l'accession d'un des représentants de l'opposition ouvertement pro-occidentale, le politicien catholique Mazowiecki, à la direction du gouvernement et par la cohabitation gouvernementale du parti stalinien et de Solidarité.
En Hongrie, c'est le parti ci-devant stalinien lui-même qui a changé de peau, d'en haut. Il affirme avoir rompu avec le régime des quarante dernières années et il a solennellement modifié son propre nom comme celui du régime qu'il dirige pour se réclamer désormais de la social-démocratie. Il prône le multipartisme et proclame son admiration pour le capitalisme à l'occidentale.
En Allemagne de l'Est, c'est aussi l'appareil du Parti réputé, il y a peu encore, un des plus rigides de l'Est, qui s'est engagé dans une course de vitesse pour des réformes politiques avec un véritable mouvement de masse qu'il tolère, voire encourage, et dont il tente de se poser en représentant naturel en compétition avec des formations d'opposition fraîchement créées, comme Neues Forum, plus ou moins lié à la social-démocratie et au courant écologiste ouest-allemand.
En Bulgarie enfin, le vent du changement conjugué au processus biologique a eu raison de Jivkov, doyen des dictateurs staliniens de l'Est. Les changements ne portent pour l'instant que sur la composition du bureau politique, mais là-bas aussi, le Parti tient manifestement à prendre les devants et à se poser en initiateur des réformes.
Au-delà de la diversité des formes et des rythmes, comme au-delà du degré déjà atteint par l'évolution, les réformes engagées ou seulement projetées dans toutes ces Démocraties Populaires ont des traits communs.
Sur le plan économique, les réformes vont toutes dans le sens de la diminution de l'étatisme, par l'assouplissement, voire par la suppression de la planification contraignante et du monopole du commerce extérieur ; de l'autonomie croissante quand ce n'est pas la franche privatisation des entreprises ; de la recherche d'une intégration croissante dans le marché capitaliste occidental.
Sur le plan politique, les changements vont dans le sens de l'indépendance par rapport à l'Union Soviétique, de la recherche d'une reconnaissance par l'Occident ; dans le sens, aussi, de la suppression des aspects les plus dictatoriaux des régimes, plus particulièrement d'ailleurs des aspects qui marquaient la dépendance à l'égard de l'URSS (fermeture des frontières vers l'Ouest, monopole officiel du pouvoir détenu par un parti unique, symboles divers marquant cette dépendance, etc.).
Les réformes engagées ont toutes également en commun d'être, justement, des réformes, c'est-à-dire d'être engagées d'en haut, et d'entraîner des conséquences politiques, jusqu'à présent parfaitement contrôlées par les milieux dirigeants (que ces milieux dirigeants soient représentés encore exclusivement ou majoritairement par l'ancienne nomenklatura stalinienne, rebaptisée ou pas, ou que, comme en Pologne, les milieux dirigeants aient intégré dans leurs rangs des politiciens issus des grandes grèves ouvrières de 1980-81).
Ce contrôle du processus par le sommet est facilité par le fait que cette évolution bénéficie, dans toutes les Démocraties Populaires engagées sur cette voie, du consensus, actif ou passif, de la population.
La petite-bourgeoisie d'affaires qui existe plus ou moins dans toutes les Démocraties Populaires, dans les interstices ou sur les marges de la production étatique, et qui connaît, en Hongrie et en Pologne en particulier, un développement rapide depuis plusieurs années, trouve évidemment son compte dans le champ croissant laissé à la propriété et au profit privés. Comme y trouve son compte toute la nomenklatura des managers qui, avec l'autonomie croissante des entreprises, avec le droit accordé en Pologne ou en Hongrie, de commercer directement avec l'Occident, d'y chercher des capitaux etc, disposent désormais d'autant sinon plus de pouvoirs sur « leurs » entreprises que les PDG salariés des grandes entreprises occidentales. Ces catégories sont certainement les principales bénéficiaires de l'évolution engagée.
L'intelligentsia, mais au-delà d'elle, toutes les couches de la société, la classe ouvrière comprise, bénéficient à des degrés divers de la libéralisation de ces régimes, de la liberté d'expression plus ou moins grande.
Quant à la classe ouvrière, elle n'a aucune raison de défendre ces régimes, pas même les aspects que les dirigeants ont présentés durant les décennies écoulées comme « socialistes ». Ni ces régimes, ni leurs « réalisations » ne résultent d'une victoire remportée par le prolétariat sur la bourgeoisie du pays. Ils ont été imposés d'en haut, sous une contrainte extérieure, celle de la bureaucratie soviétique, par des méthodes dictatoriales féroces, dont la classe ouvrière a supporté le poids essentiel.
Les réformes engagées ne peuvent apparaître dans ces conditions, aux yeux des travailleurs, que comme un assouplissement de dictatures qui ont toujours été anti-ouvrières. Ils n'ont certainement aucune raison de regretter la mainmise soviétique, tant pour des raisons nationales que parce que cette mainmise soviétique - et les forces d'occupation sur lesquelles elle s'appuyait - était le garant ultime des dictatures en place. Après la faillite évidente de la gestion bureaucratique de l'économie, même les privatisations apparaissent comme susceptibles de garantir au moins la présence de marchandises dans les magasins - même si cela ne garantit pas le pouvoir d'achat indispensable pour se les procurer.
Après avoir fait des pays de l'est un glacis, l'URSS se résigne aujourd'hui à leur éloignement
Les forces centrifuges dont témoignent les appareils d'État de ces pays eux-mêmes, que leurs équipes dirigeantes soient composées de staliniens orthodoxes - pour autant que ce terme ait encore une signification - ou de politiciens pro-occidentaux, ne sont absolument pas nouvelles. La bureaucratie soviétique n'avait pu, après la rupture de son entente avec les puissances impérialistes victorieuses de la guerre et le début de la « guerre froide », transformer ces pays en un glacis pour l'URSS que par la violence, et par une pression permanente sur les appareils d'État eux-mêmes.
Là où la bureaucratie soviétique n'avait pas été en mesure d'exercer cette pression physique sur les appareils d'État eux-mêmes, ces derniers ont pris le large (la Yougoslavie en 1948 pour garder plus ou moins de liens avec l'Occident ; l'Albanie à partir de 1960, pour se réfugier dans une autarcie que seul le degré très bas de son économie rend possible).
Dès que la bureaucratie soviétique relâcha sa pression - ou dès qu'elle en donna l'impression - le mouvement reprit tout naturellement. Les années consécutives à la mort de Staline en particulier, et le flottement politique engendré par les rivalités pour le pouvoir suprême à Moscou, n'ont pas seulement suscité dans les peuples opprimés par la bureaucratie des espoirs qui ont débouché sur des révoltes populaires, comme à Berlin en 1953, ou en Pologne et en Hongrie en 1956. Elles ont, aussi, mis en avant des hommes politiques qui, à l'instar de Nagy en Hongrie ou de Gomulka en Pologne, prônaient plus ou moins ouvertement l'indépendance par rapport à l'Union Soviétique. C'est l'écrasement de la révolution hongroise qui mit fin brutalement, en même temps qu'à l'insurrection des ouvriers, à l'expérience Nagy. Il servit en même temps d'avertissement à Gomulka comme à d'autres. C'est encore par l'intervention militaire que l'armée soviétique a empêché que Dubcek réalise en 1968, en Tchécoslovaquie, un programme qui proposait déjà à peu près les mêmes réformes que celles qui sont envisagées, voire mises en oeuvre déjà aujourd'hui, par les partis staliniens en Hongrie, en Pologne, ou en RDA.
Ce n'est donc nullement l'existence, ni même la puissance des forces centrifuges au sein des pays de l'Est par rapport à l'Union Soviétique qui constitue la nouveauté de la dernière période, mais l'attitude de l'Union Soviétique à leur égard.
C'est en dernier ressort Gorbatchev qui a libéré ces forces centrifuges, tout simplement en prenant le parti de ne pas intervenir de la seule manière efficace : par la violence armée.
L'avenir dira dans quelle mesure sa politique aura eu, sur ce plan, l'accord de toute la bureaucratie soviétique.
Celle-ci ne sort évidemment pas gagnante, sur le plan politique, d'une évolution qui la prive d'un glacis militaire, sans que - au mieux, avant que - les puissances impérialistes lui fournissent des garanties de sécurité (le fait que, pour l'instant, les troupes d'occupation soviétiques n'aient pas quitté les pays de l'Est où elles stationnent, et que ces États n'aient pas quitté, non plus, le pacte de Varsovie, n'est une garantie que contre les peuples, mais pas contre l'éventuelle offensive militaire de l'impérialisme).
L'Union Soviétique n'est pas plus gagnante sur le plan économique, car l'évolution économique des pays de l'Est en direction de l'Occident implique que ceux-ci orientent leurs productions en fonction des possibilités de vente sur les marchés occidentaux (contre paiement en devises), et non plus en fonction de ce qui serait utile à l'Union Soviétique (payé en roubles inutilisables en dehors du COMECOM, et de moins en moins, en dedans).
Mais l'expérience récente de l'Afghanistan est là pour rappeler à la bureaucratie qu'elle n'a pas nécessairement les moyens de faire autrement que mener la politique que propose Gorbatchev : en l'occurrence, se présenter en initiateur d'une évolution que, de toute façon, il ne peut pas empêcher.
L'exemple de la Hongrie, qui est engagée dans une politique de privatisation des entreprises d'État, qui a supprimé le monopole du commerce extérieur et favorise les investissements étrangers, qui a ré-institutionnalisé la propriété privée des moyens de production, les sociétés par actions, la Bourse des valeurs, montre que l'Union Soviétique ne met pratiquement plus aucun obstacle à l'intégration économique des pays de l'Est dans le marché occidental.
Les obstacles, là où obstacles il y a, viennent de ce que sont ces pays, et de ce que l'économie capitaliste occidentale est susceptible de leur offrir.
Vers la vassalisation et non le développement économique
Les pays de l'Est ont toujours été des pays sous ou semi-développés, la RDA, en tant que partie de l'Allemagne impérialiste d'avant-guerre et, dans une certaine mesure, la Tchécoslovaquie mises à part.
Dans la perspective d'une tentative de développement bourgeois-national, les transformations économiques imposées par la bureaucratie soviétique ne présentaient pas seulement des inconvénients. Elles avaient aussi l'avantage de donner aux appareils d'État nationaux les moyens de mener la même politique économique qu'un certain nombre d'autres États de pays sous-développés (la Chine, Cuba ou dans une certaine mesure, l'Algérie) pour tenter de réaliser, par des moyens étatiques et au détriment des classes laborieuses, une sorte d'accumulation primitive nationale.
Malgré un régime de travail forcé imposé aux classes ouvrières de ces pays au début des années cinquante, conjointement aux diverses variantes des conceptions staliniennes en matière d'émulation (versions locales du stakhanovisme), malgré le pillage de la paysannerie, malgré même toutes ces entreprises d'industrie lourde exhibées par les régimes comme la concrétisation de la supériorité de l'économie socialiste, ces pays restent des pays sous-développés. La pseudo-accumulation primitive à la stalinienne n'a pas donné des résultats plus convaincants que ses équivalents dans les pays sous-développés sous l'égide de l'impérialisme, au Portugal ou... en Corée du Sud, et dans certains cas, plutôt même moins.
Le produit national brut par habitant du plus développé des pays de l'Est, la RDA, avoisine celui de l'Irlande ; celui de la Hongrie ou de la Tchécoslovaquie n'atteint pas celui de l'Espagne ; quant à l'Albanie, sa place dans la hiérarchie économique par habitant se situe quelque part entre la Papouasie et le Sénégal. Même si les chiffres du produit national sont à manipuler avec des pincettes, cela donne néanmoins une idée du degré de développement de ces pays.
De la main-d'oeuvre à bas prix, mais en conséquence des marchés de consommation peu intéressants, des entreprises désuètes même lorsqu'elles sont de construction récente, une faible productivité du travail, voilà ce que les classes privilégiées nationales des pays de l'Est ont à offrir au grand capital occidental en contrepartie de leur admission dans le concert des nations bourgeoises. Autant dire que les relations économiques, même si elles s'établissent sans frein, seront les relations habituelles entre pays riches et pays sous-développés. S'il en résultera à coup sûr une vassalisation des économies des pays de l'Est par les puissances impérialistes - notamment par l'Allemagne qui est en train de retrouver son « hinterland » traditionnel - il n'en résultera certainement pas un développement économique harmonieux.
Cette vassalisation avait d'ailleurs sérieusement commencé avant même que l'intégration vers l'Occident s'accélère : elle est concrétisée en particulier par l'endettement élevé de la Pologne, de la Hongrie envers les banques occidentales. Il en résulte que le FMI, pourtant sans troupes d'occupation sur le sol de ces pays, commence à jouer dans le destin de leurs masses populaires un rôle plus grand que Moscou.
L'accélération de l'intégration à l'Occident empêchera d'autant moins la détérioration de la situation économique de la plupart des pays de l'Est que cette détérioration ne résulte pas seulement de la gestion bureaucratique de l'économie. Elle résulte également de ce qui a déjà été accompli en matière d'intégration dans l'économie capitaliste internationale durant les vingt dernières années : endettement financier, dépendance accrue des fournitures de l'Occident - comme de l'obligation accrue d'y trouver des débouchés afin de payer ces fournitures, et d'assurer le service de la dette.
L'intégration accrue dans l'économie capitaliste occidentale ne changera même pas nécessairement la physionomie générale de l'économie de ces pays. Les dirigeants de la Pologne comme de la Hongrie par exemple ont pris ouvertement le parti de vendre leurs entreprises à l'encan. Mais rien ne dit qu'ils trouvent acheteurs. Les capitaux nationaux, malgré toutes les mesures récentes pour faciliter leur accumulation, demeurent faibles - et l'ont d'ailleurs toujours été dans le passé. Les capitaux étrangers ne sont certainement pas intéressés par toute une partie de l'appareil productif existant, malgré les possibilités offertes par les bas salaires.
Malgré le caractère spectaculaire de certaines privatisations, notamment en Hongrie, il y a de fortes chances que les investissements privés, nationaux comme étrangers, se limitent à certains secteurs intéressants, laissant à l'État le soin de s'occuper de la majeure partie, non profitable, de l'économie nationale. Le degré d'étatisation de l'économie ne devra rien à un parti pris idéologique, mais à l'impuissance de la bourgeoisie. Pour les mêmes raisons, sinon au même degré, que dans des pays comme l'Algérie, voire même la Côte d'Ivoire ou Haïti, où la subordination totale à l'économie de marché n'empêche pas l'existence d'un important secteur étatisé, ne serait-ce que parce que toute une partie de la bourgeoisie locale préfère parasiter les entreprises d'État, que prendre le risque de créer des entreprises privées.
L'évolution engagée sur le plan économique fera seulement que la classe ouvrière de ces pays devra entretenir un peu plus de monde sur la plus-value qu'elle crée. A la caste dirigeante parasitaire qu'elle entretient déjà s'ajoutent les possesseurs de capitaux occidentaux qui auront tout de même acheté en totalité ou en partie des entreprises nationales et qui comptent bien y trouver leur profit, ainsi que ces bourgeois autochtones fraîchement émoulus, d'autant plus voraces qu'ils sont petits.
Pour dégager des revenus supplémentaires au profit de la bourgeoisie, on condamnera au chômage ouvert une partie des travailleurs qui, dans le passé, avaient du travail et donc un salaire, même s'il était très bas ; on supprimera les subventions étatiques sur les produits de première nécessité. On remplira peut-être les magasins, mais on réduira, par le biais de l'inflation, le pouvoir d'achat de tous ceux qui vivent d'un salaire.
La Yougoslavie connaît déjà une inflation qui rivalise avec celle de l'Argentine ; la Pologne finira par y arriver malgré quatre dévaluations du zloty pour la seule année 1989 ; et la Hongrie a tout l'air de prendre le même chemin. Quant à la protection sociale et à l'accès plus large à la culture et aux loisirs que dans des pays au développement comparable en Occident, seules réalisations des régimes staliniens qui aient été favorables aux travailleurs - même si la réalité de ces avantages n'était certainement pas aussi brillante que ce qu'en disait la propagande officielle - ils risquent d'être sacrifiés sur l'autel de l'évolution en cours.
L'évolution en cours des Démocraties Populaires accentue les différenciations sociales, comme elle accentue tout ce qui y est lié et notamment les différences entre régions favorisées et celles qui ne le sont pas. Dans ceux de ces pays où coexistent plusieurs nationalités, cette différenciation prend depuis plusieurs années d'autant plus facilement le chemin du nationalisme virulent que les dirigeants font de la démagogie à bon compte sur ce thème.
Dans certains des pays de l'Est, il serait illusoire de croire à la pérennité des processus de démocratisation plus ou moins en cours, même si le consensus autour des réformes peut assurer, pendant un certain temps, une certaine base à une libéralisation, au parlementarisme, au multipartisme.
Dans les moins pauvres de ces pays, qui se trouvent en même temps les moins divisés par des problèmes de minorités nationales sur leur sol, ces formes parlementaires, si elles s'établissent, peuvent trouver une certaine solidité - guère plus mais autant qu'en Grèce ou en Argentine.
Mais la libéralisation, d'ailleurs toute relative de la Yougoslavie - de toute évidence, là-bas, ce n'est pas la dépendance à l'égard de l'URSS qui explique la persistance de la dictature - n'empêche nullement l'état de siège dans le Kossovo. Et si la Roumanie et l'Albanie sont imperméables jusqu'à présent à toute idée de libéralisation d'en haut, c'est peut-être que la dictature folle de la famille Ceausescu ou celle, plus terne, des successeurs d'Enver Hodja, repose sur la pauvreté généralisée et les contradictions internes, sociales et nationales, c'est-à-dire sur un terrain plus solide que la fidélité à l'orthodoxie stalinienne...
L'attitude occidentale : prudence et crainte de déstabilisation
Même si le sens fondamental de l'évolution actuelle des Démocraties Populaires consiste en un éloignement de l'Union Soviétique et un retour vers le camp occidental, il n'est pas dit que cette évolution se concrétise, dans le contexte actuel de bonnes relations entre l'Union Soviétique et les États-Unis, par des renversements d'alliances spectaculaires. Même si les pays de l'Est deviennent tout à fait indépendants de l'Union Soviétique pour ce qui est de leur politique intérieure et de leur économie, et même s'ils se donnent les uns après les autres des dirigeants pro-occidentaux, restent les données de la géopolitique. A moins d'un éclatement de l'Union Soviétique avec tout ce que cela impliquerait, elle restera la puissance militaire dominante de l'Est de l'Europe. La prudence de l'équipe pro-occidentale à la tête du gouvernement polonais en matière de politique extérieure, sa préoccupation de ménager la susceptibilité de Moscou, donnent une indication de ce que pourrait être l'évolution des relations de ces pays avec l'Union Soviétique. Un bon exemple en est donné depuis la fin de la guerre par la Finlande.
Cette prudence est certainement encouragée par les États-Unis. Ceux-ci, comme les puissances impérialistes de seconde zone intéressées par l'Europe de l'Est, ont certes toutes les raisons de se réjouir de l'évolution des choses dans la partie de l'Europe qui échappait jusqu'à présent à leur domination directe. Mais elles ont intérêt à ce que les choses se passent en douceur.
Il est significatif que si les dirigeants politiques du monde impérialiste envisagent, suivant l'expression vague de l'un d'entre eux, de « traduire en termes militaires les évolutions politiques de l'Europe de l'Est » , il est bien plus souvent question de négociations diverses et variées entre les deux blocs militaires, l'OTAN et le pacte de Varsovie, que de la remise en cause de ceux-ci. Et les États-Unis ne manifestent même pas un empressement particulier à inciter les Démocraties Populaires les plus pro-occidentales à quitter le pacte de Varsovie, alors pourtant que, au moins pour la Hongrie, la possibilité en a été admise au profit d'un statut de neutralité par de hauts responsables soviétiques.
Le risque de déstabilisation que craignent les uns et les autres ne concerne pas seulement l'éventualité d'explosions sociales, éventualité qui - les grèves répétées en Pologne malgré la présence et le crédit des « pompiers de Solidarité » en témoignent - ne constitue nullement une hypothèse d'école.
Il y a, aussi, les antagonismes nationaux, les irrédentismes, les revendications territoriales entre États comme entre composantes de certains États, qui résultent des charcutages répétés, exécutés par les grandes puissances au mépris de la volonté des peuples, à Versailles en 1919, comme à Yalta en 1945. Ces antagonismes ont été occultés pendant les décennies passées par la mainmise soviétique, mais nullement résolus. Ils se sont même parfois aggravés, et, en frayant leur chemin au grand jour, ils risquent de refaire de l'Europe de l'Est et des Balkans cette poudrière qu'ils n'ont jamais vraiment cessé d'être depuis...le début du siècle dernier.
Au moins un aspect du partage de Yalta semble devoir se perpétuer malgré tous les changements en cours, avec l'accord tacite des États-Unis et de l'Union Soviétique : l'intangibilité des frontières nationales entre pays de l'Est. La remise en cause d'une de ces frontières risquerait de provoquer des réactions en chaîne, tant toutes les frontières sont contestables et contestées dans cette partie de l'Europe (pour autant qu'il en existe ailleurs qui ne le soient pas).
Le cas de la RDA
La RDA constitue une sorte d'exception à cet égard, comme d'ailleurs un cas particulier dans le cadre de l'évolution globale des Démocraties Populaires. En lui reconnaissant, comme à toutes les autres Démocraties Populaires, le droit de déterminer son régime politique et économique, l'Union Soviétique a implicitement reconnu son droit à la réunification avec l'Allemagne occidentale. Même si cette reconnaissance demeure seulement implicite - de façon explicite, Gorbatchev comme Egon Krenz se déclarent contre une telle éventualité - l'Union Soviétique n'aurait aucun autre moyen de l'empêcher que l'intervention militaire, ce qu'elle exclut elle-même.
La réunification des deux Allemagnes, qui modifierait le rapport des forces entre puissances impérialistes - et en particulier, entre les puissances impérialistes européennes directement concurrentes - ne soulève pas un enthousiasme immodéré parmi les dirigeants de ces dernières, même si, dans leurs déclarations publiques, ceux-ci y vont de leurs couplets favorables.
Il n'est même pas dit qu'elle soulève vraiment l'enthousiasme du patronat allemand, qui préférerait sans doute que les ouvriers de la RDA viennent en Allemagne occidentale en qualité de frontaliers acceptant de bas salaires - ou mieux encore, qu'ils continuent à travailler là où ils sont et pour les salaires qui sont actuellement les leurs, mais pour le compte de Thyssen, de Krupp ou de Daimler-Benz qui, eux, auraient évidemment toute liberté de s'établir sur le territoire de la RDA.
Mais les choses étant ce qu'elles sont, il est assez difficile d'imaginer entre les deux Allemagnes une libre circulation réservée aux seuls capitaux et profits et refusée en revanche aux personnes, surtout si les Soviétiques n'ont pas la complaisance d'en assumer la responsabilité devant l'opinion publique tant allemande qu'internationale. La réunification empruntera sans doute des chemins juridiquement assez compliqués pour ménager la susceptibilité de tout le monde ; elle sera peut-être un certain temps de fait alors que, de droit, on parlera seulement de « relations privilégiées entre les deux Allemagnes ». Mais quelle qu'en puisse être la forme, elle est inscrite dans l'évolution des choses.
Qu'il soit dit ici que, même si cette réunification se fait entièrement sous l'égide du capitalisme, les révolutionnaires communistes n'ont aucune raison d'y être opposés dans la mesure où le prolétariat et plus généralement la population est-allemande le veulent. La séparation actuelle de l'Allemagne est une barbarie, dont le mur de Berlin a été un symbole assez représentatif. Même si, de fait, la réunification renforce une des puissances impérialistes, la suppression de la frontière qui coupe l'Allemagne en deux ne serait un recul que si la classe ouvrière est-allemande parvenait, au travers de la crise politique actuelle, à conquérir des positions politiques au sein de la RDA, susceptibles d'être remises en cause par la réunification.
La classe ouvrière et l'évolution en cours
Il est déjà des tendances du mouvement trotskyste qui voient dans l'évolution des Démocraties Populaires, en particulier dans celle de l'Allemagne de l'Est avec ses manifestations populaires de masse, une nouvelle montée révolutionnaire. D'autres vont, peut-être, y découvrir au contraire un processus contre-révolutionnaire, représenté par l'abandon du monopole du pouvoir par le parti stalinien, de l'étatisme etc. Pour d'autres encore - ou les mêmes - cette Pologne par exemple qu'ils considéraient comme un État ouvrier déformé et qui est aujourd'hui dirigée par un homme dont la ferveur pour l'Eglise catholique n'a d'égale que celle qu'il éprouve pour le capitalisme dit libéral, constitue, selon leurs propres dires, un mystère insondable.
Pour nous qui n'avons jamais considéré ces États autrement que comme des États bourgeois - même s'ils portaient les marques du contrôle de la bureaucratie soviétique qu'ils subissaient - leur volonté de réintégrer l'économie capitaliste occidentale n'a rien de mystérieux. Pas plus que n'est mystérieuse leur capacité à défaire d'en haut, pour autant que leur propre sous-développement le leur permet, des transformations économiques qui avaient été opérées d'en haut.
Quant à voir dans ce qui se passe dans les Démocraties Populaires, du moins dans l'actuelle évolution des choses, une montée révolutionnaire, il faudrait partir, une fois de plus, de l'idée chère à ces tendances selon laquelle le rôle du prolétariat dans sa propre révolution est quelque chose de tout à fait accessoire.
En Hongrie, en Bulgarie, la classe ouvrière n'est jusqu'à présent nullement un acteur dans l'évolution engagée. En Pologne, elle ne l'est plus et ce sont Walesa et la direction de Solidarité qui prétendent la représenter. En Allemagne de l'Est, si les travailleurs interviennent dans le mouvement de masse en cours, ce n'est apparemment pas sur un terrain de classe.
Un des pires méfaits du stalinisme est d'avoir physiquement détruit les organisations de la classe ouvrière là où il en existait avant la mainmise de la bureaucratie soviétique, et d'avoir déconsidéré les idées mêmes du communisme, de la lutte de classe, aux yeux des ouvriers eux-mêmes. Au point que, même là où, comme en Pologne, la classe ouvrière a retrouvé assez d'énergie pour se battre et pour s'organiser, elle l'a fait autour d'idées, d'hommes et d'organisations réactionnaires fondamentalement hostiles à ses intérêts, même immédiats.
Il serait de l'intérêt de la classe ouvrière de profiter de la libéralisation accrue pour s'exprimer, pour s'organiser. A plus forte raison, il serait de son intérêt, là où se développe un mouvement de masse, d'y intervenir avec une politique de classe. L'avenir dira si elle a le temps d'acquérir la conscience de classe que cela suppose, malgré le poids de l'héritage des décennies de stalinisme, malgré le fait que les organisations qui ont pris la direction des oppositions aux régimes en place ne se placent nullement sur un terrain de classe.
La lutte de classe n'est cependant pas seulement une idée que l'on peut refuser ou trahir. Elle se développe dans les faits sociaux. La classe ouvrière des pays de l'Est subit la crise de l'économie capitaliste - aggravée par la crise de la gestion bureaucratique - plus encore que la classe ouvrière des pays de l'Europe occidentale, et en partant de plus bas. La croissance de la production nationale des deux pays les plus engagés dans l'évolution présente, la Pologne et la Hongrie, aura été cette année nulle, et dans la réalité, certainement en recul. Dans la lutte pour le partage du revenu national, les couches privilégiées nationales et la bourgeoisie internationale tiennent le bon bout. Les conditions d'existence des travailleurs deviendront catastrophiques s'ils ne se défendent pas.
Le problème n'est pas dans les luttes défensives que la classe ouvrière des pays de l'Est mènera inévitablement (et mène déjà, en Pologne, en Yougoslavie). Le problème est l'évolution de sa conscience politique.
Tout ce qu'on peut dire de l'état d'esprit politique de la classe ouvrière des pays de l'Est, c'est qu'il est marqué par un certain nombre d'illusions à l'égard de l'Occident, de son mode de fonctionnement économique et politique, illusions propagées aussi bien par les partis staliniens au pouvoir que par ceux qui se posent en forces d'opposition. Les événements se chargeront sans doute de détruire ces illusions. Même en Pologne, on ne pourra pas rejeter éternellement sur la gestion stalinienne passée la responsabilité des mesures anti-ouvrières présentes et futures.
La classe ouvrière des pays de l'Est n'affronte pas la période sans atouts. Grâce au copiage servile de la mégalomanie stalinienne par les dirigeants des Démocraties Populaires dans les années cinquante, consistant à construire des ensembles industriels gigantesques dans le contexte de pays dont certains étaient, au départ, plus développés que l'URSS, la classe ouvrière est généralement nombreuse et concentrée. Elle représente partout un poids social considérable.
Dans des pays comme la Pologne ou la Hongrie, voire dans une certaine mesure en RDA et en Roumanie, elle a mené des luttes importantes au cours des décennies précédentes. Elle a déjà l'expérience du stalinisme au pouvoir et de la lutte sous la dictature. Avec le vent de réforme actuel, elle verra accéder au pouvoir gouvernemental des forces qu'elle considérait jusqu'à présent comme ses alliées, simplement parce qu'elles s'opposaient à la dictature. Elle pourra les juger et se forger ainsi une opinion et une conscience politiques.
Le grand danger pour la conscience de la classe ouvrière, comme d'ailleurs pour l'évolution de tous ces pays, est la montée des nationalismes. Plus elles seront en butte à la colère des masses, plus les classes privilégiées chercheront à offrir à cette colère l'exutoire barbare des violences nationales. C'est déjà le cas à l'intérieur même de la Yougoslavie. C'est déjà le cas dans les relations entre la Hongrie et la Roumanie. S'engager dans cette voie serait, pour les travailleurs de ces pays, tomber dans un piège sanglant.
13 novembre 1989