Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - Les changements en Europe Centrale01/10/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/11/35.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Textes de la Conférence nationale de Lutte Ouvrière - Les changements en Europe Centrale

 

Les changements déclenchés en Europe Centrale par l'initiative de la bureaucratie soviétique d'abandonner les régimes des ci-devant Démocraties Populaires à leur sort sont, sur le plan politique, parachevés. Il n'y a plus de Démocraties Populaires.

Tous les pays d'Europe centrale ont officiellement largué les amarres par rapport à l'Union Soviétique. Leurs dirigeants dénoncent les quarante et quelques années passées sous mainmise soviétique, ainsi que les conséquences politiques et économiques de cette mainmise, comme une parenthèse subie et une aberration de leur histoire (l'Albanie mise à part - pour combien de temps ? - mais ce pays, comme la Yougoslavie, ne fait plus partie depuis plusieurs décennies de la sphère d'influence soviétique).

Les changements de régimes, précédés ou accompagnés de manifestations populaires (RDA, Tchécoslovaquie) ou opérés à l'intérieur de la seule caste politique (Hongrie), voire dans les sphères dirigeantes du seul PC (Bulgarie), se sont partout déroulés sans problèmes majeurs pour la classe dirigeante. Seule la Roumanie a fait quelque peu exception : en se cramponnant au pouvoir, Ceausescu a amené l'état-major et une fraction des dignitaires du Parti et de l'État à un coup d'État déguisé en « révolution », avec la complicité que l'on sait des médias occidentaux.

Les nouveaux régimes issus des changements professent tous leur volonté de mettre fin à l'étatisation de l'économie ; de la réorganiser sur la base de la propriété et du profit privés, du marché ; et de limiter voire supprimer les obstacles devant la pénétration des produits et des capitaux étrangers.

Ils auront tous procédé en 1990 à des élections avec la participation de plusieurs partis, destinées à donner aux régimes nouveaux une légitimité.

En Allemagne de l'Est, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, ces élections ont écarté du gouvernement les anciens partis staliniens qui, malgré leur reconversion en partis social-démocrates, ont vu leur influence électorale plafonner aux environs de 10 %. En Roumanie et en Bulgarie en revanche, le personnel politique des ex-partis staliniens, une fois débarrassé respectivement de Ceaucescu et de Jivkov, a réussi à obtenir une majorité et à conserver, pour l'instant en tout cas, le gouvernail. Même ces pays font cependant de l'ouverture vers l'Occident, de l'économie de marché et du multipartisme, leur credo politique.

Le fait que six pays d'Europe centrale aient changé de régime politique et d'alliances, par des méthodes différentes mais pour ainsi dire en même temps, donne aux changements l'allure d'un véritable bouleversement. Mais ni la nature de ce bouleversement, ni sa simultanéité ne présentent de mystère particulier.

Tout ce qui faisait l'originalité de ces pays de 1948 à 1990, la référence au communisme de leur régime, l'étatisme de leur économie, la coupure avec l'Occident leur avait été imposé par la force par l'Union Soviétique.

L'Allemagne orientale mise à part, tous les États d'Europe centrale sont de petits États sans prise sur leur propre histoire, ballottés depuis longtemps au gré des rapports de forces entre grandes puissances. Leurs frontières dites nationales, l'existence étatique même de certains d'entre eux, se sont faites ou se sont défaites, dans la première moitié de ce siècle, à Versailles, à Washington, à Munich ou à Berlin.

Et, lors de la Deuxième Guerre mondiale et du fait du rapport des forces d'alors, à Téhéran et Yalta.

Et c'est la mainmise de la bureaucratie soviétique qui a transformé ces pays en régimes dits de « démocratie populaire », c'est la fin de cette mainmise qui leur a donné le coup de grâce.

La mainmise de la bureaucratie soviétique sur l'Europe centrale pendant plus de 40 ans ne fut certes ni « démocratique », ni « populaire », malgré le nom dont ces régimes s'affublèrent, et encore moins communiste.

La bureaucratie soviétique intervint dans cette région dans un premier temps en bras armé de l'ordre impérialiste mondial et en alliée de la bourgeoisie autochtone pour juguler le prolétariat. Mais lorsque, dans le contexte de la guerre froide, sa mainmise politique et militaire sur l'Europe centrale fut menacée par l'attraction de l'impérialisme sur les bourgeoisies autochtones, la bureaucratie soviétique se retourna contre ces bourgeoisies.

Ceux des bourgeois de pays de l'Est qui n'avaient pas été expropriés auparavant notamment par l'armée allemande, le furent par les séides locaux de la bureaucratie soviétique.

Les membres des anciennes couches dirigeantes dépouillées de leurs propriétés rêvèrent dès lors de mettre à la porte les occupants, responsables de cette « injustice historique ». Mais ils ne purent guère qu'en rêver, généralement dans l'émigration. Le rapport des forces entre la bureaucratie soviétique et l'impérialisme américain se stabilisa sur la base de ce qu'il était en 1945 pour plus d'une génération. Ce n'était pas les bourgeoisies débiles de ces pays qui pouvaient prétendre le remettre en cause.

Aux pires moments pour les bourgeois, cependant, le maintien de leurs États nationaux, reconstitués au lendemain de la guerre en collaboration entre la bureaucratie et les puissances impérialistes, en respectant à quelques exceptions près les frontières définies par l'inique traité de Versailles, préservait l'avenir. Bien que les anciennes bourgeoisies aient été expropriées, elles n'ont pas tardé à être remplacées par une nouvelle couche privilégiée qui, à l'ombre de régimes prétendument communistes, a poussé partout, une fois finies les quelques années d'égalitarisme bureaucratique du début des années cinquante, destiné surtout à donner le change à l'exploitation forcenée de la classe ouvrière au profit de la reconstruction de l'après-guerre puis de la construction d'industries nationales en partie orientées en faveur des intérêts économiques de la bureaucratie de l'URSS. « Egalitarisme » qui, au demeurant, s'est toujours accommodé de l'existence de magasins spéciaux, de villas et de limousines pour les dignitaires du régime.

Dans certaines des Démocraties Populaires, c'est une authentique bourgeoisie d'affaires qui s'est constituée dans les interstices de l'économie d'État - plus souvent encore, en parasitant celle-ci - dans le commerce, dans l'agriculture ; une bourgeoisie petite par la fortune et par ses possibilités économiques mais avec un fort appétit. Là où elle avait, bien avant les changements actuels, pignon sur rue - comme en Hongrie ou en Pologne - elle s'est mélangée à cette autre composante de la couche privilégiée, présente celle-là dans toutes les ex-Démocraties populaires, qui est issue de l'intelligentsia, des hauts dignitaires de l'État, voire du parti stalinien, des notables « communistes » des administrations à la tête de féodalités locales ou régionales, des managers des entreprises d'État. Cette partie de la couche privilégiée avait beau devoir sa place dans la hiérarchie sociale à la présence soviétique, elle n'en rêvait pas moins de se débarrasser d'une tutelle pesante, voire menaçante, et qui l'empêchait de jouir en paix de ses rapines.

Pouvoir enfin réaliser le vieux rêve de se débarrasser de Moscou n'est cependant pas le seul avantage que la nouvelle attitude de Gorbatchev a offert aux classes privilégiées des pays de l'Est et à leurs hommes politiques. La lutte pour le partage de revenus nationaux en stagnation ou en recul - conséquence de la crise, de l'endettement, etc. - entre des classes privilégiées de plus en plus rapaces et les masses travailleuses, était lourde de menaces d'explosion sociale (cf Pologne 80-81). Les classes privilégiées ont été trop contentes de pouvoir offrir le changement de régime comme dérivatif au mécontentement des masses. Pour compenser les plans d'austérité, la baisse du niveau de vie pour les classes pauvres, la menace du chômage, on offrit aux masses le multipartisme et quelques têtes. Le changement de régime était préparé, derrière le dos des masses, dans une parfaite complicité entre le personnel politique ex-stalinien et le personnel politique dit d'opposition, là où il n'était pas l'oeuvre du seul parti ex-stalinien.

Liquider des régimes dictatoriaux sans toucher aux appareils d'État qui en furent les instruments eût pu être dangereux pour la couche dirigeante. Cela ne l'a pas été. La classe ouvrière n'a été préparée politiquement ni organisée dans aucun des pays de l'Est pour prendre elle-même l'initiative de renverser la dictature avec ses propres méthodes et pour demander des comptes aux couches dirigeantes au profit de qui cette dictature s'est exercée.

Le changement de régime s'est fait partout par le sommet avec l'accord, exprimé ou tacite, passionné ou résigné, de la quasi totalité de la population. La classe ouvrière des pays de l'Est, victime de la dictature qui prétendait s'exercer en son nom, n'avait aucune raison d'avoir de la sympathie pour des régimes qui apparaissaient de surcroît comme l'émanation de l'URSS, perçue, à juste titre, comme une puissance d'occupation et une puissance exploiteuse. La mainmise soviétique semblait être la cause première de la dictature comme des difficultés économiques croissantes des dernières années. Elle occultait tout, en premier lieu les responsabilités de la couche dirigeante nationale. Rarement dans le passé, celle-ci a eu, sur le plan politique, les mains aussi libres qu'aujourd'hui.

La classe ouvrière est complètement désorientée politiquement ; après quarante ans de faux socialisme, et soumise à la propagande de ceux-là mêmes que ce « socialisme » -là a enrichis, la plupart de ses membres regardaient « l'économie du marché », c'est-à-dire l'économie capitaliste, comme un espoir et rêvaient qu'un afflux de marchandises d'Occident mettrait fin à la pénurie et un afflux de capitaux à la menace de chômage. Mais il faut écrire cela déjà au passé tant ces illusions-là se mélangent aujourd'hui à une crainte bien réelle, alimentée par l'évolution de la situation économique et par les menaces qu'elle fait planer sur la classe ouvrière.

Maintenant que la rupture avec l'URSS est consommée,

c'est évidemment la coupure avec le marché occidental, le pillage russe et l'étatisme qui sont présentés comme les causes fondamentales qui ont empêché les économies des pays de l'Europe centrale d'atteindre un développement comparable à celui de l'Europe occidentale. C'est oublier l'arriération profonde de ces pays avant la guerre - à l'exception dans une certaine mesure de la Tchécoslovaquie et de la partie orientale de l'Allemagne. C'est un « oubli » politiquement intéressé, car il vise à rejeter sur l'URSS non seulement la responsabilité de l'arriération présente, mais surtout, la responsabilité du chômage massif annoncé et des plans d'austérité futurs.

Dans la réalité, la bourgeoisie des pays de l'Est en train de se reconstituer, a quelques raisons aujourd'hui de se consoler des coups qu'elle a reçus de la bureaucratie soviétique hier.

Les bourgeoisies nationales de ces pays étaient étouffées avant la guerre, à des degrés divers, dans toute l'Europe centrale, entre une aristocratie foncière qui écrémait la richesse nationale et freinait le développement capitaliste, et le capital étranger qui vassalisait l'économie sans chercher à la développer. La mainmise de la bureaucratie soviétique débarrassa ces pays de l'une comme de l'autre. La concentration des moyens de production entre les mains de l'État a donné pendant quelques années à l'industrie un rythme de croissance relativement élevé, y compris dans des secteurs considérés non rentables suivant des critères capitalistes. Cela n'a pas permis à ces pays de sortir du sous-développement, contrairement à tous les mensonges proférés par les staliniens. Mais cela fait que le gâteau que convoite la couche privilégiée nationale est aujourd'hui plus grand.

Le fait que les lois qui limitaient l'appropriation et l'accumulation privée sautent les unes après les autres - bien qu'à des rythmes divers suivant les pays - conduit à un déferlement affairiste. Mais l'affairisme débridé par lequel se manifeste le rétablissement triomphal « des lois du marché » ne signifie nullement l'amélioration de la production. La production aurait diminué en Pologne au cours de l'année écoulée de 20 à 30 % ; baisse de production également en Hongrie ou en Bulgarie.

Les usines fermées en Pologne n'étaient sans doute pas rentables suivant les critères capitalistes, mais le fait qu'elles cessent de produire et que leurs ouvriers se retrouvent en chômage n'améliore certainement pas la situation économique.

Malgré la virulence avec laquelle les forces politiques aujourd'hui au pouvoir dénoncent les « méfaits » de l'étatisme, la privatisation ne se fait nulle part à un rythme galopant. La bourgeoisie autochtone renaissante est économiquement peu puissante, elle dispose de peu de capitaux et surtout elle est à la recherche de profits faciles. Elle préfère le commerce, le tourisme, le tertiaire, ou tout simplement les combines, tout ce qui permet de s'enrichir vite, aux investissements dont l'économie aurait besoin.

Quant aux capitaux étrangers, ils ne sont intéressés que par les entreprises les plus susceptibles de leur rapporter du profit et, dans bien des cas, ils ne s'y intéressent que le temps de les acheter pour aussitôt les revendre, avec un bénéfice au passage.

Le retour à l'économie libérale signifiera dans ces conditions, et signifie déjà comme dans beaucoup de pays sous-développés, le parasitage plus ouvert, plus éhonté de l'économie d'État au profit de l'appropriation privée.

Pour faibles que soient les capitaux impérialistes réellement investis, ils conduisent inévitablement à la vassalisation croissante de ces pays.

Cette vassalisation à l'égard de l'impérialisme a été déjà largement entamée sous le régime stalinien. Elle se concrétise par l'endettement qui fait de la Pologne ou de la Hongrie deux des pays du monde les plus endettés par tête d'habitant, pays d'Amérique Latine compris. Le fait cependant que les obstacles légaux devant les investissements de capitaux étrangers soient levés accélère, pour ainsi dire à vue d'oeil, le processus. L'impérialisme allemand notamment retrouve à grande vitesse son « hinterland » économique de toujours. Sa pénétration emprunte souvent des canaux créés naguère entre la RDA et les autres pays de l'Est. Certains des pays de l'Est - la Pologne ou la Hongrie - se proposent à leur tour de servir d'intermédiaires aux capitaux occidentaux pour pénétrer le futur marché soviétique.

Cette pénétration de capitaux étrangers - comme d'ailleurs les activités des faibles capitaux nationaux - se manifeste cependant sous ses formes les plus parasitaires, financières ou spéculatives. L'envolée de l'immobilier en est un des aspects les plus significatifs - un des plus néfastes aussi pour les classes pauvres.

Les nouvelles catégories d'affairistes ne remplacent pas la nomenklatura des régimes staliniens mais s'y ajoutent, quand elles ne se confondent pas. Sur la base d'une production en général diminuée, la plus-value produite par la classe ouvrière doit entretenir un nombre croissant de parasites autochtones et payer un tribut également croissant au capital occidental. Tout cela se traduit par une aggravation des conditions d'existence de la classe ouvrière qui connaît un abaissement brutal de son niveau de vie du fait de la libération croissante des prix et de la suppression des subventions aux prix des articles de première nécessité, et qui découvre en même temps le chômage.

Le caractère éhonté de la course aux profits faciles de la couche privilégiée a pour pendant une arrogance sociale accrue. C'est en brandissant la nécessité de détruire jusqu'aux vestiges du communisme que la couche dirigeante mène la guerre contre les quelques avantages sociaux de la classe ouvrière. Justification d'autant plus cynique que la classe ouvrière n'a fait que subir pendant 40 ans un régime qui n'avait rien à voir avec le socialisme, avec le communisme, alors qu'en revanche les bourgeoisies autochtones en train d'émerger, sont composées pour une large part d'anciens dignitaires et de profiteurs du régime déchu.

L'arrogance sociale de la bourgeoisie, nouvelle et ancienne, se manifeste dans la vie politique, dans le domaine des idées, dans le domaine de la vie quotidienne : c'est l'emprise croissante des Eglises dans la vie sociale et culturelle ; la mise en cause en Pologne des droits des femmes, à commencer par celui de l'avortement ; l'introduction de l'enseignement religieux dans les écoles en Pologne et même en Hongrie ; la pornographie, la criminalité, la prostitution ; la montée du racisme anti-tzigane, anti-sémite ; la xénophobie, l'oppression des minorités nationales et leur corollaire, la montée des irrédentismes et des revendications territoriales. Pour ces minorités, méfiantes non sans raison et dépourvues de perspectives, la seule liberté parmi celles annoncées par les changements de régime qui ait un sens est celle d'émigrer. La minorité turque continue à quitter la Bulgarie, malgré le caractère peu ragoûtant du régime d'Ankara. Une fraction de la minorité hongroise et l'écrasante majorité de la minorité allemande ont quitté la Roumanie. Le « rideau de fer » partiellement levé, les mêmes ferments - l'oppression nationale et plus encore l'attraction économique des pays réputés plus riches - travaillent les sociétés de l'Europe centrale pour pousser nombre de leurs membres vers l'émigration.

Le fameux « rideau de fer » n'a pas seulement protégé les régimes staliniens : il a aussi protégé l'Europe riche de l'Europe pauvre. La liberté de circulation promise par l'Occident, maintenant que les barbelés sont démontés, y résistera-t-elle ?

Les classes dirigeantes, de moins en moins capables de satisfaire les revendications élémentaires des classes exploitées, leur distillent des phrases démagogiques sur la

« grandeur nationale ». Elles suscitent, ou développent, pour s'en servir les préjugés nationalistes les plus abjects et dressent les peuples des pays de l'Est les uns contre les autres. Hypocrite et rampante encore dans ceux des pays (Hongrie, Tchécoslovaquie) qui essaient de se donner une allure démocratique et parlementaire, l'utilisation du nationalisme revêt une forme ouvertement barbare en Roumanie ou en Bulgarie, avec les agissements de bandes fascisantes.

L'évolution de la Pologne mérite à cet égard une attention toute particulière. Le régime plus ou moins parlementaire mais tout à fait réactionnaire qui a pris la succession de la dictature stalinienne déchue, a montré en à peine plus d'un an sa totale incapacité à faire face aux problèmes les plus brûlants de la société polonaise.

Walesa essaie de capter à son profit la haine que la population pauvre de Pologne ressent pour l'ancienne dictature prétendûment communiste, et le mécontentement croissant que suscite le gouvernement de Mazowiecki. Il le fait sur la base d'une démagogie populiste, réactionnaire, cléricale et plus ou moins anti-sémite. Pour le moment, Walesa se contente de canaliser tout cela sur le plan seulement électoral, pour accéder à la présidence de la république.

Mais, d'ores et déjà, il le fait en promettant un régime plus nettement anti-communiste et plus autoritaire. Etant donné la colère sans perspective des couches les plus pauvres de la société polonaise, petits paysans vivant dans la misère, ouvriers condamnés au chômage, retraités condamnés à mourir de faim, il y a une incontestable menace que le populisme de Walesa ne se prolonge en la formation de bandes fascisantes.

La puissante combativité de la classe ouvrière polonaise en 1980-1981, faute de perspectives justes, c'est-à-dire révolutionnaires prolétariennes, a en son temps été détournée et utilisée par des forces politiques réactionnaires et cléricales. Rien ne garantit, malheureusement, que cette évolution ne puisse aller au-delà. Il suffit de se souvenir que le premier mouvement fasciste en Europe, celui de Mussolini, eut pour origine une frange du mouvement ouvrier et qu'il utilisa cette qualité pour surprendre et tromper les masses, pour dresser une partie des couches appauvries contre la classe ouvrière, ses intérêts et ses perspectives politiques.

La classe ouvrière des pays de l'Est qui n'avait aucune raison de regretter les anciennes dictatures étiquetées « socialistes », « communistes » ou « démocratiques et populaires », n'a non plus aucune raison de se réjouir du changement de régime.

Le changement dans le domaine économique réside, pour l'instant, principalement dans la liberté laissée aux grands capitaux d'Occident, secondés par les capitaux locaux, de dépecer les grandes entreprises d'État au détriment de l'économie pour réaliser un profit « sauvage ».

Les changements dans le domaine politique sont allés dans le sens d'un peu plus de liberté publique pour ce qui est du droit d'expression, de presse, de réunion - encore qu'il y ait des différences notables suivant les pays.

Mais les libertés officiellement reconnues se révèleront une abstraction pour les travailleurs s'ils n'ont pas la conscience et l'organisation pour s'en saisir à leur profit ; et s'ils laissent le terrain aux églises, aux partis réactionnaires, aux bandes paramilitaires chauvines.

Les agissements « libres » des bandes fascisantes de la Vatra en Roumanie peuvent se révéler aussi nuisibles pour la classe ouvrière que la dictature de Ceausescu. La pression « démocratique » d'une société dominée par le cléricalisme et la réaction peut être aussi dure - notamment pour les femmes - que le fut la dictature de Jaruzelski.

La classe ouvrière n'a nulle part été l'artisan des changements intervenus en Europe centrale, même si elle les a considérés avec sympathie. Mais elle n'aura pour elle que les libertés qu'elle aura prises et dont elle se sera servie pour s'exprimer, pour s'organiser à son propre compte. Le multipartisme que les couches privilégiées lui présentent comme de la démocratie apparaît sous la forme peu ragoûtante que l'on sait en Roumanie, ou sous la forme d'un moulin à paroles réactionnaire de députés payés vingt fois le salaire d'un ouvrier, comme en Hongrie.

Cela tient en grande partie à la situation mondiale, à la crise, au recul général de la classe ouvrière, à la montée des idées réactionnaires. Mais dans ce cadre-là, cela tient aussi à la débilité des couches dirigeantes locales, trop peu riches pour ne pas être cupides, trop bornées pour ne pas être réactionnaires.

Quels que soient les avatars ultérieurs des régimes nouvellement mis en place, ils ne donneront à la classe ouvrière rien de fondamentalement mieux que ce qu'ils donnent en ce moment, ni pour ce qui est de sa situation économique, ni pour ce qui est de la démocratie. Mais cela peut être pire. La classe ouvrière de « l'Europe pauvre » a toujours payé les crises, les reculs politiques, avant la classe ouvrière de la partie riche de l'Europe.

La conséquence la plus grave des quarante ans de dictature anti-ouvrière sous l'étiquette « socialiste » est que la classe ouvrière de ces pays n'a plus ni références de classe, ni perspectives politiques. Avec des illusions ici, sans illusions là, elle s'en remet pour l'instant aux représentants politiques des classes privilégiées.

Mais en même temps, les grèves répétées en Pologne, en Hongrie, voire en Roumanie - grèves dont plusieurs se sont conclues victorieusement - montrent que la classe ouvrière est capable de se défendre. Elle devra apprendre à juger, à travers ces grèves et même à travers la vie politique fût-elle caricaturale, qui sont ses amis et qui sont ses ennemis. Pour réduites et sans doute temporaires que soient les libertés consenties par les nouveaux régimes, elles se révèleront utiles si elles servent à cela.

Ce qui est certain c'est que, sur la base de la propriété bourgeoise, sur la base de l'économie capitaliste et de son marché anarchique, il n'y aura pas d'amélioration durable de la situation de la classe ouvrière, ni même la certitude d'être débarrassée du carcan de la dictature.

Sans un nouvel essor du mouvement ouvrier révolutionnaire, l'Europe centrale est condamnée à la balkanisation, à la régression dans le domaine économique, comme dans le domaine social et le domaine culturel.

20 octobre 1990

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