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Nouvelle-Calédonie - Comment le gouvernement français a fait entériner par les leaders nationalistes kanaks la prolongation du statut colonial
Le 6 novembre dernier, le gouvernement socialiste a organisé en France dans l'indifférence générale un référendum sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie. Il s'agissait de se prononcer sur un projet de loi comprenant 97 articles s'étalant en petits caractères sur dix pages. Résultat : 80 % de OUI, mais avec près de 63 % d'abstentions, le record d'abstentions de tous les scrutins depuis la dernière guerre !
La Nouvelle-Calédonie, l'un des derniers vestiges de l'empire colonial français, est un petit archipel dont l'île principale, « la Grande Terre », s'étend sur 400 km de long et 42 km de large dans l'Océan Pacifique, à 1 500 km de l'Australie... et 22 000 km de la France.
L'archipel n'a que 150 000 habitants (l'équivalent d'une ville de province française de taille à peine moyenne) qui se partagent aujourd'hui ainsi : 70 000 Mélanésiens (les « Kanaks », le vieux terme péjoratif des premiers colons à l'égard des Noirs autochtones que ces derniers reprirent ensuite par défi), qui pour la plupart sont toujours cantonnés dans la brousse, dans les petites îles ou les réserves du fond des vallées de la Grande Terre, après avoir été chassés des meilleures terres par les colons français ; 55 000 Blancs, dont 30 000 « Caldoches » (descendants des premiers colons, là aussi le terme à l'origine péjoratif employé cette fois par les Mélanésiens à l'égard des colons est passé depuis dans le langage courant) ; et 25 000 « métropolitains », fonctionnaires en tous genres et affairistes venus de France s'enrichir récemment dans l'île. Aujourd'hui, la plupart des Caldoches ont déserté la brousse. 80 % des Blancs avec la plupart des 25 000 Polynésiens et Asiatiques qu'ils ont fait venir comme main-d'oeuvre, sont concentrés dans la ville de Nouméa et ses environs. Avec la chute des cours mondiaux du nickel, à partir de 1972, conjuguée à la qualité médiocre du minerai de Nouvelle-Calédonie, l'exploitation des mines de nickel revient aujourd'hui plus cher au gouvernement français qu'elle ne lui rapporte, et les industriels privés qui y ont fait fortune ont placé l'essentiel de leurs capitaux ailleurs (en particulier en Australie ou en Nouvelle-Zélande).
Aujourd'hui, la Nouvelle-Calédonie, c'est d'un côté Nouméa, la ville blanche parasitaire, avec ses commerces de luxe, ses night-clubs, ses bateaux de plaisance et ses grands hôtels, vivant artificiellement des subventions du gouvernement français, sans autre activité productrice que la spéculation immobilière, le commerce de distribution alimenté par les importations de luxe, et le trafic sur l'import. De l'autre, la brousse sous-développée, dont la population mélanésienne consomme pour l'essentiel ce qu'elle produit dans les villages, et ne bénéficie en aucune façon de la prospérité factice de Nouméa.
Les colonisations de la nouvelle-caledonie
L'histoire de la colonisation de la Nouvelle-Calédonie remonte à 135 ans. Elle a été une des plus féroces qui soient : spoliation des terres, constitution de réserves pour indigènes chassés de tous leurs villages de la côte Ouest, récoltes indigènes dévastées par le bétail des colons, incendies des cases par les gendarmes, réquisition des hommes pour les travaux forcés, enrôlement forcé enfin, pour les tranchées de la guerre 14-18. Au 19ème siècle, plusieurs révoltes embrasèrent la brousse, en 1858, 1860, en 1864 aussi quand les tribus regroupées autour du chef Ataï tinrent en échec plusieurs mois 5 000 soldats armés de chassepots, et qui se termina par le massacre de 1 200 indigènes et la déportation d'autant au bagne. Les révoltes continuèrent pour culminer en 1917 après le refus de certains Kanaks de s'enrôler pour la guerre en Europe. Aux exactions permanentes, s'ajoutèrent les maladies inconnues, l'alcool, la sous-alimentation dans les réserves trop petites. Estimée entre 60 000 et 100 000 personnes lors de la prise de possession française en 1853, la population autochtone n'était plus que de 20 000 en 1920. Les Kanaks ont échappé de justesse à un génocide définitif.
La Constitution de 1946 fit des Kanaks des citoyens français. Mais ce n'est qu'en 1957 que le droit de vote est acquis à tous (depuis 1945, seuls les anciens combattants, les pasteurs et les grands chefs pouvaient voter... malgré la gauche au gouvernement à l'époque !). Mais à partir des années 60, les Kanaks sont en passe de redevenir majoritaires dans la population de l'île. Les petits notables kanaks, aux côtés des Blancs, commencent à militer dans « l'Union Calédonienne » favorable à l'autonomie du territoire, sous le slogan « deux couleurs, un seul peuple ». Les colons, eux, commencent à s'inquiéter. Le maire de Nouméa, Roger Laroque, lance en 1970 le slogan « il faut faire du Blanc ». En 1972, le premier ministre français de l'époque, Pierre Messmer, écrit à son secrétaire d'État aux DOM-TOM (départements et territoires d'outre-mer) : « i A court et à moyen terme, l'émigration massive de citoyens français devrait permettre d'éviter le danger de revendication indépendantiste en maintenant et en améliorant le rapport numérique des communautéi s » . En métropole, le gouvernement fait des campagnes publicitaires vantant le « paradis calédonien ». Et à raison de multiples avantages fiscaux, de primes d'installation et de prêts à bas taux, effectivement, on « va planter du Blanc ». Le boom du nickel (quand le marché mondial connaît un temps une pénurie), de 1969 à 1972, va accélérer les choses. La production de nickel augmente de 63 % en 1971. Des fortunes se bâtissent en quelques semaines. Des milliers d'immigrants arrivent de France, vivement encouragés : entre 15 et 20 000 de 1969 à 1976. Au recensement de 1976, un quart de la population est née hors du territoire mais peut y exercer son droit de vote. Le peuple indigène est redevenu minoritaire. La colonisation « démocratique » est faite !
La naissance du mouvement independantiste
Les Kanaks n'ont pas profité du boom du nickel. De toute façon, les colons ont préféré importer de la main-d'oeuvre de Polynésie, principalement des Wallisiens, qu'ils estimaient plus dociles. En 1970, un quart du personnel minier est polynésien et il n'y a que 6 % de Kanaks. Mais les jeunes, même peu nombreux, qui sont allés tenter leur chance dans les mines et reviennent dans leur village (on appelle les villages kanaks, les « tribus » ), sont plus rétifs, plus impatients. Ils ont appris à se défendre sur les chantiers, ils s'irritent à présent de la passivité des vieux. Ils n'admettent plus qu'il n'y ait plus d'espace dans les « tribus » tandis que dans les vallées, certains Blancs ont tant d'espace qu'ils le laissent en friche.
Parallèlement, les rares étudiants kanaks qui ont pu faire leurs études en France, ont connu Mai 68 à la Sorbonne. Ils en reviennent avec de nouvelles idées. Ils créent un groupe « extrémiste », les « foulards rouges », qui parle de nation kanake. Les Blancs qui faisaient partie de l'Union Calédonienne, la quittent pour la plupart pour suivre Jacques Lafleur, le blanc le plus riche de l'île, à la tête du « parti de la fidélité ».
Seuls les Blancs se sont enrichis du boom du nickel de 1969-1972. Les Mélanésiens n'y ont même pas vraiment trouvé d'emplois. Après le boom, l'amertume de la population mélanésienne s'accroît. les tensions sociales aussi. C'est dans ce contexte, entre 1975 et 1979, que le mouvement indépendantiste sort de son état groupusculaire : juin 1975, création d'un comité de coordination pour l'indépendance canaque ; mai 1976, création du Parti de Libération Kanake (PALIKA, qui reprend la vieille orthographe du mot kanak) ; 1977, ralliement de l'Union Calédonienne, dont Jean-Marie Tjibaou et Eloi Machoro viennent d'accéder à la direction, à la revendication d'indépendance ; 1979, fusion de la même Union Calédonienne dans un « Front indépendantiste ».
Le gouvernement français, sous la présidence de Giscard d'Estaing, octroie un plan de réformes et un nouveau statut accordant à l'île une autonomie contrôlée. Les réformes promises font partie d'un « plan de développement économique et social à long terme pour la Nouvelle-Calédonie » . Le plan de Rocard soumis au dernier référendum est tout à fait semblable à celui de Giscard d'Estaing en 1976 !
Depuis quelque temps, le gouvernement français se préoccupe de « promotion mélanésienne ». Rocard n'a rien inventé. L'administration française attribue quelques fonds pour l'hygiène, la scolarisation, la desserte des tribus, puis songe à promouvoir une « culture mélanésienne ». Un homme est tout trouvé pour cela, Jean-Marie Tjibaou qui a abandonné la carrière de prêtre en 1970 pour devenir animateur culturel et se consacrer à la « jeunesse et aux sports » dans l'administration territoriale. Il organise avec l'aide de l'administration, et le secrétaire d'État aux DOM-TOM, Olivier Stirn, un festival culturel mélanésien : « Melanesia 2 000 », prévu pour septembre 1975. A cette époque, l'ancien prêtre se fait d'abord insulter par les siens. Les militants de l'Union Calédonienne, dont il est membre, condamnent l'opération : « du pain et des jeux pour distraire les canaques de leurs problèmes » . On accuse Tjibaou d'être « vendu au pouvoir colonial » qui moyennant ce festival, s'assure tranquillité et bonne conscience. L'opération fut un succès : 50 000 entrées. C'était le temps où la « culture kanake » ne faisait pas encore partie de l'idéologie indépendantiste, mais n'était qu'une façon de donner le change de la part de l'administration française... qui avait trouvé en Tjibaou, déjà, un interlocuteur privilégié.
Les premiers projets de reformes
A l'époque, sous Giscard donc, le gouvernement français va même plus loin. Le boom du nickel n'aura pas duré très longtemps. Mais il aura suffi à enrichir encore plus les colons français qui commencent à vouloir faire fortune ailleurs. Parallèlement, cela fait beau temps que les terres des colons ne rapportent plus grand-chose. les quelques grandes familles françaises de Nouvelle-Calédonie, les plus gros propriétaires terriens de l'île, qui ont investi, après le nickel, dans l'immobilier, dans l'import ou ailleurs, vendraient volontiers leurs terres à l'État en échange de confortables indemnités. C'est l'époque où le gouvernement de droite de Giscard d'Estaing envisage une sorte de décolonisation douce du territoire, en rétrocédant aux Mélanésiens une partie des terres qui leur ont été confisquées. On prépare à Paris la première réforme foncière de la Calédonie. Oh, il ne s'agit pas de rendre aux Kanaks tout ce qu'on leur a pris, ni de partager avec eux la richesse accumulée en un siècle de spoliation. Il s'agit seulement de calmer la montée des mécontentements chez les Kanaks en leur rétrocédant chichement des terres qui n'intéressent plus vraiment les colons, tout en les cantonnant ainsi à la brousse de plus en plus désertée par ceux qui ont le choix de s'installer ailleurs. En réalité, cette promesse de réforme foncière va susciter beaucoup d'espoir chez les paysans kanaks. De l'espoir, puis au fil des années qui suivent de plus en plus d'impatience. En 1980-81, les chefs des tribus s'exaspèrent et veulent savoir quand ils vont accéder aux nouvelles terres promises. Car l'inventaire a été fait des « terres claniques » qui doivent leur être rendues. Des hommes, des gendarmes même, dépêchés par l'administration métropolitaine, sont venus, revenus, pour préciser, ajuster, négocier avec les Kanaks. Mais au bout du compte rien n'est venu. Les terres ne sont toujours pas distribuées. Comme toujours en Nouvelle-Calédonie, l'administration se trouve paralysée quelque part, dès qu'une mesure est envisagée en faveur des Kanaks. Une sourde colère commence à naître.
Au fil des mois, ce n'est plus 120 000 hectares, mais 200 000, puis 270 000, au titre de terres claniques, que les chefs kanaks revendiquent. Et puis, vient un autre espoir : François Mitterrand est élu président de la République en mai 1981. La gauche revient au gouvernement après en avoir été écartée pendant 23 ans. L'Union Calédonienne a appelé à voter pour lui parce que ses dirigeants, dont Tjibaou, ont reçu, en privé, des assurances de Mitterrand. En 1979, le Parti socialiste avait affirmé sa « pleine solidarité au Front indépendantiste dans la lutte qu'il mène contre la politique de la droite, et il a réaffirmé sa volonté de soutenir et de garantir le droit du peuple kanak à décider de son avenir » ... Une promesse d'indépendance en quelque sorte.
Le gouvernement socialiste crée un « office foncier » chargé de restituer les terres revendiquées. En 1982, Jean-Marie Tjibaou succède au RPCR Dick Ukeiwé (un notable kanak rallié à Jacques Lafleur, maire de Nouméa) à la tête de l'Assemblée territoriale, grâce à une coalition avec les centristes. Tjibaou, en tant que vice-président de l'Assemblée territoriale (le président en est le « haut-commissaire de la République », représentant le pouvoir central de la métropole) a désormais sous son autorité un conseil de gouvernement de la Nouvelle-Calédonie composé de six ministres. Il tient alors à prouver aux Noirs, comme aux Blancs, qu'il est capable de gouverner. Il croit l'indépendance à portée de la main, confiant dans les assurances qu'il a reçues de l'Elysée.
Interlocuteur privilégié de Giscard en ce qui concerne la promotion culturelle mélanésienne, il devient sous Mitterrand, pendant deux ans, le plus haut fonctionnaire kanak du territoire. Il se voit sans doute déjà futur chef d'un gouvernement indépendant.
Seulement, les socialistes ne tiennent pas leurs promesses, pas plus à l'égard des indépendantistes kanaks qu'en métropole ils ne tiennent leurs promesses sociales. La droite métropolitaine, elle, ne veut surtout pas faire cadeau aux socialistes d'une décolonisation sans histoire en Nouvelle-Calédonie, même s'il n'a jamais été question de toucher en quoi que ce soit aux privilèges et aux prébendes des colons de Nouméa. Le RPR en France téléguide au travers de la droite calédonienne du RPCR de Jacques Lafleur, toute une campagne de plus en plus hystérique contre les indépendantistes et les réformes promises. Mitterrand cède sur la Nouvelle-Calédonie comme il a cédé sur l'école privée en métropole et sur bien d'autres choses. Les mois passent. Les réformes restent lettre morte, comme sous Giscard, et le gouvernement français ne parle plus d'indépendance. Quant aux pouvoirs de Tjibaou sur l'Assemblée territoriale, ils sont aussi symboliques que ceux de ses prédécesseurs face au puissant lobby colonialiste de l'île. Un nouveau statut du territoire est adopté en mai 1984, qui doit préparer un scrutin d'autodétermination dans un délai de cinq ans, sans changer quoi que ce soit au corps électoral de Nouvelle-Calédonie comprenant outre les Caldoches, tous ceux qui sont arrivés depuis peu en Nouvelle-Calédonie. Toutes les promesses d'autodétermination deviennent dans ces conditions une simple escroquerie, les Kanaks étant désormais électoralement minoritaires dans leur propre pays.
Le FLNk.s.
Se sentant flouées, les différentes organisations indépendantistes se mettent d'accord pour boycotter les élections territoriales de novembre 1984, et décident d'exercer une pression sur le terrain en organisant des barrages en brousse dès l'été 84. Le Front indépendantistes se transforme en FLNKS (Front de Libération Kanake Socialiste) en septembre 1984, regroupant la plupart des tendances indépendantistes, y compris la principale, l'Union Calédonienne, celle de Tjibaou et Machoro). Le nouveau Front se charge d'organiser le boycott des élections de novembre 84. A Thio, Eloi Machoro (l'un des dirigeants les plus populaires du FLNKS) brise à coups de hache une urne devant les photographes, et les indépendantistes installent des barrages un peu partout en brousse, pour bloquer la circulation des colons isolés et les empêcher d'aller voter. Dans la cité minière de Thio, Machoro fait occuper un temps la gendarmerie, puis désarme les colons.
En réalité, même en 1984, il n'y a eu jamais ni véritable insurrection, ni lutte armée de la population kanake pour obtenir son droit à l'indépendance. Mais il a suffi que les chefs indépendantistes mobilisent largement la population sur le terrain et boycottent activement un scrutin, pour que l'impérialisme français, revenant aux bonnes vieilles méthodes coloniales, décrète l'état d'urgence sur le territoire et envoie un corps expéditionnaire en Nouvelle-Calédonie : gendarmes mobiles, CRS et forces militaires vont quadriller le pays presque sans interruption pendant les quatre années qui vont suivre. Le 12 janvier 85, alors même que Mitterrand par l'intermédiaire de Pisani a entamé des négociations avec Tjibaou, il donne le feu vert aux gendarmes du GIGN (le corps d'élite de la gendarmerie française) pour liquider Eloi Machoro et l'un de ses lieutenants qui entouraient avec une cinquantaine d'hommes armés la ferme d'un colon européen.
Désormais, on verra, après chaque vague répressive, le gouvernement « renouer le dialogue » à ses conditions avec Jean-Marie Tjibaou. En janvier 85, Pisani au nom de Mitterrand, propose à Tjibaou une « indépendance association » sous forme d'un découpage de l'île en plusieurs régions. Tjibaou accepte, après avoir laissé tuer Eloi Machoro, qui apparaissait alors comme le leader le plus radical.
La droite revient au gouvernement au printemps 1986. En 1987, le gouvernement Chirac décide un scrutin d'autodétermination en Nouvelle-Calédonie auquel pourront participer tous les résidents depuis plus de trois ans sur le territoire, ce qui laisse toujours les Kanaks minoritaires dans le corps électoral. Les chefs indépendantistes cette fois, décident de boycotter le scrutin « pacifiquement ». La population kanake suivra très largement les consignes de boycott, les abstentions sont massives du côté de la population kanake, même si le résultat donne un vote écrasant en faveur du maintien de l'archipel au sein de la République Française. La droite coloniale, quant à elle, fait preuve de plus en plus d'arrogance.
Entre temps, les militaires français sur le territoire se comportent comme toute armée d'occupation, l'encadrement retrouvant par la même occasion certaines pratiques de la guerre d'Algérie. La gendarmerie passe sur le territoire par escadrons entiers. « A Koné, dans le courant de l'année 1987, après que deux gendarmes eurent été tués, plusieurs tribus durent vivre un véritable enfer pour qu'elles dénoncent les meurtriers : confiscation des outils, privation de nourriture, saccage des habitations, des écoles, dévastation des cultures, interdiction de libre circulation, longues expositions au soleil, accomplissement des besoins naturels sous surveillance, pièges constitués de grenades offensives placées dans des récipients emplis de grenaille et dissimulés sur les chemins alentour... jeunes embarqués en hélicoptère et menacés d'être jetés dans le vide s'ils ne parlaient pas... Ces méthodes hallucinantes ont été utilisées pendant de longues semaines contre les populations tribales de la région » ( « Le dossier calédonien » de Jean-Paul Bessel - Ed. « La Découverte » ).
Le summum va être atteint entre les deux tours des élections présidentielles françaises, en avril 1988, quand le FLNKS avait décidé à nouveau un boycott actif de l'élection en Nouvelle-Calédonie. Le gouvernement Chirac avait quadrillé l'île de 11 000 soldats (un soldat pour 7 Kanaks, femmes et enfants compris), plus encore que pour le référendum d'autodétermination de décembre 87. Dans la petite île d'Ouvéa, le comité de lutte local du FLNKS prend des gendarmes en otages à Fayaoué. Il y a quatre morts chez les militaires après un échange de coups de feu, et les indépendantistes se réfugient avec leurs otages dans la grotte d'Ouvéa.
Dans l'île, c'est alors l'état de guerre : interrogatoires musclés, brûlures par cigarettes, tortures à la matraque électrique, simulacres d'exécution. Le général Vidal, commandant en chef des forces armées en Nouvelle-Calédonie « déclare la guerre au peuple kanak » selon sa propre expression. Pendant plus d'une semaine, l'île d'Ouvéa est transformée en champ de bataille : investissement de villages au petit matin avec véhicules blindés, grenades lacrymogènes lancées dans les cases, saccages des magasins...
La grotte finit par être localisée par l'armée. Le 3 mai, Jacques Chirac donne son accord pour un assaut, alors même que des négociations sont entamées avec les preneurs d'otages. Trois jours avant le second tour de l'élection présidentielle, l'assaut est donné par des commandos d'élite de l'armée : 19 morts parmi les indépendantistes dont au moins trois exécutions sommaires.
Il y a donc seulement 7 mois, l'armée française quadrillait encore la Nouvelle-Calédonie, et y pratiquait selon la vieille tradition colonialiste des ratissages, regroupements de populations, hommes, femmes et enfants mêlés, sévices et tortures, et y faisait barouder ses unités d'élite. Jacques Chirac parlait des « sauvages ». Jacques Lafleur du « terroriste Tjibaou »... Mitterrand, président de la République avait laissé faire, pour le moins.
Un mois après la réélection de Mitterrand, changement de décor, du côté francais. Le gouvernement Rocard fait venir à Paris Tjibaou et Jacques Lafleur, le chef de la droite colonialiste de Nouméa, et obtient leur réconciliation spectaculaire. Tjibaou et Lafleur se serrent la main devant les caméras le 26 juin. On ne parle plus que de paix et de réconciliation en Nouvelle-Calédonie...
Les accords matignon
C'est Rocard, le Premier ministre de Mitterrand, qui est l'auteur de ce petit miracle. En fait, dans ces semaines qui ont suivi la réélection de Mitterrand et la défaite de la droite aux législatives, le nouveau gouvernement socialiste cherche à convaincre des hommes de droite d'entrer dans son gouvernement. C'est l'heure de « l'ouverture », l'ouverture à droite évidemment. Le premier terrain d'essai va être la Nouvelle-Calédonie, où Rocard va proposer une politique pleinement acceptable par la droite, tout en se portant garant de la sagesse des indépendantistes. Il aura le soutien de Raymond Barre dans l'opération.
Du côté indépendantiste, les espoirs reprennent après la réélection de Mitterrand. Une mission de dialogue est mise sur pied avec le gouvernement socialiste, et le bureau politique du FLNKS, le 15 juin, pose « ses conditions » : au cas où le gouvernement français proposerait un nouveau statut, il faudrait que celui-ci « débouche ouvertement sur l'accession à l'indépendance », que sa durée ne dépasse pas 1992, et qu'il empêche la partition future éventuelle du pays qui pourrait tout à fait convenir aux colons, transformant les régions kanakes « indépendantes » en simples réserves. Le bureau politique ajoute que le dédommagement du peuple kanak « ne doit pas servir de prétexte à un retardement de l'accession à l'indépendance », « le meilleur dédommagement, c'est lui donner sa souveraineté ». En outre, s'il était prévu un référendum national sur l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie, le Front demanderait la consultation à part du peuple kanak (cité dans « Nouvelle-Calédonie, les sentiers de l'espoir » de Claude Gabriel et Vincent Kermel, éd. La Brèche). Tjibaou lui-même déclare qu'il part à Paris avec la perspective de l'indépendance. Voilà sur quelles bases la direction du FLNKS déclare engager des négociations avec le nouveau gouvernement socialiste.
Aucune des conditions de départ proposée par la direction du FLNKS n'est retenue dans l'accord signé le 26 juin par Tjibaou et Lafleur convoqués presque secrètement par Rocard. D'indépendance, point n'est question. L'accord ne prévoit un scrutin d'autodétermination... que dans dix ans ! Dix ans de répit supplémentaire pour le colonialisme français. Quant au corps électoral dans dix ans, il est prévu qu'il sera le même que celui d'aujourd'hui, plus bien sûr ceux accédant sur le territoire à leur majorité électorale. Après estimation, les organisations indépendantistes devront bien reconnaître que les Kanaks courent le risque d'y être toujours minoritaires... Empêcher la partition future du pays ? Il en est encore moins question. Le nouveau statut qui sera appliqué pendant ces dix ans, est la division de l'archipel en trois régions, la région sud autour de Nouméa à majorité blanche d'un côté, puis deux régions kanakes. Voilà comment Jacques Lafleur, très satisfait de l'accord quant à lui, l'interprète : « chacun va démontrer dans sa région ce qu'il est capable de faire dans une espèce de compétition. Nous, nous allons, je l'espère, transformer notre région en une sorte de paradis économique et social, culturel et humain. Nous avons d'immenses projets pour faire en dix ans de notre région la vraie vitrine de la France dans le Pacifique de l'an 2000 ». Ce qui veut dire qu'on peut très bien aboutir en 1998 à une région Sud prospère qui, ayant bénéficié tout comme auparavant des largesses financières de la métropole (sous le gouvernement Chirac, les trois régions à majorité kanake ont reçu un peu moins de trois millions de francs français ; la région Sud, où sont concentrés les Européens, a eu droit à elle seule à plus de trois milliards et demi de francs français !), pourrait décider de rester « française », face aux autres, les plus démunies, à qui on laisserait la possibilité de devenir « indépendantes ».
Tjibaou, Rocard et Lafleur se mettent ensuite d'accord pour faire ratifier cette énième réédition du statut colonial de la Nouvelle-Calédonie par un référendum national sur l'ensemble du projet, avant la fin de l'année 88. Rocard espère en retirer un consensus personnel auprès de la droite métropolitaine, malgré le fort taux d'abstention prévisible. Ce qui va s'avérer un mauvais calcul, la droite, au fil des mois, se désolidarisant plus ou mois hypocritement du référendum, le RPR allant jusqu'à appeler à l'abstention, alors que Chirac dans un premier temps s'était déclaré satisfait de l'accord.
Les reticences kanakes
Voilà donc ce qui a été signé derrière le dos des Kanaks, et même derrière le dos, apparemment, d'une partie de la délégation du FLNKS partie pour Paris ! Léopold Jorédié, membre de la délégation du FLNKS à Paris, remet fin juin au journal Le Monde une lettre de bilan très critique des accords dits de Matignon (du nom de l'Hôtel Matignon à Paris, siège des services du Premier ministre) : « l'accord a été symbolisé par une poignée de mains montrée à la télévision comme l'un des produits exotiques du bon vieux temps des expéditions de la marine à voile... Comme un produit ramené des antipodes, cette fois, pour être vendu aux centristes français « ... « Après tant de souffrance, d'humiliation, d'inconsidération et de sang versé pour un droit reconnu par les Français eux-mêmes, jamais nous n'aurions pensé un seul instant que ce serait au cours d'une nuit de juin 1988, à Matignon, que le mépris du peuple kanak atteindrait son paroxysme. Car avoir réussi à convaincre l'esclave d'accepter de serrer la main de son maître pour réconcilier les Français, cela constitue évidemment un exploit sans précédent... » (cité dans le livre de C. Gabriel et V. Kermel, p. 173).
Léopold Jorédié, l'un des principaux membres de la direction du FLNKS proteste contre Tjibaou (en fait comme la plupart des autres dirigeants du FLNKS) mais finira comme eux par s'incliner devant les accords et paiera lui aussi de sa personne pour les faire passer auprès des militants de Nouvelle-Calédonie, tout comme pour faire passer la consigne du oui au référendum dans les régions kanakes.
En attendant, en ces jours de juin et juillet, il reste à Tjibaou à « faire passer les accords » auprès des militants comme d'ailleurs des autres dirigeants du FLNKS Car c'est devenu une espèce de tradition entre Tjibaou et les différents représentants successifs des gouvernements français : les négociations, les tractations entre les deux parties sont toujours secrètes, précédées ou suivies de pourparlers « privés » (comme Mitterrand en 81 avait donné des assurances « privées » aux dirigeants indépendantistes). C'est ce qui s'était passé avec Pisani, en 1984 et 1985. C'est ce qui a été réédité en 1988, après le massacre d'Ouvéa. La direction du FLNKS s'employant ensuite « à convaincre la base ».
Dans une lettre à Rocard, Tjibaou demande un délai de trois semaines à un mois, pour faire passer les accords auprès du reste du FLNKS Dans un premier temps, les différentes tendances du FLNKS, y compris l'Union Calédonienne à laquelle appartiennent Tjibaou et Jorédié, n'acceptent pas l'accord, et évoquent même la possibilité d'un possible boycott du référendum. A la première Convention Nationale du Front, à Thio, le 16 juillet, en présence de 500 délégués, tous les groupes présents se déclarent hostiles aux accords de Matignon. Devant les réticences du FLNKS, le ministre des DOM-TOM s'impatiente : l'accord n'est pas amendable, il ne saurait y avoir de renégociation... et menace de revenir au statut en vigueur sous Chirac.
Le FLNKS se réunit alors pour une seconde convention nationale, le 24 juillet, à Ouvéa cette fois. Chacun affirme les mêmes désaccords, mais tous finissent par s'entendre sur une motion finale qui dit entre autres : « considérant que la volonté unanime des militants est de sauvegarder l'unité du FLNKS..Le FLNKS est disposé à s'engager plus en avant dans le processus ouvert par les accords de Matignon dès lors que le cadre du plan Rocard n'est pas figé et est susceptible d'aménagements sur des questions de fond... ». On n'a plus entendu parler par la suite de « ces aménagements sur les questions de fond », et le projet de loi soumis au référendum n'y fait aucune allusion ! Tjibaou se félicitera du document final en disant : « ce qui est prioritaire, c'est le FLNKS, c'est l'unité de notre peuple. Et ce minimum d'accord sauvegarde l'unité de notre peuple... ».
Le succes de tjibaou
Tjibaou aura donc réussi le tour de force de négocier un accord avec l'impérialisme français et la droite colonialiste qui recueille l'indignation de pratiquement toutes les tendances du FLNKS, puis de faire accepter cet accord aux mêmes tendances du FLNKS au nom... de « l'unité du FLNKS » ! En août, Tjibaou peaufine son coup de force sur le reste du mouvement, en emmenant avec lui une délégation pour Paris qui comprend cette fois deux membres du PALIKA (Parti de Libération Kanake) et un membre de USTKE (Union des Travailleurs kanaks et exploités), deux tendances qui se disent marxisantes dans le FLNKS et qui avaient refusé de participer au premier voyage de juin. C'est le ministre des DOM-TOM qui tire la leçon de l'histoire en déclarant à l'intention de la nouvelle délégation : « nous n'avons... pas à défaire ce qui a été bien fait, mais à expliquer ou à expliciter ». Le PALIKA et l'USTKE se feront tout « expliciter » et finiront par rentrer en Nouvelle-Calédonie en essayant de se convaincre eux-mêmes qu'ils « entendent faire des dix années de transition une réelle période de préparation à l'indépendance », selon la formule de Tjibaou.
En septembre, une nouvelle convention du FLNKS entérine la signature des accords (mais 18 comités sur trente-deux sont présents seulement) et appellent à voter OUI au référendum. Seul le FULK, tendance très minoritaire, déclare maintenir sa position de refus et appelle le premier octobre à voter NON au référendum. Le FULK (Front Uni de Libération Kanak), dirigé par Yann Céléné Urégueï, a l'habitude de prendre certaines positions plus radicales, tout en prônant un « parti unique » pour les Kanaks sur le modèle du FLN algérien...
En réalité, la quasi-totalité des dirigeants nationalistes composant le FLNKS vont finalement capituler devant les marchandages secrets de Tjibaou et de l'impérialisme français. On réglera les comptes « en famille », au sein des « groupes de pression » qui constituent la direction du FLNKS (comme les indépendantistes nomment eux-mêmes leurs différentes tendances), pour finalement adopter une position unique, derrière Tjibaou, devant la base et l'ensemble du peuple kanak. Mis à part le FULK qui a appelé à voter NON au dernier moment, l'acte le plus audacieux des autres dirigeants du FLNKS aura été la lettre de Jorédié au Monde, en juin dernier. Mais les Kanaks de la brousse de Nouvelle-Calédonie ne lisent sans doute pas Le Monde. Et Jorédié lui-même est vite rentré dans le rang. Car voilà en quoi consiste la conception démocratique des dirigeants nationalistes, la conception de leurs liens avec le peuple kanak : au nom de « l'unité du peuple kanak », ne jamais mettre le peuple kanak en garde contre ceux de ses dirigeants qui le trahiraient, et passeraient des accords derrière son dos avec l'adversaire.
C'est cela la force d'un Tjibaou, ce notable kanak qui depuis quinze ans n'a jamais manqué une occasion d'accéder aux postes de responsabilité que pouvait lui offrir l'impérialisme français : pouvoir être sûr, que quoi qu'il fasse derrière le dos des masses et des militants, l'immense majorité des chefs des autres tendances se garderaient bien de dénoncer ses actes publiquement, privilégiant leur solidarité de future équipe gouvernementale par rapport à leur solidarité avec le peuple kanak qu'ils ont eux-mêmes mobilisé et engagé dans des formes d'actions qui demandent pourtant bien des sacrifices et parfois même des morts...
En réalité, les différentes tendances du mouvement nationaliste kanak sont d'accord sur le fond : il s'agit de négocier avec l'impérialisme français, dans des limites acceptables pour lui, une voie d'accès au pouvoir... même si ce pouvoir doit être limité et en fait rester subordonné à l'impérialisme français. Quand les promesses ne sont pas tenues, les différents dirigeants du FLNKS, Tjibaou y compris, n'hésitent pas à mobiliser la population kanake, et à s'en servir comme moyen de pression, y compris sous des formes « musclées » pour reprendre une expression de Tjibaou. La répression par les troupes françaises n'empêche pas les mêmes nationalistes d'accepter de négocier ensuite dans les pires conditions, quitte à ce que la base ait le sentiment d'avoir laissé des morts sur le terrain pour rien. Pour excuse, des gens comme Tjibaou invoquent le rapport des forces écrasant en faveur de l'impérialisme français, et la nécessité de se contenter, alors, de « petites étapes » vers l'émancipation kanake. C'est d'ailleurs bien pour cela que bon gré, mal gré, les autres composantes nationalistes du FLNKS finissent par se ranger derrière Tjibaou, le leader nationaliste le plus en cour auprès des autorités françaises.
Et dans la mesure où ses différents dirigeants apportent leur caution finale au dirigeant envers lequel ils auraient des raisons d'être méfiants, le peuple kanak lui-même s'incline, faute de dirigeants de rechange, avec sans doute cette sorte de résignation et de démoralisation qui consiste à penser qu'il n'a guère le choix, et que cela est dû à sa seule faiblesse. C'est ainsi qu'en Nouvelle-Calédonie, dans les régions à majorité Kanake, la consigne pour le OUI a été généralement suivie, sauf toutefois dans quelques régions comme les îles Loyauté où la proportion des abstentions a été beaucoup plus importante qu'ailleurs.
Bien sûr, la faiblesse numérique du peuple kanak, l'écrasante disproportion des forces en faveur de l'impérialisme français, font que la recherche d'un accord et d'un compromis semble la seule politique réaliste pour aller sur la voie de l'indépendance et de la liberté kanakes.
Et c'est sans doute vrai. Car créer un autre rapport de forces en faveur du petit peuple kanak, supposerait une tout autre perspective, qui lui ferait chercher des alliés, pour commencer parmi les autres Noirs pauvres de l'Océan Pacifique, y compris ceux qui subissent la dictature de l'impérialisme au travers de micros-États indépendants. Les 70 000 Kanaks de Nouvelle-Calédonie formeraient alors les premiers bataillons de la révolution en Océanie, le porte-parole et le flambeau de la révolution prolétarienne dans cette partie du monde.
Mais cette perspective-là, évidemment, elle ne peut être apportée au peuple kanak que par des internationalistes, pas par des nationalistes de quelque nuance que ce soit.