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Japon : unification syndicale et dérive à droite
Le 20 novembre 1987, une nouvelle centrale syndicale voyait le jour au Japon : la Confédération Nationale des Syndicats du Secteur Privé ou Rengo. Pendant un quart de siècle, le mouvement syndical a été dominé par Sohyo, une centrale liée au Parti Socialiste du Japon (PSJ), avec une minorité liée au Parti Communiste du Japon (PCJ), et qui est surtout implantée dans le secteur public.
En fait, depuis longtemps déjà dans beaucoup de grandes entreprises, les syndicats étaient affiliés à d'autres centrales, politiquement plus à droite, regroupées maintenant dans Rengo (Domei liée au Parti Démocrate Socialiste, un parti du centre, ou Churitsu Roren, liée à certaines factions du Parti Socialiste Japonais). Et aujourd'hui, la plupart des syndicats du secteur privé liés à Sohyo s'apprêtent à rejoindre Rengo, la nouvelle centrale syndicale, qui regroupe dès maintenant la majorité des syndicats des grandes entreprises sur la base d'une collaboration de classe déclarée. En 1990, de nombreux syndicats Sohyo du secteur public devraient, eux aussi, rejoindre Rengo qui comptera alors 5,6 millions de membres et sera la centrale syndicale la plus puissante du Japon, et de très loin. On assiste vraisemblablement à la fin d'une époque où la scène syndicale fut dominée par Sohyo et qui fut marquée par les luttes qu'elle dirigeait.
Cette « grande unification » syndicale, comme ses promoteurs l'appellent, a lieu dans un contexte qui semble particulier : d'une part une classe ouvrière présentée au monde entier comme spécifique et différente, d'autre part un pays qui aurait échappé pratiquement à la crise qui pèse depuis des années sur tous les autres grands pays industriels en Europe ou en Amérique.
Mythe et realite
L'image qu'ont des travailleurs japonais ceux qui n'ont jamais vécu au Japon leur vient de la télévision et de livres à grand tirage qui les présentent comme des modèles d'acharnement au travail et de collaboration de classe. On nous dit qu'ils travaillent dur et qu'ils identifient leur propre réussite à celle de leur entreprise. Qu'ils ont la garantie de l'emploi et n'ont donc pas peur d'être licenciés, d'autant que le taux de chômage est très bas. Et que les entreprises étant de grandes familles où des patrons paternalistes s'occupent du bien-être de chacun, les travailleurs japonais ne voient pas de raison de se mettre en grève. Cette image des travailleurs japonais ignore complètement l'histoire de la lutte de classe qui se déroule au Japon, comme partout ailleurs.
La base matérielle de la situation de la classe ouvrière japonaise, c'est le prodigieux développement de l'économie entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et le début de la crise en 1974. Le prolétariat s'est lui aussi prodigieusement développé pendant cette période. Le nombre de travailleurs de l'industrie est passé de 5,2 millions en 1950 à 14,5 millions en 1973, une augmentation de 178,3 %. Pour la même période, l'augmentation a été de 27,9 % en France, 5,3 % en Grande-Bretagne, 62,3 % en Allemagne de l'Ouest et 31,1 % aux États-Unis. Quant aux salaires réels des travailleurs japonais, ils étaient en 1973 quatre fois et demi supérieurs à ceux de 1950.
Les media des pays impérialistes répètent sans cesse que les travailleurs japonais ont un emploi garanti « à vie ». Au Japon, ceux qui ont un emploi « à vie » sont recrutés directement à leur sortie de l'école et restent dans la même entreprise jusqu'à la retraite. Dans ce système, le salaire augmente à l'ancienneté : au moment de la retraite, il représente environ trois fois le salaire d'embauche. Mais, un débutant ne gagne pas grand-chose et ne peut espérer avoir un niveau de vie décent qu'après 30 ans passés dans l'entreprise. Les travailleurs dont l'emploi est garanti « à vie » doivent prendre leur retraite à 55 ans. Mais les retraites et les primes de départ sont si faibles que presque tous les retraités continuent à travailler au-delà de 55 ans. Ils cherchent des emplois moins bien payés soit auprès de leur ancien employeur, soit dans les petites entreprises. Et les employés « à vie », contrairement à ce que laisse entendre le battage fait sur ce sujet, ne représentent qu'un tiers de la classe ouvrière japonaise.
Les travailleurs « à vie » ont peut-être la garantie de l'emploi, en tout cas jusqu'à 55 ans, mais ce n'est donc pas le cas pour des millions de Japonais. Les retraités qui travaillent à temps plein dans une entreprise sont considérés comme des temporaires. Ils n'ont aucune garantie de l'emploi et sont licenciés quand les affaires ralentissent. Des millions d'autres travaillent à temps partiel, quelques heures par jour, quelques jours par semaine, ou à la journée. Les grandes entreprises font beaucoup appel à la sous-traitance, à l'extérieur mais aussi à l'intérieur de leurs usines. Les ouvriers des sociétés sous-traitantes sont moins bien payés et n'ont aucune sécurité d'emploi. Dans les aciéries, par exemple, 50 % des ouvriers appartiennent à des entreprises extérieures.
On nous dit que les Japonais travaillent aussi dur parce qu'ils aiment le travail. Il est vrai que les travailleurs japonais passent annuellement plus d'heures au travail que ceux des autres pays impérialistes. La journée de travail est bien de huit heures en moyenne mais le samedi est travaillé la plupart du temps. En moyenne sur l'année, les travailleurs japonais passent 500 heures de plus au travail que les travailleurs américains ou allemands, et 600 heures de plus que ceux de Grande-Bretagne ou de France. Les travailleurs japonais n'ont évidemment pas choisi ces longues semaines de travail et ils sont obligés de faire des heures supplémentaires quand ça arrange les patrons.
La réalité, par opposition au mythe de travailleurs collaborant avec la direction pour augmenter qualité et productivité et partager les bénéfices, c'est que les travailleurs sont contraints et forcés de participer à leur exploitation accrue. Quant à l'histoire de la classe ouvrière japonaise depuis la Deuxième Guerre mondiale, elle n'a pas grand-chose à voir avec la résignation ou la colère rentrée. Le Japon a connu des grèves comparables à celles des autres pays impérialistes. De 1955 à 1980, la moyenne annuelle de grévistes était de 4,9 % au Japon, contre 3,1 % aux États-Unis, 5,9 % en Grande-Bretagne et 9,4 % en France (chiffre qui ne tient pas compte des grèves politiques de mai-juin 1968). Dans les années 60 et 70 au Japon, les grèves furent même assez militantes : on pouvait voir des grévistes portant brassards et bandeaux rouges, faisant flotter le drapeau rouge sur les usines, recouvrant les murs d'affiches, occupant les entreprises et manifestant en masse dans les rues. Il y eut aussi bien des grèves dans le secteur public - où c'est officiellement interdit.
Le japon et la crise capitaliste
La période du plus grand développement économique que le Japon ait connue s'est terminée en 1973 quand le pays a été touché par la crise mondiale du capitalisme. Le taux de croissance du produit intérieur brut réel par tête d'habitant est passé de 8,4 % par an entre 1960 et 1973 à 3,8 % l'an pour la période 1973-1980. Dans l'industrie, les augmentations de salaire réel sont passées de 4,5 % à 1,9 % par an. Pour la première fois depuis 1953, le salaire réel a diminué en 1980 : de 1,3 %. Un certain nombre de grosses entreprises ont carrément diminué les salaires. Cela a été le cas de Nissan (automobile), Hitachi, Toshiba, Fujitsu (électro-ménager), Sumimoto (métallurgie), Kobe (acier) et Mitsui (mines).
Des centaines de milliers de travailleurs qui croyaient avoir un emploi garanti à vie ont perdu leur travail. Les entreprises qui voyaient leurs profits diminuer ont décidé de faire des économies en mettant à la retraite anticipée les travailleurs âgés de 45 à 55 ans : mieux payés que leurs collègues plus jeunes, ils représentaient une économie de salaires plus grande. La société Sony ouvrit en 1976, une usine n'employant que des travailleurs âgés de 50 à 60 ans, payés la moitié du salaire normal. Cette idée sera par la suite reprise par d'autres firmes. D'autres sociétés se sont attaquées à l'autre extrémité du système d'emploi « à vie » en diminuant considérablement le nombre de jeunes embauchés au sortir de l'école. Quant aux temporaires, qui avaient pris leur retraite du système d'emploi « à vie » mais continuaient à travailler dans les grandes sociétés pour un salaire moindre, ils ont été licenciés en masse, n'ayant plus aucune protection de l'emploi.
Les sociétés japonaises ont beau ne pas parler de chômage, mais de « dégraissage », le taux officiel de chômage a fini par atteindre 3 %, ce qui correspond à 7,1 % selon les critères britanniques par exemple, car les travailleurs à vie, même licenciés, font toujours partie de leur entreprise et ne figurent pas dans les statistiques - comme les temporaires qui sont sans travail. De 1974 à 1979, 940 000 travailleurs ont été licenciés dans l'industrie. Dans le textile, 54 590 travailleurs sur les 166 483 que comptent les treize plus grandes sociétés ont perdu leur emploi. La construction navale a licencié 35 % de sa main d'oeuvre et 112 000 travailleurs de l'électro-ménager ont été licenciés. En 1987, l'emploi industriel était de 0,5 % inférieur à son niveau de 1973.
En 1984, le gouvernement japonais a commencé à s'en prendre aux travailleurs du secteur public. Comme en Grande-Bretagne et en France, le gouvernement a privatisé des industries antérieurement nationalisées. Au Japon, la privatisation a essentiellement concerné le téléphone et les chemins de fer, où le gouvernement a licencié les travailleurs en masse pour rendre ces entreprises rentables et alléchantes pour le capital privé. En conséquence, le syndicat du téléphone a perdu le tiers de ses membres et le très combatif syndicat des chemins de fer a été pratiquement détruit, passant de 238 000 à 40 000 membres. L'emploi dans les chemins de fer est passé de 420 000 à 210 000.
C'est donc sur le fond d'un recul général de la classe ouvrière, touchée en fait comme dans les autres pays par la crise, que la plupart des syndicats japonais se regroupent dans une même confédération. Certes, une centrale syndicale unique, forte de cinq millions et demi de travailleurs pourrait être une arme au service de la classe ouvrière et un moyen d'unir ses forces, stopper l'offensive patronale et organiser la contre-attaque.
Tout dépend pourtant de la volonté politique de la direction de Rengo, la nouvelle centrale. Or, celle-ci est formée des directions des syndicats dispersés jusqu'ici soit dans Sohyo, soit dans ses rivales plus à droite Domei et Churitsu Roren, ou encore demeurés indépendants, c'est-à-dire les mêmes directions syndicales qui ont laissé faire ou n'ont pas été capables de s'opposer à l'offensive patronale et gouvernementale qui a amené la classe ouvrière japonaise dans la situation où elle se trouve aujourd'hui.
Tout dépend des bases politiques sur lesquelles se fait cette unification. Or, la fin prévisible de Sohyo et la création de Rengo sont les dernières étapes d'une évolution du mouvement syndical qui s'est étendue sur quatre décennies mais qui n'a été, en fait, qu'une dérive de plus en plus accentuée de gauche à droite.
L'explosion syndicale apres la guerre
Au moment de la reddition du Japon en 1945, la production industrielle n'était plus que 10 % de ce qu'elle était en 1935-37. Le quart des habitations avaient été détruites par les bombardements et il y avait 22 millions de sans-abri sur une population de 72 millions. Il y avait 10 millions de chômeurs sur 31 millions de personnes en âge de travailler. Dans les villes, c'était la famine : les gens passaient toutes leurs journées à essayer de se procurer de la nourriture et le dimanche, un million d'habitants quittaient Tokyo en quête de nourriture dans la campagne environnante.
Au même moment, les Américains qui occupaient le pays avaient entrepris de remplacer les dirigeants des grandes entreprises japonaises. Les États-Unis rejetaient la responsabilité de la guerre sur les monopoles japonais et cherchaient à diminuer leur puissance pour mieux protéger leurs intérêts dans la région. Les forces d'occupation avaient donc intérêt à ce que des syndicats se créent, sur le modèle des syndicats américains, pour diminuer le pouvoir des monopoles tout en mobilisant les travailleurs pour la construction de l'économie japonaise.
Le PCJ, quant à lui, saluait les Alliés comme des libérateurs et se disait prêt à collaborer avec l'occupant en vue d'une révolution démocratique conformément à la Déclaration de Potsdam. Il prônait une étape démocratique bourgeoise pour débarrasser le Japon de son héritage féodal et du système impérial. Son but déclaré était de reconstruire l'économie et de former un gouvernement de Front populaire avec le PSJ et les libéraux. Les occupants américains avaient libéré les dirigeants du PCJ et étaient prêts à les laisser organiser les travailleurs. C'est ce qu'entreprit, en effet, le PCJ, notamment à travers le mouvement dit de contrôle de la production, lors duquel les ouvriers étaient invités à mettre dehors les cadres dirigeants qu'ils considéraient comme coresponsables du désastre de la guerre et des souffrances infligées au peuple japonais et à élire des comités chargés de gérer les entreprises. Les syndicats, essentiellement à direction PCJ, qui prirent la tête de ce mouvement qui dura jusqu'en août 1946, se renforcèrent. L'armée d'occupation américaine toléra ce « contrôle de la production par les travailleurs », bien qu'il soit dirigé par le PCJ, car elle y voyait un moyen de relancer la production et de toute manière les profits continuaient à grossir les comptes en banque des propriétaires légaux des entreprises.
La situation de l'approvisionnement s'aggravait pourtant. Les travailleurs et les pauvres réagirent en organisant des manifestations pour le riz. Des foules affamées se mirent à piller les magasins d'alimentation. Le 7 avril 1946, 50 000 personnes déferlent sur la résidence du Premier ministre et sont sur le point de l'envahir après avoir cassé les portes quand la police ouvre le feu. La police militaire américaine doit être envoyée en renfort au Premier ministre japonais. Le 1er mai 1946, deux millions de personnes descendent dans les rues et manifestent contre le gouvernement. Le cri le plus entendu est « A bas l'empereur » . Le 19 mai, il y a une manifestation de la faim de 250 000 personnes devant le palais impérial. Pendant cette période, les syndicats passent de zéro (ils étaient interdits pendant la guerre) à plus de quatre millions de membres à la mi-1946.
Pour le PCJ, qui exerce alors une influence prépondérante dans ces syndicats, il n'est pas question de proposer autre chose qu'une collaboration avec la bourgeoisie japonaise et les autorités américaines d'occupation. Ainsi, en décembre 1946, les syndicats à direction PCJ rejoignent le Centre pour la Reconstruction Economique pour y collaborer avec les capitalistes à la reconstruction du pays. Mais les occupants américains, dès qu'il se rendirent compte du caractère de plus en plus sérieux des luttes, changèrent de politique et passèrent de la tolérance à l'égard du contrôle sur la production et d'un mouvement syndical naissant, à ce qu'ils appelleront le « dressage » des syndicats.
La creation de sohyo contre le pcj
En janvier 1947, le PCJ et le PSJ se lancent dans l'organisation d'une grève générale visant à renverser le gouvernement Yoshida et à le remplacer par un gouvernement dirigé par le PSJ. Il y a des millions de manifestants à travers tout le pays, dont 500 000 à Tokyo. Le PCJ affirme que les occupants américains n'interdiront pas cette grève à caractère politique et combat tous ceux qui parlent de s'en prendre plus directement aux capitalistes. Mais l'armée américaine va effectivement demander aux dirigeants syndicaux d'annuler la grève. Pour le PCJ, qui avait accueilli les soldats américains en libérateurs et en hérauts de la démocratie, il n'était pas question de changer de politique. Le PCJ se joignit donc aux leaders syndicaux du PSJ pour annuler la grève générale.
Après l'annulation de la grève générale, les États-Unis vont encourager la formation de « ligues de démocratisation » à l'intérieur des syndicats, un travail plus ou moins facilité par la manière non-démocratique dont le PCJ contrôlait ceux-ci. Le gouvernement japonais et les occupants vont ainsi intensifier leurs attaques contre le PCJ et les militants syndicaux, et se lancer dans une purge rouge semblable à celle qui se déroulait au même moment aux États-Unis. Des milliers de militants japonais sont licenciés sous prétexte de « manque de coopération et de loyauté ». Au fur et à mesure que les dirigeants syndicaux PCJ sont licenciés, des oppositionnels des « ligues de démocratisation » les remplacent. Ce sont eux qui créent une nouvelle confédération syndicale, appelée Sohyo, en juillet 1950, au début de la guerre de Corée. Des syndicats, dirigés par des sociaux-démocrates de gauche et qui jusque-là s'étaient tenus à l'écart, adhèrent à Sohyo, en même temps que des syndicats plus conservateurs (marine marchande, textile). Un dirigeant de Sohyo écrit alors à George Meany, dirigeant de l'AFL (Fédération Américaine du Travail) : « L'histoire de la création de Sohyo est intimement liée à la lutte contre la mainmise du Parti Communiste sur les syndicats japonais. »
Les syndicats à direction PCJ, organisés en général sur la base d'une industrie tout entière, avaient réussi à imposer des conventions collectives comme dans les charbonnages et l'électricité. Leur défaite signifiait que les patrons avaient désormais les mains libres pour imposer le cadre de l'entreprise, comme base des relations entre employeurs et salariés. Ainsi, depuis cette époque, 90 % de la classe ouvrière se trouve organisée dans des syndicats d'entreprise. Cette structure même des syndicats les incite à ne s'intéresser qu'à leur entreprise et les amène souvent à faire corps avec elle face aux concurrents. D'un autre côté, tous les travailleurs d'une entreprise géante appartiennent au même syndicat, même s'ils sont dans des usines différentes. Mais les patrons ont réussi à limiter l'appartenance aux syndicats aux seuls travailleurs à temps plein. Cette division entre travailleurs permanents et temporaires, respectivement syndiqués et en majorité non-syndiqués, est elle aussi un héritage de la défaite des syndicats de la fin des années 40.
Sohyo : une politique neutraliste... et de plus en plus prudente
Les États-Unis n'ont pas obtenu tout ce qu'ils attendaient des dirigeants de Sohyo, qui ont rapidement mené une politique de « neutralité » favorable à ce qu'ils appelaient « les forces de paix » représentées par l'URSS et la Chine. A l'époque, un officier américain aurait dit de Sohyo « le poussin est devenu un vilain petit canard ».
En effet, Sohyo s'est bientôt fait connaître comme la confédération syndicale luttant pour la « paix » et contre l'alliance militaire avec les États-Unis. En 1959-60, il y eut une grande lutte contre la signature du traité militaire entre le Japon et les États-Unis. Les étudiants ont alors pris part à des affrontements massifs et des combats de rue sanglants avec la police. Des millions de Japonais se sont retrouvés dans la rue, contre le traité et des centaines de milliers de gens encerclaient la Diète chaque jour. Les syndicats de Sohyo ont pu entraîner 6 millions de travailleurs dans des grèves politiques contre le traité. Le Premier ministre Kishi finit par démissionner et Eisenhower dut annuler son projet de visite au Japon. Le traité fut cependant finalement signé et malgré la lutte massive, cela fut considéré comme une défaite de la gauche et de Sohyo elle-même, en particulier parce qu'au même moment une autre grande lutte, celle des mineurs, était elle aussi défaite.
Les compagnies minières voulaient licencier 100 000 mineurs. A la mine de Mitsui Miike, les mineurs et leurs femmes par dizaines de milliers descendent dans la rue contre les licencieurs. Mais les syndicats des cinq autres mines de Mitsui refusent de participer à la lutte. Les syndicats de plusieurs autres compagnies prennent la même décision, car les directions de ces compagnies leur proposent des négociations secrètes sur les salaires, entreprise par entreprise. La structure du syndicat d'entreprise montrait là toute sa faiblesse. Les mineurs de Miike décident cependant de se battre malgré le manque de soutien des autres syndicats. Des bagarres rangées vont opposer les grévistes et les gangsters engagés par la compagnie. Plus d'un millier de travailleurs sont blessés. Pendant le conflit, Sohyo collecta des fonds importants, et chaque nuit, affrétait des trains transportant des milliers de volontaires qui participaient aux piquets de grève et qui dormaient dans un village de toile géant. Les mineurs et les travailleurs qui venaient les aider avaient mis sur pied des unités de combat. Des associations pour les soutenir étaient créées dans tout le pays. Des milliers de membres des piquets de grève entouraient chaque wagon sortant du charbon en présence de milliers de policiers dépêchés sur place. Il y eut jusqu'à 100 000 travailleurs devant les wagons, dont 20 000 membres des piquets de grève, prêts à se battre. Les mineurs de Miike étaient prêts à l'affrontement physique, mais Sohyo voulait obtenir l'intervention du gouvernement. Le gouvernement, pour sa part, demanda l'arbitrage de la Commission Centrale des Relations de Travail et Sohyo déclara qu'elle accepterait ses conclusions. La Commission devait donner entièrement raison à la direction, l'autorisant à licencier les militants syndicaux et condamnant la « lutte à la base ». Les mineurs de Miike rejetèrent cette décision à l'unanimité, mais Sohyo l'accepta et retira son appui. Cette lutte importante se terminait par une défaite.
Les dirigeants de Sohyo et du Parti Socialiste Japonais n'ont pas voulu conjuguer la lutte contre le traité et la grève des mineurs de Miike, et permettre ainsi à la lutte des travailleurs d'aller aussi loin que possible. Ils espéraient bien remplacer au gouvernement le Parti Libéral Démocratique. Ils voulaient donc apparaître comme un parti raisonnable, qui savait mettre un terme à des actions trop radicales. Les dirigeants de Sohyo parlaient beaucoup de socialisme et de lutte de classe, mais au moment crucial, leurs ambitions parlementaires l'emportaient.
Sohyo : des discours radicaux, des actions de plus en plus limitees
A partir de 1955, la direction nouvellement élue de Sohyo se mit à parler de luttes à l'échelle d'une industrie, au lieu de luttes locales, limitées à une entreprise. C'est alors que Sohyo lança ce qu'on a appelé l'Offensive de Printemps, renouvelée par la suite de mars à mai chaque année. L'Offensive de Printemps, c'étaient des revendications salariales et politiques communes, établies pour des millions de travailleurs. L'un des syndicats d'entreprise les plus puissants, habituellement de ceux de la sidérurgie ou des Postes, était choisi pour servir de fer de lance. On organisait souvent une grève assez courte, d'un jour ou deux, et on recommencait si cela s'avèrait nécessaire, jusqu'à ce que la compagnie fasse des propositions salariales acceptables. Puis, les entreprises de taille moyenne entraient dans la danse et obtenaient souvent des augmentations un peu supérieures. Les syndicats de la Fonction Publique qui n'ont pas le droit de grève, se mettaient en grève illégale et donnaient souvent le ton. En se fixant des revendications communes, les syndicats de différentes entreprises concurrentes obtenaient des augmentations de salaires égales. Au début des années 1970, les syndicats , qui participaient à l'Offensive de Printemps, dont Churitsu Roren et Domei que Sohyo avait entraînés finalement dans le mouvement, totalisaient jusqu'à 8 millions de travailleurs.
L'Offensive de Printemps n'a cependant jamais été une lutte générale contre les capitalistes. Bien que les dirigeants de Sohyo aient beaucoup parlé dans le passé de lutte de classe et de société socialiste, ils ont montré que leur objectif principal n'était rien d'autre que l'obtention des augmentations de salaires que les capitalistes voulaient bien accorder. Chaque année, les salaires réels des travailleurs ont augmenté mais la productivité a augmenté encore plus, et donc l'exploitation des travailleurs a augmenté également. Puis vers 1970, les dirigeants de Sohyo, proches du Parti Socialiste Japonais, ont jugé que les grèves avaient une influence négative sur les voix qui se portaient sur leur parti et ont essayé d'y mettre un frein. L'Offensive de Printemps a alors pris un caractère de plus en plus rituel. Les grèves ont été d'une durée de plus en plus courte, d'une ou deux heures parfois. La dernière grande année pour l'Offensive de Printemps a été 1974, lorsque les syndicats ont obtenu une augmentation de salaire de 30 %. A partir de 1975, les syndicats ont accepté ce que les capitalistes avaient annoncé qu'ils voulaient bien céder - c'est-à-dire, la crise s'aggravant - de moins en moins de choses.
La « grande unification »... a droite
Les syndicats de Sohyo s'apprêtent à rejoindre au sein de Rengo d'autres syndicats qui se sont créés en fait il y a 25 ou 30 ans contre Sohyo, souvent à travers des conflits très violents.
A l'origine de Domei, par exemple qui est l'un des éléments constitutifs essentiels de Rengo, il y eut les dirigeants des syndicats de la marine marchande et du textile, gênés par les positions anti-occidentales des dirigeants de Sohyo et par leur militantisme, qui décidèrent de quitter la centrale en 1953. Ils rejoignirent alors les syndicats dissidents des chemins de fer, des mines, de l'électricité, de l'enseignement et de l'automobile. Puis, ils fusionnèrent avec différents syndicats contrôlés par les sociaux-démocrates de droite pour créer une autre fédération, Domei. La politique de Domei fut ouvertement une politique de collaboration de classe violemment anti-communiste. Sa croissance vint en grande partie du débauchage de syndicats affiliés à Sohyo.
Un autre exemple est celui du Syndicat des Travailleurs de l'Automobile qui fut créé, lui, pratiquement par le patronat lors d'une lutte décisive qui eut lieu en 1953 lorsque 6 000 travailleurs se mirent en grève chez Nissan. Jusque-là, le syndicat affilié à Sohyo, avait semblé tout-puissant dans l'entreprise. Devant la grève, les patrons mirent alors sur pied un deuxième syndicat avec des employés de bureau et des chefs. Puis par des pressions diverses, une partie des travailleurs furent gagnés un par un au deuxième syndicat. La compagnie installa des barricades autour de l'usine. Quand le syndicat essaya de les franchir, la direction se paya les services de gangsters. En fin de compte, la grève fut brisée et le syndicat fut anéanti et le nouveau syndicat devint le Syndicat des Travailleurs de l'Automobile fort de 200 000 membres parmi les travailleurs de Nissan et les sous-traitants. Depuis, ses dirigeants se comportent comme s'ils étaient le service du personnel de Nissan.
Si aujourd'hui les syndicalistes de Sohyo peuvent envisager sans trop de peine de se retrouver dans la même centrale syndicale que leurs anciens adversaires (seule la petite minorité encore liée au Parti Communiste japonais semble y être fermement opposée), c'est parce qu'ils ont eux-mêmes parcouru du chemin de gauche à droite depuis les années 50 et 60.
En effet, au fil des années, et surtout depuis le début de la crise au milieu des années 70, la politique de Sohyo s'est de moins en moins distinguée de celle des autres syndicats. Depuis des décennies, tous les syndicats, y compris ceux de Sohyo, ont accepté de ne représenter que les travailleurs permanents des grandes entreprises ou du secteur public, laissant de côté les travailleurs temporaires, ceux des petites et moyennes entreprises, des sociétés sous-traitantes, les journaliers, etc. C'est-à-dire qu'ils ont accepté de ne représenter que l'aristocratie ouvrière, la minorité relativement à l'aise de la classe ouvrière. Dans les années du boom, en échange d'augmentations, ils ont laissé les patrons libres d'accroître la productivité par l'augmentation des cadences et de la charge de travail. Mais depuis la crise, les sociétés prétendent que leur marge a baissé et qu'elles ne peuvent plus donner d'augmentations de salaires conséquentes. Les syndicats, ayant tous alors accepté le blocage, les travailleurs, en échange de leurs sacrifices, n'ont eu que peu ou pas d'augmentations, alors que la production, elle, continuait d'augmenter avec un cortège de mesures anti-ouvrières. Ainsi depuis le début de la crise, aucune fédération syndicale, y compris Sohyo, n'a mobilisé les travailleurs pour tenter de résister vraiment aux attaques des capitalistes. Le nombre de grèves a considérablement chuté au Japon. De près d'un million par an au cours de la période 1955-1976, le nombre de grévistes est tombé à moins de 250 000 entre 1981 et 1986. La durée des grèves elle aussi a beaucoup diminué, passant d'une moyenne de 181 jours par millier de travailleurs entre 1955 et 1974 à seulement 41 de 1975 à 1986.
La base du regroupement des fédérations syndicales en une centrale unique, c'est donc le fait qu'elles sont de moins en moins capables, ou désireuses, de mobiliser les travailleurs. C'est leur acceptation totale et ouverte de la collaboration de classe, y compris pour ceux qui,il y a 30 ans, prétendaient se situer sur le terrain de la lutte de classe.
Un symbole de cette évolution des bureaucrates de Sohyo est de celle du syndicat de la sidérurgie dont le président déclarait il y a quelque temps : « le syndicalisme rejette la révolution et la lutte de classe. Respectant la démocratie parlementaire, il veut construire une société de bien-être en réformant la société capitaliste. » Le syndicat de la sidérurgie était pourtant l'un des plus combatifs dans les années 50 et 60. Mais c'est lui qui a pris récemment l'initiative d'entraîner les principaux syndicats du secteur privé de Sohyo à rejoindre Rengo.
En fait, la « grande unification » syndicale correspond aussi à un projet politique. Beaucoup de bureaucrates syndicaux prônent maintenant une alliance du Parti Socialiste Japonais (que les militants des anciens syndicats Sohyo et Churitsu Roren soutenaient jusqu'ici) avec le Parti Démocrate Socialiste (soutenu, lui, par des syndicalistes de Domei et financé par les plus grandes entreprises). Ces bureaucrates pensent que seule une telle alliance peut leur permettre de constituer un gouvernement à la place du Parti Libéral Démocratique qui a dirigé tous les gouvernements depuis 1955.
La « grande unification » du mouvement ouvrier japonais correspond donc au projet de créer une sorte de système bi-partite à la japonaise, mais semblable au fond à ceux qui peuvent exister dans d'autres grands pays industriels comme les États-Unis ou l'Allemagne. Le parti (ou l'alliance des partis) capable de rivaliser avec le Parti Libéral, parce que soutenu par les syndicats, pourrait avoir une vague teinte de gauche ou progressiste... comme le Parti Social-Démocrate allemand ou le Parti Démocrate américain, eux aussi soutenus par les syndicats de leurs pays. Il jouerait le même rôle qu'eux, celui de l'alternative politique bourgeoise nécessaire à la vie d'une prétendue démocratie bourgeoise dans un grand pays impérialiste aujourd'hui.
Il n'y a donc pas à attendre de la « grande unification », c'est-à-dire de l'unité au sommet des dirigeants syndicaux, qu'elle relance la lutte de classe. Elle répond à de tout autres préoccupations. Elle a même le but inverse. Mais si la classe ouvrière japonaise, comme bien d'autres, a reculé sans vraiment combattre ces dernières années, elle n'en est pas moins une des plus puissantes du monde. Et dans le passé, elle a montré qu'elle n'avait pas besoin que les bureaucrates syndicaux s'unissent pour se battre vraiment contre la bourgeoisie.