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Haïti : Des élections sous surveillance militaire
Trois mois après la flambée de grèves et de manifestations qui ont secoué Haïti et à quelques semaines des élections présidentielles prévues pour le 29 novembre, les forces les plus conservatrices semblent avoir repris l'initiative dans le pays.
Aux mois de juin-juillet, les masses ont manifesté assez d'énergie pour faire reculer le CNG (Conseil National de Gouvernement) - cette junte militaire décorée de quelques civils, qui a pris la success-ion de Duvalier. Mais pas assez pourtant pour le faire tomber.
Les journees de juin-juillet
Nous ne relaterons ici que brièvement ces journées de juin-juillet. Rappelons seulement qu'elles ont éclaté à la suite d'un appel à une grève générale de deux jours, les 22 et 23 juin, lancé par la Centrale Autonome des Travailleurs Haïtiens (CATH), une des organisations syndicales du pays, plus ou moins liée à un des mouvements de « l'opposition démocratique » au régime, l'Assemblée Populaire. Cet appel s'attira à l'époque l'hostilité de la quasi-totalité des formations politiques, y compris du PUCH (Parti Unifié des Communistes Haïtiens) et du Congrès des Mouvements Démocratiques (CONACOM), autres composantes de « l'opposition démocratique », et rivales de « l'Assemblée Populaire ». Les porte-parole du CONACOM parlèrent de « provocation », et invitèrent expressément la population à « vaquer à ses occupations ». Le PUCH se contenta d'expliquer qu'il y avait mieux à faire que la grève, en l'occurrence aider le Conseil Electoral Provisoire - organisme théoriquement indépendant du CNG et chargé de préparer les élections - à bien accomplir sa tâche.
La quasi-unanimité contre l'appel à la grève fut telle, que le CNG crut le moment propice pour régler son compte à la centrale syndicale la plus remuante, avec la complicité tacite d'une grande partie de l'opposition elle-même. A l'aube du premier jour de la grève, un détachement de l'armée occupa le siège de la CATH, arrêta ses dirigeants, et déclara dissoute la centrale.
Le Conseil National de Gouvernement crut pouvoir profiter de l'occasion pour pousser son avantage plus loin. Le même jour, il fit publier un décret, enlevant pratiquement toute indépendance, même juridique, au Conseil Electoral et s'attribuant l'organisation et le contrôle des élections.
C'était sans compter avec les masses. L'appel à la grève générale fut largement suivi ce 22 juin. Port-au-Prince et les villes de province furent paralysées par la grève des transports, les entreprises désertées, les rideaux baissés dans les boutiques, et les marchés fermés.
La réaction des masses prit le CNG à contre-pied. Il espérait marquer des points sans épreuve de force majeure. Or non seulement il eut l'épreuve de force, mais ce furent ensuite ses propres mesures qui alimentèrent la colère des masses.
Au lieu de se limiter aux deux jours de l'appel initial de la CATH, l'agitation rebondit, cette fois pour exiger que le CNG annule l'interdiction de la CATH, libère les syndicalistes arrêtés et supprime le décret limitant les droits du Conseil Electoral. S'ouvrit plus d'un mois d'une crise qui fut ponctuée de journées de grève générale, de manifestations, d'érection de barricades, d'affron-tements avec l'armée.
Les organisations hostiles à la grève en ses débuts, opérèrent les unes après les autres de spectaculaires rétablissements. Deux des mouvements les plus en vue de l'« opposition démocratique », le Congrès des Mouvements Démocratiques (CONACOM) et le Parti Nationaliste Progressiste Haïtien (PANPRA) en particulier, réussirent à prendre de vitesse leur rivale, l'Assemblée Populaire, et prirent l'initiative d'un comité de coordination de 57 organisations - dont ni la CATH à l'origine du mouvement, ni l'Assemblée Populaire ne faisaient partie - qui se plaça à la direction du mouvement en appellant à deux nouvelles journées de grève générale les 29 et 30 juin.
Plusieurs « présidentiables » - des hommes politiques en général de droite ou d'extrême-droite en course pour l'élection présidentielle - s'engouffrèrent à la suite et déclarèrent soutenir le mouvement.
La grève du 29 et du 3O juin fut un succès total.
Devant la réaction de la population, le CNG se mit alors à reculer, mais reculer tout en frappant brutalement.
Le 29 juin, les syndicalistes arrêtés furent libérés. Le 2 juillet le CNG annulait son décret électoral. Le 5 juillet enfin, il autorisait la centrale syndicale, la CATH, à reprendre ses activités. Mais en même temps, l'armée faisait plusieurs dizaines de morts, non seulement à l'occasion de manifestations ou de barricades, mais aussi lors d'incursions opérées par des détachements de soldats dans les quartiers pauvres, au cours desquelles les soldats tirèrent à vue, pour tuer.
Pourtant, la violence de la répression, au lieu de terroriser les masses, alimenta leur colère. Grèves et manifestations se poursuivirent, avec cette fois pour objectif, le départ du CNG.
Une sorte d'équilibre s'établit ainsi dans l'épreuve de force.
Les masses montrèrent assez d'énergie pour prolonger cette épreuve de force malgré la répression. Certes, de leur part, celle-ci se limitait à la grève ( « arrêt de l'activité » serait une expression plus exacte, le mouvement ne concer-nant pas seulement les entreprises, la classe ouvrière, mais également les chauffeurs de « taxis collectifs », qui sont souvent à leur compte, les boutiquiers, les petits marchands, etc.). Cependant l'érection de barricades, la multiplication de « groupes de pressions » composés de jeunes allant faire pression sur des chauffeurs de taxis ou des boutiquiers réticents à la grève, ainsi que le fait que, ici et là, la question de la manière de défendre les quartiers pauvres contre l'incursion des militaires, commençait à se discuter, consti-tuaient autant de symptômes inquiétants pour le pouvoir.
L'état-major de l'armée, de son côté, sembla un moment divisé entre le choix d'engager une épreuve de force violente avec les masses et celui d'attendre que la combativité des masses s'épuise dans une succession de grèves passives ponctuées de flambées de colère, mais il finit par opter pour la deuxième solution.
En fin de compte, le CNG une fois qu'il eut reculé, fit le gros dos et s'accrocha : l'espèce d'équilibre établi jouait en sa faveur.
Menaces contre les masses
La mobilisation des masses atteignit une sorte de palier ce 10 juillet : ce jour-là, à l'occasion d'une manifestation drainant plusieurs milliers de personnes, essentiellement des jeunes des quartiers pauvres, le Parti Communiste (PUCH) apparut pour la première fois dans une manifestation, sous ses propres banderoles ; pour la première fois aussi, des dizaines de drapeaux rouges furent brandis, et pas seulement par les militants du PUCH.
Mais ce 10 juillet marqua aussi le début de la retombée. Les grèves s'essoufflaient. Les rares manifestations rassemblaient de moins en moins de monde. Et parallèlement, tout en s'engageant dans une virulente propagande anti-communiste, les forces ennemies commençaient à réagir.
Dans la nuit du 28-29 juillet, des détachements armés envoyés par la caserne Dessaline - siège du régiment notoirement spécialisé dans la répression, commandé par le colonel Jean-Claude Paul, réputé chef de file de la fraction « dure » de l'état-major, ex-haut dignitaire macoute et trafiquant de drogue à ses heures - sillonnèrent plusieurs quartiers et tirèrent. Les radios annoncèrent dix cadavres rammassés le lendemain. Ce lendemain, justement, date traditionnelle de la fête des « macoutes » sous Duvalier, lors d'une manifestation pacifique contre le macoutisme, il y eut une nouvelle intervention d'un détachement de la caserne Dessaline : dix morts, plusieurs dizaines de blessés. Nuit suivante : fusillade contre plusieurs radios privées, généralement liées à l'Eglise, et à la liberté de ton exceptionnelle pour un pays de dictature. Encore des assassinats, exécutés nuitamment par des hommes en « vert olive ». Devant les protestations, un communiqué cynique du Grand Quartier Général spécifia que les agissements armés la nuit n'étaient nullement le fait de l'armée mais « d'individus entraînés à Cuba et infiltrés dans le pays sous couvert de boat-people rapatriés » ainsi que de communistes ayant volé des uniformes militaires pour se déguiser...
Le scénario était désormais au point. Les agissements nocturnes, mêlant la terreur politique à des actes de pur banditisme, devinrent systé-matiques. Un certain nombre de jeunes, connus pour leur engagement dans les manifestations ou dans des comités de quartier, furent enlevés, parfois « seulement » battus et torturés, parfois, sommairement exécutés. Mais plus généralement, il y eut des agressions plus ou moins sanglantes, contre n'importe qui se trouvant dehors - agressions manifestement destinées à frapper la population dans son ensemble, à la terroriser, à faire en sorte que plus personne n'ose sortir la nuit, que les gens se cloîtrent chez eux, isolés, séparés, repliés dans leur peur et en conséquence, sans réaction collective.
La participation de certains éléments de l'armée à ces expéditions nocturnes ne faisait aucun doute et il était à peu près évident que le mouvement avait été lancé par des hommes de la caserne Dessaline - directement commandité par le CNG, ou peut-être, à l'initiative « privée » du colonel Jean-Claude Paul, qui semblait avoir ses propres projets politiques, et en tous les cas, sa propre ambition. Mais à en juger par l'extension de ce mouvement, y compris dans un grand nombre de villes de province, les militaires étaient relayés à la fois par une sorte d'extrême-droite civile, composée d'ex-macoutes ou pas, et sans doute par des lumpen-prolétaires armés et protégés par la police, voyous que l'on ait autorisé à joindre l'utile à l'agréable en quelque sorte, c'est-à-dire la répression au brigandage pur et simple. Mais il faut se souvenir que c'est sur cette base-là que s'était développé, sous le premier des Duvalier, le « macoutisme », cette sorte de « fascisme » de pays pauvre.
Les agissements de ces hommes revêtirent des formes plus ouvertes dans différents endroits de la province. Dans plusieurs « sections rurales » et petites villes, les « déchoukages » reprirent, mais cette fois, non pas contre des macoutes ou des notables mis en place sous Duvalier, mais contre des gens réputés « communistes » - et il ne fallait pas grand'chose pour mériter cette réputation. Dans la petite ville de Léôgane, un candidat à la prési-dence, aux opinions fort modérées et tout à fait de droite, venu tenir un meeting électoral, se fit ainsi découper à coups de machettes par une bande d'hommes criant « à bas le communisme ».
La campagne electorale
Cet assassinat de Léôgane souligne le caractère dérisoire de la campagne électorale qui est censée se dérouler en ce moment en Haïti pour préparer l'élection, le 29 novembre, d'un président de la République qui, d'après la nouvelle Constitution, devrait prendre la place du CNG à partir du mois de février prochain.
Comme l'a remarqué un commentateur, les électeurs seront - peut-être ! - appellés à désigner le président, mais ce sont les macoutes qui désignent les candidats... C'est certainement limiter et déformer le problème que de n'évoquer que les macoutes. Mais il y a un monde entre le jeu politique des candidats à la présidence, pérorant à propos de démocratie et essayant de singer les rites des élections occidentales, américaines en particulier ; et d'autre part les campagnes, avec la misère sans fin des paysans, et la toute puissance des « grands dons » (propriétaires terriens), de leurs hommes de main, secondés par la garnison locale, qui voient rouge dès qu'on parle seulement de démocratie ou d'élections.
Pendant longtemps, la « classe politique » s'est demandé si les élections auraient seulement lieu. Le coup tenté par Namphy contre le Conseil Electoral, le 22 juin, semblait indiquer que le général-président se sentait trop bien au Palais National pour céder la place à un civil quelconque, malgré les conseils insistants des Américains plutôt enclins à donner à la dictature de fait qui existe déjà, une sorte de légitimation par les élections.
La réaction de la population aura eu, entre autres, le résultat de remettre sur rail le processus électoral.
Alors, aujourd'hui, le Conseil Electoral, tout prêt à abdiquer en juin dernier devant l'ukaze du Conseil National de Gouvernement, puis sauvé par les grèves, fait l'important et s'agite. Les « présidentiables » font de même, bien que l'assassinat de Léôgane, suivi tout récemment par un autre assassinat de « présidentiable », cette fois en plein Port-au-Prince, devant un local de la police, leur fasse sans doute passer quelques frissons dans le dos. Mais il faut préciser que les « gros morceaux » de la course à la présidence : Bazin, fonctionnaire international et ancien ministre de Duvalier, notoirement soutenu par les Américains ; de Ronceray, celui des politiciens en piste qui fut le dernier à quitter le gouvernement de Duvalier ; Déssulmé, richissime industriel qui a fait fortune à la Jamaïque et qui se présente comme un candidat des travailleurs, multipliant les meetings dans la cour de son entreprise et devant ses propres ouvriers ; Lesslie Manigat qui passe pour ne pas s'être compromis avec le duvaliérisme, parce qu'il a choisi de s'enrichir dans l'émigration ; Louis Déjoie II, descendant d'une vieille dynastie de la bourgeoisie mulâtre, où on est candidats à la présidence de père en fils - tous ces candidats ont les moyens de s'entourer de gardes du corps ou de faire ce qu'il faut pour que la garnison locale leur serve à cet usage. Et puis, quand c'est trop agité, il y a la télé-vision...
L'opposition petite-bourgeoise démocratique s'est divisée face aux élections de novembre, comme d'ailleurs elle s'était divisée au printemps dernier, sur la question de savoir s'il fallait ou non voter la Constitution concoctée par une Assemblée Constituante croupion, mis en place par le CNG.
En son sein, la mouvance qui se reconnaît dans le CONACOM (Congrès des Mouvements Démocatiques) et le PANPRA (Parti Nationaliste Progressiste Haïtien) dont les dirigeants rêvent d'une démocratie parlementaire pour Haïti et regardent vers la social-démocratie en général et le Parti Socialiste français en particulier, a pris position pour les élections, a désigné son candidat, un ancien membre civil du CNG, dont il a démissionné. Et ses porte-parole qui, pendant le mouvement de juin-juillet expliquaient que le mouvement devait se poursuivre jusqu'à la chute du CNG, expliquent maintenant que les élections sont tout de même le meilleur moyen pour faire partir le CNG et pour assurer la démocratie.
L'Assemblée Populaire, qui se réfère volontiers au Nicaragua et à Cuba et tient un langage natio-naliste radical et qui par ailleurs semble liée aux personnalités les plus en vue de l'Eglise dite populaire, dénonce cette élection qui se déroule sous l'égide du CNG et appelle à la boycotter.
Le Parti Communiste (PUCH), jusqu'à présent, hésite. Il n'est pas contre les élections, mais il ne voit pas, pour l'instant, quel candidat sou-tenir.
Le CONACOM, comme le PUCH, chacun à sa façon, propagent et développent des illusions dans ces élections, des illusions sur le bulletin de vote, des illusions sur la possibilité d'une démocratie dans les conditions de Haïti.
En effet, pendant que, en pleine campagne électorale, des groupes de répression, en uniforme ou pas, sèment la terreur dans la population ; pendant que les masses pauvres sont soumises à la violence organisée, privée et publique, des classes privilégiées ; pendant que les « grands dons » montrent la conception qu'ils ont de la démocratie en chassant à coups de trique de « leur » région même les représentants du très modéré et très pro-américain Peace Corps, simplement parce que ceux-ci rappellent aux paysans qu'ils sont, après tout, des hommes ; pendant que des patrons ferment leurs usines simplement parce qu'il s'y trouve quelques militants assez courageux pour y fonder un syndicat et assez naïfs pour croire que la « démocra-tisation », c'est aussi cela, pendant ce temps, les dirigeants du CONACOM comme d'une autre façon, ceux du PUCH, discourent sur le thème de la démocratie.
La hiérarchie militaire, elle, tout en faisant accomplir par les soldats sa besogne quotidienne en matière de répression, prépare plus discrètement la possibilité de l'accomplir sur une plus grande échelle. Reagan vient de faire la proposition d'affecter des fonds supplémentaires à l'aide militaire à Haïti. L'état-major haïtien, de son côté, vient de créer seize postes de généraux au lieu des deux existants. Nouvelles sinécures pour la haute caste militaire ? Sans doute. Mais cela annonce aussi l'accroissement des effectifs de l'armée.
Et pendant ce temps, le CONACOM, comme évidemment tous les candidats à la « présidence », affirment que l'élection d'un président civil et l'obligation légale qui serait ainsi imposée au CNG de partir, sont quelque chose de capital. Alors que, de toute évidence, même s'il y avait un président, « civil » et élu, - mais après tout, Duvalier aussi était l'un et l'autre - et même si on lui laissait le temps d'occuper le Palais National, il ne serait que la couverture légale et le paravent « démocratique » de la dictature qui n'a jamais vraiment cessé.
En outre, il n'est même pas dit que la caserne Dessaline accepte de ne gouverner qu'à l'ombre du Palais National et qu'un Régala, un Jean-Claude Paul, ou Namphy lui-même ne décide pas de mettre un terme au simulacre de parlementarisme, et de mettre à la porte le président aussitôt élu.
Et qui protègera les masses contre la consolidation de la dictature, que ce soit sous sa forme militaire directe, ou sous une forme « présidentielle » déguisée ?
Le PUCH ne donne pas de réponse à cette question, et quant au CONACOM, il ne se pose même pas le problème.
Quant à l'Assemblée Populaire, bien que ce qu'elle dit des élections présentes soit certainement plus juste que ce qu'en disent les autres, elle se contente de critiquer et de boycotter ces élections-là.
Aucun des partis ayant pignon sur rue n'explique aux masses que Haïti est trop pauvre, que les inégalités sont trop criantes entre une petite couche de privilégiés et la grande masse de prolétaires et de pauvres des villes et des campagnes, pour que le pays puisse être dirigé autrement que par la force. Aucun d'entre eux n'explique que la seule véritable question qui se pose est de savoir qui disposera de la force : les classes privilégiées et leurs bandes armées, institutionnalisées ou parallèles, ou bien les classes pauvres organisées et armées ?
Pourtant, si le prolétariat, si les classes pauvres des villes et des campagnes n'ont pas la force et les moyens de faire respecter leurs libertés, alors il n'y aura pas de liberté pour eux, mais par la même occasion, il n'y aura de liberté pour personne.
Les masses face aux menaces
Alors qu'aucune de ces organisations ne prépare les masses à faire face aux menaces immédiates représentées par les « bandes armées de la nuit », les masses auront-elles l'énergie nécessaire pour se défendre ?
A Port-au-Prince même, la campagne de terreur a commencé à porter ses fruits, avant que les premières initiatives, consistant tout simplement à surveiller tel quartier pour repérer les allées et venues des « bandits de la nuit », ne commencent à prendre corps.
Mais les agresseurs de la nuit ont déclenché des réactions plus violentes dans certaines villes ou localités de province.
A Gonaïves, une des principales villes de province, une des plus combatives aussi dès avant la chute de Duvalier, la population du quartier pauvre de Raboteau a désarmé et identifié un groupe armé qui s'est révélé être composé de militaires. Il s'ensuivit une véritable épreuve de force. Un des membres de la bande a été gardé prisonnier, déclenchant une intervention militaire massive, avec notamment l'envoi de troupes de la capitale. Cette intervention a déclenché à son tour une grève générale dans la ville et des affrontements sporadiques avec la troupe.
A Tabarre, petite localité non loin de Port-au-Prince, des paysans excédés ont découpé en morceaux à coups de machette, trois membres d'une bande armée débarquée en voiture. Un des bandits s'est révélé être un des chauffeurs du général Namphy lui-même. Quinze jours après, c'est dans une autre localité de province que six bandits armés ont été mis en déroute et tués par la population ameutée.
Dans ces deux cas, les agresseurs armés sont venus de l'extérieur. Mais c'est en leur propre sein que bien des sections rurales sont dans une situation de guerre civile larvée, et parfois ouverte. Ici, ce sont les paysans pauvres qui prennent l'initiative d'occuper les terres d'un « grand don », ou plus souvent encore, des terres appartenant à l'État mais concédées en bail à un « grand don » pour un prix ridicule, et relouées aussitôt par le « grand don » à des paysans pauvres pour des prix exorbitants. Là, ce sont au contraire les « grands dons » qui prennent l'initiative de briser des tentatives d'organisation de « leurs » paysans, ou se vengent de déchoukages antérieurs.
La presse internationale a largement fait état, au mois d'août, des massacres de Jean Rabel, où plusieurs centaines de paysans pauvres ont été tués à l'instigation des « grands dons » de la région (un des trois seigneurs de la région s'est vanté à la télévision d'avoir « tué mille communistes ».)
En réalité, cela fait plusieurs années que, à l'initiative de la mission catholique, des paysans de cette région s'organisent en association d'entraide. Le simple développement de cette association a attiré l'hostilité des « grands dons » et a conduit à des incidents violents et répétés. Lorsque, dans l'effervescence des mois qui ont suivi la chute de Duvalier, certains paysans de cette association ont commencé à revendiquer et à parler d'occuper des terres, les agressions des hommes de main des « grands dons » se sont multipliées. Les massacres du mois d'août furent l'aboutissement de plusieurs mois de conflits.
Et Jean Rabel n'est pas un cas isolé.
La haine de classe prend des formes particu-lièrement brutales dans les campagnes. La richesse des « grands dons » repose trop ouvertement sur la rapine, pour qu'ils puissent tolérer de l'agitation et la moindre organisation chez « leurs » paysans. Le développement de la lutte de classe dans les campagnes exige que les paysans pauvres s'organisent et s'arment.
Dans les villes, la violence ne prend pas un caractère social, un caractère de classe, aussi apparent. Elle semble provenir des « bandits de la nuit », ou des « exactions » de l'armée.
Une partie de la bourgeoisie avait semblé, à l'époque, ne pas considérer d'un trop mauvais oeil l'agitation qui avait abouti au renversement de la bande de gangsters de la famille Duvalier-Benett, d'autant que cette bande ne respectait même pas sa propriété à elle. Elle n'a même pas mal vu pendant un certain temps, les manifestations contre le CNG qui n'était pas assez démarqué du duvaliérisme pour pouvoir duper les masses, tout en ne disposant pas d'assez de force pour parvenir à ramener le calme. Mais, manifestement, maintenant, la bourgeoisie, dans son ensemble, commence à trouver que tout cela a assez duré. En attendant de pouvoir compter sur l'efficacité du gouvernement, les patrons comptent sur l'efficacité de leurs moyens de classe. Pour arrêter les revendications et les tentatives de syndicalisme, ils licencient parfois l'intégralité de leurs effectifs ou ferment purement et simplement leurs entreprises. Et il en est qui expliquent crûment qu'une main d'oeuvre payée pourtant seulement trois dollars (moins de vingt francs) par jour, ça se trouve ailleurs, notamment dans le Saint-Domingue voisin. Et si c'est un peu plus cher, le calme social vaut, à leurs yeux, la différence de prix.
Une partie croissante de la bourgeoisie souhaite un régime autoritaire capable de rétablir l'ordre. Elle ne voit certainement pas d'un mauvais oeil les agissements des « bandes armées de la nuit », capables de refroidir, et souvent définitivement, les « têtes chaudes », même si les voyous en jeep ne respectent pas toujours le portefeuille des bourgeois coincés la nuit à la sortie des boîtes, ni la vertu de leurs dames.
Alors, face à cette montée des menaces, les réactions ponctuelles d'autodéfense, même réussies mais sans lendemain et isolées les unes des autres, ne suffisent pas - à moins qu'elles ne constituent seulement les premières réactions, encore spora-diques, des masses. Mais c'est là où se pose le problème de la politique et des perspectives de ceux qui soulèvent cette question.
Car il y a des gens qui la soulèvent même si les masses, dans leur ensemble, ne le font pas encore.
L'effervescence dans le pays qui dure maintenant depuis bientôt deux ans, a conduit à la politique des milliers d'hommes et de femmes. Les uns se situent derrrière le PUCH. D'autres sont dans la mouvance, plus ou moins structurée soit du CONACOM-PRAN, soit de l'Assemblée Populaire. Plus nombreux encore sont ceux qui sont venus à la politique dans le cadre de l'Eglise, de ses structures laïques comme les missions d'alphabétisation, l'aide aux quartiers pauvres ou aux paysans. Certains d'entre eux ont beaucoup appris à travers la succession d'événements qui ont suivi la chute de Duvalier, au point que l'Eglise elle-même est tiraillée entre les évêques, et une partie de cette église qui s'intitule « populaire » ou « Petite église » et dont le chef de file est le père Aristide.
Si certaines réactions contre « les bandes armées » semblent avoir été spontanées, d'autres ont été préparées ; et préparées par des militants de ces milieux. Et ces militants, s'ils accèdent à la conscience que ce ne sont pas les élections ni le Saint-Esprit qui protègeront les masses des bandes armées des classes privilégiées, peuvent jouer un rôle considérable pour préparer les masses à se défendre.
L'existence d'une minorité décidée à agir contre les terroristes de la nuit peut être quelque chose de précieux pour l'avenir. Mais avec, d'un côté, une minorité décidée à agir et, de l'autre, des masses qui n'y sont pas encore disposées, il existe aussi la base psychologique pour une mentalité de « sauveurs ».
Ce n'est évidemment pas qu'une question de psycho-logie. C'est surtout une question de perspective politique. Deux perspectives politiques, deux démarches s'opposent radicalement dans ce domaine.
Préparer les masses à se défendre est une chose. Prétendre défendre les masses à leur place, indépendamment d'elles, voire contre elles, est tout à fait différent.
C'est dans l'opposition de ces deux perspectives que s'exprime la différence entre une politique révolutionnaire prolétarienne, et une politique nationaliste radicale.
La question ne semble être posée consciemment, au stade actuel, que de façon embryonnaire, tâ-tonnante. Mais elle est posée par la situation objective. Et des regroupements politiques peuvent se créer très rapidement pour poser ces questions clairement - et pour y répondre en se situant dans l'une ou dans l'autre de ces perspectives.
Il n'y a pas encore de parti qui se situe clairement dans la perspective de la révolution prolétarienne. Il n'y en a pas apparemment non plus qui se situe clairement dans la perspective du nationalisme radical. Mais les idées du nationalisme radical semblent largement partagées parmi les militants de « l'après-février 86 ». Et certaines initiatives, certaines démarches dans le domaine de la mise en place de groupes d'autodéfense de quartier vont dans le sens de ces idées.
Bien sûr, dans l'organisation de la réaction contre les « bandes armées de la nuit », il y a nécessairement un aspect secret et limité à un groupe d'hommes ou de femmes déterminés à agir. Mais des militants se plaçant sur le terrain de la révolution prolétarienne, intégreraient les initiatives strictement militaires dans une politique générale ayant pour objectif que l'ensemble du prolétariat s'organise et s'arme. Ils défendraient en public et le plus largement possible, la nécessité pour le prolétariat et les classes pauvres de s'organiser et de se défendre collectivement, et de résoudre collectivement le problème de l'armement. Ils chercheraient systématiquement à faire participer aux problèmes de l'autodéfense des classes pauvres, le plus grand nombre d'hommes et de femmes, au niveau où ils veulent et peuvent participer.
Pour des militants se plaçant dans la perspective de la révolution prolétarienne, il ne s'agit pas d'opposer aux commandos paramilitaires des classes privilégiées, des contre-commandos agissant derrière le dos des masses. Il s'agit de rendre conscientes les masses de la nécessité de se défendre, et de les aider à trouver les moyens les plus adéquats pour le faire.
Et là encore, ce n'est pas un problème purement militaire. C'est avant tout un problème politique. Le rapport de forces entre les classes privilégiées avec leurs bandes armées, et les masses, ne saurait en aucun cas se réduire à un combat entre Horaces et Curiaces de chaque camp. Les classes exploitées doivent au contraire être averties qu'elles n'ont pas, qu'elles n'auront jamais de protecteurs disposés à se battre à leur place, et que ceux qui prétendent le faire, se transformeront inévi-tablement en dictateurs, dès qu'ils auront vaincu, à supposer qu'ils soient capables de vaincre.
Pour ne prendre que cet aspect des choses : derrière les bandits de la nuit, il y a l'armée. Il ne s'agit pas de vaincre l'armée en combat singu-lier. Il faut que le prolétariat mène une politique visant à faire éclater l'armée, à dissocier les soldats du rang de la hiérarchie.
Autre exemple encore, celui de Jean Rabel. Il semblerait que le massacre n'était pas seulement le fait d'hommes de main des « grands dons », mais que ceux-ci aient réussi à entraîner avec eux également des métayers. Même si cela n'est que très parti-ellement vrai - car « les grands dons » ont évidemment intérêt à grossir et à souligner cet aspect des choses - et même si on peut donner toutes sortes de bonnes explications à la participation de ces métayers à cette expédition punitive des « grands dons », ces événements montrent à l'évidence que ceux qui dirigeaient les paysans associés, auraient dû avoir une politique en direction de ces métayers, une politique visant à les gagner, à les tourner contre les « grands dons ».
L'ont-ils eu, cette politique ? Il est en tous les cas évident qu'elle aurait pu avoir infiniment plus d'importance dans le rapport de forces, que quelques machettes, ou mêmes quelques fusils de plus.
C'est l'effervescence, ce sont les coups de colère des classes pauvres qui font bouger les choses en Haïti depuis deux ans. Mais les classes pauvres n'ont pas de politique.
Pour le moment, elles se bornent à réagir au coup par coup, ou à subir simplement la politique des autres.
Et leurs chances d'être en mesure de faire face aux menaces dépendent en dernier ressort de la rapidité avec laquelle naîtra une organisation se plaçant consciemment et explicitement sur le terrain de la révolution prolétarienne.