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Grande-Bretagne : un renouveau des luttes grévistes
Pour la première fois depuis des années - en fait depuis 1979 - de nombreux secteurs de la classe ouvrière britannique sont entrés simultanément en lutte au début de cette année. En moins d'un trimestre, on a assisté à trois grèves à l'échelle nationale, à des dizaines de journées d'action ou de grèves d'une journée à l'échelle régionale, ainsi qu'à de nombreuses grèves plus limitées, dont certaines continuent à l'heure où nous écrivons. Loin de n'avoir touché que des secteurs marginaux, cette vague de luttes a touché trois des plus importants secteurs de la classe ouvrière britannique : les travailleurs de l'automobile, de la santé et des transports maritimes.
La classe ouvriere a nouveau au premier plan
Thatcher prétendait avoir guéri le pays de ce qu'elle appelle le « mal britannique » (c'est-à-dire la volonté des travailleurs de défendre leurs salaires et leurs acquis). Il n'en était rien. La combativité ouvrière a refait surface et a montré qu'elle n'était pas un phénomène dépassé, contrairement à une affirmation qui était plutôt à la mode dans certains milieux, y compris des milieux de gauche comme le Parti Communiste de Grande-Bretagne. Les diverses techniques de marketing auxquels les syndicats ont eu recours ces dernières années, comme de ne plus parler de lutte de classe pour inciter de nouveaux travailleurs à se syndiquer, se sont révélées totalement déplacées par rapport aux aspirations de dizaines de milliers de travailleurs.
Aussi sûrs d'eux-mêmes soient-ils, les politiciens bourgeois et les leaders réformistes n'ont pas tardé à manifester de l'inquiétude face à ce renouveau de combativité. Et ce n'est pas un hasard si la presse s'est alors mise à parler d'un nouvel « hiver de mécontentement », en référence à l'hiver 1978-1979 au cours duquel une vague de mouvements sauvages dans le secteur public avait montré toute l'étendue de la déception et de la colère des travailleurs face à la politique anti-ouvrière des derniers gouvernements travaillistes.
Les journalistes du Financial Times, le quotidien patronal par excellence, écrivaient que cette fois-ci, il se pourrait bien que la manière forte utilisée contre la grève des mineurs en 1984-1985 ne soit plus de mise, ou soit même carrément dangereuse.
Assurément, le degré de combativité et de détermination des travailleurs qui se sont mis en mouvement cette année est loin d'atteindre celui dont les mineurs ont fait preuve lors de leur grève d'une année en 1984-1985. Mais on y trouve un même fonds de colère. Et surtout, les conflits récents avaient, au moins au départ, en eux-mêmes un caractère que n'a jamais eu la grève des mineurs.
Dès son départ, la grève des mineurs était apparue comme une lutte catégorielle pour la défense d'une vieille industrie en perte de vitesse. La lutte des mineurs a suscité beaucoup de sympathie dans le reste de la classe ouvrière - ainsi que l'a montré l'ampleur du soutien financier reçu par les mineurs. Mais le sentiment dominant, sentiment renforcé avec insistance par les dirigeants de la grève eux-mêmes, était que c'était aux mineurs de régler leur propre problème.
Les conflits de cette année ont été assez différents. D'abord, l'ensemble des travailleurs pouvait se reconnaître dans les revendications mises en avant - augmentation des salaires, défense des avantages acquis. Ensuite, la plupart des conflits ont été déclenchés sous la pression de la base, de manière inattendue, créant ainsi l'atmosphère qui devait amener les médias à parler d'un nouvel « hiver de mécontentement ». Enfin, la plupart d'entre eux concernaient des secteurs de l'économie qui ne sont pas considérés comme des victimes « inévitables » de la crise - comme c'était le cas pour le charbon.
En d'autres termes, par leur nature même, les grèves de cette année étaient mieux à même d'encourager les travailleurs des autres secteurs et de s'étendre au-delà du noyau initial de grévistes.
Cependant, peu de travailleurs ont eu conscience de la force potentielle qui était la leur. Ceux qui en avaient une conscience à peu près claire, les directions des syndicats et du Parti Travailliste ainsi que les patrons et le gouvernement, ont tout fait pour étouffer le mouvement et empêcher les grèves simultanées de fusionner en une action concertée qui aurait permis aux travailleurs de déployer toute leur force.
Colere detournee dans les services hospitaliers
Malgré l'image de service public exemplaire et gratuit qu'il possède à l'étranger, le système hospitalier britannique (NHS) est aujourd'hui un des plus mal subventionnés de tous les pays européens. Comme pour la plupart des services publics en Grande-Bretagne, des décennies d'investissements à la baisse de la part aussi bien des travaillistes que des conservateurs ont entraîné sa dégradation. A cette tendance à long terme s'ajoutent une population de plus en plus âgée et le coût croissant de la médecine moderne : tout cela fait que le NHS frôle depuis quelques années la banqueroute pure et simple.
A la fin de 1987, une série de scandales ont fait la Une des journaux, révélant les conséquences dramatiques des coupes budgétaires et les difficultés d'un personnel hospitalier sous-payé. Pendant quelques mois, la grande misère du NHS est devenue le pain quotidien des journalistes. Ce qui a sans aucun doute encouragé les travailleurs du secteur hospitalier à s'attaquer enfin au problème de leurs salaires et de leurs conditions de travail. Il y avait de quoi être en colère quand on sait qu'un tiers des infirmières britanniques gagnaient moins de 500 livres (5 000 francs) par mois !
Le 7 janvier 1988, 39 infirmières de nuit débrayèrent dans un hôpital de Manchester pour protester contre une modification du système de paiement des heures travaillées en dehors des heures normales de bureau qui aurait entraîné une diminution de salaire pour la plupart des infirmières. Ce mouvement, si petit qu'il ait été, a immédiatement fait la Une de l'actualité nationale.
Le gouvernement a alors en toute hâte abandonné ses plans en même temps qu'il lançait dans les médias une campagne destinée à déconsidérer les infirmières en grève pour leur « manque de responsabilité envers les patients », le plus drôle étant que, dans cette grève et d'autres qui ont suivi, le personnel demandé par le NHS pour assurer les services d'urgence était souvent supérieur à celui prévu en temps normal ! En moins d'une semaine, une nouvelle grève éclatait parmi les travailleurs des services de transfusion, pour qui le gouvernement avait des plans similaires qu'il a dû là aussi retirer.
Il était clair que Thatcher ne craignait rien tant à ce moment-là qu'une grève générale des travailleurs du NHS pour les salaires. Etant donnée la taille du NHS (plus d'un million de travailleurs), leur popularité de toujours dans la classe ouvrière et le fait que leurs salaires et avantages sont très proches de ceux de nombreux secteurs sous-payés, une grève générale représentait une menace majeure contre la politique salariale de Thatcher.
Le gouvernement ayant reculé à deux reprises, les travailleurs des hôpitaux se sont sentis encouragés à poser le problème des salaires. Des assemblées se sont tenues à travers le pays, accompagnées d'arrêts de travail portant sur des problèmes locaux - le plus souvent, le manque de personnel. Dans certains endroits, principalement dans les centres hospitaliers universitaires des grandes villes, des comités non officiels ont été mis sur pied pour organiser la campagne pour de meilleurs salaires et des subventions.
Thatcher n'était pas la seule à se trouver mal à l'aise dans cette situation. C'était aussi le cas des leaders réformistes. Neil Kinnock, le leader du Parti Travailliste, est intervenu personnellement pour demander aux infirmières qui envisageaient de se mettre en grève d'y penser à deux fois. Une grève sur les salaires, disait-il, risquait de fausser le débat parlementaire sur le budget du NHS prévu à la mi-mars ! Et le comité exécutif du Parti Travailliste refusa ouvertement de soutenir toute action gréviste de la part des infirmières.
Cette intervention de la direction du Parti Travailliste a constitué un tournant dans l'attitude de la bureaucratie syndicale. Jusque là, les syndicats présents dans le NHS, surtout le NUPE (Syndical national des employés de la fonction publique) et le COHSE (Confédération des employés du secteur hospitalier), se souciaient surtout de profiter de la situation pour attirer à eux des membres du RCN (Collège royal des infirmières), de loin le syndicat le plus important parmi les infirmières. Et comme la seule différence sur laquelle ils pouvaient s'appuyer était que le RCN est officiellement opposé à toute forme de grève, les deux syndicats envisageaient plus ou moins sérieusement d'organiser une action gréviste quelconque sur le problème des salaires.
Après l'intervention de Kinnock, il n'en fut plus question. Les permanents syndicaux se sont mis à propager l'idée que ce qui était en cause ce n'était pas les salaires mais « la défense du service de santé publique », une chanson bien connue et bien inoffensive.
Ici et là, pourtant, des militants ont pris les choses en mains. Quelques grands hôpitaux de Londres et d'Aberdeen sont entrés en contact pour organiser une grève de 24 heures, le 3 février. A Manchester, d'autres hôpitaux choisissaient le 10 février, d'autres encore le 19. Et ce ne sont là que quelques exemples des actions organisées dans les grandes villes. Dans certaines régions - l'Ecosse, le Pays de Galles, le Nord-Ouest - les dirigeants du TUC ont préféré prendre les devants et appeler à une journée d'action (ne pas confondre avec une journée de grève !) mais en prenant soin qu'il s'agisse encore de jours différents.
Le succès de la journée de grève du 3 février à Londres devait montrer l'étendue de la colère des infirmières et l'existence d'une combativité nouvelle, même si seule une minorité de travailleurs est alors entrée en lutte. Cela a suffit pour que le comité exécutif national du TUC se sente obligé d'appeler à... une manifestation nationale pour le 5 mars !
A partir de ce moment, le mécontentement de la base sur les salaires a peu à peu été noyé dans la campagne de « défense du service public » et les objectifs mis en avant par le TUC (la manifestation nationale du 5 mars) et le Parti Travailliste (le débat parlementaire du 15 mars sur le budget de la santé) ont pris le pas sur le reste.
Quant aux syndicats des hôpitaux, le moins qu'on puisse dire c'est qu'ils ont eu une attitude faite de passivité et de laisser-faire. Une fois la colère initiale détournée du dangereux terrain des revendications salariales, les dirigeants syndicaux se sont contentés d'attendre que les choses se calment d'elles-mêmes.
Sous la pression de sa propre base, le RCN a organisé un scrutin pour décider si oui ou non il devait supprimer l'article de ses statuts dans lequel il se déclare hostile à toute action gréviste. La consultation qui a duré jusqu'à fin mars, c'est-à-dire après la fin du mouvement, a donné un résultat négatif. Mais grâce à cette consultation, le RCN a réussi à prévenir une hémorragie de ses membres.
Quant au NUPE et au COHSE, dans l'ensemble ils ont soutenu (en paroles plus qu'en actes) les initiatives décidées localement. Ils sont même allés jusqu'à soutenir des journées d'action qui n'avaient pas l'agrément du TUC, le jour de la présentation du budget pour le NUPE, le jour précédent pour le COHSE. Mais les risques étaient somme toute minimes. Après sept semaines d'agitation, la colère était désamorcée et y compris dans les hôpitaux londoniens qui avaient été à la pointe de la lutte ces journées d'action n'ont rencontré que peu de soutien.
Au bout du compte, les leaders réformistes ont réussi à désamorcer non seulement la colère des travailleurs du secteur hospitalier mais aussi l'intérêt manifesté par le reste de la classe ouvrière. Cet intérêt était réel. Quand des infirmières allaient expliquer leur lutte dans d'autres entreprises, elles attiraient aux assemblées un nombre record de participants. Et un certain nombre d'entreprises se sont même mises en grève lors des diverses journées d'action. Mais que pouvaient-elles faire de plus ? L'éparpillement des journées d'actions des travailleurs du NHS était tel qu'on ne savait pas toujours s'il y avait grève ou pas. En fait pendant toute cette période les travailleurs du secteur hospitalier n'ont jamais pu se compter et mesurer réellement leur force. Quant au reste de la classe ouvrière, il lui a été impossible d'avoir une idée exacte de la colère et de la détermination des travailleurs du NHS.
La greve de l'automobile : un cauchemar pour bureaucrates
Pendant cette agitation dans le NHS, cela commençait à bouger dans l'automobile.
Le premier mouvement notable, et de loin le plus important, a été celui des usines Ford de Grande-Bretagne. Depuis début novembre, date à laquelle la compagnie avait fait connaître ses propositions en matière de salaires, des actions spontanées s'étaient développées dans l'usine de Dagenham, la plus importante du pays avec plus de 11 300 ouvriers payés à l'heure.
La combativité existant sur les chaînes était due à la conjonction de plusieurs facteurs. Ford venait d'annoncer des profits record et se vantait d'un bond en avant de la productivité. Et pourtant la compagnie ne proposait qu'un maigre 4,25% (pas même les 4,5% officiels d'inflation) en contrepartie de diverses nouvelles dispositions, parmi lesquelles la flexibilité. La réaction de colère provoquée par ces propositions est surtout venue de centaines de jeunes ouvriers des chaînes dont la plupart n'avaient jamais participé à une grève et qui n'avaient donc connu aucune des défaites passées à Ford ou ailleurs. Ils étaient tout simplement furieux de voir que Ford osait leur demander de produire plus en échange de quelques miettes et ils entendaient le faire savoir.
Les permanents syndicaux avaient d'abord exprimé leur satisfaction devant les propositions de la direction, ne s'attendant manifestement pas à des réactions de la base. Quant il est devenu évident qu'un tel accord ne serait jamais accepté, la politique des leaders syndicaux a consisté à traîner les pieds aussi longtemps que possible et à lâcher un peu de vapeur en permettant aux délégués les plus anciens d'organiser des journées d'action « sauvages » les jours de négociation salariale avec la direction. Ils espéraient visiblement que les choses se calmeraient et que la situation redeviendrait normale après la fermeture de douze jours de Noël.
Mais en janvier, il y a eu de nouveaux arrêts de travail spontanés à Dagenham. Finalement, près de trois mois après le premier débrayage sur les chaînes, un vote a été organisé pour décider d'une grève contre les propositions de Ford. Confrontée à une majorité de 88 % en faveur de la grève, la direction syndicale se devait de faire quelque chose. Elle a donc appelé à la grève... mais a annulé l'appel quelques heures avant qu'il devienne effectif sous prétexte que la direction de Ford venait de faire une « nouvelle » proposition. Comme la nouvelle proposition ne différait en rien de l'ancienne, le nouveau vote a donné le même résultat que l'ancien. Et en fait, des milliers de travailleurs n'ont même pas attendu l'appel officiel du syndicat et se sont mis en grève sur le champ. Finalement, la direction syndicale devait appeler à une grève illimitée à partir du 8 février - la première grève nationale chez Ford depuis 1979.
L'impression de manque d'organisation et de décision que donnaient les zigs-zags du syndicat n'était qu'une illusion. En fait, la direction syndicale essayait d'empêcher les 32 500 ouvriers de Ford de s'en prendre vraiment aux patrons. Elle était par-dessus tout préoccupée de maintenir la colère des travailleurs de Ford dans des limites raisonnables.
Pendant que ceux de chez Ford bataillaient pour obtenir un appel syndical à la grève, d'autres travailleurs de l'automobile exprimaient aussi leur mécontentement. Chez Vauxhall - une filiale britannique de General Motors - l'usine de Luton venait juste de connaître une grève à propos des primes. Les négociations salariales avaient lieu dans toutes les usines Vauxhall, chez Renault-camions et chez Land Rover. Et tout semblait indiquer que cette fois les travailleurs n'étaient pas prêts à se contenter des maigres concessions habituelles.
Pour les bureaucrates, le problème se résumait, maintenant qu'ils avaient été contraints de déclencher la grève chez Ford, à la limiter à Ford. Avec l'aide généreuse des médias, les bureaucrates ont ainsi souligné tous les aspects spécifiques du conflit chez Ford - la compagnie automobile la plus rentable du pays. En même temps, ils disaient aux ouvriers de Ford que la firme ne pouvait se permettre un conflit prolongé, qu'il leur suffisait de lui « refuser leur travail » pour gagner et qu'ils n'avaient donc plus rien à faire qu'à attendre tranquillement chez eux.
Sur le terrain, les bureaucrates s'employèrent très efficacement à empêcher les travailleurs de prendre leur grève en mains.
Comme il n'y a que peu, ou pas, de tradition d'occupation d'usine, les piquets de grève sont traditionnellement le point de rencontre des grévistes les plus militants, le lieu où ils se retrouvent et agissent ensemble. Les délégués les plus anciens ont fait en sorte que le nombre de participants aux piquets soit le plus faible possible. Et toutes les occasions que les grévistes pouvaient avoir de se retrouver - les assemblées générales ou les collectes de soutien, par exemple - ont été annulées jusqu'à nouvel ordre.
Paradoxalement, le succès de la grève a aidé la bureaucratie. Il n'y avait aucun jaune et Ford a soigneusement évité toute opération de « retour au travail » qui aurait ramené les grévistes les plus déterminés aux portes. Au même moment, les effets de la grève sur l'activité de Ford-Europe (qui étaient fortement soulignés par la presse) donnaient du crédit à la politique attentiste des syndicats.
Pendant ce temps-là, des contacts au plus haut niveau avaient lieu en coulisses entre Ford et les syndicats. Finalement, une semaine exactement après le début de la grève, les dirigeants syndicaux ont annoncé que de nouvelles négociations allaient avoir lieu avec la direction de Ford. En quarante-huit heures, les négociateurs syndicaux annonçaient un nouveau vote concernant de « nouvelles » propositions de Ford et recommandaient de les accepter. Les journaux titrèrent « Victoire pour les grévistes de chez Ford » et « Ford cède ».
En fait, il n'y avait pratiquement rien de nouveau dans ces propositions : un contrat d'une durée de deux ans au lieu de trois, un demi pour-cent d'augmentation en plus la deuxième année et une légère modification de la présentation des règles de flexibilité qui devaient être « négociées à l'échelon local » et non pas imposées immédiatement. Ce que les négociateurs syndicaux oubliaient de dire, c'était que dans le cas où un désaccord apparaîtrait à l'échelon local, le problème serait remis entre leurs mains à l'échelon national et qu'ils avaient promis par avance leur appui aux plans de la direction !
En l'occurrence, de nombreux travailleurs ont compris - ou plus précisément, on leur a fait croire - que la direction avait renoncé à toutes ses exigences en contrepartie des augmentations. De plus, l'argument favori des bureaucrates, au cours des assemblées générales qui ont eu lieu juste avant le vote, était que si Ford n'était prêt à donner que cela malgré les ravages causés par la grève dans ses usines du continent, cela voulait dire qu'il faudrait une lutte très longue pour obtenir substantiellement plus. Et, naturellement, qui voulait d'une telle grève ?
Les bureaucrates ont dû être soulagés au vu du résultat du vote : une majorité de voix en faveur du retour au travail, sauf à l'usine de montage de Dagenham. Car au moment même où les travailleurs de chez Ford votaient, les 6 000 travailleurs de l'usine Land Rover de Solihull, dont le moral avait sans aucun doute grimpé grâce à la grève de chez Ford, refusaient les propositions de salaires qui leur étaient faites et votaient la grève. Contrairement à ce qui s'était passé chez Vauxhall où la tactique des bureaucrates, consistant à jouer une usine contre l'autre et à faire procéder à une série interminable de votes, avait conduit à la plus grande confusion, chez Land Rover, la même tactique n'a pas marché. Et le jour même où les grévistes de chez Ford retournaient au travail, le 22 février, le premier piquet de grève était constitué devant l'usine Land Rover de Solihull !
Cependant Land Rover n'a pas posé les mêmes problèmes à la bureaucratie. Comme il s'agissait d'une compagnie plus petite et beaucoup plus marginale dans l'industrie automobile, les grévistes avaient bien moins de chances que ceux de chez Ford de faire les gros titres de la presse nationale et d'avoir un impact réel sur le reste de la classe ouvrière. A condition, bien sûr, qu'elle reste isolée, la grève de chez Land Rover n'apparaissait que comme une menace limitée pour les dirigeants syndicaux. En tout cas, Land Rover fut autorisé à rester en grève jusqu'à cinq semaines sans aucune intervention directe des dirigeants nationaux - mais avec l'habituelle force d'inertie des dirigeants locaux.
Tout à coup, le 24 mars, les négociateurs syndicaux recommandaient l'acceptation d'une autre « nouvelle » proposition de la compagnie - ce qui était nouveau, c'était tout simplement l'incorporation d'un plus grand nombre de primes dans le salaire. Ils organisaient immédiatement un vote et l'usine reprenait le travail le lundi suivant.
Pourquoi tant de hâte ? Cela avait-il quelque chose à voir avec le fait que la même semaine les 4 400 travailleurs d'une usine Jaguar de Coventry - à quelques kilomètres à peine de Solihull - votaient le principe d'une grève illimitée contre les plans de la compagnie visant à une augmentation de la productivité de 15 % ? Ce n'était évidemment pas une coïncidence ! En fait, on comprend encore mieux l'angoisse de la bureaucratie lorsqu'on sait que trois autres grandes usines automobiles - Austin Rover à Longbridge, Ford à Leamington et Talbot à Ryton - sont très proches de Solihull et de Coventry, sans parler de nombreuses usines de montage plus petites et d'usines de pièces détachées !
Finalement, la contestation chez Jaguar s'est terminée sans grève, et avec elle la vague de mécontentement dans l'industrie automobile et les cauchemars de la bureaucratie ont pris fin, pour le moment du moins.
La riposte des marins sapee par leurs propres dirigeants
Contrairement aux travailleurs de l'automobile et de la santé dont les luttes étaient fondées surtout sur des revendications visant à reprendre une partie du terrain perdu au cours des années précédentes, les marins ont été contraints à la riposte par les attaques des patrons des ferry-boats.
Ces attaques étaient toutefois bien différentes de celles qui provoquèrent la grève des mineurs par exemple. Les compagnies de ferry sont loin de la faillite, pas du tout archaïques, et font au contraire des profits insolents. Les deux plus grosses compagnies - P&O et Sealink qui se partagent l'énorme majorité du trafic - font partie d'immenses empires financiers (P&O par exemple est la pièce maîtresse d'un groupe qui pèse 2,2 milliards de livres sterling - 22 milliards de francs). De plus, en raison du rapide accroissement du fret routier au cours de la dernière décennie, le trafic des ferries a continuellement augmenté. Et bien que l'ouverture du tunnel sous la Manche en 1992 leur pose quelques problèmes, cela n'affectera qu'une partie de leur activité et pas du tout, par exemple, les routes de l'Irlande ou de l'Europe du Nord.
Autrement dit, les objectifs poursuivis par les compagnies de transport maritime dans leurs attaques contre les emplois et les conditions de travail ressemblaient plus aux tentatives de Ford de réduire les coûts salariaux en accroissant la flexibilité, ou à la décision de Jaguar d'augmenter du jour au lendemain la productivité de 15 %, qu'aux menaces de fermeture de puits de mine en 1984-85.
Le point de départ et la première épreuve pour la grève des marins se situent début janvier quand la Steam Packet Company - une filiale de Sealink desservant les lignes entre l'Angleterre et l'île de Man - décida de diminuer les équipages en modifiant certaines conditions de travail. Les travailleurs de la compagnie se sont alors mis en grève. A la fin du mois, Sealink optait pour l'affrontement en licenciant les grévistes.
La direction du NUS (Syndicat national des marins) réagissait en menaçant d'une grève nationale. Sam McCluskie, le principal dirigeant du NUS, paraissait ferme et décidé, mettant les compagnies au défi de traîner le syndicat en justice et se vantant d'être prêt à aller en prison pour ses adhérents. Les membres du NUS ont pris les déclarations de McCluskie à la lettre, et à la grande surprise semble-t-il des dirigeants du NUS, des milliers d'entre eux se sont mis en grève immédiatement. Mais quand, trois jours plus tard, le défi de McCluskie fut relevé et que la justice menaça de mettre les fonds du syndicat sous séquestre, McCluskie fit marche arrière à toute vitesse. Le week-end même où les dirigeants syndicaux de chez Ford essayaient une dernière fois de prévenir une grève, les dirigeants du NUS appelaient les marins à la reprise.
P&O ne s'est pas privé d'enregistrer cette preuve de faiblesse du syndicat. La compagnie a immédiatement présenté ses plans visant à augmenter de 38 le nombre de journées de travail sur l'année et à supprimer 300 emplois. A Douvres, 2 200 travailleurs de P&O s'y opposaient et se mettaient en grève d'eux-mêmes. Les gréviste de P&O n'ont pas été les seules victimes de la façon dont les dirigeants du NUS avaient brisé la grève. En Irlande du Nord, 50 membres du personnel des ferries devaient finalement être licenciés pour avoir participé à des actions de solidarité !
Comme si ce n'était pas suffisant, la direction du NUS a recommencé le même cirque lorsque P&O a menacé pour la seconde fois, à la fin février, de licencier tous les grévistes. Le NUS a organisé un vote national pour une grève illimitée mais a ramassé les bulletins sans même se donner la peine de les compter dès que la justice a fait mine de s'en prendre aux fonds du syndicat.
En avril, P&O a commencé à appliquer ses plans. La compagnie licenciait 800 grévistes, retirait sa reconnaissance syndicale au NUS et annonçait que quiconque voudrait commencer ou continuer à travailler chez elle devrait signer un nouveau contrat comprenant les nouvelles conditions de travail. Puis, une énorme campagne de presse était lancée pour isoler les grévistes. Plusieurs centaines de jaunes étaient amenés en Hollande par avion pour travailler sur les bateaux de P&O qui étaient à quai à Rotterdam, et une liaison pour la galerie était mise en service entre Douvres et Zeebrugge. En fait, P&O a dû admettre que même les jaunes avaient tendance à se joindre à la grève dès qu'ils atteignaient l'Angleterre, que les officiers n'étaient pas vraiment efficaces quand il s'agissait de faire le travail des matelots ; quand aux passagers et aux transporteurs, ils ne se bousculaient pas pour utiliser des ferries conduits par des jaunes.
A ce moment-là, la direction du NUS n'avait plus tellement d'alternative. Sealink avait déjà annoncé qu'elle n'attendait plus que la fin des troubles chez P&O pour mettre en oeuvre ses propres plans de réduction d'effectifs, et cela un an en avance sur son calendrier. La suppression de la reconnaissance du NUS chez P&O signifiait la fin de l'accord imposant l'embauche de travailleurs syndiqués, et par conséquent une perte potentielle de 20% de ses membres pour le syndicat, sans parler de ce qui pouvait arriver si, comme cela était probable, des compagnies plus petites, voire Sealink elle-même, suivaient P&O et refusaient de continuer à reconnaître le NUS. De plus, cela signifiait que tous les accords passés et les nombreuses institutions où se retrouvaient les compagnies et le syndicat au niveau des ports ne pouvaient plus fonctionner partout où P&O avait une certaine activité.
Le NUS a donc dû aller jusqu'au bout. Pour survivre sous une forme quelconque, le syndicat devait livrer bataille même si le prix à payer était lourd pour les fonds du syndicat. Mais même à ce moment-là, et bien qu'il savait que la justice saisirait les fonds du syndicat de toute façon, McCluskie n'a pas lancé d'appel clair à une grève nationale. Alors même que McCluskie paradait dans les piquets de grève de Douvres et partageait une tribune avec le dirigeant des mineurs, Arthur Scargill, au défilé du 1eir mai à Londres, toute l'initiative était laissée aux dirigeants locaux. Lorsque la direction locale était réticente à organiser la lutte, aucun effort n'était fait pour encourager les membres du syndicat à se lancer dans l'action.
La justice mettait alors en place une équipe de vautours légaux pour prendre le contrôle des fonds et des biens du syndicat. Les amendes ont commencé à pleuvoir sur le syndicat. Mais pendant que Sealink, dont les ferries étaient bloqués par la grève, encourageait les poursuites contre les grévistes, la direction du NUS conduisait servilement sous le manteau des discussions avec la direction de Sealink.
Pendant ce temps-là, la grève s'était étendue à la plupart des ports britanniques et se révélait assez active. Les chauffeurs de poids-lourds qui étaient bloqués par la grève à Douvres ont décidé de bloquer complètement les quais. Ce qui était remarquable dans cette réaction, c'était que, contrairement à la position qu'ils avaient prise contre la grève des dockers de juillet 1984 par exemple, les chauffeurs s'en prenaient cette fois aux patrons des ferries et pas aux grévistes - un sentiment sur lequel on aurait pu s'appuyer.
Mais les intentions du syndicat sont apparues clairement en mai, lorsque le NUS a appelé à terminer la grève nationale. Des plus révélateurs a été l'appel subséquent d'un dirigeant du TUC, Norman Willis, à un boycott de P&O par les consommateurs, boycott qui s'est révélé être un véritable coup publicitaire pour Sealink ! De façon évidente, il y avait eu un accord - explicite ou tacite - entre le NUS et Sealink, accord dont les termes sont encore inconnus.
Les 900 grévistes restant chez P&O étaient alors laissés à eux-mêmes après plus de trois mois de grève. Pour la troisième fois, la lâcheté de la direction syndicale avait brisé une grève nationale active et l'avait transformée en une longue bataille d'arrière-garde.
Des possibilites gachees
Le potentiel contenu dans cette période d'agitation grévistes de trois mois était tout à fait évident, en particulier en février. Tout au long de ce mois, plusieurs groupes plus restreints de travailleurs se sont aussi engagés dans des luttes, comme les gaziers des Midlands, les ouvriers qui traitent l'eau de la Tamise, les employés des bureaux d'assurance-chômage du nord-ouest de Londres, les travailleurs de l'aéroport de Manchester, etc., sans parler d'une série d'arrêts de travail spontanés d'une journée, dans les transports ferroviaires par exemple. Des discussions concernant la possibilité d'engager des actions sur les salaires et des votes sur la grève ont eu lieu dans de nombreuses autres entreprises. Si une grève nationale des marins avait eu lieu pendant cette période, au lieu d'être écartée par McCluskie, si la grève de chez Ford avait pu se développer pleinement, si on avait encouragé les travailleurs du NHS à exprimer leur colère, une situation très différente, et potentiellement très explosive, aurait vraiment pu se créer.
La bourgeoisie a vu le risque et l'a pris au sérieux. Pendant les jours qui ont précédé la grève de chez Ford, et de nouveau durant la grève, avant que les manoeuvres syndicales n'apparaissent au grand jour, des éditoriaux du « Financial Times » suggéraient que Ford choisisse de céder au moins sur certaines revendications des travailleurs plutôt que de prendre le risque d'une conflagration généralisée dans l'industrie automobile.
En vérité, les travailleurs étaient dans une position relativement bonne pour mettre en avant leurs revendications.
Le krach boursier d'octobre 1987 était encore trop récent pour que la bourgeoisie puisse faire abstraction de la vulnérabilité de son système financier, en particulier de la machinerie colossale du jeu boursier. Pour éviter un nouveau krach encore plus dévastateur, les petits-bourgeois actionnaires devaient être cajolés et rassurés à tout prix. C'est sans doute pour cela que l'on a décidé l'impopulaire réduction d'impôts de 1,7 milliard de livres sterling (17 milliards de francs) accordée aux imposables les plus riches le 15 mars.
Mais dans une telle situation, une vague de grèves, aussi limitée que soit chacune d'entre elles et dans la mesure où elles incluaient un élément de surprise et d'incertitude - ce qui a certainement été le cas durant les deux premiers mois de l'année - , aurait pu troubler les actionnaires. La bourgeoisie savait qu'une fois que les petits-bourgeois pusillanimes commenceraient à perdre foi en la capacité de Thatcher à écraser la combativité de la classe ouvrière, il n'y aurait pas grand-chose à faire pour les empêcher de mettre leur argent chéri dans des endroits plus sûrs.
Cette faiblesse de la position de la bourgeoisie aurait pu être - elle peut encore l'être à l'avenir - une arme dans les mains de la classe ouvrière. Cela explique certainement en partie l'attitude des patrons au cours de ces trois mois - un mélange de prudence extrême au début et de brutalité au moment et dans les secteurs où ils ont senti qu'ils pourraient l'emporter.
Heureusement pour Thatcher et pour les patrons, la bureaucratie syndicale était là pour les protéger de la tourmente ou, du moins, pour essayer de la prévenir. La bureaucratie a démontré sa détermination à diviser les luttes, et à empêcher tout développement des luttes qui aurait permis aux travailleurs de prendre conscience de leur propre force. Les bureaucrates étaient déterminés à jouer le jeu selon les règles et les lois de la bourgeoisie même si cela conduisait à saper leur propre position comme la direction du NUS l'a fait. Cette fois, la politique déterminée de la bureaucratie s'est révélée assez forte pour désamorcer la situation... jusqu'à la prochaine fois !