France : les cent jours de Chirac01/07/19861986Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1986/07/1_0.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

France : les cent jours de Chirac

Trois mois se sont écoulés depuis les élections législatives et le retour de la droite au gouvernement. Trois mois dits de cohabitation entre un président de la République socialiste élu en 1981, et un gouvernement de coalition RPR-UDF élu en mars 1986. Durant ces trois mois, et plus spécialement durant les dernières semaines une série de mesures et de projets gouvernementaux ont été adoptés qui semblent vouloir défaire ce que le précédent gouvernement de gauche avait fait C'est ainsi qu'ont été mis à l'étude des projets de dénationalisation des secteurs nationalisés sous le gouvernement précédent, que l'on parle de privatiser une des chaînes nationales de télévision, que l'on a abrogé la loi Quilliot sur les rapports entre les locataires et les propriétaires, rétabli l'anonymat sur les achats d'or, amnistié les spéculateurs qui voulaient bien rapatrier les capitaux évadés à l'étranger durant la précédente législature, annulé l'impôt sur les grandes fortunes, retiré la réforme Badinter pour la justice, renforcé les procédures visant à contrôler l'immigration etc. Cette liste n'est pas exhaustive, car dans sa fièvre de satisfaire son électorat, Chirac s'en est pris même à des dispositions bien antérieures à l'arrivée des socialistes au gouvernement, comme l'autorisation préalable en cas de licenciement économique, qu'il avait fait lui-même adopter lorsqu'il était ministre de Giscard d'Estaing en 1975 - sans parler du spectaculaire déploiement de forces de l'ordre dans la capitale destiné à bien montrer aux lecteurs que la sécurité est la première préoccupation du nouveau gouvernement.

Qu'y a-t-il derrière toutes ces mesures ? Une contre-révolution institutionnelle destinée à entériner dans la loi la défaite électorale du prolétariat ? Certainement pas. Entre les agissements de ce gouvernement et ceux des socialistes qui l'ont précédé, il y a au contraire, et au-delà des apparences, une étonnante continuité. Quant au prolétariat, 1981 n'avait pas été sa victoire, 1986 n'a pas été sa défaite.

En 1981 en effet, Mitterrand n'avait pas dû sa victoire à une quelconque radicalisation de l'électorat, à une quelconque poussée à gauche. Au premier tour des élections présidentielles, celui qui, vu la loi électorale française, donne la physionomie la moins déformée des opinions des électeurs - le total des voix obtenues par les différents candidats de droite dépassait de 700 000 unités celui des candidats de gauche. C'est au deuxième tour, 15 jours plus tard, que les choix se sont inversés. Le second tour, réduit à une compétition ente deux candidats, ne laisse à l'électeur aucune autre possibilité de se démarquer d'un des candidats que de s'abstenir ou de voter pour l'autre. Or, en mai 1981, la division au sein de la droite l'a emporté sur le vote gauche-droite. Manifestement en 1981, entre le premier et le deuxième tour, une partie des électeurs chiraquiens n'a pas voulu voter pour le candidat Giscard, et a choisi de porter son suffrage sur le candidat Mitterrand. Pour bien comprendre ce glissement entre le premier et le deuxième tour, il faut savoir que les résultats du premier tour avaient amplement démontré qu'il y avait eu au sein des partis de gauche, un glissement de la gauche vers la droite. En effet, le Parti Communiste français accusait un net recul en faveur du Parti Socialiste. Le « rééquilibrage » de la gauche en faveur des socialistes et au détriment du Parti Communiste, présenté dès 1972 par Mitterrand comme l'un des objectifs de l'Union de la Gauche s'était trouvé confirmé de façon éclatante au premier tour des présidentielles de 1981. (Le score du Parti Communiste était passé de 21,5 % aux présidentielles de 1969, à 15,3 % aux présidentielles de 1981).

D'ailleurs il n'y avait guère de travailleurs parmi les quelques milliers de personnes qui se sont réunies le soir du 10 mai 1981 à la place de la Bastille, où le Parti Socialiste célébrait sa victoire. Dans les banlieues ouvrières, les lecteurs du Parti Communiste ruminaient leur échec. Ailleurs, c'était plutôt l'expectative. La victoire socialiste réjouissait des milliers de personnes, mais la classe ouvrière dans sa majorité demeurait réservée.

Et avec raison. Les premiers mois du pouvoir socialiste furent plus maqués par un changement d'hommes et de style que par une rupture politique. Les quelques mesures prises en faveur des salariés : augmentations des salaires, des allocations familiales, des Males, ne se différenciaient guère des dispositions prises lors de l'élection du précédant président de la République.

Quant aux mesures liées au Programme Commun : 39 heures et 5e semaine de congés payés, nationalisations, établissement d'un impôt sur les grandes fortunes, il apparut rapidement qu'elles se réduisaient à peu de chose : les travailleurs durent faire des grèves pour obtenir que les 39 heures soient payées 40. La 5e semaine correspondait déjà à un état de fait dans beaucoup de grandes entreprises, ailleurs, elle absorba les congés d'ancienneté déjà acquis, au point de se traduire parfois par rien de plus. Les nationalisations se firent avec rachat dans des conditions qui représentèrent un véritable cadeau aux actionnaires, une manne d'argent frais à mettre dans la spéculation. L'impôt sur les grandes fortunes, présenté comme la grande mesure sociale du programme commun avant même d'être appliqué, transformé en mesure symbolique, ne s'appliquait qu'exceptionnellement et ne fournissait que 0,5 % des rentrées fiscales. Seule la peine de mort fut abolie tandis que les promesses de réduction du service militaire demeuraient lettre morte. Passé cet état de grâce, très vite il apparut que le gouvernement socialiste, n'entendait nullement s'en prendre aux puissances d'argent ni aux spéculateurs grands ou petits.

Très vite, pour se concilier les bonnes grâces de la bourgeoisie et du patronat, les socialistes mirent en avant la politique de rigueur et d'austérité : dégrèvements d'impôts, exonérations fiscales baptisées « incitations à investir », valorisation de la notion d'entreprise par rapport aux intérêts ouvriers soi-disant corporatifs, blocage des salaires, diminution du pouvoir d'achat, réduction des droits et des ressources des chômeurs, attaques contre la sécurité sociale, etc. C'est le gouvernement socialiste avec, puis sans, les ministres communistes qui s'est fait fort de casser la spirale des prix et des salaires, c'est lui qui a réduit les droits des chômeurs au moment où leur nombre augmentait sans cesse, c'est lui qui a porté les coups les plus graves et les plus systématiques à la classe ouvrière.

Pendant trois ans avec la participation des ministres communistes, puis pendant deux ans avec leurs critiques, les socialistes ont géré les affaires de ce pays au plus grand avantage de la bourgeoisie.

Grâce à eux, la bourgeoisie a pu bénéficier de la paix sociale : la classe ouvrière, dans sa fraction la plus vulnérable, les travailleurs émigrés, ont essuyé sous le gouvernement socialiste les coups les plus durs, notamment dans l'automobile, chez Talbot d'abord, chez Citroën ensuite. Il s'en est suivi une démoralisation profonde.

Les travailleurs n'avaient pas beaucoup d'illusions dans le gouvernement socialiste. La crise et la peur du chômage aidant ils ont tant bien que mal accepté les ordonnances d'austérité prescrites par les « médecins socialistes » pour améliorer la santé des entreprises. Après 5 ans de gouvernement de gauche, ils ont pu mesurer l'étendue des dégâts : incontestablement, leur situation s'est sérieusement dégradée.

La gauche au gouvernement a mené pendant cinq ans une politique entièrement dévouée aux intérêts généraux de la bourgeoisie française.

La bourgeoisie est bien sûr une classe hétérogène : entre les grands groupes financiers et monopolistiques qui interviennent au plus haut niveau de l'Est et les différentes couches de la petite bourgeoisie urbaine et paysanne, il y a place pour plusieurs représentations politiques. Mais depuis l'arrivée au pouvoir de de Gaulle qui mit fin à l'éparpillement initial des partis de droite, ce sont les grands partis de droite RPR et UDF qui recueillent traditionnellement les voix de cet électorat bourgeois et petit-bourgeois.

Et c'est le personnel politique de cette droite traditionnelle qui depuis plus de 20 ans mène, au travers de gouvernements différents et sous des présidences différentes, des politiques apparentées dont l'objectif est toujours la défense des intérêts financiers de la bourgeoisie.

En 1981 après 23 ans d'opposition, la gauche était donc revenue au gouvernement, par l'intermédiaire des élections, sans que cela corresponde ni à une radicalisation politique ni à une montée des luttes. A part l'ineffable Bigeard qui avait par boutade parlé de prendre le maquis, la bourgeoisie française, en tout cas au niveau des pouvoirs économiques en place, a parfaitement accepté cette alternance. Le personnel politique de droite a fait grise mine, car les places ont été redistribuées à son détriment ; la petite bourgeoisie, toujours craintive et bornée, s'est alarmée, mobilisée et a crié bien haut, mais tant sur le plan de la politique sociale et économique, que sur celui de la politique étrangère, les options fondamentales de l'impérialisme français ont été respectées : plus même, c'est la gauche qui a réussi sans explosion sociale, à faire payer la crise aux classes laborieuses dans une morne résignation. La Bourse a connu un développement sans précédent. Loin d'être ruinée, la petite-bourgeoisie urbaine et commerçante a vu ses revenus croître et progresser. L'inégalité sociale s'est creusée. Les « pauvres » de la crise sont apparus au grand jour, le fossé entre les plus démunis et les privilégiés de tout bord s'est accentué. Le nombre de chômeurs est passé de 2 millions à 3 millions. Le pouvoir d'achat des travailleurs a perdu des points, la couverture sociale des chômeurs et des actifs s'est rétrécie, les acquis en matière d'horaire de travail ont été finalement bousculés sous la pression de la crise, du chômage technique et cette dégradation a trouvé sa traduction parlementaire dans la loi sur la flexibilité présentée et votée par les socialistes. Les patrons ont gagné à tous les coups.

Dans de telles conditions, le retour de la droite ne pouvait pas signifier un tournant à 180° par rapport à la législature précédente, tout au plus une aggravation, une accentuation de la ligne antérieure.

Aux cadeaux déjà faits par les socialistes aux industriels et financiers, Chirac a rajouté les siens, mais tout cela va dans le même sens. La bourgeoisie profite de l'alternance, à chaque prise de poste elle trouve son compte comme elle trouve des valets prêts à la servir et à tout faire pour lui plaire. Car Chirac aussi doit plaire, il doit plaire à son électorat petit-bourgeois que lui dispute Le Pen, tout en se montrant responsable vis-à-vis de la bourgeoisie c'est-à-dire sans pour autant provoquer des troubles sociaux. Et sa marge de manoeuvre est d'autant plus étroite que dans moins de deux ans, il y a une autre échéance électorale de poids : l'élection présidentielle. En fait, le personnel politique vit dans une sorte de campagne électorale permanente qui relativise toutes les mesures engagées et favorise toutes les critiques.

Vite, Chirac veut satisfaire son électorat, marquer des points, tant qu'il le peut avant que l'usure du pouvoir, l'augmentation du chômage, l'absence de résultat en matière d'investissement ne viennent réduire à néant tout le bluff des initiatives gouvernementales, Mais ce qui menace Chirac, du point de vue électoral, ce n'est pas tant la gauche que ses rivaux de droite, Giscard ou Barre, ou encore Le Pen qui vise et grignote peu à peu son électorat le plus réactionnaire.

C'est pourquoi la hâte gouvernementale de Chirac ressemble moins à l'arrogance d'une droite triomphante et sûre d'elle, qu'à la précipitation brouillonne d'un candidat guetté par ses rivaux, et soucieux de ne compromettre ni son avenir politique ni - et c'est lié - la bonne marche des affaires de la bourgeoisie.

Il est d'ailleurs à remarquer que si Chirac a tenté par toutes sortes de flagorneries de passer la main dans le dos de son électorat (anonymat rétabli sur les achats d'or liberté des prix, etc.) il n'a procédé jusqu'ici à aucune attaque frontale vis-à-vis du mouvement ouvrier. Même la suppression de l'autorisation préalable de licenciement ne saurait être prise comme une attaque anti-ouvrière d'importance. Cette autorisation qui concernait les licenciements dits économiques n'était respectée que dans les grandes entreprises où des licenciements collectifs étaient projetés et où les syndicats étaient vigilants ; et là encore, elle était plus une formalité qu'un obstacle puisque dans 86 % des cas, l'autorisation était effectivement accordée (dixit la presse bourgeoise elle-même). Autrement dit, de 1978 à 1984 les patrons ont toujours eu les mains libres pour licencier, ils devaient seulement attendre que l'administration leur accorde le feu vert. C'est dire que la suppression de cette autorisation aujourd'hui ne change pas grand'chose à la réalité des licenciements, elle permet cependant aux patrons de gagner du temps et surtout, sur le plan moral, elle supprime cette tutelle de l'administration pourtant si compréhensive, mais jugée insupportable par une partie du patronat.

Pour le reste : blocage des salaires des fonctionnaires, baisse du taux d'intérêt des livrets de caisse d'épargne (l'épargne populaire), le gouvernement Chirac ne fait que reprendre des initiatives déjà mises en pratique par le gouvernement socialiste précédent.

En réalité, le gouvernement Chirac se monde très circonspect vis-à-vis de la classe ouvrière, il ménage lui aussi les syndicats, qu'il a pris soin de recevoir sinon d'écouter. Et il les ménage car il craint comme eux les réactions de la classe ouvrière. Cette classe ouvrière imprévisible, qui vient justement de montrer en Belgique qu'elle était loin d'être matée ou résignée. Bien sûr, ici, les travailleurs ont dé déçus par cinq ans de gouvernement de gauche, ils ont accusé le coup du retour de la droite, ils sont retenus, sinon paralysés dans leur réaction par la crainte du chômage et des licenciements, résignés à tout accepter semble-t-il ou du moins à tout subir. Peut être, mais jusqu'où et jusqu'à quand ? Les socialistes, et c'est là leur fonction et leur vertu premières auprès des bourgeois, ont réussi durant leurs cinq ans d'inter-règne à faire accepter aux travailleurs une dégradation profonde et continue de leurs conditions de travail et de vie tout en maintenant la paix sotte (même si l'on tient compte des grèves de Talbot et Citroën de 1983-84). La droite a moins de moyens pour tromper ou démoraliser les travailleurs. Elle peut si elle y est contrainte tenter de leur imposer sa volonté, mais cela suppose une épreuve de force, et avant de l'engager encore faut-il avoir l'assurance de la gagner. Et les hommes politiques de droite ne sont pas sûrs de la gagner. De ce point de vue, l'arsenal des mesures prises par Chirac à la fois pour satisfaire son électorat et les patrons, même si elles sont plus symboliques et démagogiques que réellement nouvelles, peut être considéré comme autant de provocations pour les travailleurs qui commencent à se dire que « si la gauche au gouvernement c'était mauvais, la droite c'est encore pire ».

Et ce mécontentement ouvrier, on commence à le percevoir ici en France, au travers de ce qui se dit dans les ateliers, les bureaux, au travers des coups de semonce comme la grève réussie de 24 heures à la RATP (Régie Autonome des Transports Parisiens), à travers des réactions encore très éparses, très diverses qui se manifestent çà et là dans le pays.

Il est bien sûr impossible de dire si ces premiers mouvements sont ou non le signe avant-coureur d'une montée prochaine de la colère et des luttes de la classe ouvrière, mais une chose est sûre, les bourgeois, les hommes politiques à leur service, les directions syndicales elles-mêmes, tous savent que la lutte de classe existe et que la classe ouvrière peut déjouer tous les plans de cohabitation les plus rodés. L'électorat réactionnaire le sait moins, les petits patrons sont plus bornés, plus insatiables, plus « dangereux » par leur cupidité, que les grands patrons et les hommes du pouvoir. Ils en redemandent eux et ils feront peut-être ce qui déclenchera la riposte ouvrière. L'anesthésique socialiste a cessé de jouer. Les rapports de classe sont aujourd'hui plus visibles.

C'est pourquoi ce gouvernement de droite en dépit de ses déclarations tapageuses est au fond un gouvernement faible, sensible à toutes les pressions, craignant les réactions de la classe ouvrière autant que les récriminations de son électorat ou la surenchère de ses concurrents.

Dans cette situation, la classe ouvrière de ce pays, qui ni pas été défaite socialement et qui a peut-être appris, durant ces cinq ans de gouvernement de gauche, à se méfier de ses faux amis, a un potentiel de réaction intact. Le retour de la droite, prévisible, ne l'a pas plus démoralisée que les trahisons de la gauche, au contraire. Il n'y a plus aujourd'hui devant elle qu'un gouvernement qu'elle sait ennemi. Si elle prend conscience de la faiblesse de son adversaire, cela peut renverser le cours de ces dernières années et même de la défensive, passer à l'offensive.

La seul frein à l'exploitation est celui de la résistance ouvrière. Les conditions morales, politiques et sociales qui affaiblissent cette résistance s'émoussent avec le temps. La classe ouvrière de ce pays a déjà fait preuve en bien des circonstances de sa formidable capacité à résister. N'oublions pas qu'en 1953 c'est un gouvernement de droite, qui se croyait tout permis et voulait gouverner par décrets-loi qui a déclenché une grève générale des travailleurs de la fonction publique en peine période de congés d'été, une grève qui fut spontanée, efficace et qui dura le temps voulu, plusieurs semaines, pour être victorieuse et introduire un changement sensible de la situation politique en changeant le moral de toute la classe ouvrière.

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