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France : la grève des cheminots (18 décembre 1986 - 15 janvier 1987)
Inauguré en 1982 par le gouvernement socialiste et communiste dirigé alors par Pierre Mauroy, le blocage des salaires, relatif et déguisé au début, ouvert aujourd'hui, tant des travailleurs de la fonction publique que de ceux du privé, est une des constantes de la politique des divers gouvernements qui se sont succédé depuis cette date. Non seulement durant toute la législature où la gauche était majoritaire, mais aussi évidemment depuis mars 1986 où c'est une majorité de droite qui a été portée à l'Assemblée Nationale, et sur laquelle s'appuie l'actuel gouvernement Chirac.
Chirac ne peut pas faire moins en faveur de la bourgeoisie que ce que les gouvernements de gauche avaient fait. Le blocage des salaires, ouvert ou déguisé, reste donc l'axe principal de la politique économique du gouvernement qui consiste à faire en sorte que la bourgeoisie puisse augmenter ses profits sans avoir à dépenser d'argent pour moderniser son appareil productif.
Un des moyens de pression du gouvernement sur l'ensemble de la classe ouvrière est d'abord de donner l'exemple en bloquant les salaires de ses propres salariés les travailleurs de l'État et ceux des différentes sociétés nationales.
La grève à la SNCF était la première grève depuis 1982 à s'attaquer à cette politique. La première grève offensive de la classe ouvrière, car tous les conflits tant soit peu importants que l'on avait vus depuis des années, le début de la crise, étaient des conflits défensifs contre des licenciements ou des fermetures d'entreprises.
C'est dire l'importance politique de cette grève, même si les cheminots n'avaient pas l'intention d'en faire une grève politique, et si tous n'avaient pas conscience que leur grève l'était.
Cette grève n'a pas gagné car elle n'a pas eu, malgré son ampleur, la force de faire reculer le gouvernement sur cette politique, essentielle pour lui, de blocage des salaires, c'est-à-dire d'accepter de se trouver en situation d'avouer qu'un gouvernement de droite n'était pas capable de continuer contre les travailleurs ce qu'un gouvernement de gauche avait commencé à faire.
Mais le gouvernement Chirac aurait pu être contraint à reculer même sur ce terrain difficile pour lui. Les travailleurs en avaient les moyens, mais ils n'ont pas réussi à le faire, car les appareils syndicaux - qui n'avaient pas voulu cette grève qu'ils n'avaient ni préparée ni organisée - ont réussi à la limiter, à l'empêcher de s'étendre, et finalement à l'empêcher de vaincre.
Il est vrai aussi, que les choix mêmes des grévistes, de ceux qui étaient à la pointe du mouvement et qui en furent le fer de lance, n'ont pas non plus donné à ce mouvement toutes les chances de réussir. Les plus déterminés, à cause de ces choix erronés (choix conscients et délibérés de la part des grévistes ou choix qui leur furent imposés par les directions syndicalistes (qui surent au moins jouer ce rôle à défaut d'un plus glorieux), n'ont pas su, et n'ont pas pu entraîner les moins déterminés, leur inspirer confiance dans la cohésion du mouvement et dans la force collective qu'ils peuvent représenter. La grève spontanée n'a pas eu le souffle pour passer par-dessus tous les obstacles qui venaient du sein même du mouvement : le corporatisme et le frein réformiste des appareils syndicaux.
Cependant, malgré cet insuccès, elle s'est traduite par une évolution considérable de la conscience d'un grand nombre de cheminots, et aussi de travailleurs appartenant à d'autres catégories professionnelles qui ont suivi ce mouvement avec la conviction qu'il était important pour tous les travailleurs.
Pour notre part, nous espérons que cet aspect des choses pèsera bien plus lourd dans les combats à venir de la classe ouvrière française, que le fait que la grève des cheminots n'a pas gagné.
L'initiative de la base
La grève des cheminots a duré exactement quatre semaines puisque les premiers grévistes à Paris Nord « posaient le sac » comme on dit, le jeudi 18 décembre à 0 heure et que les derniers, ceux de Paris Sud-Ouest par exemple, ne reprenaient le travail que jeudi 15 janvier au matin. Sa caractéristique première, c'est qu'elle a été voulue, préparée, décidée, démarrée et étendue par la base.
Pour s'en convaincre, il n'est d'ailleurs que de voir comment la grève a démarré à Paris Nord. Au début novembre, une pétition circula parmi les conducteurs, proposant de « poser le sac une fois pour toutes », c'est-à-dire en clair proposant la grève illimitée jusqu'à satisfaction des revendications. Cette pétition n'était pas d'origine syndicale. Au contraire, elle était due à des cheminots excédés par les actions ou, plutôt, par les inactions syndicales. Depuis la rentrée de septembre, en deux mois, les fédérations syndicales avaient organisé, ensemble ou séparément, quatre journées, une tous les quinze jours, aussi soigneusement programmées que limitées. La CGT, se prétendant maintenant à l'origine de la grève, se vante d'avoir, au cours de l'année 1986, organisé pas moins de quatorze journées d'action à la SNCF. Mais c'est justement parce que les cheminots en avaient ras-le-bol non seulement de voir leur salaire réel se réduire, leurs conditions de travail empirer, les effectifs diminuer et la sécurité mise de plus en plus en cause par la SNCF, mais aussi ras-le-bol des simagrées de leurs organisations syndicales, qu'ils ont organisé et lancé un mouvement hors des cadres syndicaux.
La pétition ayant recueilli l'approbation d'une large majorité, un tract fut alors rédigé au début décembre par quelques-uns des agents de conduite. Parmi ceux-ci il y avait des militants syndicalistes, mais c'est toujours hors des cadres syndicaux qu'il se fit. Il ne portait d'ailleurs - et c'était évidemment voulu - aucun sigle syndical. Bien plus il contenait même une menace à peine voilée contre les syndicats, les agents de conduite y écrivant en effet qu'ils « demandent aux différentes organisations syndicales, CFDT-CFTC-CGT-FGAAC-FO, de soutenir leur mouvement ». Mais ils ajoutaient « les agents de conduite sauront prendre leurs responsabilités vis-à-vis des organisations syndicales qui ne leur apporteraient pas leur soutien ».
Ce tract, qui présentait les revendications des agents de conduite - dont le refus du nouveau projet de grille de salaire avancé par la direction, mais aussi l'augmentation des salaires et les conditions de travail - affirmait aussi que « les agents de conduite ont pris la décision de se mettre en grève à partir du 18 décembre 1986 à 0 heure et jusqu'à complète satisfaction de leurs revendications ».
C'était clairet net. C'est bien la base qui avait décidé, la base, c'est-à-dire les travailleurs du rang y compris bien entendu des syndiqués, y compris aussi des militants syndicaux, mais en dehors du cadre syndical, et des directions et des appareils des fédérations syndicales.
C'est la base aussi qui se chargea de propager et d'étendre son mouvement. Les agents de conduite laissèrent ce tract de dépôt en dépôt, là où ils vont au cours de leurs déplacements puisque leur travail consiste justement à conduire les trains le long du réseau. Ce tract circula largement et l'ensemble des agents de conduite fut informé de la volonté et des décisions de ceux de Paris Nord.
Quand les conducteurs de Paris Nord arrêtèrent le travail jeudi à 0 heure comme ils l'avaient décidé, la grève ne mit pas longtemps à s'étendre. Le soir elle était déjà générale sur tout le réseau Nord du pays, de Paris jusqu'à Lille. Et des dépôts d'autres réseaux tinrent déjà des assemblées générales dans lesquelles la grève fut décidée pour les heures qui venaient. L'exemple du Nord était contagieux.
Tout cela se fit sans, ou même contre, les fédérations syndicales, même si parmi ceux qui ont fait le tract d'appel, qui l'ont porté ici ou là, qui se sont déplacés dans les autres dépôts lors de ces premières heures de la grève, il y avait des militants syndicaux, en particulier CFDT et FGAAC (la fédération autonome des agents de conduite, le syndicat corporatiste des conducteurs).
Mais les fédérations syndicales, elles, n'étaient ni à l'origine ni vraiment à l'oeuvre. Au mieux elles se sont contentées de suivre, et dans ce cas, avec méfiance. Et si la caractéristique du démarrage de ce mouvement allait être la grande méfiance de la base vis-à-vis des organisations syndicales, ce ne fut que le simple retour des choses, la contrepartie de la méfiance bien plus grande encore des directions syndicales vis-à-vis de la base.
L'opposition initiale de la CGT
Aucune fédération syndicale, et pas plus la CFDT ou la FGAAC que les autres, ne lança un appel à la grève générale, même lorsque celle-ci fut de toute manière en route, même pour les seuls agents de conduite. Et à plus forte raison pas pour l'ensemble des cheminots.
La CGT, elle, fut encore plus opposée à cette grève qui échappait à son contrôle, d'autant plus opposée qu'elle a eu l'impression que ses concurrents, la CFDT et la FGAAC, avaient mieux manoevré dans les premières heures pour apparaître tout de même comme accompagnant le mouvement. Durant la première journée, la CGT garda tout simplement le silence. Alors que tout le réseau Nord était déjà en grève, les communiqués de la CGT, le jeudi 18 décembre, n'en disaient pas un mot et ne parlaient que de la grève de la réservation qui se terminait à ce moment-là.
Cette attitude de la CGT, en fait très claire dans son opposition à la grève, mais extérieurement ambiguë, eut pour conséquence, comme d'habitude en pareil cas, que les militants cégétistes prirent des attitudes contradictoires. Un certain nombre d'entre eux, suivant sans aucun doute leur propre sentiment, le même que celui des autres cheminots, poussèrent tout de suite à la grève, et furent dans leur dépôt parmi ses initiateurs.
Mais ailleurs les responsables CGT ne se méprenant pas, eux, sur la véritable volonté de la fédération, s'opposèrent ouvertement, carrément à la grève. Ainsi par exemple sur le secteur Paris Sud-Ouest.
Dès le vendredi 19 décembre, quand la question se posa pour les roulants de Paris Sud-Ouest de se joindre à la grève de Paris Nord, on vit resurgir les « piquets de travail » de la CGT c'est-à-dire comme quinze jours auparavant dans un secteur particulier (la ligne C sur RER), des responsables CGT venus sur place tout spécialement pour inciter à ne pas faire grève. Vendredi matin, au dépôt d'Ivry, à la gare des Invalides, à Brétigny, dans tous les points névralgiques du secteur, les responsables CGT étaient là, accompagnés de quelques militants ou adhérents. Pas tous, très loin de là, il faut le souligner. Beaucoup de travailleurs CGT furent du côté de la grève dès le début. Mais les responsables CGT militaient activement pour le travail, s'opposant aux cheminots qui voulaient faire grève, et aux militants, dont ceux de Lutte Ouvrière, qui appelaient à faire grève. Dans cette affaire les responsables CGT et la direction marchèrent même la main dans la main. C'est ainsi que la direction SNCF mit « en réserve » un responsable de la CGT, le dispensant de conduire les trains, afin qu'il puisse demeurer en permanence au dépôt pour inciter les cheminots à bien prendre leur travail.
Et à Paris Sud-Ouest, cela dura deux jours, jusqu'au samedi soir, jusqu'à ce que la majorité des cheminots ait rejoint la grève et que la fédération CGT, se rendant compte qu'elle ne pouvait pas de toute manière s'opposer à une grève qui était déjà devenue nationale, change alors son fusil d'épaule et se déclare ouvertement en faveur de cette grève.
Mais pendant ces deux jours, les grévistes furent gagnés un à un, les agents de conduite balançant, d'un côté poussés par leur envie de se battre et de se joindre à une grève qui s'étendait nationalement, de l'autre côté repoussés par l'attitude des responsables syndicaux ouvertement hostiles à la grève. C'est ainsi que le dépôt d'Ivry ne fut majoritairement en grève que le samedi soir et qu'il fallut deux jours pour gagner cette majorité à partir du premier gréviste, un militant de Lutte Ouvrière, le vendredi à 6 heures du matin.
Encore une fois cette attitude des militants CGT ne fut pas la même partout. Dans maints endroits, ils se sont joints à la grève avec moins de réticences, ou même sans aucune réticence. Mais ce n'est certainement pas qu'à Paris Sud-Ouest que les responsables ont manifesté leur opposition, même si à Paris Sud-Ouest ils l'ont manifestée aussi violemment - à cause de la présence de militants révolutionnaires. La preuve, c'est que les derniers dépôts à se mettre en grève, le dimanche 21 décembre, furent généralement les dépôts où la CGT a la plus grande influence.
L'organisation indépendante des grévistes inquiète bourgeoisie... et syndicats
Dans cette grève la base n'a pas seulement voulu, décidé, étendu la grève sans un ordre des appareils syndicaux. Elle a aussi commencé à s'organiser hors des cadres syndicaux. C'est cela d'ailleurs qui a inquiété un moment la bourgeoisie et le gouvernement.
C'est en effet au milieu de la deuxième semaine, au bout de six ou sept jours de grève que les journalistes et commentateurs de tout poil, ont commencé à s'interroger ouvertement sur la faiblesse des syndicats, exactement au moment où ils ont découvert que s'étaient mis en place, ici et là, des comités de grève, élus par les grévistes, contrôlés par eux et qui avaient pris la direction de la grève dans leur secteur, et même qu'existaient des coordinations de ces comités de grève. Alors on a vu, non seulement Le Monde, ce porte-parole des bourgeois prétendument de gauche, mais Le Figaro lui-même qui n'est pourtant guère coupable, habituellement, de tendresse à l'égard des syndicats, déplorer cette faiblesse. « Quelque soit le désarroi des syndicats qui n'ont à aucun moment maîtrisé le mouvement et qui se sont lassés déborder par des « coordinations » créées de toute pièce » écrivait son éditorialiste du lundi 29 décembre, « ils restent les seuls interlocuteurs de la direction SNCF ».
Et c'est vrai que ce qui a été différent dans cette grève, par rapport à d'autres grèves générales de la SNCF, celle de 1971 par exemple, qui avait duré onze jours, ou celle de 1976, c'est l'organisation des grévistes. Elle a été encore embryonnaire, parcellaire, limitée. Mais telle quelle, elle a impliqué tout de même, à un degré ou à un autre, des dizaines de milliers de travailleurs. Et les cheminots ont certainement au moins été conscients de son existence et de ce qu'elle changeait dans l'ordre habituel.
Bien sûr, cette grève, qui touchait une entreprise de 230 000 travailleurs répartis sur la totalité du territoire, a eu des caractères différents, variés, selon les villes, les situations locales, l'implantation plus ou moins grande des divers appareils syndicaux concurrents et aussi des militants d'extrême-gauche.
Tout d'abord, presque partout, des assemblées générales de grévistes se sont tenues régulièrement. Dans quelques secteurs, et en particulier ceux où étaient influents les militants de notre tendance, ces assemblées ont eu lieu au moins une fois par jour y compris les jours de Noël et du 1er de l'An. Cela devrait paraître banal. On sait pourtant que cela ne l'est pas forcément et que les grèves où les directions syndicales renvoient les grévistes chez eux, attendre patiemment ou non que ces directions syndicales aient négocié la fin du mouvement avec les patrons, ont ces dernières décennies été la règle à la SNCF et dans bien d'autres entreprises en France. Cette fois, cela n'a pas été le cas. Les grévistes étaient là et entendaient y rester. C'est, bien sûr, la maque de la méfiance que beaucoup éprouvaient envers les directions syndicales.
Et ces assemblées générales, dans lesquelles étaient prises nombre de décisions concernant la poursuite de la grève, se sont imposées non seulement là où existaient des comités de grève élus par elles et responsables devant elles, mais dans bien des secteurs où la direction de la grève est restée entièrement dans les mains des syndicats. Là, les grévistes n'ont peut-être pas trouvé la force d'imposer l'élection de la direction de la grève ; ils ont puisé cependant dans leur méfiance vis-à-vis de leurs directions traditionnelles la force d'être là et de demander des explications, sinon des comptes.
La CGT elle-même l'a reconnu. Prenant son parti de l'état de fait, après une semaine de grève environ, elle se disait brusquement en faveur de « la démocratie, l'assemblée générale souveraine et la réunion des syndiqués ». Bien sûr ce slogan était mis en avant pour faire pièce à celui de la véritable démocratie : « l'assemblée générale souveraine et le comité ». C'était tout de même, quoique avec retard et avec réticence, reconnaître qu'une grève devait être contrôlée par les grévistes... et qu'elle l'était au moins en partie cette fois-ci.
Et puis, il y a eu les coordinations. Des coordinations régionales, pas seulement à Paris Sud-Ouest, mais aussi dans le secteur de Paris Saint-Lazare, à Tours, à Lyon, à Rouen, et puis des coordinations nationales, la Coordination des agents de conduite d'une part, la Coordination inter-catégories d'autre part.
De même que les comités de grève ne se sont mis en place que par endroits, et pas dans la majorité des endroits loin de là, de même les coordinations n'ont représenté qu'une minorité de secteurs. La Coordination des agents de conduite elle-même n'a représenté qu'un peu plus du quart des dépôts, peut-être 5 000 conducteurs sur un total de 18 000. La Coordination inter-catégories, lors de sa troisième réunion plénière, au cours de la troisième semaine de grève, représentait 12 000 grévistes qui avaient dûment mandaté leurs représentants dans les assemblées générales. Mais à ce moment-là, il y avait plus ou moins 100 000 grévistes à la SNCF, ce qui signifie que la Coordination ne représentait qu'une petite partie des cheminots en grève.
L'organisation démocratique et indépendante de la grève à l'échelle nationale, n'a donc été qu'embryonnaire. Et pourtant, telle quelle, c'était tout de même le début de quelque chose de nouveau.
Mardi 23 décembre encore, après un semblant de négociations avec les syndicats, la direction se félicitait qu'un accord salarial ait été conclu avec la CFTC, la Fédération des Maîtrises et Cadres et la CGC, FO retirant sa signature à la dernière minute. Elle semblait croire que le fait que ces syndicats, ultra-minoritaires à la SNCF, appellent à la reprise, allait calmer les choses, sans voir le ridicule des appels à la reprise de la part de syndicats... qui n'avaient jamais appelé à la grève, jamais même approuvé la grève.
Le vendredi 26 décembre, Dupuy, le directeur-général de la SNCF, lançait un ultimatum : il fallait, parait-il, que les cheminots reprennent le travail pour que les discussions redémarrent, et de toute manière la promotion au mérite, l'essentiel du nouveau projet de grille des salaires dont les cheminots demandaient le retrait, serait maintenu. Dupuy, il faut le dire, avait sans doute été encouragé par l'attitude des directions syndicales qui s'étaient toutes précipitées chez lui la veille de Noël, en ordre dispersé, parce que Essig, le président socialiste de la SNCF, et Seguin, le ministre des Affaires Sociales, avaient laissé entendre qu'on pouvait négocier.
Mais les grévistes n'ont été ni impressionnés ni trompés. Il n'y a pas eu de reprise, mais la mise en place des coordinations nationales, celle des agents de conduite, réunie le vendredi 26 et le dimanche 28 décembre, et la Coordination inter-catégories, réunie elle-même le vendredi 26 et le lundi 29. La CGT était obligée de durcir le ton. Elle organisait une manifestation des cheminots le mardi 30.
Du coup, le mercredi 31, à minuit, en guise de cadeau de nouvelle année, le projet de grille de salaire qui prétendait instituer la seule promotion au mérite était pratiquement retiré par la direction de la SNCF.
L'irruption de la base, sa détermination et son début d'organisation n'inquiétaient pas que le gouvernement. Cela inquiétait aussi les fédérations syndicales. La CGT adoptait, on l'a vu, un ton plus radical, parlait d'extension, tout en attaquant violemment les coordinations, en bloc. La CFDT, qui avait commencé son OPA sur la Coordination des agents de conduite, ne pardonnait pas par contre à la Coordination inter-catégories. Le lendemain même de la constitution provisoire de celle-ci, une réunion extraordinaire de son bureau fédéral décidait de retirer son poste de permanent à Daniel Vitry, un des principaux dirigeants de cette Coordination (par ailleurs, militant de Lutte Ouvrière). Les dirigeants de la CFDT dirent que « puisque Daniel Vitry se voulait le représentant de la base, ils le remettaient à la base ». Ce semblant d'humour et cette réelle hypocrisie, bien jésuite, ont eu au moins un mérite involontaire : celui de reconnaître qu'à la CFDT le fait d'occuper un poste de responsabilité et celui d'être représentant de la base sont incompatibles. Donnons-en acte aux dirigeants de la fédération CFDT. Quant à savoir ce qu'en pensent réellement les adhérents et les militants, c'est sans doute une autre histoire.
L'obstacle du corporatisme
Ceci dit, il est vrai que le mouvement des cheminots a eu certaines limites, indépendamment de la politique des organisations syndicales, bien que cette politique ait certainement contribué à rendre ces limites plus étroites.
Tout d'abord, la détermination des cheminots n'a pas été homogène. Si les agents de conduite ont été massivement dans la grève, en constituant à tous points de vue le fer de lance du mouvement, pour les autres catégories de cheminots, la participation et la détermination ont été plus variables, c'est-à-dire proportionnellement et globalement plus faibles.
Cette participation et cette détermination ont été influencées dans un sens négatif par l'attitude de certains agents de conduite et de tous les dirigeants et de nombre de militants de toutes les organisations syndicales. Nous y reviendrons. Au total, si 90 % à 95 % des 18 000 agents de conduite ont été en grève, pendant presque toute la grève, ce pourcentage peut être évalué à environ 50 % pour l'ensemble des autres catégories, et seulement pendant une partie du mouvement, à son apogée. Cela fait autour de 100 000 cheminots en grève, et ces cheminots en grève auraient pu largement suffire à paralyser la SNCF, avec ou sans les agents de conduite, mais l'un des problèmes est cependant que beaucoup de ces cheminots ne voyaient pas leur grève comme quelque chose d'éventuellement indépendant de celle des agents de conduite. Ils ne se voyaient pas continuer éventuellement la grève sans eux. La majorité d'entre eux, à l'échelle nationale, voyaient leur propre grève comme seulement complémentaire de celle des agents de conduite, voire simplement permise par celle des conducteurs. Contrairement, de ce point de vue, aux agents de conduite qui se voyaient bien pour la plupart faire la grève tout seuls. Ce qui ne leur aurait pas permis de vaincre de toute façon, mais de cela ils n'avaient pas tous conscience.
Le mouvement a été entravé par l'obstacle des préjugés corporatistes et catégoriels, préjugés existant chez les agents de conduite d'abord. Trop d'entre eux sont partis en grève persuadés que, du fait qu'ils exercent une fonction clé à la SNCF - ce qui est vrai - il n'était pas besoin de tenir compte des autres cheminots pour faire grève et pour vaincre. La suite a montré qu'ils se trompaient lourdement. Les agents de conduite de Paris Nord en préparant la grève, avec la volonté et la détermination que l'on sait, n'ont pas estimé qu'ils devaient s'adresser aussi aux autres catégories de cheminots, même pas aux autres catégories de roulants, pour ne pas parler des sédentaires Quand à partir du lundi 22 décembre, ces autres catégories sont entrées en grève à leur tour, certains agents de conduite ont même vu cette extension d'un mauvais oeil, jusqu'à, dans quelques endroits, aller s'adresser à ces autres catégories pour leur intimer l'ordre de reprendre le travail. Cela n'a pas été général, bien sûr, ce furent quelques cas isolés comme des roulants du dépôt voisin allant trouver le triage du Bourget pour leur reprocher vertement d'oser faire grève, eux aussi. Mais c'est le reflet d'une atmosphère qui a pesé lourd sur certains cheminots qui n'étaient pas des agents de conduite. Les moins déterminés ont été renforcés dans leur hésitation à se mettre en grève par l'impression que ce n'était pas leur grève, que les agents de conduite se battaient pour eux seuls et qu'ils ne tiendraient aucun compte des autres, dont ils n'avaient que faire.
Ce n'est pourtant pas que les agents de conduite soient une catégorie maudite, vouée à rester prisonnière de ses préjugés catégoriels et corporatistes. La preuve, c'est que sur la région Paris Sud-Ouest, où les agents de conduite ne sont pas différents du reste de la France, l'alliance entre toutes les catégories de cheminots a pu être réalisée Au dépôt d'Ivry dès que les sédentaires se sont joints à la grêve le lundi 22 décernbre, il n'y a plus eu qu'une seule assemblée générale commune de tous les grévistes et un seul comité de grève les représentant tous. Au dépôt des Invalides, même chose, agents de conduite et agents de train s'étaient mêlés. A Brétigny, assemblée générale et comité de grève mêlaient non seulement agents de conduite et sédentaires du dépôt mais aussi les services voisins de l'équipement, du transport.
Les agents de conduite peuvent parfaitement comprendre que leurs propres intérêts eux-mêmes les portent à s'unir dans la lutte avec tous les autres cheminots et qu'à 230000 ont est plus forts qu'à 18 000, même 18 000 ayant une fonction clé dans l'entreprise.
Mais c'est qu'à Paris Sud-Ouest, il y a eu des militants pour défendre et expliquer cette idée que l'extension devait se faire à toute la SNCF et pourquoi pas, même à tous les travailleurs, perspective que les camarades qui ont préparé la grève sur la ligne C du RER par exemple ont défendue pendant des semaines en même temps que la grève.
La cfdt joue la carte de la division par catégorie
Par contre, nombreux ont été ceux qui, dans cette grève, ont en sens sontraire, cultivé les préjugés catégoriels et joué sciemment sur eux.
D'abord, évidemment, le gouvernement et la direction de la SNCF qui, dès qu'ils ont commencé à se rassurer sur l'extension de la grève, ont fait mine de ne considérer la grève et les revendications que comme celles des conducteurs. Ils ont mis toute leur énergie à faire reprendre les conducteurs, pensant - et l'issue leur a donné raison - que la reprise des conducteurs entraînerait la reprise des autres.
La presse, celle dite de gauche comme celle de droite, a joué exactement le même jeu. Celle de droite pour aider le gouvernement, celle de gauche pour servir la bourgeoisie.
A lire les journaux, à écouter les radios, on pouvait croire le plus souvent qu'il n'y avait que les conducteurs et les dépôts en grève, et non pas aussi les employés des gares, les ouvriers des ateliers, des triages et des chantiers. Mais surtout on pouvait croire qu'il n'y avait qu'une grande revendication, le retrait de la grille des salaires, plus quelques autres sur les conditions de travail, mais rien, absolument rien, sur les salaires eux-mêmes. Pourtant, rien n'était plus faux. Le problème des salaires était au coeur des revendications, y compris de celles des agents de conduite. Le premier tract de ceux de Paris Nord le mettait en avant. Les agents de conduite de Paris Sud-Ouest avaient, comme les autres dépôts, mais aussi comme les sédentaires, posé la revendication de 25 points, soit 700 francs d'augmentation pour tous. Mais pour la presse, il s'agissait, en occultant cette revendication fondamentale, de persuader les agents de conduite eux-mêmes qu'ils n'avaient pas de revendication de salaire ou qu'ils ne devaient pas oser en avancer. Et il s'agissait par là, de persuader les autres catégories, pour qui cette revendication est encore plus essentielle, que la grève était sans objet pour elles.
Mais il n'y a pas eu que la presse pour jouer avec les préjugés catégoriels, il y a eu aussi certaines organisations syndicats. Pas la CGT, il faut le dire à son honneur, même Si elle ne l'a pas fait uniquement pour la raison qu'elle avait été doublée sur ce terrain par plus à droite qu'elle, la FGAAC d'abord, la CFDT ensuite.
Ces deux organisations l'ont fait en mettant la haute main sur la Coordination des agents de conduite, cette opération se doublant immédiatement d'une opération de la CFDT évinçant la FGAAC. Alors, c'est la politique de la CFDT qui est passée par les principaux membres du bureau de cette coordination. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si cette coordination ne s'est plus jamais réunie après le dimanche 28 décembre, le bureau élu suffisant à la CFDT qui ne tenait ni à le voir contrôlé ni remis en question. Comme quoi il ne suffit pas que les grévistes créent des structures indépendantes, il faut surtout qu'ils en gardent le contrôle.
Certainement, une coordination des agents de conduite correspondait à ce que désiraient bon nombre de ceux-ci. Et il était légitime de la part de cette catégorie qui était entrée la première et massivement dans la grève de se donner une structure pour diriger et contrôler sa grève. Les agents de conduite de Paris Sud-Ouest, qui étaient partie prenante de la Coordination inter-catégories, ont participé d'ailleurs, bien entendu, à la Coordination des agents de conduite. Mais il fallait éviter le piège de se couper justement des autres catégories. La CFDT, qui avait pris le contrôle du bureau, les a au contraire précipités dans ce piège.
Elle les a précipités dedans en faisant refuser, lors de la réunion de la Coordination, le dimanche 28 décembre, tout contact avec les représentants de la Coordination inter-catégories, laquelle avait envoyé une délégation pour établir le contact qu'elle savait nécessaire. Seuls les agents de conduite de Paris Sud-Ouest furent admis, et uniquement en tant qu'agents de conduite. C'était tout de même difficile de les refuser, eux.
Puis après avoir mis le bureau de la Coordination des agents de conduite en veilleuse pendant près d'une semaine - preuve que la CFDT s'en était emparée pour en écarter d'autres, pas pour permettre vraiment l'existence de cette coordination - elle l'a ressorti après le 1er janvier pour lui faire multiplier les déclarations corporatistes, en particulier lui faire abandonner la revendication sur les salaires. Ce fut fait sans aucune consultation des agents de conduite, au mépris des cahiers de revendications adoptés par eux au début de la grève, au mépris certainement du sentiment de bon nombre d'entre eux. Mais on s'est bien gardé de réunir une nouvelle coordination pour leur demander vraiment leur avis.
Enfin, ce n'est que contraint et forcé que ce bureau a dû faire une manifestation commune aux deux coordinations le mercredi 7 janvier. Lors de cette manifestation, il fut évident que la Coordination inter-catégories avait amené le gros des troupes, ce qui n'est que logique puisque les agents de conduite n'étaient qu'une petite minorité des grévistes. La CFDT, qui dut se rallier quand même à cette manifestation, n'en voulait pas. Or, c'était pourtant bien une manifestation de tous les cheminots qui aurait été utile et nécessaire à ce moment-là pour montrer leur force dans la rue, à eux-mêmes et à leurs adversaires. La Coordination inter-catégories proposait à tous les grévistes, à toutes les coordinations, à tous les syndicats, d'organiser une manifestation nationale de tous les cheminots à Paris. S'il y a une catégorie de travailleurs qui peut se rassembler nationalement, c'est bien celle des travailleurs du rail. Il aurait été facile aux grévistes d'organiser des trains de grévistes, c'est-à-dire pour transporter les grévistes, et non pas ceux que proposa un instant la CGT, des trains conduits par les grévistes mais pour transporter les vacanciers.
Oui, il était possible d'avoir des dizaines de milliers de grévistes dans les rues de Paris. Aucun syndicat n'a accepté la proposition de la Coordination inter-catégories. Et la CFDT n'en voulait pas plus que les autres.
A ce propos, relevons au passage la politique de la Ligue Communiste Révolutionnaire qui a été résolument opposée à la Coordination inter-catégories. Celle-ci, selon la LCR, aurait été trop vite à se constituer, paraît-il.
Admettons un instant. Mais quatre semaines après le début de la grève, la LCR n'avait toujours pas changé de position. Quand, pour la LCR, la Coordination devait-elle se constituer ? Après la grève ? En fait, pour la LCR, le tort de la Coordination inter-catégories n'a pas été de se constituer trop vite, il a été de s'être constituée. La CFDT n'en voulait pas. Alors la LCR non plus.
En revanche, la LCR a complètement approuvé, dans sa presse, comme par l'activité de certains de ses militants, la politique de la Coordination des agents de conduite, c'est-à-dire celle de la CFDT, jusqu'au bout, y compris sa politique catégorielle, de division du mouvement. Quand la LCR parle d'unité, c'est donc unité de la LCR derrière la direction CFDT, pas unité des grévistes, qu'il faut entendre.
Les difficultés de l'extension
Quoi qu'il en soit, les préjugés ou les illusions corporatistes ont pesé. D'abord, en limitant la grève parmi les cheminots eux-mêmes. Ensuite, en rendant plus difficile au mouvement de sortir du cadre de la seule SNCF. On a bien vu des réticences et des réflexes de recul parmi les cheminots, de toute catégorie, quand d'autres corporations, la RATP ou l'EDF, ont un moment fait grève elles aussi. Bien sûr, les grèves de ces corporations-là étaient entièrement dirigées par les syndicats, qui les ont effectivement arrêtées quand ils l'ont voulu. Mais la peur de l'extension, de voir sa propre grève noyée dans celle des autres, n'était pas positive pour les cheminots.
Car c'est vrai que pour faire céder le gouvernement sur les salaires, il fallait lui faire peur, à lui et au patronat, exactement comme il avait commencé à avoir peur au début de la grève des cheminots, à cause de la façon dont elle avait démarré et du caractère qu'elle prenait. Et lui faire peur, cela aurait pu être la menace que la grève s'étende à d'autres travailleurs, en prenant le même caractère. Cette menace, les cheminots auraient peut-être pu la brandir, si les grévistes eux-mêmes étaient allés s'adresser aux autres travailleurs. C'était sans doute possible. Tous les cheminots ont pu constater que parmi les usagers populaires, les travailleurs qui prennent les trains de banlieue chaque jour, leur grève était vue favorablement. En tant que travailleurs, ils ont les mêmes préoccupations et les mêmes problèmes que les cheminots.
Mais, d'abord, le choix du moment de la grève n'était de ce point de vue pas le plus heureux. Certes, une grève de la SNCF au moment des fêtes de fin à d'année avait la garantie du spectaculaire. Mais elle avait l'inconvénient de rendre pratiquement impossible la tentative de s'adresser aux autres catégories de travailleurs en tant que travailleurs, beaucoup d'entreprises étant en congé ou ne travaillant qu'au ralenti. Elle avait aussi l'inconvénient d'ailleurs de toucher beaucoup les voyageurs mais bien peu les patrons, puisque le trafic marchandises est alors des plus réduits.
Beaucoup de cheminots n'ont été convaincus de cette nécessité de s'adresser aux autres travailleurs qu'à la fin du mouvement, quand il était bien tard pour le faire.
Pourtant, le fait que la direction et le gouvernement n'aient pas cédé sur les salaires ne prouve certainement pas que c'était impossible. Ce n'est pas impossible parce que de l'argent, il y en a. La revendication d'augmentation mensuelle de 700 francs pour tous les cheminots signifierait trouver deux milliards de francs pour l'année. Deux milliards, c'est ce que le gouvernement a trouvé en un clin d'oeil pour les paysans. Pour les richissimes, c'est de 6 milliards qu'il leur a fait cadeau en supprimant l'impôt sur les grandes fortunes, il y a quelques mois. Et, le journal Le Monde indiquait récemment qu'au 31 décembre, 50 milliards de francs avaient été distribués sous forme de profits boursiers et étaient disponibles pour que les boursicoteurs puissent continuer à jouer. Cinquante milliards de francs, vingt-cinq fois le montant de la revendication des salaires des cheminots, consacrés à acheter et vendre des bouts de papier ; mais des bouts de papier qui permettent de s'enrichir sur le dos de tous ceux qui travaillent pour un salaire de plus en plus réduit.
Ce n'est donc pas l'argent qui manque, mais pour gagner il faudra que les travailleurs frappent plus fort que les cheminots ne l'ont fait cette fois-ci.
Et frapper plus fort, cela veut dire peut-être frapper plus longtemps, mais cela veut dire sûrement frapper encore plus largement, afin que le mouvement touche même d'autres secteurs que le secteur public.
Les syndicats ont réussi à arrêter la grève
Au bout de trois semaines, la grève n'avait pas encore faibli. Le lundi 5 janvier, après le pont du Premier de l'An, de nombreux cheminots qui avaient été en congé pour quelques jours, rejoignaient de nouveau les grévistes, et partout les assemblées générales étaient plus nombreuses. Malgré l'attitude de la FGAAC, poussant ostensiblement à la reprise après les fêtes bien qu'elle n'osât pas prononcer le mot, le nombre des agents de conduite qui avaient abandonné était infime. De nouvelles négociations jeudi 8 janvier n'amenèrent que des miettes qui furent jugées telles par les grévistes, et le soir la grève tenait toujours aussi bon.
L'intox à la reprise battait son plein. Celle-ci était annoncée chaque jour. Pourtant chaque jour, c'était le même pourcentage de trains qui roulaient, pas plus. A partir du vendredi 9, il y eut la prétendue mobilisation des usagers, c'est-à-dire des patrons et des partis de droite. Mais tout cela n'impressionna guère les grévistes, au plus, cela accrut la colère de quelques-uns.
Ceux qui ont arrêté la grève, ce sont les syndicats : la CFDT et la CGT, puisque les autres soit n'avaient jamais été dans la grève, soit comme la FGAAC l'avait déjà abandonnée.
La manoeuvre pour arrêter une grève générale à la SNCF alors que les grévistes eux-mêmes ne sont nullement prêts à abandonner, n'est pas une nouveauté.
On l'a déjà vue se répéter en 1968, en 1971, en 1976, bref à chaque fois qu'une grève impliquant des dizaines de milliers de cheminots aux quatre coins du territoire est devenue pesante ou gênante pour les organisations syndicales. Cette manoeuvre consiste à pousser à la reprise les secteurs les plus faibles au lieu de les conforter en montrant que la grosse majorité tient ferme. Puis, en se servant de leur exemple, à souffler aux autres que le vent est à la reprise, et ainsi les décourager et les démoraliser.
Cette fois-ci, là encore, c'est la CFDT qui s'est avancée la première. Dès la fin des négociations jeudi 8 au soir, la Fédération faisait savoir que, bien sûr sans se prononcer pour la reprise, elle estimait que les grévistes ne pourraient de toute façon rien obtenir de plus. A part cela, elle les laissait libres de se prononcer pour ou contre la continuation de la grève. Un peu plus tard, c'est Edmond Maire lui-même qui en rajoutait en conseillant ouvertement « l'apaisement ».
Et sur le terrain, les responsables, dès vendredi, encourageaient plus ou moins discrètement les premiers secteurs où la grève était minoritaire à reprendre le travail immédiatement, sans attendre de connaître l'opinion de la majorité des autres secteurs. En fait, dans certains endroits ils encourageaient la minorité qui votait pour la reprise à reprendre le travail. C'est ainsi qu'une grève est émiettée, brisée, et qu'est créé le courant pour la reprise. Il est significatif d'ailleurs que les communiqués de la Fédération ne disaient pas que, le vendredi 9 au soir il y avait toujours 79 dépôts sur 94 qui avaient décidé de poursuivre le mouvement. Ils disaient que quinze dépôts avaient décidé d'arrêter la grève. C'est ainsi qu'on crée un climat.
La CGT, elle, a tenu plus longtemps. D'abord elle avait plus que la CFDT à se faire pardonner son opposition du début de la grève. Et puis, puisque la CFDT lui donnait l'occasion d'apparaître plus ferme, elle ne devait pas la rater. Elle a donc tenu deux jours de plus en se prononçant officiellement pour la continuation. Et puis Edmond Maire ayant abattu ouvertement son jeu, la CGT se déclara tout à la fois « aux côtés de ceux qui ont décidé de continuer la lutte et aux côtés de ceux qui ont décidé de reprendre ». Et voilà. Ce n'est pas encore aujourd'hui que les jésuites de la CFDT pourront donner des leçons à ceux de la CGT.
Bien entendu, comme toujours, l'attitude ambiguë de la CGT s'est traduite de deux manières sur le terrain. Certains militants y ont vu quand même un encouragement à continuer la grève, et ont poussé certains dépôts à tenir un jour ou deux encore dans certaines régions du Midi ou même à Paris Sud-Ouest, où. ils avaient, il est vrai beaucoup à faire pour se racheter. D'autres responsables y ont vu le feu vert pour pousser à la reprise aux côtés de la CFDT. Ainsi au dépôt du Charolais, gare de Lyon à Paris, après que l'assemblée générale eut voté la continuation de la grève, un délégué demandait, comme par hasard, aux minoritaires s'ils comptaient reprendre le travail tout de suite. Certains ayant finalement saisi la perche tendue, on organisait une nouvelle assemblée où les responsables syndicaux soulignaient la nécessité de reprendre tous ensemble. C'est avec ce petit jeu que CGT et CFDT ensemble sont parvenues à faire voter la reprise, malgré l'opposition d'un militant CGT.
C'était dans la nécessité de parer à toutes ces manoeuvres que les coordinations avaient trouvé leur première raison d'être. L'appel du dépôt de Sotteville à créer une coordination nationale des agents de conduite disait explicitement et justement que c'était « afin d'éviter la reprise dépôt par dépôt ». Malheureusement le représentant de Sotteville au bureau de la Coordination des agents de conduite lui-même (par ailleurs membre de la LCR) avait oublié au début janvier ce qu'il écrivait fin décembre. C'est lui-même qui a expliqué dans une interview au journal Le Matin comment il a appelé son dépôt, dont l'assemblée générale venait de voter la poursuite de la grève, à décider de reprendre le travail « pour ne pas briser l'unitë », restant ainsi jusqu'au bout fidèle à la politique de la CFDT.
La Coordination inter-catégories a été, elle, encore trop faible pour s'opposer à ces grandes manoeuvres. Elle a appelé à continuer la grève. Elle a publié par tracts les informations sur la liste des secteurs qui avaient décidé de continuer la grève. Mais elle ne représentait qu'une petite minorité, même si dans ces derniers jours, des cheminots de plusieurs régions qui n'avaient pas été en contact jusqu'ici, ont alors pris ce contact, à la recherche d'informations exactes que tous leur refusaient. La Coordination inter-catégories n'a pas pu s'opposer à ces manoeuvres, elle n'en a pas eu la force. C'est certes regrettable. Mais elle a eu le mérite d'être la seule organisation nationale a tenter de le faire, et elle a surtout eu le mérite d'exister et de montrer l'exemple de ce qu'il faut faire.
Les grévistes n'ont pas gagné mais ils ne sont pas défaits
Les cheminots n'ont pas gagné. Bien sûr, le projet de grille des salaires est remisé, du moins momentanément. Mais ils n'ont eu satisfaction ni sur les salaires, ni sur les conditions de travail.
Pourtant, les grévistes ne sont nullement démoralisés. Tout le montre : les réactions aux menaces de sanctions pour fait de grève comme l'attitude vis-à-vis des chefs qui ont fait les jaunes pendant la grève. A Nevers, à Narbonne, à Lyon, à Nanterre et dans bien d'autres endroits il y eut de nouveau débrayages dans les heures ou les jours qui ont suivi la fin de la grève pour bien indiquer à la SNCF que les grévistes n'accepteraient pas la moindre sanction. Et un peu partout ce sont les chefs jaunes qui doivent rabattre de leur arrogance antérieure et les grévistes qui leur montrent qu'ils savent se souvenir de leur attitude.
D'ailleurs, la SNCF le sait bien. Elle est extrêmement prudente. Elle vient d'annoncr au Comité d'Entreprise de Paris Sud-Ouest qu'il n'y aurait aucune sanction sur la région, que seule une enquête pour un prétendu sabotage se poursuit. Il est vrai qu'à Amiens, elle aurait déposé plus d'une centaine de plaintes contre les grévistes qui, ont occupé les voies, comme dans d'autres villes d'ailleurs, mais elle a tenu à affirmer qu'au point de vue administratif, elle agirait « avec mansuétude ».
Les grévistes n'ont pas gagné. Mais ils ne sont pas abattus, ni défaits. Ils ne le sont pas, parce qu'ils ont bien conscience que leur mouvement avec toutes ses limites, après une longue période de calme social dans laquelle la classe ouvrière prenait des coups sans les rendre, vient de prouver que les travailleurs demeuraient tout à fait capables de se battre, de riposter.
Et puis ils ont pris conscience aussi d'avoir fait une grève pas tout à fait ordinaire. Ils ont vu que cette grève, c'est la base, eux, les travailleurs du rang, qui l'ont voulue, décidée, imposée et étendue, sans les appareils des fédérations syndicales, et même contre eux. Et des milliers d'entre eux ont même vu davantage : que les grévistes peuvent s'organiser indépendamment de ces appareils, se donner une direction qu'ils contrôlent entièrement.
Et cela, ce sont non seulement des cheminots qui en ont pris conscience et qui l'ont vu, mais aussi des dizaines de milliers de travailleurs dans tout le pays, qui ont suivi cette grève avec attention, intérêt et sympathie.