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États-Unis : une campagne électorale ouvrière dans le Michigan
Aux États-Unis, la gauche dans son ensemble est faible et les résultats électoraux habituels des groupes qui la composent reflètent cette faiblesse. Ils tournent classiquement autour de 0,1 % quand ce n'est pas O,O1 % ou même 0,001 %. La plupart du temps, les résultats de la gauche ne sont même pas rapportés dans la presse ou alors ils le sont deux mois après les élections - au moment de la publication officielle des résultats définitifs. A titre d'exemple, aux élections présidentielles de l'automne dernier, les candidats de la Workers League et du Socialist Workers Party, deux groupes de tendance trotskyste, auraient obtenu respectivement 18 579 et 13 338 voix, soit 0,02 % et 0,01 % (d'après le New York Times). Le Parti Communiste, lui, n'a même pas présenté de candidat cette fois-ci. Il faut cependant rappeler que de nombreux obstacles légaux ne permettent à de tels candidats que de se présenter dans un petit nombre d'États.
Avant 1988, Spark n'avait jamais présenté ses propres candidats à des élections.
Nous avions, à plusieurs reprises, participé aux campagnes du Socialist Workers Party (SWP). Et, à l'occasion de telle ou telle élection, nous avions dans notre presse appelé à voter pour les candidats du SWP, du Parti Communiste ou d'autres organisations de gauche. Non pas que nous souhaitions nous abstenir par principe, ou que les campagnes des uns ou des autres nous satisfaisaient complètement. Mais nous n'étions qu'un petit groupe qui estimait à la fois ne pas avoir les forces suffisantes et ne pas se trouver dans une situation qui lui permette de mener une campagne crédible.
Jusqu'en 1988, il ne nous avait pas paru possible de mener une campagne qui touche suffisamment de travailleurs pour faire la démonstration que des travailleurs pouvaient apparaître sur la scène politique. Cette possibilité, il nous a semblé qu'elle existait pour la première fois en 1988... au moins dans un État, le Michigan.
Le refus des « concessions »
En 1988, le taux de chômage était toujours très élevé dans le Michigan, une situation qui remonte à 1974 et qui ne s'est pour ainsi dire jamais améliorée. Pendant les récessions de 1973-75 et 1979-82, le chômage avait même été bien plus élevé, et il est resté à un niveau élevé au cours des années de reprise, à cause de la campagne systématique pour l'augmentation de la productivité, campagne dirigée par les grandes compagnies d'automobile installées au Michigan.
Le poids du chômage a, à partir de 1979, permis à ces compagnies d'imposer des contrats qui réduisaient, directement ou indirectement, les salaires et les avantages négociés auparavant entre les constructeurs et l'UAW (le syndicat des travailleurs de l'auto).
Toutes les réductions des salaires et des avantages acquis et les des conditions de travail furent bientôt connues sous le nom de « concessions ». Les dirigeants des syndicats expliquaient aux travailleurs qu'ils devaient faire des « concessions » pour empêcher par exemple que Chrysler ne fasse banqueroute ; ou que d'autres usines ne ferment leurs portes à cause de la concurrence japonaise. Au début, les travailleurs acceptèrent pour la plupart ce type de raisonnement, quoique sans enthousiasme. Mais une fois que les travailleurs de l'automobile, couches les mieux payées et les mieux protégées, eurent fait ces concessions, tous les autres patrons se mirent à exiger des concessions similaires ou supérieures de la part de leurs propres travailleurs. Et une fois cela fait, les constructeurs automobiles sont revenus alors à la charge, exigeant à leur tour de nouvelles concessions.
Ce cercle vicieux a fonctionné sans discontinuer jusqu'en 1987, et les tentatives de s'opposer aux concessions dans l'automobile ou ailleurs furent très peu nombreuses.
Par contre, il était devenu évident que les dites concessions ne permettaient pas de maintenir l'emploi. Dans les trois grandes compagnies d'automobile, il y avait 40 % d'emplois en moins par rapport à 1973. Au moment de négocier les contrats de 1987, les constructeurs automobiles voulurent augmenter encore la productivité, ce qui aurait signifié de nouvelles suppressions d'emplois. Au cours de ces négociations, les contrats nationaux furent refusés par un certain nombre de syndicats locaux où une opposition avait pu s'organiser autour de dirigeants syndicaux ou, parfois, de militants de base. Les travailleurs refusèrent d'approuver les contrats malgré les arguments et les pressions des représentants de l'UAW qui allèrent jusqu'à prétendre que ce contrat mettait justement fin aux concessions, malgré les suppressions d'emplois qu'il allait entraîner.
Il apparaissait que les travailleurs n'acceptaient plus les arguments au nom desquels on leur avait fait accepter les concessions et qu'ils en étaient venus à se méfier des syndicalistes qui leur demandaient d'en accepter de nouvelles.
Une greve qui n'a pas ete perdue
Fin 1987, dans le Michigan, il y a eu une grève qui a permis à des travailleurs de faire reculer un patron qui voulait leur imposer des concessions : la grève de douze semaines des 4000 employés de Blue Cross/Blue Shield of Michigan, une compagnie d'assurances installée à Detroit. Les grévistes de Blue Cross furent suffisamment bien organisés pour garder le contrôle de leur grève du début à la fin, ce qui leur a permis de tenir douze semaines et de résister aux pressions des bureaucrates de l'UAW qui leur demandaient de céder. (Ce syndicat organise dans le Michigan, où l'UAW a le plus gros de son implantation, de nombreuses entreprises qui n'ont rien à voir avec l'automobile, comme Blue Cross). S'ils n'ont à aucun moment réussi à étendre leur grève, ils ont quand même réussi à attirer l'attention des autres travailleurs et leur grève est ainsi devenue un fait politique. Le patron finit par lâcher 17 % d'augmentation et une prime de 1 500 dollars, et par retirer toutes ses exigences en matière de concessions.
A n'importe quelle autre période, une grève de douze semaines pour garder le même contrat et à peu de choses près la même augmentation de salaire que précédemment aurait été considérée comme une défaite. Mais la grève de Blue Cross avait éclaté après pratiquement une décennie de reculs sans combat. Les quelques grèves de la période avaient été perdues et s'étaient terminées, une fois la combativité des travailleurs émoussée, par des concessions parfois pires que celles qu'ils avaient d'abord refusées. C'est pourquoi la grève de Blue Cross fut un fait marquant. Elle faisait la preuve que des travailleurs pouvaient se défendre même dans cette période défavorable. C'est certainement ainsi que l'ont vue tous les militants syndicaux qui voulaient mettre fin aux concessions.
Et c'est une militante liée de longue date à Spark qui a été la principale animatrice de cette grève.
Premiers sondages
Sur le plan électoral, 1988 était une année importante, où devaient avoir lieu des élections à la présidence, au Congrès, au parlement de l'État, à diverses instances locales - le tout en même temps.
Nous savions de manière certaine qu'il y avait parmi les travailleurs une hostilité contre les concessions, ainsi que du ressentiment quant au rôle joué par les syndicats pour les faire accepter. Nous avons pensé qu'il serait bon que les travailleurs puissent exprimer ce qu'ils pensaient de la situation plus largement qu'en refusant tel ou tel contrat d'entreprise. Notre intention était de profiter des élections pour donner aux travailleurs la possibilité de faire un geste politique, d'échapper au piège habituel, c'est-à-dire l'obligation de s'abstenir si on veut échapper au vote « pour le moindre mal » (ce qui signifie généralement voter pour les candidats démocrates, considérés comme plus favorables aux travailleurs).
De plus, nous pensions que notre militante de Blue Cross pouvait, sur la base du succès de la grève, convaincre d'autres militants syndicaux de prendre part à une campagne électorale. Un avantage de cette démarche aurait été de permettre que notre campagne soit beaucoup plus large qu'en ne comptant que sur nos propres forces. Un autre avantage était de nous permettre de faire une proposition concrète aux syndicalistes qui ont conscience du manque d'un parti ouvrier aux États-Unis et qui souhaitent voir la classe ouvrière intervenir sur une scène politique pour l'instant réservée aux deux partis politiques de la bourgeoisie.
Dans le Michigan, il y a bien sûr un certain nombre de syndicalistes qui souhaitent qu'il y ait un parti de la classe ouvrière.
La manière dont ils voient un tel parti et son programme varie évidemment de l'un à l'autre et elle est très souvent vague et imprécise. Il n'en reste pas moins qu'une petite fraction de militants syndicaux désirent vraiment que les travailleurs s'affirment politiquement.
Pour toutes ces raisons, nous pensions qu'il y avait la possibilité de présenter une liste ouvrière à ces élections, une liste qui se réclame ouvertement de la classe ouvrière et se distingue clairement des Démocrates comme des Républicains. Une liste qui s'adresse aux travailleurs, qui leur parle de leurs problèmes et de leurs sujets de préoccupation, qui affirme la nécessité pour les travailleurs de ne compter que sur leurs forces pour combattre une politique anti-ouvrière, et une liste qui insiste sur la responsabilité des Démocrates et des Républicains dans le présent état de choses, sur le fait qu'ils sont les uns et les autres les gérants de la politique de concessions menée par les grandes entreprises.
L'axe de la campagne
En février 1988, nous avons essayé de voir si une telle campagne était possible.
Pour la liste, nous avons choisi le titre « Les travailleurs contre les concessions ». Nous n'avons pas choisi ce nom par la volonté de rester sur le plan syndical, mais plutôt malgré les problèmes posés par un tel choix.
Comme ceux de tous les autres pays, les travailleurs américains ont vu leur niveau de vie diminuer et ont été contraints de payer les frais de la crise économique. Les grandes entreprises et le gouvernement ont imposé une austérité réelle à la population laborieuse. Mais les choses ne sont pas aussi claires aux yeux des travailleurs. Ils n'ont pas le sentiment qu'il s'agit de la pression d'une classe contre une autre ou qu'il s'agit d'un problème de nature politique. C'est peut-être la conséquence du fait qu'il n'y a pas de parti ouvrier aux États-Unis et que les travailleurs n'imaginent pas que leur classe ait un rôle à jouer sur la scène politique.
De toute façon, chaque groupe de travailleurs se trouve confronté à la politique d'austérité de la bourgeoisie sous la forme de contrats d'entreprise où leur sont imposées les concessions. Les autres problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs - impôts plus élevés, services sociaux moindres, système scolaire en difficulté - font que les travailleurs se sentent encore plus menacés, mais de nombreux travailleurs n'ont pas le sentiment que les mesures prises par les différents niveaux de gouvernement ont fondamentalement les mêmes raisons que les sacrifices qui leur sont imposés à l'entreprise.
De toute évidence, en choisissant le nom de « Les travailleurs contre les concessions », nous risquions d'aller dans le même sens.
Le choix du nom soulevait aussi d'autres problèmes. Beaucoup de travailleurs non-syndiqués ou des petites entreprises, ainsi que les employés de bureaux ou le personnel hospitalier n'utilisent pas le mot de « concessions » pour parler de ce qui se passe chez eux. Sans parler des chômeurs pour qui le problème n'est pas celui des concessions mais des emplois.
Nous avons quand même gardé ce nom parce que nous pensions que la plupart des travailleurs pouvaient s'y retrouver. Malgré tous les problèmes, le mot « concessions » évoque l'idée que ce sont les travailleurs qui payent les frais de la crise économique.
C'est donc sur cette base que nous avons conçu notre campagne : le désir des travailleurs de ne plus payer les frais de la crise, de ne plus voir leur niveau de vie diminuer pendant que les riches continuent de s'enrichir. L'axe de la campagne consistait à demander aux travailleurs de dire ce qu'ils pensaient en votant « Les travailleurs contre les concessions » ; de dire aux grandes sociétés, aux banquiers et aux politiciens qu'ils n'étaient plus prêts à accepter de nouvelles concessions. En même temps, nous insistions sur l'idée que les concessions continueraient si les travailleurs ne luttaient pas pour y mettre fin eux-mêmes - avec la même détermination que ceux de Blue Cross, mais avec toutes les forces dont dispose la classe ouvrière.
Une liste ouvriere
Nous avons discuté avec autant de militants syndicalistes qu'il était possible. En même temps, nous tentions de remplir les conditions nécessaires pour faire accepter notre liste.
Les conditions légales de présentation d'une liste sont assez restrictives. Il nous fallait la signature de plus de 16 000 personnes inscrites sur les listes électorales, avec un minimum de cent signatures dans au moins neuf des seize circonscriptions de l'État. Formellement, chacun des signataires déclare qu'il est militant d'une nouvelle formation politique. A partir du moment où nous avons démarré, il ne nous restait qu'un peu plus de six semaines pour y arriver. En fait, nous avons réussi à recueillir plus de 37 500 signatures, dont plus de 36 000 ont été validées.
Nous avons eu moins de succès dans notre tentative d'attirer des syndicalistes. Un bon nombre subissaient la pression de la bureaucratie qui apportait son soutien aux Démocrates. D'autres étaient attirés en direction des Démocrates par la campagne de Jesse Jackson. (Le Michigan est un des États où Jackson a remporté haut la main les primaires démocrates, faisant près du double de son adversaire). D'autres encore se disaient d'accord avec l'idée mais pensaient que 1988 n'était pas le bon moment, ou qu'il était déjà trop tard pour lancer une campagne.
Nous avons cependant pu amener un certain nombre de militants syndicalistes à faire campagne avec nous, mais à quelques exceptions près, seuls des militants de base se sont engagés à nos côtés.
Notre liste définitive comprenait 26 noms. Beaucoup étaient des militants syndicaux. Certains étaient des travailleurs âgés ayant perdu leur emploi. D'autres, des jeunes ne trouvant pas à s'embaucher pour un salaire décent. Certains étaient connus comme militants de quartier. Il y avait des mères de famille inquiètes du niveau d'éducation dispensé par l'école publique. Tous appartenaient à la classe ouvrière.
Nous avons consciemment choisi de faire une liste ne comprenant que des travailleurs. Les travailleurs, et tout particulièrement les travailleurs américains aujourd'hui, doivent apprendre qu'ils doivent compter avant tout sur leurs propres forces et trouver en leur sein des gens pour diriger leurs luttes et les représenter. Et ils doivent prendre conscience qu'ils ont toutes les raisons de se méfier des politiciens des autres classes qui prétendent parler en leur nom aux différents niveaux de gouvernement.
Il ne s'agit pas ici seulement d'une pétition de principes. La composition de notre liste démontrait mieux que bien des discours ce qui pour nous est une conviction profonde.
Les 26 candidats de la liste se présentaient à différents postes : depuis le Sénat et le Congrès des États-Unis jusqu'aux commissions scolaires de l'État et des comtés, en passant par le parlement du Michigan.
Il y avait là une différence notable avec ce qui est la pratique courante des groupes de gauche américains qui souvent ne présentent de candidats qu'à la présidence, ou parfois à la présidence et au Sénat des États-Unis.
Nous avons au contraire choisi d'avoir des candidats non seulement à des fonctions nationales, comme le Sénat ou le Congrès, mais aussi à des fonctions plus locales, dans l'espoir de donner à un plus grand nombre de travailleurs la possibilité de s'exprimer. Les résultats ont d'ailleurs démontré que le pourcentage des votes obtenus a été généralement plus important dans les élections locales que nationales.
Sur le plan de la couverture géographique, nous avions des candidats et nous avons fait campagne dans près de la moitié de l'État. Mais là où nous étions, nous sommes surtout apparus dans les quartiers ouvriers, sur les lieux de travail, aux portes des entreprises et des centres commerciaux fréquentés par le public ouvrier. Notre campagne a été une campagne ouvrière, s'adressant à une fraction aussi large que possible de la classe ouvrière.
Elle a aussi été une campagne financée par les dons de centaines de personnes et par l'achat de milliers de badges et de T-shirts en soutien à notre liste.
Les resultats
Evidemment, nos résultats restent modestes. Mais ils ne sont tout de même pas passés inaperçus. Le total de personnes différentes à avoir voté au moins une fois pour un candidat de la liste « Les travailleurs contre les concessions » oscille entre 30 000 et 40 000, dans un État où le total des votants était légèrement supérieur à 3 200 000. A cause des candidatures à différents postes, il est impossible de préciser ce chiffre. Le plus grand nombre de voix obtenu par un seul de nos candidats est 27 000, au poste de commissaire scolaire au niveau de l'État. Au total, notre résultat avoisine les 1 %, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins.
C'est un résultat faible. Mais même faible, il montre que la gauche a la possibilité de s'adresser à la classe ouvrière... et d'être entendue par une petite fraction de travailleurs.
Le 15 avril 1989