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États-Unis - La fin du syndrome vietnamien ?
Au moment même où l'offensive terrestre américaine contre l'Irak se mettait en branle, George Bush déclarait triomphalement : « Nous avons mis fin au syndrome du Vietnam. »
Ce n'est peut-être pas aussi simple que Bush veut bien le dire, mais il est certain que l'opposition manifestée pendant des années par la population américaine contre toute nouvelle guerre, sa crainte d'un nouveau Vietnam, n'ont pas suffi à empêcher la bourgeoisie américaine d'entrer en guerre contre l'Irak.
L'impérialisme américain avait depuis longtemps un problème que l'invasion irakienne du Koweit a bien mis en lumière. Le pari fait par Saddam Hussein reposait sur l'idée qu'il pouvait pénétrer au Koweit sans grand risque de réaction militaire de la part des États-Unis. Son erreur d'appréciation reposait peut-être en partie sur les déclarations ambiguës de l'ambassadrice américaine, Glaspie ; mais elle reposait sans aucun doute aussi sur l'hésitation américaine à intervenir militairement sur la scène internationale depuis la fin de la guerre du Vietnam.
Avec les invasions de Grenade et de Panama, les États-Unis avaient affirmé qu'ils étaient à nouveau prêts à utiliser leur puissance militaire. Mais parce qu'il s'agissait de petits pays situés dans l'arrière-cour des États-Unis, le reste du monde ne fut pas nécessairement convaincu que quelque chose avait changé, d'autant que les États-Unis avaient montré de l'hésitation dans l'affaire des otages en Iran ou avaient retiré hâtivement leurs troupes du Liban devant les protestations suscitées aux USA par l'attentat contre une caserne de marines.
La prétention affichée de Bush était de masquer, sous la formule d'un « nouvel ordre mondial » , le besoin de la bourgeoisie américaine de réaffirmer sa volonté et sa capacité à utiliser toute sa puissance militaire, même contre un pays éloigné de la sphère d'influence des USA, d'une taille comparable au Vietnam par sa population.
Dans cette perspective Bush pouvait craindre l'opposition de la population américaine ou au moins d'une fraction importante de celle-ci à toute nouvelle guerre. Bush avait besoin de se débarrasser du « syndrome du Vietnam » - cette maladie dont souffrait la population américaine depuis plus de deux décennies.
Un syndrome tenace
Tous les sondages effectués pendant le déploiement des forces US dans le Golfe montraient qu'une large majorité de la population était opposée à une nouvelle aventure guerrière. Et quand Bush, au lendemain des élections de novembre, annonça le doublement du nombre de soldats stationnés en Arabie saoudite, il y eut une forte réaction dans la population. Les sondages effectués alors montraient que les trois-quarts ou presque de la population étaient opposés à l'entrée en guerre des États-Unis à propos du Koweit. L'opposition était encore plus importante dans les couches de la population d'où proviennent la majorité des soldats, c'est-à-dire dans la classe ouvrière, et plus spécialement dans ses couches les plus pauvres et les plus opprimées. Les sondages montraient que plus les revenus étaient bas, plus l'opposition à la guerre était grande ; de même pour le niveau d'instruction. Les Noirs étaient plus hostiles à la guerre que les Blancs, à tous les niveaux. Il en était de même des femmes par rapport aux hommes.
Ainsi, dès le début du déploiement américain, en août, on a commencé à voir des manifestations, des rassemblements ici ou là dans presque toutes les grandes villes, dans beaucoup de petites villes et sur les campus des universités. Avant la fin de l'année, plusieurs grandes manifestations régionales avaient eu lieu à Washington, San Francisco et Atlanta. Le nombre de ces manifestations et leur taille dépassaient de loin tout ce qui avait été fait au cours des premières années de l'intervention militaire US au Vietnam. On ne pourrait les comparer qu'aux manifestations de l'année 1967, après deux ans et demi d'intervention massive au Vietnam (mais, bien entendu, pas aux manifestations les plus importantes qui ont suivi).
Début janvier, Bush demanda au Congrès de lui voter l'autorisation de déclencher une guerre. Submergés qu'ils étaient de lettres, télégrammes, coups de téléphone et visites de gens opposés à la guerre, les députés refusèrent de donner à Bush la confortable majorité qu'il souhaitait. Au Sénat, le vote était de 52 voix pour et 47 voix contre. A la Chambre des Représentants, Bush n'obtenait qu'une majorité à peine supérieure. Ces résultats étaient bien loin de ceux obtenus par la Résolution sur le Golfe du Tonkin de 1964, qui autorisait le bombardement du Nord-Vietnam et l'utilisation de l'armée sur tout le territoire du Vietnam : cette année-là, le Congrès, Sénat et Chambre des Représentants réunis, avait autorisé la guerre par une majorité de 502 à 2.
Cette fois, la minorité parlementaire ne s'opposait pas vraiment à ce que le président déclare la guerre. Elle proposait seulement de laisser aux sanctions économiques un peu plus de temps pour faire effet avant qu'une décision soit prise. Attentifs aux réactions de la population, de nombreux politiciens - surtout Démocrates - pensaient d'abord et avant tout à leur avenir politique. Si la guerre devait mal tourner, ils pourraient toujours prétendre y avoir été opposés. Mais une fois les résultats du vote connus, tous ont serré les rangs derrière Bush, en disant que c'était au président de prendre ses responsabilités maintenant qu'il avait l'autorisation qu'il avait demandée.
Les directions syndicales n'ont pas réagi autrement. Pendant toute la guerre du Vietnam, l'AFL-CIO avait combattu tout syndicat qui manifestait son opposition à la guerre et la centrale elle-même manifestait bruyamment son soutien à la politique d'intervention. Cette fois, la fédération n'a pas soutenu ouvertement la guerre, laissant à chaque syndicat le soin de se déterminer. De nombreux syndicats sont intervenus auprès du président pour lui demander d'attendre que l'embargo fasse effet. Neuf des syndicats les plus importants (automobile, communications, conducteurs de machines, électricité et électronique, dockers, chimie et atome, habillement et textile, services, enseignement), totalisant plus de cinq millions de membres, ont mis sur pied un comité à cet effet. Evidemment, dès le début des bombardements, les bureaucraties syndicales ont soutenu la politique du président, sous prétexte qu'il était « nécessaire d'être tous ensemble derrière les soldats » . Mais en dénonçant le fait que l'armée est composée en majorité de jeunes d'origine ouvrière, en critiquant les choix budgétaires du pays (priorité à la guerre aux dépens du social) avant le début des bombardements, ils faisaient écho aux craintes et aux préoccupations de leur base.
L'irritation était particulièrement grande dans la population noire. Ce sentiment se trouvait renforcé à cause du nombre particulièrement élevé de soldats noirs parmi les soldats envoyés dans le Golfe, et de la proportion encore plus élevée de fantassins noirs se trouvant en première ligne.
Voici par exemple un extrait de l'interview télévisée d'une dirigeante d'une organisation de mères d'enfants victimes de la violence qui ensanglante la ville de Détroit : « Ce gouvernement n'a pas d'argent pour mettre fin à la guerre qui se répand dans les rues de notre ville, des jeunes sans espoir étant poussés au meurtre. Alors si ce gouvernement vient à Détroit pour tenter d'enrôler les jeunes Noirs, il me trouvera sur son chemin, les armes à la main. Ils n'auront pas nos jeunes, ils ne les enverront pas mourir dans leurs guerres. »
Parmi les travailleurs plus âgés, noirs et blancs, il y avait beaucoup d'indignation liée au manque de travail pour les jeunes. « Qui s'engage parce que ça lui plaît ? Ceux qui s'engagent n'ont pas le choix et aujourd'hui on veut les envoyer se faire tuer » . De très nombreux anciens du Vietnam exprimaient leur colère : on nous prépare une nouvelle guerre - et une guerre pour quoi faire ? Une grande majorité de femmes n'acceptaient pas l'idée que leurs enfants (ou petits-enfants) pouvaient être envoyés à la mort.
Il y avait sans doute une minorité non négligeable de travailleurs qui reprenaient les déclarations de Bush sur la nécessité de « tracer un trait dans le sable » et de stopper Saddam Hussein. Mais encore plus nombreux, d'après ce que nous avons pu voir, étaient ceux qui pensaient qu'il s'agissait d'une guerre pour la défense des profits des compagnies pétrolières, une « guerre de riches » . Le bond fait par le prix du pétrole en août, suite à l'arrivée des troupes US dans le Golfe, n'avait fait que renforcer cette idée. Tirant les leçons de cette expérience, le gouvernement décidait en janvier la mise à disposition des réserves de pétrole pour empêcher les prix de monter avec le déclenchement des opérations militaires - provoquant même une légère chute des prix.
La campagne des « rubans jaunes »
Pendant toute la période de montée en puissance de ses forces militaires dans le Golfe, le gouvernement américain a mené, avec l'aide inspirée des média, toute une campagne de propagande auprès de la population. Au début, cette campagne a connu des ratés. Les explications données par l'administration Bush passaient d'un thème à l'autre (le pétrole, l'économie, le Koweit), renforçant l'idée qu'il s'agissait d'une « guerre de riches ». Mais avec le temps, on finit par trouver le bon thème, celui du soutien aux soldats, ainsi qu'un symbole, les fameux rubans jaunes (d'après une chanson populaire racontant l'histoire d'une Américaine qui portait des rubans jaunes pour symboliser son espoir de retrouver son époux sain et sauf après la guerre civile).
Beaucoup de ceux qui étaient opposés à l'entrée en guerre étaient prêts à porter des rubans jaunes en signe de soutien aux soldats. C'était une préoccupation partagée par la plupart de ceux qui ne participaient pas au conflit - tous espéraient que quelque chose protégerait leurs proches qui étaient dans le Golfe ou qui risquaient d'y être envoyés.
Une fois trouvé le moyen de s'adresser à la population, Bush se mit à parler de la nécessité de bien préparer la guerre pour mieux protéger la vie des soldats. La question des bombardements fut présentée de la même façon : il fallait avant tout assurer la sécurité des soldats. Bush promit que s'il y avait la guerre, elle ne serait pas une nouvelle guerre du Vietnam. Sa guerre serait une guerre massive et rapide, sans le nombre élevé de morts américains qu'on avait connu au Vietnam.
Ainsi, s'il est vrai qu'une grande majorité des gens interrogés avant la guerre se disaient opposés au déclenchement des hostilités, près de la moitié d'entre eux disaient aussi approuver la politique de Bush. Ils pensaient, ou plutôt ils espéraient, que sa politique consisterait à laisser l'embargo produire ses effets de manière à éviter la guerre. Et dès les premiers bombardements, les sondages montrèrent qu'une majorité écrasante de gens y étaient favorables - dans l'espoir d'éviter une guerre terrestre. Cette même majorité de 70 % continuait d'ailleurs à se dire opposée à une guerre terrestre quelle qu'elle soit. Mais au moment de l'offensive terrestre, ce sentiment avait fait place à une résignation sans espoir : bon, ça y est, on n'y peut rien, sinon soutenir nos soldats. Bush avait réussi à récupérer à son profit les craintes de la population au sujet de la sécurité des soldats.
L'imperialisme us a retrouve sa pugnacite - mais la population ?
Il est évidemment impossible de dire ce qui se serait passé si la guerre avait duré. La population aurait peut-être été gagnée àl'idée d'une guerre prolongée ; ou alors la propagande du gouvernement Bush aurait été impuissante devant les effets d'une guerre dure. En tout cas, le Pentagone était très sensible à cet aspect des choses. Dès avant la guerre, il avait donné des ordres pour qu'il n'y ait aucun enterrement public de soldats tués dans le Golfe et pour que le rapatriement des body bags ne puisse être filmé.
Le problème de Bush consitait à faire en sorte que la guerre soit la plus courte possible, tout en faisant la preuve de l'énorme puissance destructive de l'armée US ainsi que de sa volonté d'utiliser cette puissance. Les États-Unis ont été grandement aidés de ce point de vue par Saddam Hussein et son pari d'envahir le Koweit sans que les USA ripostent. Car l'Irak n'était pas prêt à résister à une attaque américaine alors que les USA, eux, avaient les moyens d'infliger à leurs adversaires des pertes et des souffrances énormes.
Aujourd'hui, Bush et les porte-parole militaires tirent argument des bombardements massifs et de la guerre éclair contre l'Irak pour affirmer que les États-Unis ont retrouvé toute leur « volonté » . Le succès apparemment facile remporté en Irak - contre « la quatrième armée du monde » ainsi que se plaisent à le dire Schwartzkopf et Cheney - est là pour en témoigner.
Qu'est-ce que cela signifie pour l'avenir ? La bourgeoisie américaine aurait-elle réussi, au-delà de ce qu'elle a accompli dans le Golfe, à guérir la population du mal dont elle souffrait depuis 25 ans ?
C'est possible, mais ce n'est pas sûr. Il est difficile de trancher à l'issue d'une guerre aussi courte. En lui-même, le fait que la guerre ait duré si peu accomplira peut-être ce que la propagande de Bush n'avait pu accomplir. En tout cas, il ne fait pas de doute que la bourgeoisie dispose maintenant d'arguments supplémentaires pour ses campagnes de propagande à venir. Dinkins, le maire de New York, a promis d'organiser un défilé triomphal en l'honneur de Schwartzkopf. Wall Street saura, n'en doutons pas, faire honneur à son héros. Dans chaque base militaire, on organise des fêtes pour le retour des soldats et le demi-million de soldats qui vont revenir chez eux renforceront évidemment l'idée qu'il est possible de gagner des guerres facilement.
D'un autre côté, ni les sondages, ni les échos qu'on a pu recueillir n'indiquent qu'il y ait eu dans le pays une grande envie de continuer la guerre pour renverser Saddam Hussein. De même, les malheurs des réfugiés kurdes ne semblent pas avoir réussi à ranimer l'envie d'en découdre. En fait, beaucoup continuent à craindre que la situation dans le Golfe n'évolue dans le sens d'un retour des troupes américaines sur place, peut-être pour des années.
L'opposition organisee a la guerre...
La plupart des manifestations et autres protestations qui ont eu lieu ont été organisées par une coalition de pasteurs, prêtres et autres membres du Clergé, par des syndicalistes, des militants au niveau local, d'anciens opposants à la guerre du Vietnam, des étudiants, une poignée de Démocrates et des militants de gauche - la plupart d'entre eux appartenant aux mêmes milieux sociaux.
Dans ce genre de rassemblement, les points de vue sont évidemment très hétérogènes. Mais la grande majorité des participants ne remettaient pas en cause les explications que donnait le gouvernement des causes de la guerre. Il est clair que l'immense majorité des manifestants ne considéraient pas cette guerre comme une guerre impérialiste. Ils admettaient l'idée que le coupable était Saddam Hussein. Cela s'est réflété dans les buts que s'est donnés ce mouvement plus ou moins structuré. Des militants révolutionnaires ont bien réussi à faire accepter comme slogan le « retour immédiat des troupes », mais même ce slogan ambigu et pacifiste allait au-delà des objectifs mis en avant par le mouvement. Dans les premières semaines, il était courant d'entendre les manifestants réclamer que le gouvernement US s'en remette aux Nations-Unies. Quand les Nations-Unies ont fait savoir qu'elles soutenaient une action militaire, c'est la question de l'embargo qui est devenue populaire. La plus grande partie des militants semblait en gros d'accord avec la position exprimée par les neuf syndicats dans leur « Adresse au président » datée du 12 janvier : « Nous sommes les premiers à condamner la menaçante invasion du Koweit par Saddam Hussein et nous nous joignons à la communauté mondiale pour exiger son retrait immédiat de l'Irak. En même temps, nous pensons qu'il faut donner aux sanctions économiques - les plus importantes jamais décidées contre un pays, en temps de paix - la possibilité de porter leurs fruits. » Il y avait évidemment des militants qui comprenaient qu'il s'agissait là d'un soutien de fait à la guerre, mais leur point de vue n'était pas celui de la majorité.
Les activités proposées étaient les mêmes que celles organisées par le mouvement étudiant à l'époque de la guerre du Vietnam : manifestations, veilles, rassemblements, c'est-à-dire des activités où les militants ne font qu'exprimer leur opposition à la guerre, leur colère, etc. Il n'y a eu à aucun moment de tentative pour toucher, sans parler de mobiliser, ceux qui avaient à la fois quelque chose à gagner à s'opposer à l'État impérialiste et le pouvoir de le faire - c'est-à-dire la classe ouvrière ou même tout simplement les couches les plus exploitées et opprimées de la société.
La brièveté de la guerre nous interdit évidemment de tirer des conclusions définitives à la fois sur les sentiments de la population et sur les actions du mouvement d'opposition à la guerre.
Mais on peut dire que rien de ce qui a été fait n'indique que le mouvement ait compris la nécessité de lier l'opposition à la guerre à un mouvement de masse des couches opprimées de la population. Bien sûr, tenter de toucher et de mobiliser les couches de la population qui pourraient réellement entreprendre une lutte sociale demande du temps. Mais s'opposer véritablement à la guerre, c'est entreprendre de mobiliser ceux qui ont vraiment les moyens d'agir. Cela signifie qu'il faut, dès le départ, s'adresser à eux et, à travers leurs préoccupations, poser la question des difficultés et des possibilités d'une opposition véritable à la guerre.
Il n'est pas très surprenant que ce mouvement d'opposition naissant n'ait rien fait en ce sens. Cela ne fait que refléter l'origine de classe de ceux qui se sont mobilisés ces derniers mois.
C'est aussi un pâle reflet de ce qu'avait été le mouvement d'opposition à la guerre du Vietnam.
A l'époque, on avait vu l'émergence d'un mouvement étudiant pacifiste de masse, capable de jouer un rôle dans les événements. Mais ce mouvement ne s'est jamais posé le problème de mobiliser la population et, avant tout, ses couches les plus opprimées.
En fait, l'une des premières revendications du mouvement anti-guerre des années soixante consistait à demander le maintien de l'exemption du service militaire pour les étudiants, c'est-à-dire à laisser les jeunes ouvriers partis pour le Vietnam tout en réclamant pour les étudiants le privilège d'attendre, sur les campus, la fin de la guerre. Cette revendication, qui reflétait la base de classe d'un mouvement essentiellement estudiantin, a bien sûr contribué à rendre ce mouvement impopulaire auprès des couches opprimées de la société.
Plus tard, il est vrai, de nombreux étudiants ont pris conscience de ce problème mais il reste non moins vrai que jamais une fraction importante du mouvement n'a tenté de se lier à la classe ouvrière. En fait, la Nouvelle Gauche qui apparaissait alors comme la partie la plus radicale du mouvement étudiant, exprimait ouvertement son mépris pour la classe ouvrière. Elle a bien essayé de se lier au mouvement de la population noire contre l'oppression raciste, mais sans succès : un trop grand nombre de ses préoccupations, dues à l'origine sociale des étudiants, étaient étrangères aux couches opprimées de la société, même quand elles ne leur étaient pas antagonistes. Quant à l'orientation pacifiste des étudiants, elle était en opposition avec les batailles urbaines menées par les fractions les plus avancées de la population noire.
Pourtant, le mouvement anti-guerre petit-bourgeois a pu jouer un rôle pendant cette période. les militants étudiants réussissaient à attirer l'attention sur le problème de la guerre. Et la bourgeoisie n'aimait pas voir ses fils et ses filles contester dans la rue la politique de leurs pères.
Mais ce même mouvement mettait aussi l'accent sur les négociations - au moment où la population vietnamienne était sur le point d'infliger, par sa détermination et après des années de lutte, une défaite aux USA. Là encore, le mouvement se contentait de rechercher une issue à la guerre et non un moyen de se lier aux forces sociales qui auraient pu vaincre l'impérialisme américain.
La lutte de la population noire pour ses propres revendications ne posait peut-être pas consciemment le problème de la fin de la guerre ou du renversement de la bourgeoisie impérialiste, mais la population noire avait engagé dans les villes une lutte armée contre l'appareil d'État de cette même bourgeoisie. Et cette lutte radicale des opprimés renforçait le combat des Vietnamiens comme jamais le mouvement pacifiste n'aurait pu le faire.
...et les revolutionnaires
Bien sûr, une coalition de gens d'église, d'étudiants, de syndicalistes, etc. n'allait pas se fixer comme objectif d'organiser et de mobiliser les opprimés pour lutter pour leurs propres intérêts de classe. Elle exprime tout simplement les intérêts de classe petits-bourgeois de ceux qui dominent le mouvement.
Le problème c'est que, tout au long de la crise du Golfe, une grande partie de l'extrême-gauche n'a pas agi autrement. Non seulement la plupart des organisations révolutionnaires n'ont pas cherché à s'adresser à la classe ouvrière et avant tout à ses couches les plus opprimées et exploitées, mais la majorité d'entre elles ont essayé de faire renaître un mouvement pacifiste petit-bourgeois dans le style du mouvement contre la guerre du Vietnam. Si numériquement l'extrême-gauche ne représentait qu'une faible fraction du mouvement, du point de vue du travail effectué, c'était le contraire. Elle a fourni au mouvement l'essentiel de ses organisateurs.
Quand on a vu le scepticisme et l'irritation manifestés par la classe ouvrière face à cette guerre, il semble que ce pouvait être l'occasion pour l'extrême-gauche de se faire entendre des travailleurs, même s'il lui était difficile d'envisager à cause de sa faiblesse numérique, d'avoir une certaine influence. Rien n'a été tenté en ce sens. Cela en dit long sur le manque d'intérêt de la majorité de l'extrême-gauche envers la classe ouvrière.
C'est là, malheureusement, un reflet de ce que représente la gauche révolutionnaire aujourd'hui aux États-Unis. S'adresser à la classe ouvrière ne consiste pas à parachuter des militants devant les entreprises pour y distribuer des tracts. Cela ne consiste pas non plus à demander à des dirigeants syndicaux de prendre position sur la question de la guerre. Il s'agit pour les révolutionnaires de s'implanter dans la classe ouvrière, d'avoir suffisamment de forces pour qu'une politique révolutionnaire sur la guerre puisse trouver l'oreille de la classe ouvrière.
Ce n'est pas le cas aujourd'hui, et pas seulement à cause de la faiblesse de l'extrême-gauche. S'implanter dans la classe ouvrière demande un effort conscient, une politique visant à la construction d'une organisation ouvrière. Cela nécessite un travail politique systématique dans les couches les plus larges de la classe ouvrière, jour après jour, dans les périodes calmes comme dans les moments agités. C'est la seule possibilité pour l'extrême-gauche de pouvoir jouer un rôle en temps de crise.
Faute de quoi, dans les périodes critiques, la gauche révolutionnaire sera trop faible pour se faire entendre, trop faible pour jouer un rôle quelconque ; avec comme résultat, dans la plupart des cas, de se retrouver à la traîne du courant petit-bourgeois. Nous venons d'en avoir un exemple parlant au cours de la guerre du Golfe.
22 avril 1991