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Espagne : Le gouvernement espagnol peut-il négocier avec l'ETA ?
« Il ny a pas eu, il n'y a pas et il n'y aura pas de négociation avec l'ETA » et déclaré au debut août le chef du gouvernement espagnol, Felipe Gonzalez. Ce qui n'a pas empêché l'hebdomadaire Cambio-16, pourtant peu suspect de sympathies pour l'ETA, de titrer le 8 septembre « Dialogue gouvernement-ETA : dix ans de contacts continus », et de recenser, en citant parfois lieux et noms d'interlocuteurs une dizaine de tentatives de négociation ayant eu lieu au cours de la décennie.
Bien sûr, rien ne prouve que les assertions de Cambio soient entièrement exactes. Mai ce qui leur donne du crédit, c'est que ce sont de telles conversations entre etarras et responsables du gouvernement espagnol qui ont abouti en 1982 à l'autodissolution de la branche « politico-militaire » de l'ETA.
Depuis cette date, l'ETA militaire (ETA-m) est l'unique branche du mythique ETA ( « Euskadi Ta Askatasuna », « le Pays Basque dans la Liberté », créé en 1959 par un groupe de jeunes nationalistes radicaux) qui continue à utiliser les méthodes de la lutte terroriste contre l'État espagnol.
L'arrivée des socialistes au gouvernement, en 1982, n'a pas répondu aux espoirs suscités durant la campagne électorale par Felipe Gonzalez, qui s'était engagé à résoudre le problème basque d'une manière définitive...
Les faits ont démontré que Felipe Gonzalez ne pensait pas résoudre le problème basque en accordant de nouvelles libertés, ou en restaurant celles qui avaient été foulées aux pieds par le franquisme, mais « à l'italienne », avec un plan pour « repentis » basé sur la réinsertion sociale de tous les militants de l'ETA qui s'engageraient à ne pas recommencer la lutte armée. Mais il était bien peu probable que les dirigeants de l'ETA acceptent ne serait-ce que d'écouter de semblables propositions.
Mais Felipe Gonzalez comptait avec d'autres atouts pour essayer d'acculer l'ETA-m : les pistoleros à la solde du GAL « Groupe Anti-terroriste de Libération » groupe anti-ETA, recruté parmi la pègre française et manifestement téléguidé parla police espagnole, et surtout un changement dans la politique d'asile traditionnellement pratiquée par la France. Et c'est ce dernier fait qui semble créer le plus de difficultés à l'ETA-m.
A la fin de 1984, le gouvernement de Felipe Gonzalez avait déjà obtenu du gouvernement socialiste français l'extradition de trois supposés militants de l'ETA-m réclamés par la police espagnole, et l'adoption de mesures policières et administratives contre les réfugiés basques. Mais l'arrivée au gouvernement de Jacques Chirac a signifié un changement brutal pour ces réfugiés, car l'actuel gouvernement français a mis en vigueur une loi qui permet d'expulser n'importe quel étranger pour le simple fait d'être considéré par la police comme « une menace pour l'ordre public ». Plusieurs réfugiés basques ont déjà été livrés à la police espagnole selon cette procédure, cependant que parmi les huit cents qui vivent en France, beaucoup craignent de l'être à leur tour.
Les actuels dirigeants français adoptent le même raisonnement que leurs prédécesseurs : « L'Espagne est une démocratie et rien ne justifie la continuation de la lutte au Pays Basque par des méthodes violentes... ». Le nouveau ministre de l'Intérieur, Robert Pandraud, a même cru nécessaire de rappeler que « l'Espagne de Felipe Gonzalez n'est plus l'Espagne de Franco ». Il ne manquerait plus que cela ! Mais il existe cependant en Espagne une toi dite « anti-terroriste » qui permet de détenir une personne, de la mettre au secret et de l'interroger pendant dix jours, ce qui fait que la police torture autant dans l'Espagne de Felipe Gonzalez que dans celle de Franco. La seule différence, c'est qu'avant cela ne pouvait pas se dire publiquement, et que maintenant on en parle parfois dans les journaux. Ainsi, il y avait par exemple à la mi-1985 cent quarante instructions ouvertes contre des gardes civiles et des policiers accusés d'avoir torturé des détenus, qui étaient presque tous des militants basques.
L'Espagne, aujourd'hui, n'est pas une dictature. Mais les militants de l'ETA-m ne sont pas non plus des délinquants de droit commun. Le problème basque est un problème politique, comme le montrent les résultats électoraux régulièrement obtenus par les organisations nationalistes (plus d'un million de voix), et en particulier ceux de Herri Batasuna, le bras politique de l'ETA-m, qui a obtenu aux dernières élections législatives plus de 230 000 voix ; comme le montre aussi la sympathie dont un important secteur de la population basque fait preuve vis-à-vis de l'ETA-m. Et ce problème politique n'est pas seulement issu des différences, réelles ou supposées, ethniques et culturelles, qui séparent les Basques de leurs voisins du sud ou du nord, mais aussi et surtout du fait d'avoir souffert pendant quarante ans la répression franquiste, avec tout ce que cela a pu accumuler de haines, de rancoeurs, et de désirs d'indépendance. Et ce n'est pas parce qu'après la mort du dictateur l'Espagne a adopté par voie de référendum une constitution (qui soit dit en passant a été repoussée par plus de 63 % de la population basque), ce n'est pas parce qu'en 1986 un président portant l'étiquette socialiste est installé à la Moncloa, que le problème peut être considéré comme réglé.
Aujourd'hui, on spécule beaucoup à propos des difficultés que traverse l'ETA-m, et certains le considèrent même moribond. Mais cela s'est déjà produit d'autres fois dans le passé, et à chaque fois, il s'est reconstitué et est revenu à la lutte. Malgré la terrible répression franquiste, l'ETA a toujours été capable de se renouveler et de maintenir ses activités. Et cela, il n'aurait pas pu le faire s'il n'avait pas pu compter, en plus de l'appui d'un important secteur de la population, sur une jeunesse avide de lutter.
Il est donc loin d'être certain que l'ETA soit condamné à disparaître à court terme. Et beaucoup d'hommes politiques espagnols parlent de la nécessité, sinon de « négocier », du moins de « dialoguer » avec cette organisation, pour trouver une solution au problème basque.
Mais pourquoi toutes les précédentes tentatives de dialogue ont-elles échoué ? Pourquoi Felipe Gonzalez se refuse-t-il (au moins publiquement) à envisager toute possibilité de négociation ? Serait-ce parce que l'ETA poursuit des objectifs inacceptables pour les classes dominantes espagnoles ? Ou bien est-ce un problème politique d'un autre ordre qui a jusqu'ici rendue impossible toute solution au problème national basque ?
Que veut l'ETA ?
Ce ne sont pas en tout cas les revendications sociales de l'ETA qui constituent un obstacle rendant impossible tout compromis entre l'État espagnol et l'organisation nationaliste basque. En effet à l'époque de ses origines comme aujourd'hui, le programme de l'ETA a toujours fait preuve de radicalisme sur le plan nationaliste, et d'une grande modération sur le plan social.
La Première Assemblée de l'ETA fut par exemple convoquée à l'extérieur par des militants en exil au mois de mai 1962. Voici quelques extraits de sa déclarations de principes :
« ETA est un mouvement basque révolutionnaire de libération nationale (...). ETA considère que Euskadi est formé par les régions historiques d'Alava, du Guipuzcoa, du Labourd, de la Navarre, de la Biscaye et de la Soule ( .. ). ETA (..) défend pour Euskadi (...) la garantie certaine et effective des droits de l'Homme (...) pour autant que ceux-ci ne viennent pas constituer un instrument (...) destiné à attenter contre la souveraineté d'Euskadi, et à y implanter un régime dictatorial (qu'il soit fasciste ou communiste). (...) ETA, sur le terrain social, préconise pour le Pays Basque ;( .. ) la valorisation du Travail et du Capital - aussi bien privé que public - comme parties intégrantes de l'entreprise, participant proportionnellement et d'une manière équivalente à sa cogestion et à ses bénéfices (...). ETA, en ce qui concerne la, culture nationale, exige pour Euskadi : ( .. ) le proclamation de l'euskera comme unique langue nationale (...). »
Comme on peut le voir, ce premier programme politico-social était assez ambigu. Maximaliste sur le plan national, aussi bien en ce qui concerne le territoire (ETA revendique les provinces françaises du Labourd et de la Soule) comme de la langue, il mettait en revanche un signe égal ente le communisme et le fascisme et était clairement d'inspiration démocrate-chrétienne sur le plan social.
Bien des années ont passé depuis cette Première Assemblée, au cours desquelles l'ETA a connu une existence agitée, non seulement dans sa lutte contre l'État espagnol, mais aussi à cause de ses démêlées internes. Sous l'influence de divers courants tiers-mondistes, comme conséquence aussi des liens qu'il a tissés à différents moments de son histoire avec les travailleurs basques, il a adopté un vocabulaires « socialiste ». De son sein sont même sortis des courants se réclamant du marxisme révolutionnaire. Mais son programme n'est en fait pas différent de ce qu'il était il y a vingt-cinq ans.
« L'alternative kas »
Dans un manifeste publié en novembre 1974, l'ETA-m appelait tous les secteurs indépendantistes et « anti-oligarchiques ». à s'unir dans un front commun qui sache offrir une alternative démocratique réelle, indiquant que serait rapidement publié un programme minimum qui serait la base des futures négociations pour établir un « cessez-le-feu ».
Ce programme minimum, cependant, ne fut pas rendu public avant 1976 et est connu aujourd'hui sous le nom « d'alternative KAS », qui est le nom d'une coalition (Koordinadora Abertzale Sozialista : Coordination Patriote Socialiste), formée en 1975 par l'ETA politico-militaire et des groupes politiques abertzales (patriotes), appuyée par l'ETA-m à partir de 1977, et d'où est sorti depuis le noyau initial de Herri Batasuna.
Ce programme est toujours aujourd'hui celui qui sert de référence à l'ETA-m.
Le programme KAS comprend cinq points :
« 1. Amnistie : comprise tactiquement comme la libération de tous les prisonniers politiques basques.
2. Libertés démocratiques : légalisation de tous les partis politiques indépendantistes sans nécessité d'édulcorer leurs statuts.
3. Expulsion dEuskadi-sud des corps de police espagnols, c'est-à-dire Garde civile, Police nationale et Corps général de police, et leur remplacement par des forces autonomes au service des citoyens basques et sous les ordres du gouvernement basque.
4. Amélioration des conditions de vie et de travail pour les classes populaires et spécialement pour la classe ouvrière.
5. Statut d'autonomie qui contienne au moins les conditions suivantes :
- Entrée en vigueur en même temps dans les quatre régions historiques d'Euskadi-sud.
- Reconnaissance de la souveraineté nationale d'Euskadi. Droit à l'autodétermination, y compris droit à la création d'un État propre et indépendant.
- Reconnaissance des liens nationaux existants entre Euskadi-nord et Euskadi-sud.
- Les forces armées encasernées en Euskadi seront sous le contrôle du gouvernement basque.
- Le peuple basque sera doté de pouvoirs suffisants pour pouvoir se doter à chaque moment des structures économiques qu'il considérera socialement et politiquement les plus appropriées à son progrès et à son bien-être.
- L'euskara, notre langue nationale, aura un caractère officiel et prioritaire ; on adoptera un bilinguisme réel avec le castillan. »
(Texte extrait de la « Réponse de l'ETA à M. Guidoni » , publié par Punto y Hora, n°369, du 30 novembre 1984. Guidoni, ambassadeur à Madrid du gouvernement socialiste français de l'époque, ayant servi d'intermédiaire officieux entre l'ETA-m et le gouvernement espagnol).
Le côté radical de « l'alternative KAS », c'est donc uniquement en ce qui concerne les revendications nationales, car dans ce qui touche au social, l'amélioration des conditions de vie et de travail des classes populaires et spécialement de la classe ouvrière, comme la revendication que le peuple basque puisse « se doter à chaque moment des structures économiques qu'il considérera socialement et politiquement les plus appropriées à son progrès et à son bien-être » , sont des formules tellement floues qu'elles ne dépareraient pas les discours de n'importe quel libéral bourgeois.
Mais même les revendications nationalistes radicales de l'ETA ne sont pas incompatibles avec les intérêts de la bourgeoisie espagnole. L'ETA ne revendique pas l'indépendance du Pays Basque, la sécession. Il revendique un vrai statut d'autonomie et le droit intégral à l'autodétermination (y compris c'est vrai le droit de séparation) pour le Pays Basque.
Sur ce plan, la bourgeoisie espagnole pourrait céder beaucoup sans rien perdre. Elle pourrait pour le moins aller jusqu'à la création d'un État fédéral sans que cela lui pose plus de problèmes que la constitution fédérale suisse n'en pose à la bourgeoisie helvétique.
Étant donné l'interpénétration économique qui existe aujourd'hui ente le Pays Basque et le reste de l'Espagne, et entre la bourgeoisie madrilène et celle de Bilbao, un Euskadi réellement autonome, possédant sa propre police, ne coûterait pas plus cher à la bourgeoisie espagnole que l'état de guerre larvée que connaît le Pays Basque depuis des années, et n'empêcherait pas les capitalistes espagnols, basques... ou de toute autre nationalité, de continuer à tirer de la plus-value des travailleurs (basques ou non) exploités en Euskadi, tout comme aujourd'hui.
L'Etat espagnol, comme le problème basque est un héritage du franquisme
Mais politiquement, le problème est moins simple. La guerre civile de 1936-1939 n'a pas seulement été une guerre contre la classe ouvrière, elle a aussi été une guerre contre les autonomismes basque et catalan qui avaient lié leur sort à celui de à République. Le bras militaire de l'appareil d'État espagnol (l'armée, la garde civile, la police), a été formé dans la tradition de l'Espagne « une et grande ».
Les statuts d'autonomie accordés dans la période de la réforme politique à la. Catalogne et au Pays Basque, pour limités qu'ils soient, ont déjà fait grincer bien des dents dans les milieux de l'appareil d'État (si de tels statuts ont ensuite été accordés à toutes les régions d'Espagne - aujourd'hui constituée par rien moins qu'une vingtaine d'entités autonomes - cela n'en démontre que mieux que toutes ces autonomies sont du toc).
Alors, il est hors de doute que si le gouvernement espagnol envisageait de faire des concessions à l'ETA, il aurait à affronter un grave problème avec son appareil d'État.
Il est significatif, de ce point de vue, que les précédentes tentatives de « dialogues » avec les nationalistes basques aient échoué généralement soit parce que l'ETA réclamait que ces négociations fussent rendues publiques, soit parce que des bruits avaient filtré sur leur existence.
L'ETA est tellement conscient du fait que ceux qui décident vraiment à Madrid ne sont pas les ministres et chef du gouvernement en titres, mais les généraux et les chefs de la police, qu'il revendique de négocier avec les « pouvoirs de fait », qu'il veut que ce soient des représentants de l'armée et de la police qui garantissent le sérieux des négociations.
Et cette opposition à toute concession sur ce terrain du très réactionnaire appareil d'État espagnol est encore plus un problème pour Felipe Gonzalez (déjà coupable de se dire « socialiste » ) que pour les gouvernements de droite qui l'on précédé.
Ce gouvernement « socaliste » couvre au contraire toutes les exactions de sa police au Pays Basque. C'est ainsi qu'au début septembre, il s'est opposé (contre l'avis de tout le corps judiciaire) à ce que des gardes civiles participent à une procédure d'identification demandée par un juge pour éclaircir un cas prouvé de torture. (Et ce n'est évidemment pas ce genre de chose qui diminuera l'audience de l'ETA au Pays Basque).
Il ne s'agit pas là d'une inconséquence du président du gouvernement espagnol. L'Espagne a beau être aujourd'hui un régime parlementaire, Felipe Gonzalez est l'héritier, peut-être inattendu, mais qui se veut légitime aux yeux de la bourgeoisie espagnole, du caudillo. Et dans l'héritage, il y avait d'une part le problème basque, et d'autre part un appareil d'État particulièrement réactionnaire, mais qui peut être pour la bourgeoisie espagnole le dernier recours contre la colère éventuelle des exploités et des opprimés, et auquel - pour quelque chef de gouvernement que ce soit - il n'est donc pas question de toucher.
C'est ainsi que la situation au Pays Basque constitue apparemment une impasse. Car d'un côté le gouvernement est privé de toute marge de manoeuvre par son propre appareil d'État. Et de l'autre ses choix politiques empêchent l'ETA de Aire appel à la seule force sociale qui pourrait briser ces barrières : la classe ouvrière, non seulement d'Euskadi, mais de toute l'Espagne.