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Espagne - L'héritage du stalinisme, et celui du communisme
Les trois grands courants du mouvement ouvrier espagnol d'avant 1936 ont eu, après la victoire du franquisme, une destinée bien différente. Le mouvement anarchiste, qui organisait avant la guerre civile la fraction la plus combative de la classe ouvrière espagnole, n'était plus, à la mort de Franco, qu'un courant ultra-minoritaire, ce qu'il est resté depuis. La social-démocratie, qui avait quasiment disparu en tant que courant organisé dans la classe ouvrière pendant la dictature, est devenue dans les cinq années qui ont suivi la fin de celle-ci, le premier parti du pays sur le plan électoral, et gère depuis six ans au gouvernement les affaires de la bourgeoisie espagnole. Quant au Parti Communiste, après avoir survécu à la terrible répression qui a frappé la classe ouvrière espagnole et ses organisations pendant la guerre civile et dans les années qui ont suivi, après avoir été pratiquement le seul à réussir à reconstruire et à maintenir une organisation durant les trente-huit années de la dictature, à peine revenu à une existence légale, il a plongé dans une crise profonde.
Alors qu'il avait obtenu 9,38% des voix aux premières élections générales de 1977 (contre il est vrai près de 30% au Parti Socialiste, pourtant presque inexistant sous Franco), il n'en a recueilli que 4,14% en 1983, et a éclaté en trois organisations concurrentes : le PCE proprement dit, « officiel » en quelque sorte, aujourd'hui dirigé par le maire de Cordoue (la plus grande ville d'Espagne à avoir un maire communiste) Julio Anguita ; le PCPE (Parti Communiste des Peuples d'Espagne) dont la seule originalité politique est de s'être fait une spécialité d'une tonalité très « années 50 », avec des meetings nationaux souvent honorés de la présence d'un fonctionnaire soviétique de passage, et ponctués de slogans du genre « Vive l'Union Soviétique » ; et le PT-UC (Parti des Travailleurs - Unité Communiste) de l'ancien secrétaire général Santiago Carrillo.
Ces courants rivaux, qui ne défendent pas fondamentalement des politiques différentes (aucun ne remet en cause par exemple la politique suivie par le PCE entre 1936 et 1978) sont bien loin de rassembler à eux trois tous les militants que comptait le PCE avant son éclatement, et on dit couramment en Espagne, aujourd'hui, que le plus grand parti communiste, c'est celui des anciens militants.
On aurait pourtant tort de croire que le PCE (toutes tendances confondues) a disparu de la scène politique espagnole. Il reste le seul véritable parti implanté dans la classe ouvrière. Il conserve un rôle hégémonique à la direction des Commissions Ouvrières, la seconde confédération syndicale d'Espagne derrière l'UGT socialiste, et la première même, en fait, dans les grandes entreprises et les grands centres industriels. Surtout, ce sont ses militants qui dans l'immense majorité des cas se retrouvent à la tête des luttes de la classe ouvrière, même si leur direction syndicale leur fait mener ces grèves en les limitant, voire en les trahissant.
Comprendre les raisons de cette évolution du PCE, les raisons de sa crise comme du maintien de son influence dans la classe ouvrière, n'a pas qu'un intérêt historique. C'est également indispensable pour poser correctement le problème de la construction d'un parti révolutionnaire en Espagne... et ailleurs.
Ce n'est pas dans la valeur de la direction du PCE, durant la guerre civile, qu'il faut chercher les clés de la manière dont il a réussi à survivre durant la dictature. Lors de la victoire franquiste, ses principaux dirigeants abandonnèrent précipitamment à leur sort l'ensemble des militants bloqués dans la zone centrale et dans le Levant. Ce n'était pas la retraite méthodiquement préparée d'une direction se préparant à assurer la direction de la lutte depuis l'étranger. C'était la fuite d'une équipe qui n'avait rien fait pour préparer une infrastructure technique et organisationnelle qui aurait peut-être permis aux militants de faire face à la prévisible répression qui allait tomber sur eux, et de continuer le combat politique.
Il y eut cependant de nombreuses et héroïques tentatives réalisées par des militants isolés qui essayèrent sans succès de regrouper des forces dans le seul but d'aider les détenus et les militants en fuite. Mais dans un premier temps leur inexpérience sur le terrain politique, et surtout organisationnel, facilita leur arrestation, et presque tous moururent dans cette tâche.
Les renseignements sur Quiñones, comme beaucoup d'autres sur l'histoire du PCE, sont tirés du livre de Gregorio Moran Miseria y grandeza del Partido Comunista de Españones 1939-1985i0 (Misère et grandeur du Parti Communiste d'Espagne 1939-1985). Après la défaite des troupes républicaines, Quiñones était volontairement resté à Alicante, dissimulé dans la masse des soldats prisonniers. Il fut prisonnier jusqu'à la fin de 1940 à la prison de Valence, d'où il parvint à s'échapper en trompant ses gardiens. Une fois à Madrid, Quiñones ne tarda pas à s'imposer au reste des militants par ses connaissances politiques et conspiratives. Autour de lui se constitua une « direction du PCE à l'intérieur » qui commença à envoyer des émissaires dans toutes les provinces pour regrouper des forces.
Mais cette tentative de Quiñones souleva la colère de la direction du PCE dans l'émigration, installée en Amérique latine et en URSS, parce que Quiñones affirmait par son action que la place de tout communiste, surtout s'il était un dirigeant, était à l'intérieur, pour regrouper les vaincus, et non pas à des milliers de kilomètres de distance, coupé de la réalité espagnole. Une conception que ne partageaient pas les dirigeants installés à Mexico ou en URSS, et qui affirmaient, tel Uribe (le numéro deux du parti d'alors) : « Nous sommes ici (dans l'émigration) pour penser ce qu'eux (à l'intérieur) ont à faire » .
En outre, Quiñones se permettait de penser par lui-même, proposant de travailler dans les syndicats fascistes, et d'utiliser les contradictions existant entre les différentes forces ayant soutenu Franco (comme les carlistes et la Phalange), deux tactiques que la direction du PCE dans l'émigration ne se décidera à adopter qu'une dizaine d'années plus tard.
Détenu à la fin de 1941, Quiñones résista à toutes les tortures, et n'avoua même pas où il vivait. Et dans les premiers jours d'octobre 1942, la colonne vertébrale brisée, il dut être traîné par deux de ses camarades sur le lieu de son exécution où il mourut en criant « Vive l'Internationale Communiste ».
Mais il avait fait une chose que la direction du PCE dans l'émigration ne pardonna jamais : donné aux organisations de l'intérieur une vie autonome. Et cela suffit pour que Quiñones soit publiquement dénoncé comme un provocateur et un traître qui « livra à la police toute l'organisation du parti ».
La Seconde Guerre mondiale terminée, la direction officielle du PCE revint en France, et y retrouva un parti qui, sous la direction de Monzon était devenu la première force politique de l'émigration espagnole et la plus importante organisation du PCE en exil. Auréolé de ce succès, Monzon risquait d'éclipser, qu'il l'ait voulu ou non, les dirigeants rentrant d'exil. Le premier membre du Bureau Politique à être revenu en France, Santiago Carrillo, se chargea de lui régler son sort, en mettant à profit l'échec de la tentative d'entrée en force en Espagne des maquisards espagnols par le Val d'Aran, en octobre 1944. Et Monzon qui fut arrêté en Espagne en 1945, et condamné à trente ans de prison, devint, par la grâce de Carrillo, un « traître » , et un « espion au service de l'impérialisme » .
Mais si les membres de la haute direction du parti dans l'émigration étaient plus préoccupés de défendre, y compris par les pires moyens, leurs prérogatives, il y eut toujours, en dépit de la répression la plus féroce qu'ait jamais connue le mouvement ouvrier en Espagne (surtout durant la période 1939-1943), des militants qui s'employèrent à faire vivre un parti que la police franquiste désirait liquider définitivement, des militants qui savaient que les conditions dans lesquelles ils travaillaient pouvaient seulement leur offrir de longues années de prison ou le peloton d'exécution. La grande majorité de ceux qui furent détenus, torturés ou fusillés durant ces années terribles, ne cédèrent ni devant la torture ni devant la mort, et la police ne parvint jamais à démanteler complètement l'organisation.
La politique de guérilla menée par le PCE jusqu'en 1951 exigeait d'ailleurs des hommes d'un dévouement total. Ces groupes de guérilla se constituèrent avec des militants recrutés en Espagne, et surtout, à partir de 1944, avec des hommes envoyés de France, et ayant l'expérience des maquis.
Dans un premier temps, la direction du PCE visait, dans la perspective d'une chute rapide de la dictature franquiste (compromise par ses amitiés avec l'Axe durant la guerre), à assurer ainsi sa présence en Espagne, et son droit de participer au futur gouvernement.
Cette perspective s'éclipsa vite, les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ne voulant pas prendre le moindre risque d'ébranler l'ordre social en Espagne en créant trop de difficultés à Franco, et l'évolution de la situation politique vers la guerre froide, à partir de 1947, faisant même apparaître celui-ci comme un allié possible de l'impérialisme américain, en quelque sorte un précurseur de l'anticommunisme. Dans cette nouvelle situation politique, la continuation de la politique de guérilla apparut comme la réponse du PCE à son isolement politique, et à l'absence de perspective qui en découlait.
Dans les conditions de l'Espagne de la fin des années 40, la guérilla, privée de tout lien réel avec la population, ne pouvait rencontrer que des échecs. Mais elle donnait au PCE, auprès de tous ceux qui ne voulaient pas se borner à attendre passivement la fin de la dictature, une auréole de combattant forgée par l'héroïsme de ses militants. Quand le PCE abandonna définitivement cette politique en 1951, le bilan était de 15 000 morts.
Il serait évidemment trop simple de ne voir dans les dirigeants de l'émigration que des bureaucrates dépourvus de tout courage, et dans les cadres de l'intérieur que des communistes dévoués mais trompés.
Y compris dans la couche dirigeante du PCE, il y eut des hommes pour payer de leur personne, sous la direction de l'appareil, ou même en lutte contre lui. Ce fut en particulier le cas du secrétaire général du PSUC (le PC catalan), Joan Comorera.
Né à l'époque du Front Populaire, en 1936, d'une fusion entre communistes officiels et sociaux-démocrates, le PSUC (Parti Socialiste Unifié de Catalogne) avait dû à cette histoire exemplaire (pour la direction de l'Internationale Communiste, à l'époque) d'être promu section à part entière de l'IC en 1939. Douze ans plus tard, ce sera un autre épisode de l'histoire du mouvement stalinien qui verra sa transformation en simple appendice du PCE. Quand Carrillo engagea la lutte contre le secrétaire général du PSUC, par trop jaloux à ses yeux de son indépendance, ce fut en effet sous l'accusation de « déviation nationaliste » , de « titisme » , accusation presque aussi grave à ce moment-là que celle de trotskysme. Mais Comorera destitué ne capitula pas, et essaya de regagner à l'intérieur ce qu'il avait perdu dans l'émigration. Il rentra en Catalogne, et bien que tous les moyens d'information du PCE (la presse de l'émigration comme celle de l'intérieur, la radio installée en Europe de l'Est) aient clamé aux quatre vents sa présence en Catalogne, en le dénonçant comme « un provocateur dont l'activité actuelle est de livrer les communistes à la police » , il tint trois ans avant d'être arrêté, condamné à trente ans de prison, et de mourir en détention.
D'un autre côté, la solidarité des militants de l'intérieur avec l'appareil dirigeant de leur parti les amena non seulement à défendre une politique fausse, qui tournait le dos aux intérêts véritables de la classe ouvrière espagnole, nous y reviendrons, mais aussi à être passivement ou activement complices des méthodes (la délation, l'assassinat) fréquemment utilisées par cet appareil pour régler ses problèmes.
Mais même si les nombreuses affaires que connurent les sommets de l'appareil dans ces années-là montrent que les dirigeants du PCE étaient plus préoccupés par leurs règlements de comptes que par la construction de leur parti, le PCE fut néanmoins la seule force politique à avoir su profiter de la renaissance du mouvement ouvrier espagnol, à partir du début des années 50.
En février-mars 1951, se produisit à Barcelone un puissant mouvement populaire spontané de protestation contre la cherté de la vie, qui se traduisit dans un boycott massif des tramways et une grève générale de trois jours. Bien qu'elle n'ait joué aucun rôle dans le déclenchement de ces actions, la direction du PCE essaya de les présenter comme « le résultat de l'action des communistes à la tête des masses » . La propagande du régime, qui essaya toujours d'identifier toute opposition avec le communisme, facilita d'ailleurs cette opération. Cependant les événements de Barcelone annonçaient une remontée du mouvement ouvrier, en même temps qu'ils amenèrent le PCE, dont l'axe politique avait été pendant des années la lutte de guérilla, à se préoccuper bien plus de ce qui se passait au sein de la classe ouvrière.
A partir de 1954, Santiago Carrillo se montra partisan d'utiliser les élections syndicales organisées par le régime pour pénétrer dans les syndicats phalangistes. Cette tactique syndicale, qui sera celle du PCE jusqu'en 1976, n'était guère applicable sur le champ, faute d'effectifs. Mais l'activité engagée après la grève générale de Barcelone en direction du mouvement ouvrier et des intellectuels se traduisit par une influence croissante du PCE parmi ces derniers, et par la reconstruction des organisations de Madrid, de Biscaye, des Asturies, de Galice, de Saragosse, de Valence, de Séville, Cordoue, etc., grâce surtout à l'activité développée par les ex-prisonniers de la prison de Burgos, où le régime avait concentré des centaines de communistes, et qui s'était convertie d'une certaine façon en une pépinière de cadres pour le parti, grâce aux cours de formation qui y étaient organisés.
Cependant, dans l'émigration, le groupe dirigé par Santiago Carrillo (Claudín, Semprún, etc.) réussissait à imposer son hégémonie sur la direction du parti en 1956, sous le drapeau de la politique dite « de réconciliation nationale », qui était présentée par ses défenseurs comme un virage transcendental dans la politique du parti. Pourtant, si cette politique tranchait sur celle qui avait été suivie pendant la guerre froide, elle n'était pas aussi nouvelle que le disaient les Carrillo et Cie : elle était la continuation, dans les conditions de l'époque, de la politique de « Front Populaire » de 1935, et de celle « d'Union Nationale » de 1941.
Fernando Claudín le dauphin de Carrillo à ce moment-là, l'expliquait ainsi : « l'idée de base de la réconciliation nationale est que la division entre vainqueurs et vaincus (...) a été progressivement remplacée par la division entre les grands bénéficiaires de la dictature et l'ensemble des groupes et classes sociales lésés. Partant de ce point de vue nous défendons l'entente entre les forces de gauche et de droite pour que les changements vers la démocratie se produisent pacifiquement ; une démocratie parlementaire dans laquelle la norme de conduite sera le respect de la légalité démocratique, l'engagement de ne recourir ni à la guerre civile ni aux violences physiques pour résoudre les divergences politico-sociales, le respect de la volonté populaire exprimée régulièrement dans des élections ».
Comme on peut le voir, le PCE se gardait bien de parler du caractère du régime qui succéderait au franquisme. L'unique chose qui l'intéressait était le pacte avec d'éventuelles forces politiques bourgeoises opposées au franquisme en lui-même, et il ne voulait pas limiter la possibilité d'arriver à un accord en avançant un programme, comme il l'avait fait en d'autres occasions (Front Populaire et Union Nationale).
En mars 1957, Claudín au nom du Bureau Politique, rabaissait encore les prétentions du PCE dans sa soif d'arriver à signer un pacte avec les autres groupes de l'opposition : « Les positions du Parti Communiste, disait-il, sont claires, diaphanes : passage pacifique à une situation démocratique au moyen d'un gouvernement libéral de transition qui concède une ample amnistie, amorce le rétablissement des libertés démocratiques et s'efforce d'améliorer les conditions de vie du peuple » .
Ces soldes sur le programme n'éveillèrent pas le moindre intérêt chez les organisations et les groupes à qui elles étaient adressées, et ces derniers continuèrent, comme de coutume, à ignorer le PCE et à repousser toutes ses avances.
Il ne restait donc plus à celui-ci qu'à recourir à des actions populaires pour forcer l'opposition anticommuniste à le reconnaître. Il l'essaiera alors à travers la politique des « journées », qui consistait à appeler à des journées de boycott et de grève, comme la « Journée de Réconciliation Nationale de 1958 », et la « Grève Nationale Pacifique » de 1959. Ces actions, engagées sur décision du sommet, indépendamment de toute mobilisation de masse, n'eurent qu'un maigre succès, pour ne pas dire aucun. Mais cela n'empêcha pas Santiago Carrillo de les présenter comme un triomphe du PCE.
Pourtant, les choses bougeaient dans la classe ouvrière. Les élections syndicales de 1957, marquées par l'incorporation dans l'activité syndicale de nombreux militants communistes, catholiques et indépendants, convaincus qu'il était possible d'utiliser les canaux légaux du syndicat vertical pour défendre les intérêts des travailleurs, représentèrent le commencement d'une nouvelle étape pour le mouvement ouvrier espagnol.
Dans un premier temps, le PCE essaya de développer son activité dans la classe ouvrière en créant sa propre organisation syndicale, l'Opposition Syndicale, destinée à mettre en accord la lutte syndicale légale avec le travail clandestin. Ce type d'organisation, réduite aux militants ouvriers du parti et à leur cercle de sympathisants, fut maintenu par le PCE jusqu'en 1965, jusqu'à ce que les Commissions Ouvrières surgies aux Asturies en 1962 eurent démontré leur viabilité et leur efficacité.
Ainsi, le PCE put être présent dans le mouvement ouvrier, à travers l'Opposition Syndicale d'abord, les Commissions Ouvrières ensuite, depuis la fin des années 50, alors que les socialistes de l'UGT et les anarchistes de la CNT étaient aussi absents de toute action à l'intérieur du pays que le PCE était exclu de tout pacte dans l'émigration.
Dès lors, le PCE put croire qu'il avait réussi à évincer le Parti Socialiste et à devenir la force dirigeante du mouvement ouvrier espagnol.
L'implantation du PCE à l'intérieur se développa substantiellement à partir de 1960. Mais cela provoqua une réaction de la police politique du régime, qui multiplia les arrestations. Par exemple, en février 1960, la mauvaise préparation du VIe congrès, qui se tint à Prague, se solda par l'arrestation de la majorité des délégués de l'intérieur et le démantèlement de nombreuses organisations du parti. En 1962 tombaient Ramon Ormazabal, le secrétaire général du PC basque et Julian Grimau, le responsable de l'organisation en Espagne, qui sera fusillé et dont la direction du PCE fera un symbole.
Cela n'empêcha pas le développement du parti, au contraire. En 1964, Santiago Carrillo annonçait l'existence de quelque 35 000 militants, moitié à l'intérieur et moitié dans l'émigration. Ces chiffres étaient certainement gonflés. Mais la CIA américaine considérait qu'en 1965 le PCE comptait environ 5 000 membres à l'intérieur, ce qui représentait un chiffre important si on tient compte des conditions de répression et d'illégalité dans lesquelles se développaient les communistes en Espagne.
La majorité des membres du PCE de cette période furent détenus une ou plusieurs fois, parfois en masse, comme les 500 membres des Commissions Ouvrières qui furent arrêtés dans les environs de Madrid, alors qu'ils préparaient le 1eir mai 1968. Depuis lors, le PCE ne cessa de croître numériquement et de multiplier ses organisations jusqu'à la fin de la dictature. Les luttes ouvrières, principalement celles qui se produisirent entre 1970 et 1975, contribuèrent à augmenter l'influence des militants ouvriers du PCE, influence que ni la répression de la période 1967-69, ni le durcissement gouvernemental de la période 1970-75, ni la crainte de la mort, des blessures, des tortures, des arrestations et des licenciements ne leur firent perdre.
Lors du changement politique de 1976-77, le PCE était le seul parti réellement présent dans la classe ouvrière espagnole. Non pas grâce à la justesse de sa politique, ni grâce au flair de ses dirigeants (fût-ce de leur point de vue de réformistes), mais parce que le mouvement communiste officiel, stalinien, s'il est politiquement à mille lieux du bolchévisme dont il se réclame frauduleusement, a gardé de ses origines une tradition de militants dévoués à leur parti, pleins d'abnégation, convaincus aussi de l'importance capitale d'être présents dans la classe ouvrière et dans ses luttes.
En multipliant les concessions, dans les mois qui ont suivi sa légalisation, pour tenter de se faire reconnaître comme un parti de gouvernement par la bourgeoisie espagnole, le PCE a perdu sur tous les tableaux. Il n'a pas réussi à satisfaire les cadres et les militants qui auraient voulu lui voir occuper la place qu'a finalement prise le Parti Socialiste, et dont beaucoup l'ont ensuite abandonné pour rejoindre la social-démocratie. Et il a déçu beaucoup de ces militants ouvriers communistes de la période de la clandestinité, qui ont souvent abandonné l'activité politique, pour se confiner dans l'activité syndicale au sein des Commissions Ouvrières, ou qui, s'ils restent au sein des différentes fractions issues du PCE, se posent de nombreuses questions sur sa politique et sur sa direction.
A cette désaffection de la base ouvrière du PCE il y a des raisons organisationnelles et des raisons politiques.
D'une part, une fois légalisé, en 1977, le PCE s'est réorganisé pour adapter ses structures à ses objectifs politiques : devenir un grand parti électoral. Alors que sous la dictature, il était essentiellement organisé dans les entreprises, une fois légalisé, le PCE a constitué de grandes cellules de quartier autour des locaux qu'il ouvrait un peu partout. Ses militants ouvriers se sont forcément sentis moins au coeur de l'activité de leur parti, et nombre d'entre eux ont eu tendance à se replier sur leur activité proprement syndicale, sur le militantisme au sein des Commissions Ouvrières.
D'autre part, beaucoup d'entre eux ont eu bien du mal à avaler le ralliement à la royauté et au drapeau franquiste, et plus encore le pacte de la Moncloa par lequel le PCE s'engageait, vis-à-vis de Suarez (le chef de gouvernement nommé par Juan-Carlos pour négocier le passage de la dictature au parlementarisme), à maintenir la paix sociale, toutes choses qui étaient bien sûr dans la ligne de la politique de « réconciliation nationale », mais qui apparaissaient d'un coup aux yeux de nombre de militants comme le fond de la politique de leur parti, alors qu'ils n'avaient vu jusque-là dans cette politique que des manoeuvres tactiques destinées à tromper l'ennemi de classe.
Nul ne peut dire aujourd'hui ce que sera l'avenir du PCE, s'il continuera dans les mois et les années qui viennent à s'enfoncer dans la crise, si les tentatives de réunification menées par les uns et les autres finiront par aboutir, s'il retrouvera un jour un score électoral plus à la mesure de son influence réelle dans la classe ouvrière.
Mais ce qui est par contre certain, c'est que cette situation du PCE devrait bien plus préoccuper une extrême-gauche espagnole beaucoup plus soucieuse des différents courants qui traversent la petite bourgeoisie intellectuelle (les différents nationalismes, le pacifisme, les mouvements marginaux de toutes sortes) que de ce qui se passe dans la classe ouvrière. Car avec tous leurs défauts, toutes leurs déformations politiques, les militants du PCE, ou issus de lui, représentent pour la classe ouvrière espagnole un capital considérable, qu'il ne faudrait pas laisser se dilapider. Et la crise du PCE ne serait un événement positif que si à travers elle une partie au moins de ces militants trouvaient le chemin du véritable communisme.