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Elections européennes en France - L'électorat ouvrier, des illusions vers le désenchantement ?
Pour la troisième fois depuis 1979, se déroulaient les élections pour désigner les représentants de chacun des pays membres de la Communauté européenne au Parlement européen. Ainsi donc, dans les douze pays qui composent cette Communauté, les électeurs étaient appelés à voter presque simultanément, entre le 14 juin et le 18 juin.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que ces élections n'ont pas vraiment motivé les électeurs. Pas plus dans les autres pays de la Communauté qu'en France où le taux d'abstention a dépassé les 51 %. Un record, exception faite du referendum sur la Nouvelle-Calédonie, à l'automne 1988, où l'abstention avait largement dépassé ce chiffre. Il faut dire que, déjà, les deux consultations précédentes n'avaient pas drainé les foules vers les urnes, puisqu'il y avait eu plus de 39 % d'abstentionnistes aux Européennes de 1979 et plus de 43 % à celles de 1984.
Cette fois, en France, plus d'un électeur sur deux a donc refusé de se rendre dans les bureaux de vote. Ce chiffre est à mettre en rapport avec la participation lors de l'élection présidentielle de mai 1988, où plus de 81 % des électeurs étaient allés déposer leur bulletin de vote.
On pouvait certes, durant la campagne, déceler à l'avance ce désintérêt. Il se manifestait au travers des discussions qui montraient qu'un nombre important de gens, surtout dans les milieux populaires, ignoraient la signification de cette élection, bien souvent ne savaient pas qui y était candidat, quand ils n'ignoraient pas tout bonnement qu'il y aurait une élection le 18 juin 1989. D'autres électeurs, au courant de cette échéance, expliquaient qu'ils ne se déplaceraient pas ce jour-là, car ils en avaient assez de ces politiciens qui, disaient-ils, sont « tous les mêmes ».
Les résultats du 18 juin ont donc permis de mesurer en grandeur réelle ce que tout le monde pouvait pressentir.
Bon nombre de commentateurs, et les dirigeants des partis gouvernementaux, se sont empressés d'expliquer l'ampleur de cette désaffection par le caractère particulier de ce scrutin, qui était, disaient-ils, sans enjeu national. Ce qui, soit dit en passant, peut faire sourire quand on voit l'agitation qui secoue les partis de l'opposition tout comme le Parti Socialiste après les résultats. Ou bien les mêmes expliquaient que ce scrutin, qui venait après dix consultations en un peu plus de douze mois en France, traduisait la lassitude des électeurs. A cela s'ajoutait, selon eux, une campagne d'une consternante fadeur. Mais c'est ce que l'on dit à chaque fois. Et force est de noter qu'à ce niveau-là, il est bien difficile d'établir un classement.
Certes tous, ou une partie, de ces éléments sont intervenus dans les motivations de ceux qui ont décidé de s'abstenir. Dans quelle mesure ? C'est difficile à dire. Mais de toute façon, ni la nature du scrutin, ni la multiplication des consultations, ni l'allure de la campagne, ne suffisent à expliquer les résultats. D'autant qu'à l'abstention s'est ajouté le fait qu'un nombre non négligeable d'électeurs ont choisi de donner leur voix aux « Verts » (comme on baptise le courant écologiste en France), qui passent de 3,78 % des suffrages exprimés lors des élections présidentielles à 10,59 % cette fois, ou encore à la liste « Chasseurs-Pêcheurs-Tradition » qui obtient 4,13 %. Cela accentue encore l'image d'un rejet de la politique politicienne incarnée par des politiciens appartenant à des partis gouvernementaux, aussi bien ceux qui sont actuellement au pouvoir que ceux qui l'ont été il n'y a pas longtemps.
C'est un fait que ces grands partis peuvent se considérer, à des degrés divers, comme perdants dans ces élections. Car ils ont tous vu leurs scores se réduire notablement en valeur absolue, par rapport à l'élection présidentielle d'il y a un an. Bien sûr, par un certain nombre d'aspects, ces deux consultations ne sont pas comparables, mais il est néanmoins intéressant de mettre en rapport les résultats de l'une et de l'autre. Car il s'agit de deux élections proches dans le temps, qui se déroulent dans le cadre d'une circonscription englobant l'ensemble du territoire national, qui permettent donc d'apprécier l'évolution des grandes tendances de l'opinion, indépendamment des facteurs locaux qui interviennent bien plus lors des élections législatives, cantonales ou municipales.
D'ailleurs, à voir la mine un peu triste des leaders des listes de l'UDF-RPR et du PS au soir de ce scrutin, on pouvait constater qu'eux-mêmes faisaient leurs comptes bien plus par rapport aux résultats d'il y a un an, que par rapport aux précédentes élections européennes qui, elles, datent de cinq ans.
Ainsi, Giscard d'Estaing (leader de la liste UDF-RPR) qui, pourtant, avait terminé la compétition en tête avec 28,87 % des suffrages, distançant de cinq points Fabius, tête de la liste du Parti Socialiste, n'avait pas l'air triomphant. Le poids de sa victoire se trouvait limité par la défection d'une fraction de l'électorat de la droite traditionnelle. Une défection qui a été moins importante de ce côté-là que du côté des partis de gauche, puisqu'en additionnant le pourcentage obtenu par Giscard à celui de la liste Simone Veil - 8,42 % - cela donnait 37,3 % des suffrages, soit un peu plus que les 36,5 % qu'obtenaient, à eux deux, les leaders de la droite, Chirac et Barre il y a un an. Mais en nombre de voix, il manquait près de 4 150 000 suffrages.
Cela a été encore plus net pour la liste du Parti Socialiste conduite par Fabius qui a perdu plus de six millions de voix par rapport au score obtenu par Mitterrand un an auparavant. En pourcentage, Fabius a obtenu 23,6 %, soit près de dix points de moins puisque Mitterrand obtenait, lui, 34,09 % au premier tour de l'élection présidentielle.
Par ailleurs, le leader d'extrême-droite Le Pen, que les commentateurs ont crédité d'un résultat stable, même en légère progression - ce qui est vrai par rapport aux précédentes européennes, mais cela ne l'est plus par rapport à la Présidentielle - a perdu 2 445 000 voix et 2,66 %.
Le PCF, lui, a regagné O,95 % par rapport au score de Lajoinie à la Présidentielle mais, avec 1 401 000 voix, il lui manque 600 000 suffrages pour retrouver le niveau de la Présidentielle.
Ce sont donc en gros treize millions de suffrages qui ont fait défaut à ces cinq formations et qui pour la plus grande part, plus de douze millions, se sont transformés en abstentions et pour le reste se sont portés sur les Verts qui, avec 1 923 000 voix, progressent de 780 000 voix et dans une moindre mesure sur les Chasseurs-Pêcheurs traditionalistes qui, eux, recueillent 750 000 voix.
Comme on peut le voir au travers de ces pourcentages, l'abstention n'a pas touché chaque parti ou tendance de la même façon. C'est donc qu'aux explications générales viennent s'ajouter des raisons particulières.
Le fait même que le PS ait vu son électorat diminuer plus que celui de ses concurrents traduit la désillusion d'un certain nombre de ses électeurs qui avaient cru qu'en lui donnant la majorité, cela permettrait d'améliorer, ne serait-ce qu'un petit peu, leur vie quotidienne. Or, depuis huit ans que Mitterrand a été élu et réélu, que le PS dispose d'une majorité à l'Assemblée nationale, avec une parenthèse de deux ans entre 1986 et 1988, les conditions d'existence des milieux populaires ne se sont pas modifiées, sinon pour empirer. Du coup, certains électeurs du Parti Socialiste ont voulu exprimer leur mécontentement en déplaçant leur suffrage vers les écologistes, et d'autres, bien plus nombreux, n'ont pas jugé utile de se rendre dans les bureaux de vote. On constate d'ailleurs que c'est dans les villes et les quartiers populaires que les abstentions connaissent leur progression la plus nette.
On pourrait en conclure que ce refus de vote marque l'amorce d'une prise de conscience, le début de la rupture d'une fraction de la classe ouvrière avec ses illusions électoralistes. Et se réjouir d'une situation qui créerait un terrain propice aux idées révolutionnaires.
Ce n'est malheureusement pas le cas. Car si une fraction de la classe ouvrière s'est détournée des urnes - encore qu'il faille se méfier de conclusions hâtives, telles que croire qu'une telle attitude est irréversible - cela ne se traduit pas par l'affirmation d'une conscience politique plus élevée de ces travailleurs. Car en même temps qu'ils manifestent leur désaveu pour les politiciens, ils expriment leur refus de la politique. Y compris d'une politique prolétarienne.
Cela s'est exprimé dans cette consultation de différentes façons.
Par le fait, tout d'abord, qu'en même temps que l'abstention a augmenté, les courants qui sont perçus comme se situant à la gauche du Parti Socialiste ne se sont pas renforcés. Cela a été le cas pour le PCF. Quoi qu'on puisse penser par ailleurs de sa politique, de la responsabilité qui est la sienne dans la démoralisation de la classe ouvrière, du type de campagne qu'il a choisi de mener cette fois en présentant un polytechnicien à la tête de sa liste, le fait même qu'il ne progresse que de façon insignifiante par rapport à son résultat à l'élection présidentielle, qui était le plus faible de son histoire, ne peut être interprété comme un progrès dans la prise de conscience des travailleurs. D'autant que les résultats obtenus par l'extrême-gauche ou des listes que les commentateurs considèrent comme telles, loin de grossir, se réduisent encore.
Ainsi les résultats obtenus par la liste « Lutte Ouvrière » sont en régression par rapport à ceux de l'élection présidentielle de l'an dernier, à la fois en voix et en pourcentage. Ils passent de 606 017 à 258 663 voix, et de 1,99 % à 1,44 % des suffrages. Même si l'on ajoute les résultats du MPPT - 109 523 voix et 0,60 % - et ceux des Rénovateurs communistes qui, notons-le, ont refusé eux-mêmes de se qualifier d'extrême-gauche, et qui ont obtenu 74 327 voix et 0,40 % des suffrages, on reste loin du compte, si on compare au nombre de voix recueillies ensemble par Arlette Laguiller, Pierre Boussel-Lambert et Pierre Juquin en mai 1988, puisqu'à eux trois ils recueillaient plus de 1 360 000 voix, soit 4,4 % des suffrages. Ainsi donc, cette fois encore, ni le PCF ni l'extrême-gauche ne se renforcent de l'affaiblissement du PS.
Certes, cette fois, l'extrême-gauche n'a pratiquement pas pu s'exprimer au travers des médias. A la différence de ce qui s'était produit lors de l'élection présidentielle, où Arlette Laguiller avait pu disposer de près d'une heure de télévision dans le cadre des émissions de la campagne officielle, et d'autant de temps à la radio, sans compter les interviews et les émissions sur les radios privées, celle fois elle n'a pu disposer que de 2 minutes 45 et de quelques secondes d'émission, par-ci, par-là. Ce qui fait qu'il n'a guère été possible de faire entendre les prises de position de Lutte Ouvrière, ni même parfois sans doute de faire connaître le simple fait que Lutte Ouvrière se présentait dans ces élections. Cette situation constituait bien évidemment un handicap par rapport aux consultations précédentes. Handicap qu'un petit groupe comme Lutte Ouvrière ne pouvait compenser par sa seule force militante. Mais le simple fait de n'avoir pas pu se faire entendre au travers des médias n'est pas suffisant pour expliquer le tassement d'un score électoral qui, de toute façon, est resté faible durant toutes ces années, évoluant autour de 2 % des suffrages, tantôt au-dessus, cette fois nettement au-dessous.
Cela reflète bien autre chose que la seule faiblesse organisationnelle de Lutte Ouvrière. La concordance dans les résultats aussi bien du PCF que, à une plus modeste échelle de Lutte Ouvrière et des listes qui pouvaient être perçues comme communistes, traduit le recul de la conscience de classe de la classe ouvrière, de sa conscience politique, de la confiance dans sa force et dans sa capacité à jouer un rôle décisif dans la société.
Ce recul n'est pas nouveau. On a pu constater depuis dix, quinze ans, avec le développement de la crise, une montée lente mais régulière des idées conservatrices, voire réactionnaires. Pas seulement en France, mais au moins à l'échelle des pays qui se situent à l'ouest de l'Europe.
C'est ce glissement à droite de l'opinion que reflète, au plan électoral, le fait que, quelles que soient les conditions du scrutin, les voix que recueille l'extrême-gauche restent faibles, et qu'en même temps une fraction des électeurs des partis communistes se détourne d'eux pour voter pour les partis socialistes. Cela s'est vu en France comme en Espagne. En Italie, si le Parti Communiste Italien perd moins de voix en faveur du Parti Socialiste, c'est parce que la direction du PCI évolue explicitement vers la social-démocratie, au point qu'elle se prépare à abandonner dans son titre la référence au communisme.
La montée de l'extrême-droite, depuis 1984 en France, plus récemment à l'occasion de ces dernières élections en Allemagne qui ont vu une partie de l'électorat de la droite traditionnelle évoluer encore plus à droite, est une autre manifestation, visible, incontestable de ce glissement vers la droite.
Mais ce glissement se traduit aussi par le renforcement des courants qui affichent leur apolitisme, tels les Chasseurs-pêcheurs traditionalistes, ou encore les Verts, qui doivent une grande part de leur succès actuel au fait qu'ils prétendent se situer au-delà des clivages politiques traditionnels, en prenant bien soin d'esquiver toute référence à la division de la société en classes.
Ce glissement-là apparaît moins nettement comme allant vers la droite. Il est même nié par un certain nombre de gens qui croient ou font semblant de voir dans le succès des écologistes « une autre façon de faire de la politique à gauche », ou même une façon nouvelle de réactualiser et de revaloriser les idées révolutionnaires. C'est là une idée fausse qui traduit dans le meilleur des cas une manière de justifier sa propre démoralisation.
Les Verts se situent-ils à gauche ou à droite ? Constatons simplement qu'eux-mêmes refusent de se situer, et que leurs dirigeants insistent sur le fait que leurs électeurs viennent de tous les horizons. Encore qu'il ne soit pas exclu que les Verts passent un accord avec le gouvernement actuel. De toute façon, par les temps qui courent, ces étiquettes ont perdu beaucoup de leur signification sur le marché politique et servent à couvrir les démarches les plus diverses et les plus douteuses. Le problème n'est donc pas là.
Mais ce qui est incontestable, c'est qu'ils ne se situent pas dans le mouvement ouvrier, qu'ils rejettent ses traditions, ses références, ses objectifs.
L'évolution à droite ne se manifeste pas seulement sur le plan électoral. Les élections n'en constituent qu'un reflet bien ambigu, et bien grossier. Elle se manifeste aussi dans la vie sociale, dans le comportement. Avec la remontée des idées réactionnaires, des préjugés comme le racisme, le sexisme dont les tenants parlent aujourd'hui plus haut et plus fort, avec le renouveau des superstitions, religieuses ou profanes. La crise rampante a non seulement atteint la classe ouvrière dans sa condition matérielle, mais, et cela en découle, dans sa conscience politique.
Il est peut-être, dans cette période, plus difficile que dans d'autres d'obtenir des succès en défendant le drapeau et les idées du communisme révolutionnaire. Mais il va de soi que la vocation d'une organisation communiste révolutionnaire est de continuer à les défendre.
Les révolutionnaires se devaient de saisir l'occasion offerte par ces Européennes - comme ils le font dans toutes les élections - pour défendre une politique et pour en mesurer l'impact sur l'opinion. Pour des petites organisations qui sont loin d'être présentes dans l'ensemble de la classe ouvrière et à plus forte raison dans l'ensemble de la société, les élections fournissent des indications précieuses sur l'évolution de l'opinion publique. Il faut prendre ces indications pour ce qu'elles sont : pas très favorables dans le contexte actuel. Mais ce contexte peut changer rapidement, à la faveur d'un nouveau développement des luttes ouvrières. Les élections terminées, continue donc ce travail d'implantation dans la classe ouvrière qui est la clé de l'avenir.