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Après le deuxième tour
Le deuxième tour de cette élection présidentielle, qui a eu lieu le 8 mai, a donc abouti à la réélection de François Mitterrand. Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce ne fut une surprise pour personne, tant tous les instituts de sondages avaient laissé prévoir jusqu'à et y compris l'ampleur de son résultat.
Il y a eu des coups de klaxon dans les rues, quelques manifestations de joie dont celle de Paris aux allures d'autant plus improvisées qu'elle était préparée depuis trois jours par le Parti Socialiste... Son organisateur, Paul Quilès, a seulement déménagé le lieu de ces réjouissances populaires de la Bastille à la République. On ne saurait être trop prudent quand on a été l'auteur, en 1981, au Congrès de Valence, de cette belle envolée littéraire sur les « têtes qui devaient tomber » , dont la droite a fait un si grand usage pour tenter vainement de dépeindre le PS sous les couleurs d'une bande de jacobins sanguinaires...
Le lendemain, il y eut une autre manifestation, sinon de joie, mais de sérénité optimiste : les cours de la Bourse de Paris ont marqué une hausse de 1,3%. Ce n'est pas beaucoup, mais en 1981, il avait fallu suspendre les cotations, tant les actions étaient en chute. Cette fois-ci, les financiers n'ont pas eu d'état d'âme. Après le premier septennat de Mitterrand, les tenants de la haute finance ne peuvent pas, même par inadvertance ou étroitesse d'esprit, ne pas voir en lui un des leurs.
Mitterrand a été élu avec 54,02% des voix, le meilleur des scores de ses quatre participations au deuxième tour d'élection présidentielle ; résultat pratiquement du même ordre que celui réalisé par de Gaulle soi-même, lors de la première édition du mode de scrutin au suffrage universel direct dans l'élection présidentielle.
Le total des voix que les commentateurs englobant dans la gauche n'avait atteint au premier tour que 46,32%. Même si on y ajoute les 3,78% de l'électorat écologiste, cela reste encore de loin inférieur au score réalisé par Mitterrand au deuxième tour. C'est dire qu'une fraction significative de l'électorat de droite a préféré Mitterrand à Chirac. Les sondages estiment que 13% de ceux qui, au premier tour, ont voté pour Barre, et 22% de ceux qui ont voté pour Le Pen, ont fait plus que refuser de voter pour le candidat de la droite resté en lice : ils ont choisi de voter pour Mitterrand.
C'est ce que Mitterrand voulait, lui qui pendant toute sa campagne s'est présenté non point comme le candidat de gauche, et encore moins comme le candidat socialiste, mais comme le candidat du « rassemblement ». Les résultats sont là pour montrer qu'il a réussi ; et qu'une partie de l'électorat de droite s'est reconnue en lui.
Par un curieux retour de l'histoire, Mitterrand est en passe de réussir là où la veille SFIO agonisante avait échoué : concurrencer la frange centriste de la droite auprès de son propre électorat tout en cherchant à gouverner avec. Le dernier avatar de cette orientation de la SFIO fut le projet d'une « grande fédération » regroupant la SFIO et le centre-droit de Lecanuet. Le projet capota, et la SFIO sombra avec les quelque 5% de votes recueillis aux élections de l969 par son candidat d'alors, Gaston Defferre.
Voilà donc que, vingt ans après, avec d'autres mots, et avec quelques nouveaux acteurs à côté des anciens, la perspective de cette alliance au centre est en passe de prendre corps. Les deux principaux obstacles politiques qui en fermaient la possibilité il y a quelque vingt ans, se sont amenuisés.
Mitterrand aura réussi à démolir l'obstacle majeur, l'influence électorale du Parti Communiste Français et la représentation parlementaire qui en découlait. Et l'hégémonie des gaullistes sur la droite traditionnelle est en train de se disloquer sous la pression de la montée lepéniste, laissant au centre droit la perspective de toutes ces combinaisons avec le centre-gauche représenté par le PS, qui ont fait les charmes de la IVe République et les délices de ses politiciens.
Mitterrand a certes choisi de dissoudre l'Assemblée élue en 1986, où le PS était très minoritaire. Mais la composition du gouvernement Rocard qu'il a nommé auparavant, et dans lequel on trouve des anciens ministres de Giscard comme Durafour et Stoleru, et tous les discours tenus par le président de la République et le Premier ministre à propos de cette dissolution, prouvent que l'objectif de Mitterrand reste « l'élargissement vers le centre », c'est-à-dire la coopération avec une partie de la droite.
Bien que la dissolution de l'Assemblée ait été expliquée par le fait que « l'ouverture » cherchée se soit révélée plus difficile que prévue... du côté du centre, les leaders de ce courant politique ne se sont pas montrés insensibles aux appels du pied de Mitterrand.
Dès le soir des élections, Giscard et Barre promettaient de ne pas censurer le nouveau gouvernement, de le « juger sur ses actes », et Simone Veil expliquait qu'elle n'écartait pas a priori une collaboration avec les socialistes.
L'avenir dira dans quelle mesure la dissolution aura été pour Mitterrand un bon calcul. Lui donnera-t-elle une majorité socialiste à la chambre des députés, le mettant à l'abri des refus de collaboration de la droite ? Ramènera-t-elle à l'assemblée un groupe centriste suffisamment nombreux et prêt à collaborer avec les socialistes pour que « l'ouverture » ne soit pas seulement un voe de Mitterrand, mais soit le trait dominant du nouveau septennat ? Nul ne peut le dire aujourd'hui. Mais ce qui est certains, c'est que la stratégie de collaboration avec le centre de Mitterrand est clairement réaffirmée.
C'est dire, soit dit en passant, à quel point la position de ceux qui, dans l'extrême-gauche, comme la LCR, tenaient à intervenir avant le deuxième tour pour soutenir Mitterrand, afin de « battre la droite » était non seulement fausse - car il y a déjà bien assez d'illusions électoralistes dans la classe ouvrière, bien assez d'illusions non pas dans le « socialisme » de Mitterrand, mais dans sa capacité à protéger la société au moins du lepénisme pour qu'une organisation d'extrême-gauche n'en rajoute pas - mais tout à fait ridicule, tant Mitterrand comme toute la pléïade de dignitaires socialistes sont allés depuis des mois répétant que ce n'est pas battre la droite qu'ils veulent, mais gouverner avec tous ceux de la droite qui acceptent de le faire avec eux. Mais la direction de la LCR est décidément incurable dans sa volonté de s'accrocher aux hardes de « gauche » de Mitterrand, même lorsque ces hardes gisent déjà à terre, Mitterrand ayant retrouvé ce costume de politicien centriste qui fut le sien pendant la première moitié de sa carrière politique.
La façon dont le centre-gauche et le centre-droit se combineront dans l'avenir n'a guère d'importance du point de vue de la classe ouvrière. Comme n'en a pas en réalité la réélection de Mitterrand lui-même. La classe ouvrière ne sera pas en plus mauvaise position que si Chirac avait été élu, mais elle ne sera certainement pas en meilleure position non plus. Et s'il n'y a pas un regain de combativité dans la classe ouvrière, c'est le poids de l'électorat de Le Pen qui risque de peser sur la vie politique, bien plus que la réélection de Mitterrand, même si c'est cette réélection qui ouvre le plus largement les portes à une recomposition de la vie politique vers le centre. Cet électorat va peser sur les prochaines élections municipales, qui sont déjà au centre des préoccupations de toute la caste politique, comme il pèserait sur les législatives s'il devait y en avoir. Il pèsera, même si le lepénisme reste ce qu'il est pour l'instant, un phénomène seulement électoral et non extra-parlementaire.
Mais il est significatif que le journal patronal Les Echos, nullement contrarié par l'élection de Mitterrand, ni en son nom, ni au nom des industriels et des financiers dont il rapporte les propos, ne témoigne d'une certaine inquiétude qu'à propos des « réactions des salariés dans les entreprises » dont dépend « beaucoup le climat des semaines à venir » .
Personne ne peut deviner ces réactions. Les révolutionnaires peuvent tout au plus et doivent militer de façon à faire en sorte que les premières manifestations du regain de combativité dans les entreprises soient les plus efficaces possibles, et contribuent à redonner confiance aux travailleurs.
Le premier tour a montré que le glissement à droite dont cette élection a témoigné, outre son aspect surtout interne à la droite en faveur de Le Pen, s'est manifesté dans les illusions d'une très grande partie de l'opinion publique ouvrière en faveur de Mitterrand. Mais l'illusion dominante, c'est seulement que Mitterrand est « moins pire » ; et sur le plan politique, les illusions consistent surtout à accorder à Mitterrand la capacité de faire barrage à la montée lepéniste (à commencer, croyait-on, en empêchant Chirac d'être élu).
Ce sont des illusions qui peuvent être graves, catastrophiques même si la pression lepéniste commence à se manifester sur le terrain extra-parlementaire. D'autant qu'il se trouvera alors de bonnes âmes pour dire qu'il faut que la classe ouvrière se tienne tranquille et laisse les mains libres à Mitterrand, ne serait-ce que pour ne pas donner à l'extrême-droite des « prétextes » par des « troubles sociaux ».
Mais les travailleurs, trop peu nombreux sans doute, mais qui se sont mis en grève durant la période électorale, comme ceux des usines Chausson, de SNECMA ou de Michelin, ont montré les limites de leurs illusions. Ils n'ont pas été troublés par l'éventualité que leur action puisse « gêner » la réélection de Mitterrand.
Rien n'indique pour l'instant que ces mouvements soient les indices de changements déjà en cours dans les profondeurs de la classe ouvrière. Mais le journal Les Echos déjà mentionné a cependant tout à fait raison d'évoquer, de façon insistant et avec crainte, l'effet que peut avoir sur les travailleurs la constatation que les profits des entreprises s'améliore sans cesse, alors que leur pouvoir d'achat diminue.
Mitterrand se pose en champion de la « cohésion sociale ». C'est sa capacité passée d'anesthésier la classe ouvrière sur laquelle repose cette prétention qui a été un de ses principaux arguments électoraux et qui a fait sans doute qu'une bonne partie de la bourgeoisie elle-même a préféré qu'il fut prolongé dans sa fonction de président.
Mais il n'est pas dit que le Mitterrand version centriste ait la même capacité d'anesthésier la classe ouvrière que le Mitterrand de l'Union de la Gauche. Le regain de luttes ouvrières offensives, revendiquant des augmentations de salaires, serait un facteur politique autrement plus important que la réélection de Mitterrand.