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- Lutte de Classe n°23
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Antilles : quand les notables se servent de l'Europe pour demander plus d'argent à gérer au gouvernement et plus de sacrifices aux travailleurs
Depuis plusieurs mois, une question agite les milieux politiques, universitaires, économiques et patronaux de la Guadeloupe et de la Martinique : la question de l'Acte unique européen dont l'application est prévue pour 1992.
L'effervescence politique sur ce terrain-là peut sembler quelque peu surréaliste, s'agissant d'îles des Caraïbes, situées entre Cuba et le Venezuela, éloignées en revanche de plusieurs milliers de kilomètres des côtes les plus proches de l'Europe. Mais c'est ainsi : de par leur dépendance coloniale, la Martinique et la Guadeloupe sont des « départements français » et comme tels, directement concernés par le nouvel avatar du Marché commun européen.
Dans l'agitation que les différentes formations politiques développent autour de cette question, le Parti Communiste Guadeloupéen (PCG) a pris les devants, en publiant une « Proposition de loi relative au statut de la Guadeloupe et à ses rapports avec la C.E.E. » - histoire de s'affirmer comme le principal parti de la Guadeloupe, d'occuper le terrain et par la même occasion, de tenter de réanimer l'activité de ses militants et des travailleurs qu'il influence.
Prendre les devants est bien le mot : en prenant la tête de la croisade contre l'Europe, le PCG s'adresse à la quasi-totalité des formations de l'éventail politique, de la gauche à la droite, des milieux départementalistes aux milieux nationalistes. Le voilà en tous les cas qui propose, contre cet « Acte unique européen, perçu nettement dans l'opinion comme dangereux pour les structures économiques, sociales, culturelles de la Guadeloupe » , une modification du statut de la Guadeloupe par la création d'une « Nouvelle Collectivité territoriale » présentée de la sorte dans les deux premiers articles de son projet :
« Article 1 : (...) La Nouvelle Collectivité tGerritoriale se substituera au département de la Guadeloupe et à la Région de la Guadeloupe
Article 2 : La Guadeloupe sera administrée et dirigée par une Assemblée qui désignera en son sein un gouvernement responsable devant elle. »
L'Article 4 est plus terre à terre, mais ô combien plus intéressant pour les notables : il précise que « toutes les attributions, compétences, dotations et ressources conférées au Conseil général et au Conseil régional (..) sont transférées de plein droit à la Nouvelle Collectivité et son Assemblée. »
Et voilà l'affaire : l'Assemblée maîtresse des « dotations et ressources ». Voilà ce qui, dans les propositions du PCG, est destiné à toucher le coeur de tous les notables, qu'ils soient partisans ou adversaires d'un changement des statuts de la Guadeloupe ! Voilà ce qui est destiné à ratisser large et mettre d'accord les notables de droite et les notables « de gauche », les notables nationalistes comme les notables départementalistes.
Quant à la partie consacrée aux statuts, le PCG s'efforce seulement sinon de plaire à tout le monde, du moins de ne déplaire à personne.
L'Assemblée unique - à la place des deux assemblées actuelles, rivales de fait, le Conseil général et le Conseil régional qui ont rigoureusement la même base territoriale - dotée de larges attributions, y compris celle de nommer un gouvernement, cela, c'est pour les courants nationalistes, ceux qui sont regroupés dans la principale formation nationaliste, l'UPLG, comme ceux qui existent dans ou autour du PCG lui-même. Mais pour toucher le coeur des notables de droite, partisans en principe du statut de « département français » de la Guadeloupe, il y a un article 3 qui, lui, stipule que « Le Parlement et le Gouvernement français conservent leurs attributions (...) dans les domaines non réservés expressément (..) aux Assemblées guadeloupéennes. »
Voilà donc que le projet écarte du même coup l'idée de l'indépendance, principal objectif politique sinon même, théoriquement, raison d'être d'une organisation comme l'UPLG. Mais il est vrai que l'UPLG elle-même est nettement moins remuante sur la question depuis un certain temps. Ses dirigeants qui ont professé longtemps un nationalisme virulent et qui ont revendiqué l'indépendance de la Guadeloupe, réservent leur « indépendantisme » pour les jours de meeting. Ils ont su profiter de leur audience, pour devenir des notables très bien intégrés dans le système politique et administratif français.
Les propositions mi-carpe, mi-lapin du PCG qui s'adressent aux notables de tous bords pour tenter de les rallier dans une perspective politique commune, touchent finalement juste (même si c'est encore une autre question de savoir si l'espèce de front commun des partis et des notables qui est visé se fera autour du PCG et de son projet ou pas).
Car d'un côté, même les notables qui ont flirté avec les idées autonomistes, voire qui ont gagné leurs places en se revendiquant d'un nationalisme radical, ne souhaitent pas vraiment l'indépendance. Ils sont bien placés et en général, bien payés pour savoir que c'est l'État colonial français qui finance pour l'essentiel ces postes dans les institutions électives, dans les administrations, dans l'appareil d'État local, qui leur assurent leurs positions de notables. C'est encore l'État colonial qui finance l'essentiel de ces dépenses publiques dans la répartition desquelles ils ont déjà un certain pouvoir au profit de leur clientèle, de leurs amis de la bourgeoisie locale. Alors, le nationalisme, l'autonomisme, cela peut être bon en certaines circonstances pour toucher le coeur d'une certaine fraction de l'électorat, mais il ne faut pas trop prendre cela pour argent comptant.
D'un autre côté, même les notables, en général de droite - mais il s'en trouve également dans les rangs du PS - qui jurent de leur attachement farouche au statut départemental ne sont en général pas hostiles à ce que leurs prérogatives soient accrues, et surtout à ce qu'ils aient le rôle décisif dans la gestion et la répartition de l'argent, prélevé localement ou versé par l'État français.
Assemblée unique : un pouvoir accru pour les notables...
Voilà le noed de l'affaire. Le vent qu'a humé le PCG et qu'il essaie de capter dans ses voiles, souffle du côté des notables et de cette petite bourgeoisie locale qui mesure la valeur des statuts politiques en francs ou en dollars supplémentaires qu'ils sont susceptibles de leur rapporter.
Ces notables ne veulent nullement la rupture avec l'État français. Ils ne veulent pas l'indépendance. Beaucoup d'entre eux ne l'ont jamais voulue. Et ceux qui ont flirté avec l'idée, pensant que l'indépendance politique était le meilleur moyen de disposer des ressources locales, de s'en assurer la gestion et de profiter au mieux des fruits de l'exploitation des travailleurs des Antilles, ont eu l'occasion de se convaincre, notamment au travers de l'attitude de l'impérialisme français en Nouvelle-Calédonie, que l'affaire n'était pas dans le sac. L'impérialisme français, pour l'instant, n'a pas fait le choix, pour les quelques restes de son ancien empire colonial, de passer la main sur le plan politique à des Houphouet-Boigny locaux.
Cela changera-t-il ? Peut-être. Notamment si une explosion sociale venait à exprimer à la fois la révolte contre l'exploitation, les mauvaises conditions d'existence des classes exploitées et les sentiments d'oppression raciale toujours latente. Il y a de fortes chances qu'alors, une partie au moins des notables propose au peuple révolté sa direction, et à l'impérialisme français, ses services. Et si l'impérialisme français estimait alors qu'il lui reviendrait moins cher d'en passer par l'indépendance plutôt que de s'accrocher à la domination coloniale directe, il se pourrait qu'il l'accepte. Mais on n'en est pas là et en attendant, il faut bien vivre ! Et savoir saisir l'occasion de la « menace » que l'Acte unique européen et l'harmonisation fiscale, douanière, etc, qu'il implique fait peser sur les recettes de l'administration locale, pour conquérir une part plus grande de la gestion des sommes transférées par le gouvernement français aux Antilles ou prélevées sur la population locale.
Les revendications des notables convergent vers une seule idée exprimée en deux mots : « enveloppe globale ». Autrement dit, que l'État français, au lieu de se charger directement et secteur par secteur (ministère par ministère), du financement de l'éducation nationale, des dépenses de santé, des fonds d'aide sociale, des grands travaux publics incombant à l'État, etc, verse la somme globale que tout cela représente. Et les notables se sentent évidemment tout désignés pour gérer cette somme, pour la répartir à leur guise. Ils revendiquent pour eux-mêmes le droit de décider s'il vaut mieux consacrer l'argent à construire des écoles ou à embaucher des maîtres ; à subventionner des entreprises locales c'est-à-dire leurs propriétaires au nom de « l'effort pour développer l'économie nationale » ou à augmenter les salaires.
Autant dire que l'idée d'une « enveloppe globale » intéresse au plus haut point autant la petite bourgeoisie d'affaires locale que les notables politiques (pour autant que les deux catégories soient distinctes). Toute cette couche privilégiée locale lorgne avec envie vers cet argent, dont elle touche déjà une partie d'une manière ou d'une autre, mais dont elle espère disposer davantage. D'une part, parce que si la gestion est assurée localement, même sur la base de la même répartition des dépenses, elle peut espérer accéder plus largement, plus facilement, à des contrats publics - être chargée de la construction, de l'entretien de bâtiments publics ; être agréée comme fournisseur régulier, etc - que si tout cela se passe par l'intermédiaire de l'administration française, centralement et au profit de capitalistes de métropole. D'autre part, une gestion locale de ces fonds permettrait de « réadapter » les dépenses « aux conditions locales » ; en d'autres termes, de sabrer éventuellement les dépenses sociales pour donner plus aux affairistes, aux entrepreneurs locaux.
Un exemple édifiant de ce que veulent les notables et de ce qu'est prêt à leur consentir l'État français, est déjà fourni avec « l'arrangement » concocté à propos du Revenu Minimum d'Insertion aux Antilles.
Ce Revenu Minimum, « grande mesure sociale », rappelons-le, du gouvernement Rocard en faveur de ceux qui ne disposent plus d'aucune ressource et qui ne représente déjà en France que la faramineuse somme de 2 000 F par mois, sera amputé aux Antilles de 400 F.
Voilà la raison pour laquelle les ayant-droits des Antilles ne toucheront que 1 600 F : le Conseil général de la Guadeloupe avait à l'époque émis l'avis que le projet concernant le RMI « soit appliqué Outre-Mer, dans le respect des principes mis en oeuvre en métropole, mais en tenant compte des particularités locales relatives au montant du SMIC et aux conditions socio-économiques particulières d'un département économiquement sinistré » . Ce qu'un sous-directeur de la Sécurité Sociale, par ailleurs dirigeant nationaliste de l'UPLG, a formulé un peu plus crûment il y a peu en dénonçant « le danger (..) de la mise en place du Revenu Minimum d'Insertion qui risquait d'accentuer le manque de goût au travail » . Eh oui, le SMIC étant plus bas aux Antilles qu'en France, un grand nombre de travailleurs ne touchent guère plus de 1 600 F en travaillant. Alors, évidemment, l'idée que l'on puisse leur verser 2 000 F sans travailler, cela révulse ces Messieurs de la bourgeoisie locale.
Les conseillers généraux ne voulaient donc pas encourager la « fainéantise » (et l'idée ne leur est évidemment pas venue de revendiquer que le SMIC augmente, histoire de récompenser un peu plus le travail). Aussi, ils ont opéré une ponction de 400 F sur les fainéants virtuels...c'est-à-dire sur les travailleurs les plus pauvres. Mais ils ont eu la sagesse de se réserver la gestion des 400 F ainsi volés. Bien entendu, ils gèrent cet argent pour la bonne cause : pour « l'habitat social », pour « la formation »... Ce qui alimentera les caisses des entreprises du bâtiment, les circuits commerciaux de toutes sortes de petits margoulins locaux.
Ce n'est pas pour rien que le patronat local contribue activement à l'agitation actuelle autour de la question de l'Acte unique européen.
Un colloque réunissant récemment quelques 150 patrons de petites et moyennes entreprises n'a pas craint le ridicule en dénonçant l'Acte unique européen comme une « peine de mort » pour les entreprises. Et de décrire avec des trémolos dans la voix le spectre de ces hordes de Teutons ou assimilés qui, dès que l'Acte sera entré en application, vont déferler sur les Antilles, mettant la main sur « l'économie nationale », lançant des entreprises concurrençant les « nationaux », tuant la production nationale par des importations intempestives, ouvrant à qui mieux mieux cabinets de médecins ou officines de pharmacie.
Comme si les grands capitaux internationaux avaient eu besoin de l'Acte unique pour occuper les positions vraiment juteuses qui pouvaient les intéresser - et qui, à vrai dire, ne sont pas très nombreuses. Comme si le capital colonial français n'avait pas tué « l'économie nationale » ( ?) avant même qu'elle naisse. Comme si, même les petits besogneux de l'argent, les professions libérales, ne pouvaient pas s'installer, déjà, à peu près librement.
Mais là n'est pas le problème des capitalistes locaux et de leurs représentants politiques. Plus ils font du bruit, plus ils ont des chances d'amener l'État français à cette décentralisation financière qui les arrange. D'autant plus que cela ne coûtera pas nécessairement plus cher à l'État français. Cela peut même lui coûter moins. Et c'est au détriment des classes pauvres que se fera la différence.
...au détriment des travailleurs et des pauvres.
En rompant des lances contre l'Europe et en se faisant le défenseur de l'Assemblée unique, le PCG trouve déjà un écho du côté d'un certain nombre de formations nationalistes en Guadeloupe ou en Martinique. Le GRS (Groupe Révolution Socialiste), section antillaise du Secrétariat Unifié, s'associe lui-même, à sa façon, à ce concert. Sous couvert d'une « Initiative 89 pour faire front », il vient de faire un « appel » pour « une assemblée unique dotée de vrais pouvoirs », et « contre l'intégration à l'Europe » .
Oh, bien sûr, le GRS affirme que l'Assemblée unique, telle qu'on en parle dans les multiples réunions, « n'apportera pas de solutions concrètes aux préoccupations des travailleurs » (Révolution Socialiste, N° 627). Il prend ses distances avec « l'analyse émotionnelle qui, au nom d'une union sacrée entre Guadeloupéens, dilue la conscience de classe dans un consensus patron-ouvrier. » Et de poser naïvement la question « peut-on attendre des représentants du patronat (..) Les Rozan (Hôtellerie), Aubery (PMI), Le Métayer (SICA-ASSOBAG), une remise en cause de l'idéologie libérale ? » Mais que pèsent ces nuances pour militants avertis dans une vaste campagne où ce sont précisément les Rozan, Aubery et Le Métayer qui donnent le ton, directement ou par représentants politiques interposés ?
Cette campagne pour l'Assemblée unique c'est-à-dire, en fait, pour le pouvoir des notables ; pour la « défense des intérêts économiques de la Guadeloupe ou de la Martinique contre la menace de l'Europe » - c'est-à-dire, en fait, pour l'enveloppe globale - peut, en effet, aboutir à un compromis où les notables, comme l'impérialisme français, trouveront tous les deux leur compte. Mais cela se ferait au détriment des travailleurs et des plus pauvres.
Mais il n'y pas que ce risque-là pour les travailleurs. La campagne politique actuelle contre l'Europe vise directement à faire accepter par les travailleurs l'idée que, pour que « leurs » entrepreneurs, « leur » bourgeoisie, puissent mieux résister à la concurrence venue d'ailleurs, pour « mettre en oeuvre un processus de développement spécifique » comme le formule le projet du PCG, il faut qu'ils se serrent la ceinture et acceptent une réduction de leur niveau de vie.
Le PCG, qui trouve son électorat pour l'essentiel parmi les travailleurs, formule cela avec la franchise d'un vieux jésuite, en affirmant dans le préambule de son projet que « les activités économiques de la Guadeloupe, qu'elles soient agricoles, industrielles ou touristiques, sont grevées par des coûts de production particulièrement élevés dus notamment (..) à la disproportion entre le niveau des salaires et celui de la productivité, celle-ci étant entravée par les conditions climatiques, etc. » Affirmation que l'on peut interpréter aussi bien dans le sens que la productivité est trop basse...ou que les salaires sont trop hauts.
Les dirigeants nationalistes de l'UPLG n'ont pas ce genre de pudeurs lorsqu'ils parlent de ces choses. Ils déclaraient récemment clairement :
« La législation sociale est un frein au développement économique. Ce qui est lamentable c'est de voir tous les politiciens réclamer à cor et à cris encore plus de social. Il nous faut une législation sociale adaptée à notre niveau de développement. De même, il faudra tôt ou tard remettre en cause les sur-rémunérations des fonctionnaires : les fameux 40% et consacrer ces sommes aux investissements productifs. Les 40% coûtent cher à la collectivité. Ils entraînent vers le haut les rémunérations des autres secteurs et alourdissent les charges, donc, la compétitivité des entreprises. Ils encouragent la sur-consommation et le gaspillage. Ils divisent notre peuple. »
Une politique pour les travailleurs
Le PCG a donc bien saisi l'air du temps. Peu importent les aspects farfelus de son projet (par exemple, lorsqu'il revendique vis-à-vis de l'Europe à la fois que les produits de la Guadeloupe aient libre accès sur le marché européen et soient exemptés de droits de douanes mais qu'en revanche, la Guadeloupe ne fasse pas partie du territoire douanier de l'Europe dans l'autre sens). Peu importe que l'Assemblée unique, à supposer même que l'État français accepte de lui attribuer le pouvoir de nommer un gouvernement, ce qui n'est nullement dit, ne représenterait qu'une décentralisation un peu plus grande. L'essentiel est ailleurs : dans la volonté du PCG de mettre les travailleurs à la remorque des notables locaux et de leurs intérêts dans une affaire ou les travailleurs ont à perdre mais rien à gagner.
Si les travailleurs de la Guadeloupe et de la Martinique ont une raison de craindre l'Acte unique européen, c'est parce que cet Acte unique servira, et sert déjà, de prétexte aux notables pour aggraver les conditions d'existence des classes exploitées. Et le pire, c'est que, au nom de l'Assemblée unique, de l'intérêt national, du développement national et de toutes sortes de fadaises du même acabit, le Parti Communiste de la Guadeloupe - mais le Parti Communiste Martiniquais ainsi que le Parti progressiste d'Aimé Césaire ou les deux fédérations socialistes militent sur les mêmes thèmes - et avec lui quelques autres, voudraient utiliser les craintes des travailleurs au profit d'une opération politique qui va directement à l'encontre des intérêts de la classe ouvrière.
Ceux qui militent sur le terrain des intérêts politiques du prolétariat ne doivent cautionner cette opération, ni directement, ni indirectement.
Les travailleurs n'ont certainement rien à espérer de l'intégration accrue dans le Marché commun européen mis en place par et dans l'intérêt du grand capital. Mais ils n'ont à coup sûr rien de plus à espérer de la bourgeoisie locale dont les représentants prétendent les défendre contre cet Acte unique européen. Ce qu'ils ont en revanche à craindre c'est que, au nom du combat contre le moulin à vent de l'Europe, on les détourne du véritable combat contre la bourgeoisie, tant nationale que française ou européenne. Ce qu'ils ont à craindre, c'est qu'au nom d'une prétendue convergence d'intérêts entre les différentes classes de la société de la Guadeloupe et de la Martinique, on les amène à modérer leurs revendications, à se résigner, à se démoraliser, à accepter des sacrifices. Ce qu'ils ont à craindre, c'est que tout ce « front commun des notables » qui est en train de s'ébaucher, finisse par faire douter la classe ouvrière de son bon droit à se battre pour des augmentations de salaires, contre les licenciements, ou simplement, pour se défendre contre cette bourgeoisie locale d'autant plus méprisante vis-à-vis des travailleurs et des pauvres qu'elle-même est méprisée et réduite aux miettes laissées par des bourgeois français, allemands ou américains autrement plus riches et puissants.
Si la crainte et la démoralisation s'installaient dans le camp de la classe ouvrière, alors oui, le champ serait libre aussi bien pour les requins du grand capital international que pour les piranhas de la bourgeoisie locale ; car les uns s'ajouteraient aux autres.
Dans les conditions actuelles, dénoncer seulement « la menace de l'Europe », c'est simplement défendre la bourgeoisie locale (mais aussi, soit dit en passant, la bourgeoisie coloniale française dont la mainmise sur l'économie des îles ne doit rien à l'Europe !). Brandir la revendication de l'Assemblée unique, en évitant de s'attarder sur ce que serait inévitablement son contenu de classe, c'est se mettre au service des notables. La plupart des forces politiques de la Guadeloupe et de la Martinique, dont le PCG, le font consciemment. D'autres, qui se revendiquent de l'extrême-gauche, le font par stupidité politique et par suivisme derrière les autres.
L'Assemblée des notables, qu'elle soit unique ou partagée en deux entre un Conseil général et un Conseil régional, serait toujours l'assemblée des notables. Les travailleurs n'auraient des raisons de se battre que pour une Assemblée qui soit la leur, une Assemblée des travailleurs.
Si l'initiative du Parti Communiste Guadeloupéen devait entraîner une certaine agitation politique touchant en particulier les classes exploitées, il faudrait bien entendu y intervenir, développer une politique. Mais l'axe de cette intervention devrait être : contre la bourgeoisie coloniale tant française qu'européenne ou américaine ; contre le pouvoir des notables, les travailleurs doivent se battre pour leurs propres revendications ; contre l'oppression coloniale et contre la Guadeloupe et la Martinique des notables, qui s'opposent moins qu'elles ne se complètent et se relaient, il faut que la classe ouvrière mène sa propre politique !
17 mars 1989