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Algérie : la progression des intégristes musulmans
Jeudi 21 décembre 1989, plus de cent mille femmes (d'après Le Monde) couvertes du foulard ou du voile islamiques ont manifesté devant le siège de l'Assemblée nationale algérienne ; deux cordons de barbus musclés encadraient et canalisaient le cortège, alors que les autres manifestants islamistes hommes emplissaient les rues adjacentes.
La manifestation avait été appelée par la Ligue de la Daawa islamiste, sorte de ligue religieuse regroupant tous les chefs religieux et associations intégristes, dont le nouveau parti islamiste, le FIS (Front Islamique du Salut). De la tribune du rassemblement, le Cheikh Sahnoun, un vieux Cheikh de 80 ans, président de la Daawa, s'en prenait au nom de l'islam aux féministes : « La guerre est déclarée à celles... qui luttent contre le Code de la famille » (une loi réactionnaire adoptée depuis 1984 consacrant le droit à la polygamie et l'infériorité de la femme) ; et il demandait que tous les articles de la loi algérienne soient « revus en fonction de la Chariaâ », cette loi de l'islam au nom de laquelle par exemple on devrait couper la main aux voleurs.
Aux prières du vendredi précédent, le 15 décembre, les fidèles avaient eu droit dans les mosquées au sermon dénonçant le rassemblement « impie » qui avait réuni la veille 5 000 personnes, là aussi devant le siège de l'Assemblée nationale, à l'appel d'intellectuels algériens et d'associations de femmes pour protester contre la montée de l'intolérance et contre les agressions de plus en plus nombreuses dont les femmes sont victimes de la part des intégristes. Pour l'un des prêcheurs, cité par Le Monde, cette manifestation du 14 n'était « qu'une rencontre entre femmes qui exigent le droit d'épouser quatre hommes » ! Quelles mécréantes ! Alors que la loi de dieu, la « Chariaâ » et la loi de l'État algérien, le « Code de la famille », prévoient que ce sont les hommes qui ont le droit d'épouser quatre femmes. Et, pour exorciser le mal, les fidèles mâles étaient conviés à emmener, le jeudi suivant, leurs femmes, leurs soers et leurs filles, soumises et voilées comme il se doit, devant le siège du parlement protester à leur tour « contre la dépravation », « contre la laïcité », « contre la mixité », ou crier en arabe ou en anglais que « ni l'Est, ni l'Ouest, l'Islam est le meilleur ! »
Depuis les émeutes d'octobre 1988 où l'on avait vu, à la suite de grèves ouvrières matraquées par la police, les jeunes des quartiers populaires d'Alger se soulever contre le régime - émeutes réprimées dans le sang par l'armée -, l'Algérie est censée se moderniser et se démocratiser. Le pays ne vit plus sous le régime du parti unique, même si le FLN est toujours l'unique parti au gouvernement. Pour redorer le blason de son régime, le président Chadli a fait adopter une nouvelle constitution : une loi sur les partis politiques adoptée en juillet autorise la création de partis autres que le FLN, à condition toutefois que ceux-ci fassent une demande de légalisation auprès du ministère de l'Intérieur qui se réserve le droit, donc, de choisir quel parti sera légal ou interdit.
Depuis cet été, plus de vingt partis ont déposé leur demande : dix-huit pour l'instant ont été autorisés ; un seul a été interdit (le PPA, Parti du Peuple Algérien, parce qu'il se référait à Messali Hadj dont le mouvement nationaliste, concurrent du FLN pendant la guerre, avait été liquidé physiquement par ce dernier) ; les autres, ayant déposé plus tard leur demande, attendent une réponse.
Avec dix-neuf partis, peut-être bientôt plus, on ne peut pas dire que l'Algérie, malgré 27 ans de parti unique, manque de politiciens candidats à prendre la relève d'un pouvoir déconsidéré ; même si c'est avec du vieux qu'on fait du neuf, car la plupart d'entre eux sont des anciens du FLN, qui n'avaient pas réussi leur carrière ou qui avaient à un moment ou un autre été écartés du pouvoir.
Le comble, après 27 ans de parti unique, est que ce n'est pas la mise en place fébrile de ce multipartisme - dépôts de demandes d'accréditation des nouvelles formations, premiers congrès de celles-ci, « suspense » sur les éventuels retours des politiciens algériens en exil, sans compter le congrès extraordinaire du FLN et la réapparition sur la scène politique des anciens ministres de Boumédienne - qui marque vraiment la vie politique en Algérie. Mais plutôt les menées d'une bande d'imams barbus, qui rêvent d'une dictature à l'iranienne, qui rassemblent des foules dans les mosquées, et dont la politique commence à remporter des succès inquiétants et à exercer une pression sur toute la société algérienne.
La pression des integristes sur la societe algerienne
Depuis plusieurs mois, en effet, les intégristes se manifestent par une activité tapageuse : la manifestation des 100 000 femmes dont on vient de parler a été la plus importante ; mais aussi ils viennent d'empêcher, à Constantine, la tenue d'un meeting où devait parler Aït Ahmed ; ils avaient imposé il y a quelques semaines l'annulation des spectacles de la chanteuse portugaise Linda de Souza programmés à Alger par le Centre de culture et d'information, un organisme étatique d'ailleurs, après avoir mené campagne contre « la juive », lacéré ses affiches prétendûment trop provocantes pour les chastes yeux des Algériens, et menacé de représailles. Et quelques jours plus tard, là aussi par des menaces, ils avaient obtenu l'interdiction à M'Sila d'une pièce de théâtre, algérienne cette fois, mais dont l'auteur était coupable à leurs yeux du triple crime d'être « kabyle, communiste et membre du RCD ».
Car c'est par les menaces, le chantage, les coups de force, que les intégristes n'hésitent pas à faire pression, surenchérissant sur les deux terrains sur lesquels les autorités algériennes elles-mêmes craignent de pouvoir être accusées de tiédeur : le nationalisme et la religion. Ce sont eux qui par leurs actions, leurs provocations, prennent et gardent depuis quelque temps l'initiative, obligeant les autres partis et le gouvernement à se déterminer par rapport à eux. Et ils visent par leurs coups de force à contraindre ainsi tout le monde à prendre plus ou moins position sur leur politique et à amener à se rassembler derrière eux tous ceux qui ne sont pas prêts à les affronter.
Ce sont par exemple des raids contre les cafés pour y interdire la vente d'alcool, ou pour les faire fermer à l'heure de la prière. L'été dernier, de jeunes barbus du FIS ont organisé, contre la prétendue débauche de moers, des descentes musclées sur les plages (même contre des filles en maillot de bain d'une seule pièce !).
Bravant volontairement toute légalité, le journal du FIS, s'est vanté en octobre dernier d'un haut fait d'armes de ses « gardiens », la propre police du FIS : ceux-ci avaient arrêté, clamait le journal, un bandit, un voyou qui allait être châtié selon les lois de la Chariaâ. Un jeune handicapé de 16 ans avait été kidnappé par ces « gardiens » du FIS, qui lui reprochaient d'avoir fait la manche pour son propre compte en prétendant quêter pour le FIS. Une fois le scandale fait, il ne restait plus qu'à tasser l'affaire en restituant le jeune à ses parents, en faisant pression sur eux pour qu'ils ne déposent aucune plainte. La presse algérienne s'était bien lamentée quelques jours sur l'autorité bafouée de l'État et de la justice, mais la police et les juges fermaient les yeux. Pour les dirigeants du FIS le but était atteint : ils avaient démontré publiquement qu'ils étaient capables de faire justice eux-mêmes en toute impunité.
Les intégristes ont parfois eu maille à partir avec la population, pas forcément prête à se laisser faire. Mais les autorités, elles, se sont toujours montrées pleutres, si ce n'est complices. Elles ont peur de risquer d'être accusées de porter la responsabilité d'un incident, ou de se voir dénoncer, ou menacer de représailles, et les intégristes ont obtenu à bien des occasions gain de cause.
C'est ainsi qu'ils ont obtenu l'interdiction de spectacles ; c'est ainsi que fin décembre, la préfecture de la région de Khenchela dans l'est algérien a interdit la vente d'alcool, à la suite d'une campagne menée par les intégristes. (Cette interdiction existait déjà dans certaines régions réputées parmi les plus conservatrices, comme Constantine, Médéa et Tlemcen).
L'hebdomadaire Algérie Actualités du 12 octobre signale que dans le département de Constantine, où la DVRH (la direction départementale de l'enseignement) avait en 1988 rendu mixtes plus d'une dizaine d'établissements, les autorités étaient récemment revenues sur cette décision, et avaient retransféré les élèves d'un établissement à l'autre pour séparer les sexes, sous la pression des enseignants intégristes.
C'est souvent dans des quartiers populaires que les intégristes ont réussi à s'implanter. Ainsi c'est à la grande mosquée de Bab-el-Oued, qu'Ali Belhadj, numéro 2 et principal agitateur du FIS, est imam ; et la mosquée déborde sur la place lorsque c'est lui qui y fait sermon. A l'autre extrémité de la capitale, Kouba est considéré comme un autre de leurs fiefs : deux quartiers parmi les plus populaires d'Alger.
Et l'on peut voir les jeunes intégristes avec leur barbe encore clairsemée et leur gandoura blanche aller discuter dans les groupes de jeunes désoevrés pour les amener à la mosquée.
Le tremblement de terre du mois de novembre dernier dans la région d'Alger a donné aux militants du FIS l'occasion de soigner leur popularité, envoyant leurs secours, leurs tentes, en même temps que leurs jeunes barbus, dans la région de Tipaza sinistrée, et dans la Casbah d'Alger touchée aussi par le séisme. Ils dénonçaient l'incurie gouvernementale, prenaient l'initiative de manifestations de protestation.
Autant les prêcheurs intégristes sont prêts à faire de la démagogie sur le thème de la corruption des gouvernants, du parti au pouvoir, autant ils sont d'une extrême prudence sur tout ce qui pourrait apparaître comme une revendication sociale. C'est dieu qui fait les riches et les pauvres, la question n'est pas là, selon eux. Ils disent que si tout va mal, c'est que la colère divine s'abat sur cette Algérie qui aurait perdu la morale, ou règnent la corruption, le trabendo (marché noir, petits trafics), où la réforme agraire, inspirée par les communistes, aurait fait perdre le goût au travail et appauvri le pays, alors que l'Algérie est riche, etc...
C'est donc avant tout sur le terrain de la morale que les intégristes placent leur propagande. Et en premier lieu c'est sur la question du statut de la femme qu'ils exercent leur pression pour imposer la loi du Coran et le retour en arrière de toute la société : retour de la femme au foyer, refus de la mixité dans les écoles, dans les résidences universitaires, et surtout, symbole des symboles, port du fameux « hidjeb » (qui n'est pas le grand voile qui était traditionnel en Algérie mais le foulard islamique à la mode moyen-orientale, exprimant la même oppression de la femme, mais qui prend en outre l'allure de tout un programme politique).
Les femmes sont les premières victimes : ainsi à Annaba une militante connue d'une organisation féministe a vu son appartement incendié ; à Ouargla l'appartement d'une femme qui vivait seule avec ses enfants, accusée de prostitution, a été aussi incendié et l'un des enfants est mort dans l'incendie ; des femmes ou des jeunes filles se font menacer, ou même vitrioler.
Ce sont des élèves, attisés par les prêcheurs des mosquées, qui font pression sur les enseignantes pour qu'elles ne viennent plus qu'en hidjeb. Mêmes pressions dans les universités de la part des militants intégristes sur les étudiantes qui refusent de porter le foulard, campagnes contre la mixité dans les cités universitaires, etc... Tout récemment, un étudiant de Tiaret s'est fait tabasser par des intégristes parce qu'il s'interposait en faveur d'une étudiante qui faisait du judo dans le cadre des activités sportives universitaires... mais était la seule fille à le faire !
L'affaire du foulard islamique cet automne en France n'est qu'un sous-produit de cette campagne des milieux intégristes, non pas tant d'ailleurs pour s'imposer en France, que pour leur course à la conquête du pouvoir dans les pays nord-africains.
Les intégristes provoquent, ici, en faisant porter le foulard ; ils savent que cela va entraîner des réactions. Mais précisément ! c'est ce qu'ils cherchent. Et si ces incidents fournissent matière à racisme, exclusion, etc..., tant mieux ! C'est encore ce qu'ils cherchent. C'est leur technique : ils en attendent que la population « musulmane », voire toute la population maghrébine, soit contrainte de resserrer les rangs derrière eux, au nom de la défense de la nation arabe ou de la religion. C'est une méthode bien connue de tous les mouvements nationalistes, une méthode que le FLN a appliquée lui-même en son temps, pendant la guerre d'Algérie, par une politique d'attentats « aveugles » contre des Européens, destinée à provoquer des réactions, couper plus encore les deux communautés, et regrouper du coup, par la répression qu'ils subissaient en retour, tous les Algériens derrière eux. Et ceux des Algériens qui n'obtempéraient pas étaient les cibles de règlements de comptes sanglants. De telle sorte qu'au bout du compte le FLN a probablement fait plus de morts parmi les Algériens que parmi les Européens.
Les dirigeants du parti islamiste, le FIS, tout autant que ceux qui, comme le vieux Cheikh Sahnoun président de la Daawa, préfèrent apparaître comme au-dessus des basses querelles politiques en se cantonnant dans leur rôle de chefs religieux, tablent sur l'apolitisme, sur le dégoût à l'égard des politiciens, leur seule ambition à eux, disent-ils, étant de faire de l'islam la loi du pays.
Commentant dans une interview au quotidien algérien Horizon du 4 janvier dernier le fait que le FIS ait refusé d'assister aux congrès des autres partis qui l'avaient invité (le FLN, le PSD avaient invité tous les partis y compris le FIS à assister à leurs congrès, le RCD par contre s'était refusé à inviter le FIS au sien), le président du FIS, Abassi Madani, expliquait que jamais de sa vie il n'avait accepté d'invitation « à des « partys », des réceptions nocturnes » auxquels « les congrès ressemblent ».
« Ceux qui prêchent le communisme et le socialisme », clame Abassi Madani devant 15 000 personnes rassemblées le 2 novembre à Tlemcen, « ont mis notre pays en faillite ». « Allah ou Akbai r », ( « Dieu est le plus grand » ), répond la foule. Mais si le socialisme et le communisme sont les cibles préférées de Madani, et la faillite des pays de l'Est le modèle de ce qui attend l'Algérie pourrie par les socialistes, le dirigeant du FIS n'oublie pas non plus les couplets contre l'Ouest, contre l'impérialisme, contre la dette. Devant 5 000 personnes rassemblées dans la petite ville d'Aïn Delfa, il jouait, comme c'est son habitude, au dialogue avec la foule : « Qui libérera le grand génie du peuple ? Le socialisme ? » Et la foule : « Non ! ». « L'Ouest ? » ; « Non ! ». « L'Ouest nous a égorgé pas sa violence. Le boucher peut-il avoir une intention salutaire envers l'agneau ? » Et la salle : « Non ! Non ! Allah ou Akbar ». Et le prêcheur conclut son meeting : « Ni Marx, ni Mao, ni Adam Smith, ni Keynes, mais seulement Allah ». « Dieu est le plus grand » répond l'assistance.
Et même quand ils font conspuer l'Ouest ou dénoncent la dette injuste, les orateurs islamistes se gardent bien de mettre en avant tout ce qui pourrait apparaître comme promesse sociale. A un assistant qui lui demandait ce qu'il ferait au pouvoir pour rembourser la dette puisque que « vous ne recourrez ni à l'Est ni à l'Ouest, et que l'on sait que les nuages ne pleuvent pas de l'or », Madani répondait : « les nuages ne pleuvent pas de l'or, mais le travail est un trésor ». Bref, suffirait-il de faire suer le burnous ?
Derrière la couverture religieuse, avec le nationalisme exacerbé, servant, au nom de l'anti-impérialisme, de prétexte au retour aux idées et aux moers les plus rétrogrades, on retrouve dans la démagogie du FIS, tous les ingrédients et méthodes d'une politique réactionnaire à l'iranienne.
Les dirigeants du FIS dosent savamment le légal et l'extra-légal. Abassi Madani se fait recevoir par Chadli et lui fait quelques courbettes et politesses. Mais ses « gardiens » , eux, jouent du muscle et s'en revendiquent. Comme une certaine extrême-droite, le FIS sait recourir aux méthodes extra-légales pour se mettre en avant... même si c'est pour venir au pouvoir très probablement par des plébicites électoraux, et ensuite éliminer par la répression étatique tous les autres. Et s'ils arrivaient au pouvoir, leur premier objectif serait d'écraser la classe ouvrière.
On n'en est pas encore là, fort heureusement. L'Algérie n'est pas encore l'Iran. Et l'activité accrue des agitateurs du FIS ces derniers mois n'est encore qu'un début. Le FIS, comme tous les autres, s'est lancé à sa façon dans la campagne électorale pour les élections municipales qui devraient avoir lieu au printemps prochain, les premières élections à candidatures multiples de l'Algérie indépendante. Mais selon que le FIS aura 5, 20 ou 60 % des suffrages, la situation politique du pays ne sera pas la même, et d'ores et déjà il est indéniable que la progression du mouvement intégriste en Algérie est inquiétante.
Le developpement des courants integristes a ete favorise par la politique des nationalistes
Les courants intégristes semblaient pourtant quasiment inexistants en Algérie dans les premières années de l'indépendance. Leur développement a été en grande partie facilité par la politique des dirigeants du FLN eux-mêmes.
D'abord parce que les dirigeants du FLN ont érigé d'entrée de jeu l'islam en religion d'État.
Ensuite parce qu'ils ont entrepris aussi, pour des raisons de nationalisme, l'« arabisation » de l'enseignement, qui plus est dans un arabe classique, l'arabe coranique, qui n'est pas la langue courante parlée dans le pays. Cela a renforcé les courants réactionnaires. Il a fallu faire venir dans un premier temps des enseignants arabophones et « arabisants » (car cela allait de pair !) des pays du Moyen-Orient, et faire appel aux seuls lettrés en arabe littéraire : les étudiants issus des écoles coraniques ! D'où la montée de la réaction religieuse, son emprise croissante par le biais de l'éducation sur la jeunesse scolarisée. Peu à peu les enseignants « francophones » qui, dans l'Algérie de l'après-indépendance, n'étaient pas ceux qui répandaient les idées les moins progressistes (au contraire !) ont été éliminés au profit de réactionnaires religieux, dressés autant contre la science que contre le marxisme.
Ce courant a commencé à réellement s'exprimer et s'imposer au milieu des années 70. Dans le domaine de l'arabisation de l'enseignement, comme dans d'autres aussi. En 1975 la discussion sur un éventuel code de la famille réactionnaire ( qui fut adopté plus tard, en 1984) avait suscité à l'université de Constantine de violents affrontements entre étudiants islamistes et étudiants défendant les droits à l'égalité pour les femmes (notamment étudiants du PAGS, le parti communiste algérien).
Le journal Algérie-Actualité du 12 octobre 1989, dans un dossier sur l'islamisme, affirme aussi que la réforme agraire entreprise par le gouvernement de Boumédienne a mécontenté à la campagne « les féodalités qui, mobilisant contre « l'État impie », zaouia et confréries qu'on croyait éteintes, trouvèrent dans le fondamentalisme religieux un allié sûr. » Peut-être.
A partir de 1979-1980, les mouvements intégristes, confortés par le succès des islamistes en Iran, se montrèrent plus offensifs encore. C'est à cette période que tout un programme de construction de mosquées était entrepris, constructions faites par l'État, par des associations locales, financées par collecte dans la population, ou même financées par de riches bourgeois, commerçants, propriétaires fonciers ou hommes d'affaires, qui voient dans la construction d'une mosquée un moyen de devenir un notable, d' asseoir un petit pouvoir local, voire de faciliter leurs affaires privées, quand la construction elle-même n'est pas déjà une affaire. Si bien qu'aujourd'hui, le moindre village algérien a sa mosquée toute neuve, et on voit les cités HLM en construction qui, avant même que les immeubles soient finis, sont déjà dominées par les minarets d'une mosquée gigantesque.
Et une sourde lutte d'influence commençait entre le ministère du Culte, officiellement habilité à nommer les imams responsables des mosquées, salariés par l'État, et les nouveaux prêcheurs intégristes, opposés au gouvernement, pour s'assurer le contrôle de ces multiples mosquées. C'est ainsi la lutte pour le contrôle de la nouvelle mosquée de Laghouat, dans le sud algérien, qui avait en 1981 déclenché le premier affrontement spectaculaire entre le gouvernement algérien et les intégristes au cours duquel un policier fut poignardé.
Peu après l'affaire de Laghouat commençait, au printemps 1982 l'affaire Bouyali. Ancien commissaire du FLN dans la wilaya 4 (région militaire FLN de l'Algérois pendant la guerre d'indépendance), puis rallié aux maquis kabyles du FFS (Front des Forces Socialistes) d'Aït Ahmed contre le gouvernement Ben Bella en 1963, Bouyali était devenu prêcheur intégriste des mosquées d'El Achour et de Notre Dame d'Afrique à Alger en 1980. Après le meurtre de son frère, fuyant une arrestation par la police, en 1982, Bouyali prit le maquis avec un groupe de fidèles ; le gros du groupe fut démantelé en 1983 après plusieurs mois de ratissages policiers dans la région où il s'était retiré, mais Bouyali lui-même et quelques partisans restèrent insaisissables jusqu'en février 1987 où Bouyali fut tué. Et le procès de rescapés de l'épopée Bouyali a donné récemment l'occasion au FIS de faire une démonstration de force devant le tribunal de Blida.
A l'automne 1982, une grève d'étudiants arabophones, donnait lieu à de violents affrontements à la cité universitaire de Ben Aknoun (banlieue d'Alger) entre étudiants arabisants islamistes et étudiants dits « progressistes », au cours desquels un étudiant était poignardé par un ancien marin intégriste. Plusieurs étudiants intégristes étant alors arrêtés, les islamistes sous la direction du vieil imam Mohamed Sahnoun (l'actuel dirigeant de la Ligue de la Daawa, organisatrice de la manifestation du 21 décembre dernier) et d'un étudiant en droit Abassi Madani, l'actuel président du FIS, organisaient alors un rassemblement de 5 000 personnes à la faculté d'Alger pour protester contre la répression.
Mais surtout au cours de ces dernières années, l'aggravation de la situation économique algérienne, surtout depuis la chute des revenus pétroliers et les restrictions budgétaires, l'augmentation du chômage, les hausses de prix,les pénuries de marchandises, a servi d'argument aux intégristes pour dénoncer ce socialisme impie responsable de tous les maux.
Bénéficiant bien sûr du privilège et de la quasi-impunité que leur procure le fait d'être les prêtres de la religion d'État, profitant du fait de disposer au grand jour de lieux de réunions hebdomadaires dans les mosquées, les dirigeants intégristes ne se sont visiblement pas gênés ces dernières années pour prêcher l'opposition au régime de Chadli.
C'est ainsi que lors des journées d'émeute d'octobre 1988, alors que les affrontements entre manifestants et forces de l'ordre duraient depuis plusieurs jours, une partie des intégristes, par la voix d' Ali Belhadj, chercha à récupérer le mouvement pour leur compte en appelant le 10 octobre (qui fut le dernier jour d'émeute) à manifester.
Depuis octobre 1988 les intégristes semblent faire des progrès rapides, ou en tout cas devenir plus offensifs. C'est que la société algérienne est en crise. En promettant une démocratisation du régime, le président Chadli a pour l'instant réussi à temporiser. Et surtout la situation économique a continué à s'aggraver : pénuries de marchandises dans les magasins d'État, hausse des prix rapide, développement du marché noir.
Le tremblement de terre qui a touché la région de Tipaza non loin d'Alger, et ébranlé de nombreuses maisons de la Casbah a une fois de plus montré l'incurie des pouvoirs publics : à la Casbah d'Alger, par exemple, de nombreuses familles dont la maison était devenue inutilisable sont allées d'elles-mêmes occuper des écoles, où elles sont toujours actuellement, deux mois après le sinistre, et les enfants toujours dans la rue, leurs écoles étant devenues des dortoirs collectifs. Et dans la région sinistrée de Tipaza, on a vu la population manifester contre les autorités incapables d'apporter les secours nécessaires, si ce n'est quelques bataillons de gendarmes contre les protestataires. Les intégristes bien entendu étaient là pour en tirer profit.
Nouveaux partis, vieux politiciens
Face au courant intégriste, à ce courant politique réactionnaire bourgeois, sur quelles forces politiques pourraient compter les travailleurs et les pauvres ? Les partis et les formations qui ont quelque audience sont toutes et tous bourgeois.
Le FLN ?
C'est vrai que le parti au pouvoir essaye de profiter de l'inquiétude que suscite le développement du courant intégriste pour se blanchir de 27 ans de dictature en prétendant avoir seul le poids de contrecarrer les menées des islamistes. C'était l'un de ses thèmes de propagande dans les jours qui ont précédé l'ouverture de son congrès extraordinaire, à la fin du mois de novembre. Mais c'était moins évident après ! Ce qui a marqué ce congrès, entre autres, ce fut précisément d'y entendre s'exprimer les slogans des intégristes, contre la mixité, pour l'arabisation totale de l'enseignement et le remplacement du français par l'anglais comme langue vivante, pour l'application de la Chariaâ.
Ce FLN au pouvoir depuis l'indépendance est le parti de tous les notables, de tous les préfets, de tous les directeurs, de tous les conseillers municipaux, de tous ceux qui depuis 27 ans, grâce à leur position dans le parti, à leur galons de colonels, ou à leurs titres d'anciens moudjahidines, se sont taillé des privilèges, se sont engraissés des finances de l'État. Bref, c'est justement le parti contre lequel ont eu lieu les émeutes d'octobre 1988, le pouvoir, qu'il faudrait changer.
Les nouveaux partis ?
Qui sont-ils ? Quel choix offrent-ils, ces PSD, RCD, FFS, PAGS, pour ne citer que ceux qui, en dehors du FLN et du FIS semblent au premier abord être les plus importants ? Sans parler du MDA (Mouvement Démocratique Algérien) de l'ex-président Ben Bella, ou d'El Oumma de l'ex-président du Gouvernement provisoire du FLN pendant la guerre, Ben Khedda, qui tous deux tentent de chasser les électeurs sur les terres saintes de l'Islam ?
Le PSD, Parti Social Démocrate est en bonne partie « constitué de gros commerçants, d'entrepreneurs, d'industriels et d'hommes d'affaires aux côtés d'un nombre également appréciable de cadres, de gestionnaires d'entreprises et d'intellectuels » (d'après le compte-rendu qu'a donné du congrès de ce parti le journal El Moudjahid, organe officiel du FLN, il faut le préciser !). Le PSD se proclame partisan de la libre entreprise, de l'aide aux investissements privés, et aussi partisan de la liberté des prix, de la fin des subventions aux produits de première nécessité, quitte ensuite à « évaluer le seuil de pauvreté » pour verser de petites allocations aux plus démunis. On est si près du programme économique du gouvernement de Chadli lui-même qu'on ne s'étonne pas de voir le PSD annoncer qu'il sera un parti « d'opposition positive ».
Le RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie), lui, issu du Mouvement Culturel Berbère du début des années 1980 (à l'époque des émeutes de Tizi-Ouzou), est politiquement une variante kabyle de formation bourgeoise libérale : même référence que le PSD à la sociale-démocratie ouest-allemande, exemple à ses yeux d'un capitalisme dynamique à références vaguement sociales, même plaidoyer pour la libre entreprise... A cette différence tout de même que le RCD se dit ouvertement laïc, du moins partisan de la séparation de l'Eglise et de l'État.
Le FFS, lui, en rassemblant 15 000 personnes à Alger le jour du retour d'Aït Ahmed au pays le 15 décembre dernier (après 23 ans d'exil), puis 30 000 à Tizi Ouzou, la capitale de la Kabylie, et 15 à 20 000 à Bejaia, est le seul pour l'instant à avoir organisé des rassemblements qui rivalisent avec les rassemblements locaux du FIS dans diverses villes du pays. Mais, bien sûr, qui ne rivalisent pas avec la manifestation des intégristes à Alger le 21 décembre.
Aït Ahmed, l'un des cinq fondateurs du FLN, l'un des cinq « chefs historiques « , bénéficie aujourd'hui peut-être du fait d'avoir été évincé du pouvoir dès l'été 1962 par le tandem Ben Bella-Boumédienne. Ayant monté contre Ben Bella (sous le nom de FFS déjà en 1963) un maquis en Kabylie, il avait été arrêté, condamné à mort, avant de réussir à s'évader. Autant de titres qui peuvent devenir de noblesse maintenant que le FLN est déconsidéré. Et pourtant c'est entre autres lui, Aït Ahmed, qui a créé ce FLN, lui qui, comme tous les autres dirigeants du Front était partisan d'éliminer toute opposition, toute discussion, tout autre mouvement que le sien, éventuellement par les armes, afin d'assurer au FLN un pouvoir dictatorial...au nom du peuple et du socialisme, car à l'époque, ces étiquettes étaient à la mode dans les milieux nationalistes bourgeois des pays pauvres.
Aït Ahmed a seulement eu de la malchance à l'époque dans la lutte personnelle pour la première place... ce qui pourrait lui en donner une nouvelle aujourd'hui ! On en a vu d'autres !
Tout ce petit monde politique a tellement hâte de servir qu'il se bouscule déjà au portillon, et que chacun fait déjà ses offres de services au président de la République, le colonel Chadli, celui qui leur a donné droit à revenir sur la scène politique pour faire oublier qu'il avait, lui, fait tirer à la mitrailleuse sur la jeunesse d'Alger, même pas un an avant.
Le PAGS ?
Les dirigeants du Parti de l'Avant-Garde Socialiste, nom que s'est donné le Parti communiste algérien depuis 1965, ne sont malheureusement pas bien différents des autres politiciens. Après le moment d'hésitation qu'ils ont eu, au lendemain des émeutes d'octobre 1988 sur l'attitude à avoir vis-à-vis de Chadli et des réformes qu'il proposait pour ravaler la façade de son régime, les dirigeants du PAGS se sont une fois de plus ralliés au pouvoir, ne voyant de rôle politique possible qu'en tant que force d'appoint du régime.
Pourtant le PAGS est le seul parti qui se réclame d'une certaine façon de la classe ouvrière, le seul dont des militants ont connu les prisons des régimes de Ben Bella, de Boumédienne, de Chadli, pour le rôle qu'ils avaient joué dans des grèves ouvrières ou des luttes sociales.
Mais cela n'a pas empêché la direction du parti d'apporter successivement son soutien à Ben Bella, puis à Boumédienne, puis à Chadli.
Au point que le PAGS n'a jamais été pendant ces 27 ans autre chose qu'une sorte d'aile gauche du FLN, en fait une force supplétive du pouvoir.
Le programme politique du PAGS aujourd'hui n'est que la variante, adaptée au « multipartisme » naissant, de la politique qu'il a menée de 1962 à nos jours. Il se résume en une formule : l'appel à la création d'un large « Front National Démocratique » entre tous les partis.
Le secrétaire général du Parti, Sadek Hadjeres, lors de la première réunion publique du PAGS à Alger depuis sa légalisation expliquait, le 28 septembre, que le multipartisme instauré par la nouvelle constitution était prometteur, certes, mais il mettait en garde : « si chaque courant social, si chaque force politique restent enfermés dans leurs seuls intérêts étroits et ne voient pas les grands besoins collectifs du pays, le multipartisme ne pourra pas corriger la division et le chaos que le parti unique n'a pas réussi à empêcher ». Hadjeres affirmait que sur certaines questions les programmes de nombreux partis convergeraient, et que les intérêts de classes sociales aussi diverses que la bourgeoisie nationale et la classe ouvrière aussi : c'est l'organisation de cette convergence « i dans l'intérêt national bien compris », expliquait-il, que pourrait permettre le « Front national démocratique » qu'il proposait à tous les autres partis.
A tous les autres partis, et en premier lieu bien entendu au FLN, où le PAGS continue toujours à détecter une aile gauche, une aile « socialiste » ou pour le moins « anti capitaliste », selon le terme inventé dans les premières années de l'indépendance pour expliquer que l'Algérie « marchait vers le socialisme ».
Le PAGS prône ainsi l'alliance de tous les courants politiques et de toutes les classes pour remplacer le régime du Parti Unique par le Front Unique de tous les partis. Il n'a pas d'autres perspectives politiques à offrir aux travailleurs algériens, aux jeunes qui se sont révoltés, que de continuer sous une forme à peine différente le régime précédent, où l'appareil du PAGS avait toujours réussi bon an mal an à se ménager quelques niches dans les couloirs du pouvoir, que de refaire équipe, si celui-ci le veut bien, avec le colonel Chadli, le fusilleur d'octobre devenu « démocrate ».
Et on voit déjà poindre l'argument au nom duquel tous ces partis, PAGS en tête, prêcheront peut-être demain le calme à cette classe ouvrière algérienne, qui depuis octobre 1988 n'a cessé de montrer sa combativité, la désarmeront face à ses ennemis : à savoir l'argument que l'alliance de toutes les classes, l'alliance de tous les partis « tolérants », du PAGS au FLN en passant par les nouveaux partis bourgeois libéraux (et pourquoi pas aussi des partis islamistes « modérés » ), serait le seul rempart contre la montée de l'extrême-droite religieuse.
La lutte de la classe ouvriere est la seule force qui peut s'opposer a la montee des integristes
Mais l'Algérie n'est pas encore l'Iran. Loin s'en faut. La montée de l'intégrisme n'en est encore qu'à ses débuts.
Cent mille femmes voilées ont manifesté en faveur de leur propre oppression, amenées par leurs maris ou frères. C'est beaucoup. C'est déjà trop. Mais ce n'est pas encore le raz de marée du fanatisme et de l'obscurantisme.
Il y a sûrement bien plus de femmes algériennes qui enragent à l'idée de devoir retourner au Moyen-Age, que le FIS ne peut rassembler de femmes soumises ! Bien plus de jeunes qui aspirent à la liberté, que de jeunes tartuffes barbus. Mais il ne suffira pas de protester contre l'obscurantisme ou l'intolérance, il ne suffira pas d'appeler à manifester contre les agressions du FIS.
Des forces qui pourraient pousser la société de l'avant, en combattant tous les privilégiés du régime, en luttant contre les injustices sociales, pour une vie décente, il y en a en Algérie, bien davantage que le FIS aujourd'hui ne fait d'adeptes de l'obscurantisme.
Car la montée de l'intégrisme musulman n'est pas le seul fait nouveau de l'Algérie de ces dernières années.
Ce sont les grèves ouvrières du printemps et de l'automne 1988, et les émeutes de la jeunesse d'Alger, écoeurée par les interventions des forces de l'ordre contre les grévistes, qui ont ébranlé la dictature algérienne qui n'avait pas bien meilleure réputation que certaines dictatures d'Europe de l'Est, et conduit le gouvernement Chadli à prôner quelques réformes.
Chadli a profité finalement de la révolte de la jeunesse pour lui-même, pour secouer l'immobilisme de l'appareil du FLN, et accélérer des réformes qui vraisemblablement étaient déjà dans l'air, et que la bourgeoisie d'affaires qui depuis 1962 s'est considérablement développée en Algérie, voit d'un bon oeil.
Mais la classe ouvrière y a aussi gagné : gagné de pouvoir désormais parler ou se réunir, gagné de n'avoir plus peur de la sécurité militaire et de l'armée, gagné d'oser imposer le droit de grève...pas encore reconnu légalement !
Et depuis octobre 1988, il semble bien, à en juger par le nombre de grèves dont parle maintenant la presse, que la combativité ouvrière n'a pas baissé : grèves pour les salaires, pour les conditions de travail, pour obtenir le départ d'un directeur honni ou corrompu ; luttes aussi d'habitants de quartiers pauvres contre le favoritisme dans les attributions de logements...
Des milliers de jeunes, aujourd'hui sans espoir, sans autre perspective que de passer leurs journées à « garder les murs », risquent de ne voir demain comme seuls contestataires, comme seuls opposants à ce régime qu'ils détestent, à ces notables et ces hommes d'affaires qui s'engraissent, que les barbus aux discours tonitruants des mosquées, les rouleurs de mécaniques des milices du FIS. Ils pourraient au contraire voir dans les luttes de la classe ouvrière, dans les ouvriers organisés des usines - leurs frères, leurs pères souvent - la véritable force qui pourrait mettre enfin bas ce régime d'exploitation et d'injustice. Comme dans une certaine mesure ils l'avaient vu confusément en octobre 1988.
Mais il faudrait pour cela que ces luttes actuelles de la classe ouvrière algérienne, qui n'ont cessé depuis un an, ne restent pas des luttes dispersées, au coup par coup. Il faudrait un parti ouvrier qui offre à ces luttes une perspective politique, qui soit une opposition résolue à la bourgeoisie algérienne et à ses partis, unique ou multiples.
Oui, l'Algérie est un pays, comme bien d'autres, où le manque d'un parti ouvrier révolutionnaire se fait cruellement sentir.
12 janvier 1990