Afrique du Sud : Vers un réglement négocié ?01/01/19901990Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1990/01/29.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Afrique du Sud : Vers un réglement négocié ?

 

Dans cette période où l'Europe de l'Est et le bloc soviétique connaissent des bouleversements qui vont sans doute en altérer complètement l'aspect, il est une autre partie du monde qui, elle aussi, semble sur le point de changer de visage : l'Afrique du Sud.

Sans que l'on puisse évidemment fixer d'échéance, la seule société qui ose encore se fonder sur le racisme légal et officiel, celle de l'apartheid, semble désormais avoir ses ans comptés. Depuis quelques années la ségrégation dans les lieux publics, ce que l'on appelait le « petty apartheid « , l'apartheid mesquin, a peu à peu disparu. Le gouvernement, il y a quelques semaines à peine, a décidé d'abolir cette ségrégation sur les plages et dans les transports en commun où elle avait encore cours. Il est vrai qu'il a fallu une campagne de défi des organisations anti-apartheid, qui a amené des affrontements violents avec les racistes et la police, pour l'obtenir. Mais tout ce qui a été obtenu depuis des années ne l'a été que parce que depuis 15 ans la communauté noire est en état de révolte, parce que grèves, manifestations, boycotts, émeutes et véritables batailles avec la police ou l'armée se sont succédé sans interruption ou presque. Ces luttes ont fait des milliers et des milliers de victimes mais ont obligé aussi l'État raciste à reculer pas à pas.

Bien entendu, pour le moment, l'apartheid, le vrai, demeure, celui qui distingue les habitants de l'Afrique du Sud en fonction de leur prétendue race, et donne tous les droits essentiels, politiques, d'habitation ou même de propriété, aux Blancs pour les dénier aux Noirs. Mais le ministre des Affaires étrangères, Pik Botha, lors d'un récent séjour en visite en Europe de l'Est a cru pouvoir en annoncer la fin prochaine. Il faut sans doute faire la part des considérations diplomatiques dans les raisons qui ont conduit à cette déclaration sensationnelle. Mais il est aussi de notoriété publique que le gouvernement sous la conduite du nouveau chef de l'État, Frédérick De Klerk, cherche une manière de sortir de l'impasse où l'a conduit l'apartheid, mise à l'index sur le plan international et surtout révolte à l'intérieur qui met le pays en permanence au bord de l'explosion.

 

Le « réglement négocié » se prepare

Cette recherche a conduit le gouvernement à envisager d'ouvrir une négociation avec l'ANC, le Congrès National Africain, le vieil ennemi, l'organisation interdite depuis trente ans, pourchassée, dont tant de membres et de leaders ont été emprisonnés ou exécutés. La négociation n'a pas encore été entamée, du moins officiellement, mais elle est à l'ordre du jour. Frédérick De Klerk l'a évoquée à plusieurs reprises ces derniers mois, même si c'était pour en repousser l'hypothèse - de plus en plus mollement - tant que l'ANC n'aura pas renoncé à la violence. Il a officiellement rencontré Nelson Mandela, toujours prisonnier. Et celui-ci a cru pouvoir faire annoncer par son épouse, en ce début d'année, que sa libération était tout proche, libération que tout le monde estime inévitable surtout depuis que les autres leaders de l'ANC, dont Walter Sisulu, ont été eux-mêmes libérés.

Depuis plusieurs années, on ne compte plus les personnalités politiques, universitaires, sportives et surtout du monde des affaires, qui ont pris contact avec l'ANC, certains discrètement, d'autres au contraire avec beaucoup de publicité. La plupart, mais pas toutes, sont classées dans le camp libéral bourgeois, en opposition au Parti National au pouvoir à Prétoria. Mais il ne peut faire de doute que, par leur truchement, c'était non seulement la bourgeoisie sud-africaine mais aussi le régime qui prenait langue avec l'ANC.

L'ANC lui-même ne s'y est d'ailleurs pas trompé. Au milieu de l'année dernière, lorsque Pieter Botha était encore chef de l'État (mais c'est lui qui a donné le branle au mouvement ; il avait d'ailleurs déjà rencontré lui-même Mandela), l'ANC a publié une sorte de scénario pour d'éventuelles négociations. Ce scénario pose d'abord les conditions qui doivent être remplies, d'après l'ANC, afin que puisse s'ouvrir des négociations : libération des prisonniers politiques, levée des interdictions frappant les partis et les personnes, retrait de l'armée des townships, fin de l'état d'urgence et de toute la législation qui limite les activités politiques, fin des procès et des exécutions. Il prévoit aussi la procédure par laquelle l'ANC et le régime de Prétoria mettraient ensemble en place un nouveau régime : dans un premier temps, discussions entre eux pour mettre fin aux hostilités (c'est-à-dire aux opérations de guerillas menées par l'ANC) ; dans un second, s'ouvriraient alors les négociations pour jeter les bases d'une nouvelle constitution : d'abord mise au point du mécanisme de mise en place de la nouvelle constitution et définition du rôle de la communauté internationale dans la période de transition, ensuite accord sur un gouvernement de transition et enfin mise au point de cette nouvelle constitution. Ce plan, l'ANC l'a fait entériner par l'OUA, l'Organisation des États Africains, puis l'a présenté au Commonwealth et à l'ONU, dont il espère évidemment le patronage.

Par ailleurs, en décembre 1989, une « Conférence pour un Avenir Démocratique » a réuni autour du MDM (Mouvement de Masse Démocratique, lui-même un front de nombreuses organisations politiques, culturelles, communautaires et syndicales en accord politique avec l'ANC) pratiquement tout ce que l'Afrique du Sud compte d'organisations ou de personnalités opposées à l'apartheid, depuis les libéraux blancs du Parti Démocratique et certains chefs des bantoustans, jusqu'aux organisations à réputation gauchiste. Le but avoué était de discuter et mettre au point une politique commune pour les futures négociations. Rares ont d'ailleurs été les organisations qui finalement n'ont pas participé, et pour la plupart de celles qui se sont abstenues, il semble que ce soit davantage pour des questions de chapelles, parce qu'elles ne voulaient pas se retrouver aux côtés de telles autres organisations ou de tel politicien, ou parce qu'elles estimaient qu'on ne leur avait pas fait la place qu'elle méritaient au sein de la conférence, que parce qu'elles seraient opposées à l'idée que le « mouvement de libération » doit adopter une attitude commune en prévision des éventuelles négociations avec le gouvernement.

En se présentant comme le principal interlocuteur du régime actuel, en proposant explicitement de collaborer avec lui pour assurer la transition dans l'ordre, en tentant d'obtenir la caution des États africains mais aussi des grandes puissances, enfin en essayant de rassembler tout le camp anti-apartheid sous son égide et sous son contrôle, et éviter ainsi des voix discordantes, l'ANC en tout cas montre bien qu'il prend au sérieux la perspective des négociations et qu'il s'y prépare.

 

Une gauche révolutionnaire critique

Devant la perspective d'éventuelles négociations, la gauche révolutionnaire sud-africaine est très critique. Cette gauche est émiettée et dispersée entre de nombreuses organisations et courants qui existent souvent au sein des grandes organisations, l'ANC elle-même, l'UDF ou encore les syndicats. Mais elle est relativement nombreuse dans un pays qui est certainement aujourd'hui l'un des plus politisés du monde, comme en témoigne la myriade d'organisations de toutes sortes qui y existent, malgré la répression qui a porté des coups très durs au mouvement depuis 1986.

La position d'une bonne partie de cette gauche, implicite ou explicitée, est que, même si ces négociations s'engagent, elles ne peuvent pas aboutir. Un réglement négocié, qui aboutirait à ce que le régime actuel accepte de mettre fin à l'apartheid et, en collaboration avec l'ANC, accepte de céder la place à un autre régime, est impossible. Le raisonnement est, en résumé, le suivant : l'apartheid a eu pour fonction de permettre au capitalisme sud-africain de vivre et de se développer sur la base d'une exploitation accrue des masses noires à qui l'on a dénié les droits élémentaires pour permettre cette surexploitation. Ce capitalisme ne peut pas vivre sans l'apartheid, qui en est une composante quasi organique. Seule donc la révolution ouvrière peut mettre fin à l'apartheid. Or, le régime ne peut évidemment pas négocier un réglement qui aboutirait à la fin du capitalisme et au pouvoir de la classe ouvrière.

Cette position est celle, par exemple, de la tendance Inqaba, un courant trotskyste au sein de l'ANC. Dans le magazine Free Azania, numéro de novembre 1989, Inqaba présente ainsi sa position : « Parce qu'un transfert de pouvoir à la majorité noire ne peut pas prendre place sans le renversement révolutionnaire de l'État en Afrique du Sud, il sera impossible pour des discussions de réussir. » Et plus loin : « Il ne pourra jamais y avoir en Afrique du Sud un gouvernement de coalition entre l'ANC et la bourgeoisie... bien que beaucoup de leaders ANC puissent sérieusement le désirer. En d'autresi termes, nous ne pouvons concevoir des conditions qui permettraient la création d'un gouvernement ANC sur une base bourgeoise. »

D'autres, sans se prononcer forcément sur la possibilité ou non de voir les négociations aboutir, dénoncent, à juste titre, le fait qu'un réglement négocié entre l'ANC et le régime ne pourrait aboutir qu'à la mise en place d'un nouveau régime bourgeois, peut-être sans l'apartheid, mais sans non plus de réelles transformations sociales ou à plus forte raison socialistes, pour ne pas parler du pouvoir de la classe ouvrière. C'est la position, par exemple, développée par Charles Geld dans le même numéro de Free Azania. Celui-ci analyse ainsi l'actuelle politique de l'ANC : « Il y a toujours eu différentes vues dans l'ANC quant aux possibles développements en Afrique du Sud : une aile réformiste et une aile révolutionnaire, avec des nuances entre les deux. i Il y a des signes que les réformistes, qui voient la possibilité d'avancer à travers négociation et dialogue, se soient renforcés. » Cette analyse semble, plus ou moins, être celle de la grande majorité de la gauche sud-africaine. Pour elle il y a une politique réformiste et une politique révolutionnaire, il y a des réformistes et des révolutionnaires, mais au sein d'un même mouvement de libération. L'accent est mis sur les différences de tactiques politiques, pas sur les différences de nature sociale entre les politiciens ou les organisations. C'est ce qui explique que l'ANC peut, en fonction de son radicalisme du moment, être jugé à un moment révolutionnaire, à un autre réformiste.

 

L'abolition de l'apartheid ne serait pas celle du capitalisme

L'idée qu'un réglement négocié soit impossible et ne puisse aboutir nous semble être à la fois une conséquence et une cause des illusions que ses tenants prétendent combattre. Il est certain que l'apartheid a été d'abord et avant tout un moyen d'imposer une exploitation sans limites sur la majorité de la population, bâillonnée et sans droit. Mais cette situation a suscité son contraire : une révolte qui ne cesse plus depuis quinze ans maintenant. Et à cause de cette révolte, l'apartheid est devenu une entrave au bon fonctionnement de l'exploitation capitaliste. Bien plus, il fait même planer une menace de révolution. C'est pourquoi les capitalistes songent aujourd'hui à se débarrasser de l'apartheid. D'abord, l'instrument utile étant devenu entrave, il n'y a rien de plus naturel que de tenter de s'en débarrasser. Et puis, si historiquement en Afrique du Sud il est exact que le développement du capitalisme a été lié à la discrimination raciale et à l'apartheid, à l'échelle du monde ce n'est pas vrai. Le capitalisme peut très bien survivre, prospérer et se développer sans discrimination raciale officielle. C'est le cas dans la majeure partie du monde.

Ce n'est pas par hasard si on trouve aujourd'hui, parmi ceux qui demandent la fin de l'apartheid, les dirigeants des plus gros trusts sud-africains... et tous les dirigeants du monde impérialiste. Ce sont eux aussi qui ont prôné les premiers le dialogue avec l'ANC... et souvent le pratiquent aujourd'hui.

Certes, cela ne suffit pas pour que l'abolition de l'apartheid soit facile et même assurée. La minorité blanche, qui tient le pouvoir ou sur qui le pouvoir s'appuie, s'accroche à ses privilèges et à sa position dominante. Le renforcement des tendances d'extrême-droite dans le pays et du Parti Conservateur sur le plan électoral, au fur et à mesure que le Parti National au pouvoir a donné l'impression d'être prêt à des concessions sinon à mettre fin à l'apartheid, est un signe. Il reste à imposer à des millions de Blancs, petits-bourgeois ou même travailleurs, retranchés dans leurs préjugés et leurs privilèges, ce qui leur semble un bouleversement radical.

Surtout, bien sûr, la bourgeoisie blanche peut accepter l'abolition de l'apartheid mais certainement pas l'abolition du capitalisme et l'abolition de ses propriétés. Or les Noirs, en très grande majorité des travailleurs et des prolétaires ou encore des ruraux complètement dépossédés de tout, espèrent certainement que la fin de l'apartheid ne signifie pas seulement l'égalité formelle, mais aussi un mieux-être pour eux. Ils en attendent, au moins confusément, un repartage des richesses du pays (que le programme de l'ANC promet d'ailleurs). C'est là sans doute la grande crainte des bourgeois. Et c'est là justement que pour assurer le passage au régime post-apartheid dans l'ordre, sans bouleversement social, sans révolution, ils ont besoin que le désir de justice sociale soit tenu en bride, ils ont besoin de l'ANC.

Car si les gouvernants actuels d'Afrique du Sud ont besoin de s'entendre d'avance avec l'ANC sur les modalités (qui ne sont certainement pas arrêtées à l'heure actuelle, et qui ne le seront peut-être pas avant longtemps) de changement du régime, ce n'est pas seulement parce que, avec ce changement, par la simple arithmétique électorale, l'ANC a toutes les chances de se retrouver porté au pouvoir. C'est parce que la caution de l'ANC est absolument nécessaire pour garantir que ce processus se déroulera dans l'ordre et que les masses ne tenteront pas de déborder ou de s'emparer de ce qu'elles jugent, à juste titre, leur revenir. L'ANC est nécessaire pour les garder à leur place, celle qu'elles occupent aujourd'hui, au bas de l'échelle, pour qu'elles se contentent d'avoir le droit de vote (du moins au début, car le nouveau régime pourrait fort bien redégénérer vite en une dictature) mais pas plus de pain ; pour qu'elles se contentent d'avoir le droit théorique d'habiter partout mais sans quitter leurs bidonvilles pour aller s'installer dans les luxueuses villas des quartiers blancs.

 

L'ANC est un parti bourgeois

Or l'ANC est prête à jouer ce rôle. Charles Geld cite, dans l'article dont nous avons fait mention, Alex Mashinini, un dirigeant de l'ANC. En 1986, Mashinini était, paraît-il, un ardent partisan de l'insurrection. En août 1988, il écrit dans Sechaba, l'organe de l'ANC, que puisque « les deux côtés n'ont pas réussi à infliger une défaite absolue à l'autre » (...) « nous devons nous contenter de victoires partielles » . Et, très consciemment, il ajoute que cela « impose des limitations à notre programme d'émancipation sociale. En termes pratiques, cela signifie que le concept de victoires partielles implique l'abolition de droit de l'apartheid, mais dit moins à propos de son abolition de fait » .

La question n'est donc pas celle d'une aile révolutionnaire et d'une aile réformiste, ou d'une politique révolutionnaire et d'une politique réformiste. Mashinini était révolutionnaire en 1986, comme toute l'ANC alors. Il est aujourd'hui réformiste comme sans doute encore la majorité sinon la totalité de l'ANC.

Oui, en termes d'action politique, l'ANC a pu à certaines périodes avoir été révolutionnaire, c'est-à-dire préconiser le renversement du régime par des moyens radicaux, l'insurrection, y compris même l'appel au soulèvement des masses. Il peut d'ailleurs l'être à nouveau dans l'avenir, car il n'est nullement certain que le gouvernement sud-africain se résoudra à sauter le pas et à négocier, ou, s'il le fait, qu'il ira jusqu'au bout cette fois-ci. Le chemin, nous l'avons dit, est difficile. Bien des obstacles sont à lever. Et c'est avec une extrême prudence que Prétoria est entré dans cette voie. Des rebondissements sont probables, des durcissements dans l'attitude des deux côtés, et peut-être faudra-t-il encore bien des luttes, des émeutes, des soulèvements des Noirs d'Afrique du Sud pour simplement forcer le gouvernement à négocier vraiment la fin de l'apartheid.

En revanche, la nature politique de l'ANC n'a pas changé. Il s'est constitué comme un parti nationaliste qui visait à la fin du pouvoir politique blanc et à instaurer celui de la majorité, le peuple noir. Mais le pouvoir du peuple, en Afrique du Sud comme partout ailleurs dans le monde, c'est toujours à brève ou longue échéance celui des classes privilégiées. Le pouvoir du peuple noir, ce sera celui de la bourgeoisie noire, même si elle apparaît aujourd'hui ridiculement faible.

La « Charte de la Liberté » est un programme démocratique bourgeois. Adoptée par l'ANC dans les années cinquante, elle est toujours son programme. Le Parti Communiste Sud-Africain a pu se fondre dans l'ANC au point qu'il est difficile aujourd'hui de l'en distinguer et d'y mesurer son influence, qui est certainement importante. Ce n'a été là rien d'autre que, à la manière sud-africaine, ce qu'ont fait pratiquement tous les partis staliniens dans le Tiers Monde : se rallier aux mouvements nationalistes et devenir eux-mêmes de purs et simples représentants du nationalisme. L'ANC a pu adopter un langage marxiste, parler de socialisme, voire donner en parole une place prééminente à la classe ouvrière, ce n'est rien d'autre non plus que ce qu'ont fait à peu près tous les mouvements nationalistes qui, dans les années soixante et soixante-dix, se disaient tous socialistes. Il a pu prendre au début des années soixante un cours radical, entamer guerilla et lutte armée face à une dictature féroce et intransigeante. Révolutionnaire, en ce sens, bien des nationalistes en sont capables. Le demi-siècle écoulé nous en a fourni mille exemples.

Mais il n'empêche que le but véritable de l'ANC est resté l'abolition de l'apartheid, la fin du pouvoir politique exclusif blanc, l'égalité des droits pour le « peuple noir ». Et rien d'autre.

Ce but l'ANC ne l'abandonnera pas. Il s'est battu pour cela, et il continuera s'il le faut. Mais s'il peut l'atteindre par la voie des négociations, évidemment il le fera. Et quel parti politique sérieux agirait autrement, et refuserait de réaliser ses objectifs par la voie réformiste si celle-ci le permet ? S'y opposer au nom des principes révolutionnaires ne peut sembler, et d'abord aux masses elles-mêmes, qu'un révolutionnarisme irréaliste.

 

Face au mouvement de libération, il faut un parti communiste révolutionnaire

C'est là que les critiques de gauche de l'ANC et de son cours actuel sont ambiguës.

Elles sont toutes faites, en effet, au nom à la fois des intérêts du mouvement de libération et de la classe ouvrière. Et volontairement, elles confondent les deux, faisant semblant de croire que puisque l'immense majorité de la communauté noire est formée de travailleurs et de prolétaires, le renversement du régime de l'apartheid ne peut être que l'annonce du pouvoir de la classe ouvrière et que l'abolition de l'apartheid ne peut être que le commencement du socialisme. En fait, elles répètent, même si c'est du point de vue opposé, ce que l'ANC laissait croire, lui aussi, quand il estimait utile d'utiliser un langage socialiste pour tenter de mobiliser les masses derrière lui.

L'ANC a beau jeu de démonter qu'il serait vraiment absurde de refuser une chance d'obtenir la fin de l'apartheid, sous le seul prétexte qu'un réglement négocié serait en principe inacceptable.

En fait, la critique de la politique de l'ANC n'est concevable, et sans doute compréhensible à la masse des travailleurs sud-africains, que si elle est faite d'un point de vue clairement de classe. Si elle distingue soigneusement à chaque étape, dans chaque cas, les intérêts des masses ouvrières de ceux de la petite bourgeoisie ou des aspirants bourgeois noirs, si elle met en lumière ce que les uns et les autres peuvent avoir de commun et ce qu'ils ont d'antagoniste, même s'ils sont tous deux opprimés par le même ennemi, l'apartheid, et même s'ils se trouvent côte à côte face à cet ennemi.

En d'autres termes, derrière le mythe d'un « mouvement de libération » qui représenterait les intérêts unis et communs du peuple noir, il est nécessaire de distinguer les classes sociales aux intérêts divergents et opposés, aux buts contradictoires. Ces classes peuvent sans doute nouer des alliances pour des objectifs précis et dans des circonstances précises. Mais elles doivent garder conscience de leurs spécificités. Ou, du moins, la classe ouvrière doit garder conscience qu'elle a des intérêts tout à fait distincts de la bourgeoisie ou petite bourgeoisie. Car, dans un mouvement qui confond les deux et efface ces distinctions, ce sont toujours les classes inférieures qui se trouvent entraînées dans le sillage des classes supérieures et sont amenées à défendre les intérêts de celles-ci, et jamais l'inverse. A cause de cela, il est nécessaire d'opposer au parti, ou aux partis qui se veulent ceux du mouvement en général, démocratiques, populistes, nationalistes ou autres, celui de la classe ouvrière, celui du prolétariat.

Seul un tel parti pourrait à chaque pas montrer dans la politique de l'ANC, ou des autres courants démocratiques bourgeois, ce qui va dans le sens des intérêts de la classe ouvrière et ce qui leur est contraire, ce que celle-ci pêut appuyer et ce à quoi elle doit prendre garde ou s'opposer. Seul un tel parti, qui pourrait soutenir les nationalistes ou passer des alliances temporaires avec eux sans abandonner son indépendance, pourrait ouvrir des perspectives à la classe ouvrière sud-africaine. Seul un tel parti pourrait proposer une politique à la classe ouvrière sud-africaine qui corresponde à chaque développement de la situation afin d'en tirer le maximum. En son absence, c'est-à-dire en l'absence d'un instrument qui permette d'intervenir dans la vie politique et sociale du pays, les militants révolutionnaires socialistes sud-africains risquent d'être condamnés, soit à se ranger derrière les représentants de la bourgeoisie noire au nom d'un soi-disant mouvement de libération, soit à se figer dans une condamnation abstraite et stérile des négociations avec le gouvernement actuel. Il est vrai que ce réglement négocié ne peut qu'aboutir en même temps qu'à l'abolition de l'apartheid, au maintien des actuelles divisions sociales, à celui de l'exploitation et donc de la classe ouvrière noire dans sa situation de fait actuelle (et d'ailleurs sans doute de même la majorité de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie blanche dans la sienne : l'exemple du Zimbabwe et peut-être maintenant de la Namibie est là pour le montrer).

A moins que l'ouverture de négociations, mettant en évidence la faiblesse de l'État raciste et les coups que les luttes des masses noires lui ont porté depuis des années, redonnant moral et allant à ces masses noires, ne soit l'occasion pour elles d'intervenir à nouveau activement dans la vie politique. Elles chambouleraient alors le beau scénario de l'ANC. Elles pourraient justifier aussi les craintes qui glacent aujourd'hui les gouvernants de Prétoria. Alors, la fin de l'apartheid pourrait signifier bien autre chose que la conquête formelle de l'égalité des droits. Mais pour cela, encore une fois, il faudrait l'instrument indispensable : le parti communiste révolutionnaire. Le créer est la tâche des militants révolutionnaires sud-africains. Dans les circonstances présentes, elle n'est peut-être pas insurmontable.

14 janvier 1990

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