Algérie - Entre deux dictatures01/01/19921992Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1992/01/44.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Algérie - Entre deux dictatures

Depuis le 11 janvier, cinq jours avant le jour prévu pour le second tour des élections législatives, c'est à nouveau l'armée qui exerce directement le pouvoir en Algérie.

Certes en Algérie, comme dans bien d'autres pays du tiers monde, depuis l'indépendance, en 1962, c'est l'armée qui a toujours d'une façon ou d'une autre dirigé la politique. C'est elle qui avait imposé les présidents de son choix. C'est elle qui était de 1962 à 1989 l'ossature du parti unique, le FLN. Mais après les émeutes d'octobre 1988 réprimées dans le sang, le président de la République, le colonel Chadli, en même temps qu'il faisait adopter une nouvelle constitution et annonçait l'instauration du multipartisme, avait décrété la séparation de l'armée du FLN dont elle était jusque-là l'une des composantes. L'armée quittait officiellement la politique. Ou plus exactement elle se mettait discrètement en arrière de la scène.

Avec la répression des manifestations islamistes du mois de juin dernier et la proclamation de l'état de siège pour quatre mois, l'armée avait repris la première place momentanément. Puis elle se retirait à nouveau pour laisser le gouvernement civil tenter d'organiser des élections législatives.

La victoire du Front Islamique du Salut (FIS, le plus important des partis intégristes algériens) au premier tour de ces élections, le 26 décembre 1991, a précipité la crise. Le Front islamique y a remporté dès le premier tour 188 sièges sur les 430 sièges de députés à pourvoir, avec un nombre de voix tel qu'il pouvait être assuré d'emblée d'avoir la majorité absolue de l'Assemblée, et même peut-être plus de deux-tiers des députés après le second tour. Après quelques tentatives de tractations au lendemain du premier tour entre Chadli et le FIS, l'état-major a tranché. Vendredi 10 janvier, il commençait à poster des troupes aux carrefours importants de la capitale algérienne pour éviter les réactions. Le lendemain il contraignait le président Chadli à annoncer sa démission. Deux jours plus tard, il annonçait l'annulation des élections.

L'état-major de l'armée, derrière le général Nezzar, ministre de la Défense, a cherché à donner à son coup de force une façade civile. Il a maintenu en place pour expédier les affaires courantes et les affaires économiques le Premier ministre Ghozali et son gouvernement. Il a créé pour remplacer le président démissionnaire, un "Haut Comité d'État" de cinq membres dont un seul militaire (le général Nezzar, bien entendu). Et pour présider ce comité et occuper en quelque sorte la place de Chadli, on est allé rechercher au Maroc, où depuis des années il ne s'occupait plus que de son entreprise de briqueterie, un des initiateurs de la guerre d'indépendance éliminé du pouvoir dès 1962, Mohamed Boudiaf. Celui-ci a le mérite d'avoir été jadis un opposant de gauche au régime du FLN, il avait créé en 1963 un Parti de la Révolution Socialiste (PRS).

Mais ce qui pourrait paraître le plus surprenant de la situation actuelle c'est le fait que ce soient une partie de ceux qui avant le premier tour des élections dénonçaient à la fois la dictature passée du FLN et de l'armée, et la volonté de dictature du FIS, ceux qui se qualifiaient eux-mêmes de démocrates qui, après leur échec au premier tour des élections, ont appelé l'armée à leur secours. Alors que la direction du FLN, elle, a pris un peu ses distances en critiquant le non-respect de la constitution et la création du Haut Comité.

Voilà comment on voudrait faire croire au peuple algérien que l'armée serait le seul rempart possible pour défendre la démocratie et éviter l'instauration d'une dictature islamiste.

Rien n'est moins vrai.

Face-à-face armée-FIS

En tout cas, le jeudi 16 janvier, le second tour des élections remplacé par la cérémonie du retour de Boudiaf à Alger et de l'intronisation du nouveau pouvoir, armée et FIS semblaient toujours se regarder en chiens de faïence, face à face mais sans bouger.

L'armée a annulé les élections mais n'a pas pour l'instant décidé d'interdire le FIS. Le FIS quant à lui s'est laissé priver de sa victoire pratiquement sans réaction. Il s'est contenté d'un violent communiqué de protestation, suivi surtout d'appels au calme en direction de ses militants. Et en riposte à la constitution du Haut Comité d'État qui se proclame destiné s'il le faut à remplacer le président jusqu'à la fin officielle de son mandat, c'est-à-dire jusqu'en 1993 sans organiser d'élection, le FIS n'a répondu que par une astuce politicienne : en déclarant que la seule instance légitime qui existe en Algérie, la seule qui soit élue maintenant que Chadli est destitué, c'est ce demi-parlement constitué par les 231 députés élus dès le premier tour (dont 188 sont FIS) et que le FIS se propose de réunir. Tout cela n'est pas encore l'épreuve de force.

L'état-major attend peut-être la première occasion de déclencher la répression contre le FIS et de tenter de l'éliminer par la force de la scène politique, comme semble l'espérer toute une partie de la bourgeoisie algérienne. Mais cela ne se ferait peut-être pas sans problème. Ne serait-ce que parce qu'il n'est pas dit que l'état-major puisse pour le faire compter jusqu'au bout sur ses troupes si cela devait provoquer des affrontements trop importants, car l'armée est vraisemblablement traversée par les mêmes clivages politiques que le reste de la société, et les islamistes y ont peut-être la même influence. Mais il n'est pas exclu non plus que l'armée, s'étant placée en arbitre de la situation, cherche elle-même un moyen d'associer le FIS d'une façon ou d'une autre au pouvoir. De même qu'il n'est pas dit que le général Nezzar, avec ou sans Boudiaf, soit plus capable de stabiliser la situation du pays que ne l'a été Chadli. Et l'Algérie pourrait aller alors de crise politique en crise politique, de Haut Comité en Haut Comité, jusqu'à ce qu'une partie de l'état-major lui-même finisse par se rallier au FIS, ne voyant plus dans l'alliance entre "le sabre et le goupillon", que la seule façon de maintenir les couches pauvres dans leur misère.

En tout cas, même si c'était la première hypothèse qui se réalisait, même si l'armée faisait la chasse au FIS, ce serait inévitablement aussi sur tous les partis, sur toutes les couches sociales et plus particulièrement sur la classe ouvrière que s'exercerait sa dictature. Une dictature militaire qui, pour tenir les quartiers pauvres aujourd'hui influencés par les islamistes, reprendrait peut-être en plus à son compte bien des aspects de la politique islamiste.

Le FIS a été frustré de sa victoire électorale par l'intervention de l'armée. Mais sa victoire n'en a pas moins contribué à faire évoluer l'Algérie vers le rétablissement d'une nouvelle forme de dictature.

En octobre 1988, à la suite des grèves ouvrières, les émeutes de la jeunesse d'Alger, réprimées dans le sang, avaient ébranlé la dictature que le FLN avait instaurée depuis l'indépendance. A peine plus de trois ans plus tard, une nouvelle dictature menace de prendre la place de la dictature déchue.

Le retour de l'armée sur le devant de la scène, pas plus que la victoire électorale du FIS arrêtée à mi-course, n'est encore la mise au pas de la population algérienne. Et l'entrée en scène à nouveau de la classe ouvrière algérienne pourrait changer le sort de l'Algérie.

Mais trois ans ont déjà été perdus.

Trois ans d'une crise du régime qui aurait pu tout autant ouvrir les conditions d'une montée des luttes et de l'organisation de classe des travailleurs algériens que celle a contrario des fanatiques religieux. Les démagogues islamistes ont su utiliser à leurs fins l'aggravation de la crise économique, le chômage, la réduction à la misère de toute une partie de la population. Mais ils l'ont pu parce qu'en face d'eux, aucun autre parti politique, s'appuyant lui sur la classe ouvrière, n'a montré à toutes les couches pauvres du pays une autre issue à la crise que la prière pour calmer les ventres vides, et la promesse du paradis pour seul espoir.

Trois ans de perdus parce qu'en dehors du FIS ou de l'armée, la vie politique n'a été animée que par une pléiade de nouveaux politiciens "démocrates", petits-bourgeois écartés jusque-là du pouvoir ou ex-politiciens du FLN devenus subitement "démocrates", aux dires de qui les élections, et les élections seules, devaient tout résoudre. Ceux-là mêmes qui en sont réduits à pleurer aujourd'hui leur défaite électorale face au FIS et à se jeter dans les bras des généraux, parce qu'il n'était pas question pour eux de s'appuyer sur la seule autre force qui pourrait s'opposer aux islamistes, la classe ouvrière dont, dans le fond, ils craignent davantage la colère, qu'ils ne craignent celle, bien plus clémente pour les riches, de Dieu.

1988-1989 : les espoirs...

En octobre 1988, le mouvement islamiste n'était pas inexistant, loin s'en faut. Le FLN lui-même en avait favorisé la croissance en s'en servant pour faire pièce aux courants de gauche dans les universités à la fin des années 70. Il avait ses prêcheurs et ses cadres, des petits-bourgeois intellectuels avides de carrière, comme le professeur de faculté Abassi Madani, numéro 1 du FIS, ou l'ingénieur Hachani, son remplaçant aujourd'hui que Madani est en prison. Le mouvement islamiste avait ses mosquées, en marge de celles gérées par l'État où le parti au pouvoir avait le privilège de choisir les imams ; des mosquées financées par les notables et commerçants locaux qui voient en ces nouveaux censeurs leurs protecteurs contre les masses pauvres. Et il avait déjà eu, avec le petit groupe de Bouyali, en 1982-1983, qui avait tenu un maquis quelques mois contre l'armée, ses aventuriers et martyrs pour le rendre populaire auprès de certaines fractions de la jeunesse désoeuvrée. En octobre 1988, le démagogue islamiste le plus populaire, Ali Belhadj, avait pris en marche le train de la révolte de la jeunesse en appelant le 10 octobre les jeunes de Bab-El-Oued (sa "paroisse") à manifester encadrés cette fois par les islamistes, avant que son alter ego, le professeur Madani, ne joue les pompiers en appelant au calme.

Mais le phénomène islamiste était bien loin encore de dominer la vie politique algérienne.

Ce qui avait dominé cette vie politique tout au long de l'hiver et du printemps 1988-1989 avait été la contestation du régime partout dans le pays mais en premier lieu sa contestation par la classe ouvrière dans les entreprises, les usines, les bureaux : grèves pour les salaires, grèves pour exiger la mise à la porte d'un directeur, grève pour se débarrasser de délégués syndicaux nommés du temps du parti unique et de son monopole sur le syndicat et exiger l'organisation d'élections professionnelles et syndicales libres...

La démocratisation du régime algérien entreprise par Chadli après la répression des émeutes d'octobre fut avant tout l'ouverture d'une soupape de sécurité. Le fait même que pour l'initier le président Chadli ait confié momentanément le poste de Premier ministre à l'ancien chef de la sûreté militaire, Kasdi Merbah, était tout un symbole. Comme l'était aussi le fait que l'un des partis dits "démocrates", le MAJD, ait été créé par ce même Merbah après son éviction du poste de Premier ministre ; un parti dont la faillite aux élections de décembre est l'une des plus faciles à comprendre.

Cette démocratisation politique était la bienvenue aux yeux et de la nouvelle bourgeoisie d'affaires algérienne et de ses tuteurs internationaux, gouvernants français ou experts du FMI. En même temps qu'on poursuivait une politique "d'ouverture économique", c'est-à-dire de libéralisme économique (privatisation du secteur d'État, réduction des budgets des services publics et des subventions à la consommation) et qu'on s'en prenait plus directement encore au niveau de vie des couches pauvres, le régime se cherchait une nouvelle légitimité en ouvrant les portes de la politique aux nouveaux bourgeois algériens dont la carrière avait commencé après l'indépendance, qui n'étaient pas du clan des anciens colonels.

La prudente lenteur des réformes a eu de quoi émousser les illusions en même temps qu'elle ménageait l'ancien personnel politique. On a pris le temps de faire réélire Chadli dans son poste et de le placer au-dessus de la mêlée en même temps qu'on faisait voter la nouvelle Constitution, le temps d'annoncer la séparation de l'armée et du FLN. Il a fallu attendre près d'un an avant que les autres partis soient totalement légalisés, puis un an encore avant d'organiser la première élection, une élection sans vrai enjeu - pensait-on - puisqu'il ne s'agissait que de renouveler les municipalités.

Un an d'agitation sociale, mais politiquement d'attentisme, puis un an de jeu politicien stérile ; tous les nouveaux venus de la politique algérienne ont eu le temps de montrer qu'ils ne se préoccupaient pas le moins du monde des conditions de vie et des problèmes des couches laborieuses. Et la première sanction, non seulement du FLN mais aussi des "démocrates", est tombée avec l'éclatante victoire du Front islamique aux élections municipales de juin 1990 où le FIS a pris la direction de la grande majorité des municipalités du pays, dont celles de toutes les grandes villes (à l'exception des villes de Kabylie).

La stratégie du FIS.

Pendant que les jeux politiciens de mise en place à pas lents d'une certaine démocratisation bourgeoise éteignaient les espoirs en un réel changement de la classe ouvrière et de tous les jeunes désoeuvrés des quartiers, et pendant que la politique gouvernementale aggravait la situation des couches pauvres, le Front Islamiste, lui, n'a ni tergiversé ni chômé.

Et les islamistes ne se sont pas contentés de leur présence dans les mosquées, quartiers puis municipalités. Ils ont cherché à avoir une présence dans la classe ouvrière aussi, en créant dans les entreprises leur propre syndicat, le SIT. Il ne s'agit évidemment pas pour eux d'organiser les travailleurs pour défendre leurs intérêts de classe, mais de les encadrer comme ils encadrent les quartiers pauvres, ou comme les encadrait avant eux l'UGTA du temps du parti unique. Rien ne dit que le syndicat islamiste jouisse aujourd'hui d'une grande influence. S'il a gagné les élections professionnelles au cours de l'année écoulée dans plusieurs entreprises (dont certaines parmi les plus grandes du pays), c'est souvent avec un petit nombre de voix, la majorité des travailleurs n'ayant voté pour personne. Mais c'est là aussi un fait : l'influence croissante des islamistes n'est pas due seulement à l'importance de la religion en Algérie, qui n'est pas nouvelle, ni à l'analphabétisme. Elle est surtout due au fait que les islamistes n'ont pas d'adversaire, qu'ils n'ont personne en face d'eux capable de proposer aux couches laborieuses une autre issue.

Le Front islamique n'a pas hésité à jouer des méthodes illégales autant que des possibilités légales, de la menace et la violence en même temps que du prêche, de la charité et du bulletin de vote, pour attirer à lui par sa détermination une partie des jeunes révoltés. Mais par ailleurs tout en tentant de rendre l'Algérie ingouvernable sans lui, il se présentait aux yeux de la bourgeoisie algérienne comme un parti, voire le seul parti capable de prêcher aux pauvres la résignation face à la misère et de maintenir l'ordre par tous les moyens.

La conquête des municipalités par les islamistes en juin 1990, loin de les "user" à l'exercice du pouvoir, comme ont voulu le croire ou le faire croire nombre de petits-bourgeois démocrates, leur a donné des moyens supplémentaires. Ils ont distribué les logements aux "petits copains" comme leurs prédécesseurs ? Sûrement. Mais en même temps, par l'intermédiaire de la mosquée plus que de la commune elle-même, ils ont fait la charité. C'est ainsi par exemple que, dans certaines municipalités de la banlieue d'Alger tenues par le FIS, ils ont recensé à la mosquée les familles pauvres auxquelles, début décembre, quelques semaines avant les élections législatives, ils ont fait distribuer par les "frères" barbus quelques colis de semoule ou d'habits pour "aider à passer l'hiver".

Leur politique à double face dans la préparation des élections législatives qui viennent d'être interrompues est bien plus l'illustration de cette stratégie que le reflet de divisions internes ou de concurrences personnelles entre chefs islamistes, sur lesquels le FLN et les démocrates bourgeois tablaient pour se rassurer.

L'appel à la grève générale et surtout les manifestations de rues appelées en juin dernier par les islamistes pour empêcher le déroulement des élections, où ils jugeaient trop désavantageux pour eux le découpage des circonscriptions décidé par le gouvernement FLN, aboutirent à la proclamation de l'état de siège. Plusieurs dirigeants, dont les deux principaux leaders, furent arrêtés. En jouant au poker avec le pouvoir en place, les dirigeants du FIS avaient certes pris des risques, et ont paru reculer. Le gouvernement a peut-être cru un temps, du fait qu'il avait pu mettre un coup d'arrêt à leur agitation et emprisonner leurs dirigeants sans susciter de réactions, que les islamistes étaient suffisamment affaiblis pour qu'il puisse tenter à nouveau avec eux la compétition électorale. Ce n'était visiblement pas si vrai. Et de plus les nouveaux martyrs de la cause islamiste se sont révélés être électoralement payants : les expositions de photos des événements de juin 1991 ont été, pendant la campagne électorale de décembre dernier, les plus regardées des expositions itinérantes du FIS dans les divers quartiers d'Alger et de sa banlieue.

Sans être grand clerc, on pouvait mesurer, avant le premier tour de ces élections de décembre, combien il était dérisoire de surestimer, comme l'ont fait beaucoup de journaux "démocrates" algériens, l'affaiblissement du FIS consécutif à l'état de siège, à l'arrestation de ses deux principaux leaders ou aux divisions réelles ou supposées de son état-major. État-major divisé ou pas, c'étaient bien les deux leaders emprisonnés que tous les orateurs du grand meeting électoral de décembre dans le stade olympique d'Alger faisaient acclamer par les 120 000 à 150 000 personnes qui y étaient rassemblées, juste après Allah bien entendu. Les résultats du 26 décembre ont été un rude réveil pour tous ceux qui s'étaient laissé bercer de telles illusions.

Aujourd'hui le FIS face à l'armée se montre prudent. Et il fait assaut de légalisme. Il n'a jamais été question pour lui d'espérer prendre le pouvoir contre l'armée. Mais il peut espérer que le temps, et surtout l'aggravation de la crise économique jouent pour lui.

L'impuissance des "démocrates"...

La seule chose qui n'a pas manqué aux "démocrates" algériens c'est le nombre de leurs leaders et de leurs partis. Car on s'est bousculé au portillon du multipartisme ouvert par Chadli. Dirigeants d'entreprises, ingénieurs, cadres administratifs, avocats ou professeurs, nombreux ont été ceux qui ont aspiré à jouer enfin un rôle politique dans une Algérie moderne et démocratique, disaient-ils. Le premier tour des élections, en décembre, a été pour eux l'opération vérité : mis à part le FFS et le RCD, aucun parti n'a dépassé le score de 0,5 % des suffrages exprimés (0,25 % des électeurs inscrits). Le seul autre des nouveaux partis non islamistes à avoir dépassé ce score, le parti de l'ancien président Ben Bella (écarté du pouvoir par un coup d'État en 1965), avec 130 000 voix soit 2 % des suffrages exprimés (1 % des électeurs inscrits) ne peut être classé dans les "démocrates". Ben Bella avait annoncé son intention de rejoindre le FLN, après avoir fait, avant son retour en Algérie, quelques clins d'oeil non payés de retour aux islamistes.

Et cela n'a rien d'étonnant. Aucun de ces nouveaux leaders "démocrates", aucun de ces nouveaux partis n'a cherché à s'adresser aux larges couches de la population laborieuse. Aucun ne s'est soucié, ni avant la campagne ni même pendant, dans ses discours électoraux, des problèmes réels de la population, chômage et baisse du niveau de vie. Pas plus celui qui apparaît aujourd'hui comme le chef de file des démocrates, Aït Ahmed, que les autres. Tous se disent les partisans du libéralisme économique prôné depuis quelques années par Chadli et ses premiers ministres successifs, et recommandé par le FMI. Tous approuvent de fait les mesures économiques déjà prises (dévaluation du dinar et renchérissement de la vie que paient le plus durement les classes populaires, "rationalisation" des entreprises par réduction de personnel ou fermeture de celles qui ne sont pas "rentables", restitution des terres à leurs anciens propriétaires...). Et tous seraient prêts à gérer les nouvelles mesures d'austérité qui sont déjà au programme pour après les élections (dont la libération des prix et l'arrêt des subventions aux produits de consommation courante). Comment auraient-ils pu trouver une base électorale dans les couches populaires ? C'est dans la petite bourgeoisie, et dans la petite bourgeoisie seule qu'ils ont cherché une base et encore dans la petite bourgeoisie intellectuelle, cadres, ingénieurs, techniciens ou enseignants surtout, car la petite bourgeoisie commerçante, elle, cotise plutôt au parti d'Allah.

Si bien que les deux seuls partis qui ont surnagé, en dehors du FIS (3,2 millions de voix auxquelles il faut ajouter les 368 000 voix du parti Hamas et les 150 000 du parti NAHDA, les deux autres formations islamiques) et du FLN (1,6 millions de voix), sont les deux partis "démocrates" qui disent avoir une "vocation algérienne" mais qui ont surtout une base régionaliste kabyle, le FFS (Front des Forces Socialistes) d'Aït Ahmed et le RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie) de Saïd Sadi. Le premier a eu 510 000 voix et 25 sièges de députés au premier tour des élections, le second 200 000 voix mais aucun siège, ayant fait ses scores exactement dans les mêmes circonscriptions que son homologue, sur 13 millions d'électeurs inscrits, et 7,7 millions de votants. Le RCD, qui avait conquis la quasi-totalité des municipalités de Kabylie aux élections de juin 1990, auxquelles le FFS n'avait pas participé, est issu du Mouvement Culturel Berbère (MCB) créé dans la foulée des émeutes du début des années 80 en Kabylie. Le FFS a été créé en 1963 par Aït Ahmed, l'un des tout premiers dirigeants de l'insurrection algérienne, mais écarté du pouvoir dès l'indépendance, lorsqu'il avait dirigé une rébellion armée de la Kabylie contre le régime de Ben Bella. Arrêté et condamné à mort, puis, après son évasion, exilé pour près de 30 ans, il semble bénéficier encore de son auréole passée, et a vu se rallier à lui dans cette campagne, au détriment du RCD, une bonne partie des militants du MCB.

Même si les leaders du FFS et du RCD ont des ambitions nationales, s'ils ont glané quelques voix dans des milieux de la petite bourgeoisie intellectuelle non kabyle mais qui ne représentent pas numériquement un grand électorat, la géographie des résultats électoraux est nette : ces partis n'ont eu leurs voix, et le FFS ses élus, qu'en Kabylie et dans Alger, ville à forte population kabyle (et encore à Alger-centre plus que dans les banlieues pauvres de la capitale).

... et leur faillite

Les "démocrates" ont fait faillite parce qu'ils n'avaient rien à proposer aux larges couches de la population, aux couches touchées par la misère. Et la misère ne nourrit pas la démocratie. Ou alors il faudrait parler d'une tout autre démocratie que celle qui consiste à choisir une fois tous les cinq ou six ans par quel parti on veut être mangé : la démocratie agissante des travailleurs, celle de leur organisation, de leur contestation, de leurs luttes. Jusques et y compris leur lutte pour le pouvoir. La seule démocratie dont justement les "démocrates" petits-bourgeois ne veulent surtout pas.

Au lendemain du premier tour une partie des démocrates préféraient se bercer d'illusions rassurantes : les islamistes seront incapables de gérer ; les cadres du pays réel, de l'économie, ne sont pas pour les islamistes ; il suffira d'opposer une résistance passive ; leur pouvoir sera bâti sur du sable... En fait une fois les islamistes au pouvoir, certains cadres "modernistes", par carriérisme, se laisseraient sans doute pousser la barbe. Mais même si une grande partie des cadres de l'Algérie en venaient à fuir leur pays sous la coupe islamiste, comme nombre de leurs semblables ont fui l'Iran, cela n'empêcherait pas les islamistes d'exercer leur dictature, même sur la base d'une économie encore plus désorganisée qu'aujourd'hui, comme en Iran.

Une autre partie, honteusement pour les uns, plus ouvertement pour les autres, plaçait ses espoirs dans l'armée. Le leader du RCD, Saïd Sadi appelait à l'annulation des élections et l'arrêt du processus électoral : ce qui ne pouvait signifier qu'un coup de force pour priver les intégristes de leur victoire électorale. Sadi n'osait pas appeler ouvertement l'armée à intervenir mais le petit PAGS (Parti de l'Avant-garde Socialiste, le parti communiste algérien) osait l'écrire.

Ils ont donc été exaucés.

Même son de cloche dans un appel à l'arrêt des élections de l'Union des ingénieurs d'Alger paru dans la presse le 1e janvier, et de divers Comités locaux de sauvegarde de l'Algérie créés après le premier tour à l'image du comité national créé par l'UGTA. Car du côté de cette centrale syndicale UGTA, l'ancien syndicat unique et toujours principale organisation syndicale du pays, il n'est pas non plus question de mobiliser une force ouvrière face au danger intégriste. Au contraire même, elle s'est empressée de créer un "Comité National de Sauvegarde de l'Algérie" avec les deux syndicats patronaux, le syndicat des patrons des entreprises publiques et celui des patrons des entreprises privées, ainsi qu'avec l'association des cadres. Les représentants officiels des exploités alliés aux exploiteurs, voilà de quoi repousser les ouvriers plus que les organiser. Le premier appel de ce comité était suffisamment ambigu pour avoir été interprété selon les journaux comme un appel à l'arrêt des élections ou comme un appel à mobiliser les abstentionnistes et voter FLN au second tour. En tout cas, pour l'état-major, il était dès lors clair que, s'il décidait d'intervenir, il aurait aussi l'assentiment de l'UGTA.

Placé par les résultats du scrutin en tête du camp des "démocrates", c'est le chef du FFS, Aït Ahmed, qui a pris aussitôt après le premier tour l'initiative d'appeler à une marche de protestation contre le FIS dans les rues d'Alger, à laquelle se sont ralliés RCD, "Comité National de Sauvegarde de l'Algérie" ou associations féministes et qui a rassemblé quelque 300 000 personnes. Mais Aït Ahmed n'a, tout comme les autres "démocrates", rien à proposer pour faire une force des 300 000 marcheurs, et de tous ceux, et ils sont bien plus nombreux, qui ne veulent pas d'une dictature islamiste, ni d'une dictature tout court. S'il a, lui, au contraire des autres, dénoncé le coup d'État de l'armée, c'est au nom uniquement de la démocratie formelle, du parlementarisme. La seule chose qu'il fasse mine de proposer aujourd'hui c'est que l'on reprenne le cours du processus électoral que le FIS gagnerait forcément, et que l'Algérie fasse l'expérience du FIS. Aït Ahmed cherche uniquement à se placer pour après, après l'expérience d'un gouvernement intégriste qui ne pourrait que décevoir les électeurs du FIS, dit-il. Si les intégristes, venus au pouvoir, veulent bien organiser des élections démocratiques. Si Aït Ahmed n'est pas en prison, ou en exil. Si ses partisans ou électeurs potentiels ne sont pas alors démoralisés ou brisés.

A moins que, plus hypocritement, Aït Ahmed se réjouisse comme les autres de voir l'armée gérer la crise actuelle, mais tienne à garder ses distances pour apparaître ensuite comme l'homme de l'avenir.

L'avenir de l'Algérie se trouve-t-il déjà enfermé dans ce seul dilemme du choix entre deux maux, entre la dictature intégriste et le retour à la dictature militaire qui serait probablement plus stricte que la précédente si elle se remettait en place par la répression de ces jeunes des quartiers pauvres qui aujourd'hui suivent le FIS ?

La seule force qui pourrait vraiment barrer la route à la régression que représenterait la mise en place d'une "République islamique" (où les voleurs pourraient avoir la main coupée, où les femmes "adultères" pourraient être fouettées ou lapidées... sans parler de la répression contre toutes les idées sociales et politiques de progrès et ceux qui les défendent), sans conduire l'Algérie à une autre forme de dictature, serait la classe ouvrière. Mais c'est la force à laquelle aucun parti, aucun leader politique un peu en vue n'a fait et ne fait appel.

La fraction libérale de la bourgeoisie algérienne en est du coup aujourd'hui à déplorer l'échec de sa première expérience démocratique. Et elle en est à prier pour que les chars du général Nezzar, d'ici quelques mois ou d'ici deux ans, d'ici décembre 1993 date en principe limite pour organiser la prochaine élection présidentielle, recréent les conditions qui permettent une nouvelle tentative démocratique. Voeux pieux !

La bourgeoisie, déjà dans les quelques pays les plus riches du monde, est incapable de faire des libertés démocratiques autre chose qu'un principe abstrait affiché au fronton de ses édifices publics. A fortiori dans les pays les plus pauvres. Alors les "libertés" de presse, d'organisation, de réunion... ne seront vraiment démocratiques, c'est-à-dire également partagées et efficaces, que si la classe ouvrière leur donne chair, que si la classe ouvrière consciente les nourrit de ses objectifs de justice et d'égalité sociales, en fait le moyen de sa prise de conscience, de son organisation et de son pouvoir.

La défense des libertés en général est indissociable des luttes sociales des exploités et des opprimés pour la défense de leurs conditions d'existence et pour leur émancipation.

Avec de l'argent, et des relations, les bourgeois algériens ont pu et su, ces dernières années, faire paraître un grand nombre de journaux. La classe ouvrière, elle, représente les intérêts de tous les pauvres. Des organisations se réclamant d'elle auraient pu avoir aussi une presse, probablement bien plus rudimentaire dans ses moyens, mais plus lue, attendue et connue si elle avait exprimé la multitude d'espoirs, d'idées et de luttes qui ont marqué l'après-octobre 1988. Mais on n'a pas vu paraître une telle presse.

Avec de l'argent aussi (pas seulement avec les "vocations" religieuses), les islamistes ont su dépêcher des représentants auprès des jeunes des quartiers pauvres, pour discuter d'arrache-pied, les convaincre de venir à la mosquée, leur offrir des perspectives illusoires et les encadrer. La classe ouvrière, elle, si elle avait déjà su mesurer et organiser sa propre force, en défendant becs et ongles ses conditions de travail et de vie, et en contestant le pouvoir aux gouvernants actuels comme passés qui ont fait la politique d'une poignée de riches, aurait pu représenter un espoir révolutionnaire pour la jeunesse pauvre d'Algérie, en faisant appel à sa révolte certes, mais aussi à sa conscience et à son intelligence. Et il ne manque pas en Algérie de jeunes enfermés dans leur misère, prêts à en faire craquer violemment les murs, ouverts sur le monde et qui ne demandent qu'à comprendre et à combattre.

Et c'est vrai aussi pour les femmes. L'Algérie compte aujourd'hui, y compris voire surtout dans les milieux populaires, une majorité de femmes favorables à leur émancipation (car il ne faut pas oublier que les "soeurs" islamistes, les prêcheuses entre autres de l'inégalité entre les sexes, ont été surtout recrutées dans les milieux de la petite bourgeoisie ou bourgeoisie lettrée mais réactionnaire). La classe ouvrière comptait et compte encore potentiellement dans ses rangs autant de femmes et d'hommes, filles et fils qui auraient pu ou pourraient représenter une force de frappe militante pour peser dans le sens de l'émancipation des femmes, de l'égalité entre les sexes. Mais cette force ne s'est pas manifestée. L'espoir révolutionnaire, là encore, n'a pas su s'opposer comme une force sociale au désespoir réactionnaire. Dans les rangs de la petite bourgeoisie prétendument éclairée, il ne s'est en fait et jusqu'à présent (et c'est probablement plus dur aujourd'hui qu'il y a trois ans) pas assez trouvé d'hommes et de femmes pour se tourner résolument vers les travailleurs et les plus pauvres et chercher à en faire une force émancipatrice, la seule force sociale capable par son poids économique, ses luttes et son organisation d'émanciper toute la société. Au contraire, une partie de cette petite bourgeoisie éclairée a préféré se complaire dans une activité politicienne indifférente à la paupérisation des masses populaires, puis dégager toute responsabilité devant la montée de l'intégrisme religieux et se plaire à dire avec un peu de mépris que la montée du FIS n'était qu'une affaire d'analphabétisme. Mais même si c'était vrai, cette petite bourgeoisie le paierait cruellement aussi, car elle n'est pas capable avec ses beaux idéaux (si on lui en fait le crédit), d'aller contre les forces sociales mobilisées et encadrées par le FIS.

Et le problème est là. L'Algérie a vu la naissance d'une myriade de partis bourgeois prétendument démocrates, qui viennent de montrer leur impuissance. Mais n'a pas encore réussi à se créer un parti de la classe ouvrière, de la seule classe dont les luttes pourraient sortir l'Algérie de la crise. Et par certains côtés, le danger de voir l'Algérie sombrer à nouveau sous un régime de dictature, islamique ou pas, en est la sanction dramatique.

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