A propos de la grève de mai 196801/07/19931993Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1993/07/55.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

A propos de la grève de mai 1968

Vingt-cinq ans après, la grève générale de mai 68 fait toujours référence. Lorsqu'on veut évoquer une riposte ouvrière d'envergure on parle volontiers d'un "nouveau mai 68" tout comme on cite juin 36. Ce sont en effet les deux vagues grévistes les plus puissantes que la France ait connues en ce siècle.

Avant que la grève ne démarre, au lendemain du 13 mai 1968, il y avait eu, en France, des semaines d'agitation estudiantine. Agitation qui, elle-même, s'inscrivait dans un contexte marqué, dans presque toutes les parties du monde, par des mouvements mobilisant une fraction de la jeunesse étudiante. Les États-Unis connaissaient de puissantes protestations contre la guerre du Vietnam. Une vague de manifestations plus ou moins violentes affectait des pays très divers : Japon, Allemagne, Mexique, Sénégal, Tchécoslovaquie.

En France, les raisons immédiates qui enclenchèrent le mouvement étudiant paraissaient insignifiantes au regard du mouvement qu'elles allaient provoquer par la suite puisqu'il s'agissait de protester contre le règlement des cités universitaires qui n'autorisait pas les garçons à se rendre dans les bâtiments réservés aux filles.

Dans les premiers jours, ces manifestations étudiantes ne réunissaient que quelques milliers de jeunes, mais qui "y allaient" de bon coeur, avec une détermination telle que ni les charges, ni les matraques de la police ne les firent reculer. Celles-ci ne les incitèrent pas non plus à renoncer à revenir, quelques jours plus tard, occuper de nouveau les rues du Quartier latin. Les jeunes étaient à chaque fois plus nombreux car leur exemple devenait contagieux. Et non seulement ils ne reculaient pas, mais parfois c'était eux qui faisaient céder les rangs policiers.

Ce spectacle tranchait avec ce qui se passait alors dans les manifestations organisées par le PCF et la CGT où l'on voyait, à chaque fois, les manifestants s'égailler dès que la police faisait mine de vouloir charger. Il faut dire que le PCF et la CGT avaient largement contribué à développer ces réflexes à la fois passifs et craintifs, inculquant l'idée que la moindre riposte aux brutalités de la police relevait d'une provocation policière, c'est-à-dire gauchiste - les deux termes étaient synonymes dans la bouche des responsables du PCF. A cela s'ajoutait que le PCF expliquait qu'avec l'arrivée de de Gaulle au pouvoir, on avait désormais affaire à un "pouvoir fort", renforçant ainsi dans l'esprit des travailleurs et de l'opinion de gauche l'impression d'impuissance face au gouvernement, à sa police et face au patronat. Une telle appréciation constituait pour les dirigeants du PCF un alibi commode pour justifier leur modération tant sur le plan social que politique, d'abord dans la période entre 1958 et 1962, période où se déroulait la guerre d'Algérie, puis ensuite face aux mesures de de Gaulle et du patronat qui visaient à réduire le niveau de vie des travailleurs. Car bien qu'à l'époque on ait beaucoup parlé "d'association capital-travail" - c'était un des mots clefs de la phraséologie gaulliste - la lutte de classe, surtout celle que menaient les patrons contre les travailleurs ne connaissait bien évidemment pas de trêve.

Cet exemple des étudiants tenant tête à la police, réussissant parfois même à la faire reculer, contribua sans aucun doute à ébranler le préjugé qui dominait alors, l'idée qu'une contestation un tant soit peu sérieuse de cet "État fort" n'était pas possible. Certes, il est nécessaire de relativiser. Ni la brutalité de la police à Paris, ni du coup la riposte des étudiants ne connurent, alors, le degré de violence atteint dans d'autres pays à la même époque : aux USA quelques mois plus tôt contre le mouvement noir, au Mexique en octobre 1968. Mais l'exemple de ces quelques milliers d'étudiants bravant les charges policières réussit à inverser l'opinion, attira la sympathie des travailleurs et contribua à les encourager.

Le PCF choisit dès le début de l'agitation étudiante de marquer en termes particulièrement tranchés, orduriers même, dans la plus pure tradition policière stalinienne, son hostilité au mouvement. On a dit, à l'époque, et cette idée a été reprise par la suite, que c'était parce qu'il avait été débordé par les étudiants. Ce qui laisserait entendre qu'il disposait d'une influence notable au sein du monde étudiant, ou encore ce qui laisserait supposer que le mouvement étudiant se situait en contradiction avec son réformisme. C'était loin d'être le cas. Son influence dans le milieu étudiant était marginale à l'époque. D'ailleurs elle l'a toujours été, même quand des militants de l'Union des Etudiants Communistes occupaient des postes dirigeants dans le syndicat étudiant, à certains moments. Encore faut-il souligner que, depuis la guerre d'Algérie, la majorité des étudiants liés au PCF se situaient sur des positions critiques. Mais cette faiblesse n'était, à tout prendre, pas plus grande que celle des personnalités "gauchistes" - le terme utilisé par les dirigeants du PCF à l'époque devint célèbre, servant à désigner le mouvement étudiant de mai 68. En fait ce qui détermina le PCF à choisir de se démarquer de la contestation étudiante, ce ne fut pas tant le dépit de ne pas en être à l'initiative et de ne pas la diriger. Il eût pu tout aussi bien en assumer les objectifs qui, de toute évidence, ne remettaient pas en question l'ordre établi. Il choisit tout simplement de ne pas apparaître comme solidaire de moyens d'action un peu trop radicaux, préférant se donner une image responsable, respectueuse de l'ordre établi. En 1961, n'avait-il pas adopté une attitude d'hostilité similaire à l'égard d'une manifestation contre la guerre d'Algérie appelée par le syndicat étudiant, alors que rien, en fin de compte, ne le gênait politiquement dans les objectifs d'une telle manifestation ?

L'émotion que provoquèrent les brutalités policières constitua sans conteste le facteur décisif dans la réussite du 13 mai. L'ensemble des syndicats appelaient ce jour-là à une journée de grève générale. Cette journée, bien délimitée, soigneusement encadrée, conçue dans l'esprit des confédérations syndicales qui y appelaient pour servir de coup d'arrêt à l'effervescence qui commençait à se développer dans les entreprises, fut en fait le prélude à une puissante vague gréviste qui, en quelques jours, fit que toute l'activité économique de la France fut paralysée. Il y eut 10 millions de grévistes, alors qu'en juin 36, on n'en avait compté que 3 millions.

Cette vague que rien ne laissait prévoir dans les mois précédents, voire même la veille - à l'évidence elle n'entrait pas dans les calculs des dirigeants des organisations traditionnelles de la classe ouvrière - a pu apparaître comme renversant tout sur son passage. Elle laissait l'impression, en se développant de proche en proche, d'heure en heure, de passer par-dessus la tête des directions des syndicats et des partis politiques et de mettre bas les digues que ces organisations constituaient contre les débordements de la classe ouvrière. Une telle façon de présenter les choses - qui a encore cours aujourd'hui, puisque cela fait partie des idées reçues rattachées aux mythes de mai 68 - mérite qu'on la nuance.

Depuis le début des manifestations étudiantes, dans les premiers jours de mai, la sympathie de l'opinion à l'égard de ce mouvement allait grandissant, y compris bien sûr dans la classe ouvrière, plus particulièrement parmi les jeunes travailleurs. La brutalité de la répression d'une manifestation, dans la nuit du vendredi 10 mai au Quartier latin, à Paris, provoqua une émotion considérable dans le pays. C'est cette raison qui fit que l'ensemble des organisations syndicales se sentirent obligées de lancer pour le mardi 13 mai, l'appel à une journée de grève générale assorti d'un appel à une manifestation qui connut un succès impressionnant, tant par la participation à la grève, que par la participation à la manifestation. Celle-ci rassembla, selon la presse de l'époque, un million de participants. Le lendemain, les choses semblèrent reprendre leur cours normal et les travailleurs étaient au travail. Le calcul des dirigeants syndicaux avait été, en lançant un mot d'ordre de grève générale, mais limitée à une journée, de faire tomber cette pression qu'ils voyaient monter dans les entreprises. Le procédé est classique, et les bureaucraties ouvrières sont expertes dans son maniement. Il s'agissait, en prenant les devants, de faire semblant de donner satisfaction aux exigences des plus combatifs tout en les diluant dans un mouvement plus vaste qui englobait la grande masse des moins déterminés, ceux qui se satisfaisaient d'une manifestation symbolique, bien délimitée et encadrée.

Mais ce calcul n'eut pas, cette fois, le résultat escompté. Certes, au lendemain du 13 mai, le travail avait repris dans la quasi-totalité des entreprises du pays. L'usine Sud-Aviation de Bouguenais, dans la banlieue de Nantes, restait en grève à l'appel du syndicat Force ouvrière de l'entreprise, au sein duquel des militants de l'OCI (l'organisation à laquelle succèda par la suite le PCI, puis aujourd'hui le PT) avaient de l'influence. La presse se garda bien de mettre cette information en valeur. Le quotidien du PCF, L'Humanité, qui bien évidemment ne tenait aucunement à mettre l'accent sur ce type d'événement, n'y consacra que quelques lignes dans ses pages intérieures. Mais à partir de ce moment la grève se développa pour gagner en quelques jours tout le pays.

Les directions syndicales avaient été placées devant une situation qu'elles n'avaient pas choisie. Mais elles ne restèrent pas pour autant inopérantes. Partant du constat qu'elles n'arrivaient plus à contenir la situation au plan général, elles choisirent de laisser le mouvement se développer, de lever en quelque sorte les vannes, et de le laisser s'étaler. Mais sans perdre de vue l'objectif d'en reprendre le contrôle, à un autre niveau.

On vit, dès lors, dans les entreprises, les cadres syndicaux changer de ton et de tactique. Plutôt que de s'opposer à l'extension de la grève, ou même de se montrer critiques, ou tout simplement sceptiques à son égard, ils l'assumèrent. Et le plus souvent même, ils en prirent désormais l'initiative.

C'était certes jouer avec le feu - pas plus toutefois que les confédérations syndicales ne l'avaient fait, quelques jours plus tôt, le 13 mai, en appelant à une journée de grève - mais avaient-elles un autre choix devant le risque bien réel de se laisser dépasser ? Mais, ce faisant, contrairement aux apparences, elles n'abandonnaient pas l'initiative. Elles continuaient à agir pour reprendre le contrôle de la situation, mais à un autre niveau, entreprise par entreprise cette fois.

Presque partout, en effet, à l'exception de quelques endroits où la responsabilité du mouvement resta à des comités représentatifs des grévistes eux-mêmes, les appareils syndicaux prirent les choses en main, décidant de tout, contrôlant tout, et se gardant bien d'associer les grévistes aux tâches d'organisation de la grève. Il faut dire qu'en agissant ainsi, ces appareils syndicaux ne rencontrèrent pas, dans l'immense majorité des cas, d'opposition de la part des grévistes. Car une des caractéristiques de ce mouvement c'est que, en dépit de l'importance du nombre des travailleurs qu'il englobait, il n'y avait pas une mobilisation des esprits telle que les travailleurs dans leur ensemble se sentissent vraiment concernés par son organisation. Ils en laissèrent sans difficulté la responsabilité, dans chaque entreprise, aux militants syndicaux, c'est-à-dire en fin de compte aux appareils. De ce fait, on ne peut parler, en 68, de véritables occupations d'usine comparables à celles de 36. Car dans la plupart des cas, durant les deux, trois semaines, quelquefois plus, que dura cette grève, ces syndicalistes furent les seuls à être présents en permanence dans les entreprises, mettant en place de solides et soupçonneux piquets aux portes. Le prétexte en était qu'il fallait être prêt à faire face à d'éventuelles provocations venues de l'extérieur, en particulier de "ces étudiants gauchistes" que le PCF et la CGT peignaient comme des boutefeux irresponsables ; pire, comme des agents de la police et du pouvoir.

En fait les dirigeants syndicaux ne pouvaient ignorer que ces piquets qui faisaient de chaque entreprise en grève un véritable bastion dans lequel on faisait régner un état d'esprit de forteresse assiégée, n'avaient pas grande utilité, puisque la grève était unanime. C'était le moyen pour les bureaucrates de mettre en place une sorte de cordon sanitaire afin d'éviter que les révolutionnaires entrent en contact avec les ouvriers en grève. Mais c'était en même temps mettre un cordon sanitaire entre les différentes entreprises, ancrer l'idée que les grévistes devaient se replier chacun sur leur usine ou leur bureau, et que la tâche prioritaire, exclusive même, était de "protéger" l'usine contre un hypothétique et inquiétant assaut de "ces gauchistes" venus des universités. Il n'y avait plus de tâches politiques, uniquement des tâches de service d'ordre. Et puis c'était aussi une manière de démotiver les grévistes, de développer l'idée que les syndicalistes s'occupant de tout, les travailleurs n'avaient qu'à les laisser faire, ce qui fut accepté sans opposition par l'immense majorité des travailleurs. De ce fait, sur les 10 millions de grévistes, seule une minorité, liée aux appareils, s'occupait de l'organisation de cette grève, tandis que la majorité des travailleurs se rendait à l'usine pour assister aux assemblées générales, puis rentrait chez elle. Les appareils syndicaux avaient réussi leur opération. On le vérifia lorsque, après les négociations et les accords de Grenelle, après le 27 mai, les directions syndicales décidèrent alors de mettre ouvertement leur poids pour faire reprendre le travail.

A partir de ce moment, la grève qui était générale de fait, même si elle ne traduisait pas une mobilisation bien profonde, devenait ouvertement une addition de grèves particulières. Certes, cela ne se fit pas toujours sans mal. Et on vit, ici ou là, des manifestations d'humeur, des gestes de mécontentement des travailleurs contre l'attitude des dirigeants syndicaux, mais en fin de compte ces derniers réussirent facilement à avoir le dernier mot.

C'est là un des aspects importants de cette grève. Incontestablement, elle eut un démarrage soudain et massif. Elle fut nettement plus massive qu'en juin 36, les chiffres le montrent. Mais le nombre de participants n'est qu'une donnée parmi d'autres. Il ne renseigne pas sur la détermination, sur la combativité, sur le niveau de conscience de la masse des grévistes. En 1968, force est de constater que ce niveau est resté relativement faible, sans aucune commune mesure avec celui de juin 36. Les directions syndicales certes ne firent rien pour associer les travailleurs à la direction de leur grève, elles mirent en place un dispositif qui visait de toute façon à les en écarter, mais finalement celui-ci ne s'est pas avéré bien nécessaire, du fait de la faible motivation de la masse des grévistes. La grève fut certes générale, mais en fin de compte passive.

Certes, cette grève de mai 68 ne se réduisit pas à ces manoeuvres - réussies - des bureaucraties ouvrières. Il y eut, dans cette période, et dans ce mouvement, bien d'autres aspects, positifs ceux-là, sur lesquels il est moins nécessaire d'insister. En particulier cette grève a montré qu'en dépit des propos de ceux qui n'en finissent pas d'enterrer la classe ouvrière, cette dernière restait toujours présente. Eh oui, avant 68, il existait des augures qui radotaient - déjà - sur le rôle, ou plutôt l'absence de rôle, de la classe ouvrière.

En 1968, les travailleurs ont fourni la réponse à ces thèses. Pas dans des livres, mais sur le terrain de la lutte de classe. La classe ouvrière est réapparue sur la scène sociale, s'arrêtant certes sur le seuil de la scène politique, ne dépassant pas les limites que ses organisations traditionnelles se sont évertuées à lui assigner, mais montrant qu'elle était toujours là, et bien là.

La meilleure preuve en a été donnée par la crainte qu'elle a alors inspirée à tous ses adversaires. Aussi bien ceux qui se situent ouvertement dans le camp de la bourgeoisie, que ceux qui prétendent être dans le camp des travailleurs.

Les leçons positives de mai 68 sont les mieux connues. La façon dont les bureaucraties s'y sont prises pour canaliser avec succès un mouvement qu'elles n'avaient pas souhaité, l'est moins. Mais on ne peut comprendre mai 68, et tirer les leçons pour l'avenir, si on ne tient pas compte de ces deux volets des événements.

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