Trois ans de gouvernement Barre09/09/19791979Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1979/09/67.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Trois ans de gouvernement Barre

Toute la presse française a fait récemment le bilan de trois années de gouvernement Barre. Lui-même, d'ailleurs, au moment où, fin août 1976, Giscard le faisait Premier ministre en affirmant qu'il était « le meilleur économiste de France », s'était alors donné trois ans pour « redresser l'économie française ». Les commentateurs politiques et économiques des divers journaux dissertent donc autour de son échec ou de son demi-échec.

Il est vrai que si l'on compare les buts affichés par Barre - juguler l'inflation, rétablir le commerce extérieur, maintenir le franc sur le marché international, réduire le déficit du budget et réduire le chômage - avec les résultats obtenus depuis trois ans, Barre n'a pas de quoi pavoiser. L'inflation a persisté, au rythme officiel de 10 % par an environ, le nombre de chômeurs s'est accru de 59 % en trois ans - et il s'agit d'un chiffre officiel qui, de surcroît, ne tient pas compte du nombre de travailleurs émigrés contraints au départ - , si la balance commerciale et la balance des. paiements ont été bénéficiaires pour 1978, on sait déjà qu'elles seront de nouveau déficitaires en 1979 ; si le franc ne s'est pas trop dévalorisé par rapport aux autres monnaies, à travers maintes fluctuations d'ailleurs, ce n'est pas grâce à Barre, mais parce que le dollar, lui, a baissé. Quant au budget, le Parlement l'a voté à peu près en équilibre, les années précédentes : il y a eu entre 30 et 40 milliards de déficit par an ! Qu'est-ce que ce sera pour l'année 1980, alors que le gouvernement vient de décider un déficit de 31 milliards de francs !

Les objectifs de Barre s'inscrivaient, disait-il, dans le cadre de la lutte contre la crise. Aujourd'hui, alors qu'on l'accuse de résultats peu brillants, il affirme que cela aurait pu être pire. C'est d'ailleurs vrai. Mais si cela ne l'a pas été, ce n'est pas à porter au crédit de Barre, c'est parce qu'il y a eu, un moment, une relative stabilisation dans l'approfondissement de la crise, au moins pour les pays riches.

De toutes façons, la crise est mondiale. Tous les gouvernements parlent de la maîtriser, mais aucun n'a de prise sur son développement, le gouvernement Barre pas plus que les autres. Ce n'était pas pour cela qu'il a été appelée au pouvoir : c'est pour faire en sorte que les capitalistes traversent la crise en sauvegardant leurs profits, sur le dos des classes laborieuses.

Et si l'on doit juger le gouvernement Barre sur la façon dont il a atteint ces buts-là, on peut dire que malheureusement il n'a pas trop mal réussi.

Pendant trois ans, la politique de Barre a consisté à subventionner largement la grande bourgeoisie, à faire un certain nombre de cadeaux à la petite bourgeoisie et, puisqu'il fallait bien que quelqu'un paie, às'attaquer au niveau de vie de la classe ouvrière.

L'état au service direct des capitalistes

Quand on énumère les plus importantes des subventions contenues dans les différents plans Barre et celles qui ont été décidées entre deux plans, on voit qu'elles forment une liste bien étoffée.

En février 1977, 3 milliards de prêts sont accordés aux entreprises exportatrices. Le plan-acier prévoit la distribution d'au moins 1,8 milliard de francs aux sidérurgistes, pour leur permettre de se restructurer... et de licencier en masse.

En mars 1977, dans le cadre du plan Barre bis, c'est 2 milliards qui sont promis aux P.M.E. (petites et moyennes entreprises), deux autres aux grandes entreprises ; un milliard doit être consacré aux économies d'énergie,c'est-à-dire à subventionner les entreprises qui s'équipent dans ce but...

En septembre, le plan de relance injecte de nouveaux milliards dans l'économie.

L'année 1978 est marquée par le nouveau « plan-acier » : l'État s'engage à éponger les dettes des barons de l'acier (37 milliards) et leur fait sur le champ cadeau de 11 milliards de francs (tondis que des milliers de licenciements sont annoncés).

Fin 1978, c'est 10 milliards qui sont consacrés au « fonds d'adaptation industrielle ».

En avril 1979 , le gouvernement Barre décide de distribuer 5,7 milliards de subventions.

Ces subventions exceptionnelles s'ajoutent aux subventions habituelles. Les capitalistes les touchent généralement sous forme « d'aides » (comme par exemple « l'aide à la création d'entreprise », « l'aide à l'innovation », « l'aide à l'emploi régional », « l'aide à l'exportation » ).

Le gouvernement a justifié toutes ces subventions par la nécessité de rendre les entreprises françaises « compétitives ». C'est par le même impératif qu'il a justifié sa volonté d'améliorer la situation financière des entreprises. Et ce que disait à ce propos le journal pro-patronal Les Échos le 24 août dernier, est significatif : « La volonté de redonner une aisance financière aux entreprises par rapport aux ménages est nette ( ... ). Les salaires bruts sont passés de 51,93 % de la valeur ajoutée en 1976 à 50,68 % ».

En clair, cela veut dire que la part consacrée aux salaires par les patrons a baissé et que les « entreprises », comme dit Barre, en ont tiré de l'argent supplémentaire. (Si le pourcentage était resté le même, a calculé un journaliste du Matin, c'est quelque 18 milliards de francs que les travailleurs auraient touché de plus... et les capitalistes de moins). Les Échos s'en félicitent...

Mais qu'ont fait les capitalistes de cet argent soutiré aux travailleurs, de ces subventions gouvernementales ?

Barre prétend que s'il a voulu donner aux entreprises une trésorerie saine, c'est pour leur permettre de se moderniser, d'investir, de créer des emplois et d'exporter.

Pour que les entreprises investissent, il faut qu'elles le veuillent bien. Barre, dès qu'il ne s'agit plus de distribuer des subventions, est un partisan convaincu du libéralisme - même si ses conséquences le conduisent à se contredire lui-même. A un journaliste de gauche, F.H. de Virieu, ( Le Matin du 4 septembre 1979) qui lui fait remarquer que, contrairement à ce qu'il prétendait, les industriels gardaient l'argent qu'ils ont de nouveau à leur disposition, Barre a répondu superbement : « ils tiennent aussi compte de l'évolution de l'économie mondiale, et ils ont bien raison ». Et il ajoutait : « Aux entreprises désormais renforcées de décider où, et comment investir. C'est leur affaire ». Voilà une façon claire et nette pour Barre de préciser que ce qui compte pour lui, ce n'est pas ce que les capitalistes font de leur argent, c'est qu'ils en aient !

De toutes façons, même si les industriels investissaient, ce n'est pas nécessairement pour autant qu'ils créeraient des emplois. Au contraire, bien souvent, quand ils investissent, ils en profitent pour en supprimer, rentabilisation oblige. Le gouvernement a d'ailleurs largement donné l'exemple sur ce pion, avec ses plans-acier !

La libération des prix

Un autre volet de la politique économique de Barre a été la libération des prix. A son arrivée au pouvoir, à l'automne 1976 , il avait commencé à les bloquer pendant trois mois, en prétendont lutter contre l'inflation. Mais c'était avant tout un bon prétexte pour freiner les hausses des salaires. Barre expliquait d'ailleurs que ce blocage - qu'il ne se donnait aucun moyen de contrôler - aurait surtout « un effet psychologique ».

er janvier 1977 - mais la politique de freinage des hausses de salaires, elle, allait continuer.

Barre est devenu l'adepte inconditionnel de la liberté des prix. En 1978, est intervenue la libération de tous les prix dans le secteur industriel et en 1979, le gouvernement a engagé un processus qui doit conduire à la complète libération des marges bénéficiaires dans les commerces et les services, bref à permettre aux commerçants et aux entreprises de services de faire payer, pour leurs produits, le prix qu'ils veulent aux consommateurs.

Barre explique à qui veut l'entendre que c'est là la condition essentielle pour que la concurrence joue... et pour que l'inflation soit réduite.

En fait, les hausses se succèdent dans tous les domaines, et les consommateurs paient. Mais ces mesures constituent des cadeaux substantiels aux capitalistes, et aussi aux commerçants : elles leur permettent de répercuter aussitôt, ou même d'avance, les hausses qu'ils subissent, de faire des profits supplémentaires...

Une politique de cadeaux vis-a-vis de la petite bourgeoisie

Les subventions et des mesures comme la libération des prix peuvent profiter aux petits patrons comme aux grands capitalistes. Mais d'autres mesures ont été prises pour leur faire plus directement des cadeaux, pas nécessaires sans doute à la sauvegarde des profits des trusts et des gros capitalistes, mais utiles à la stabilité du régime de Giscard. C'est le cas notamment des « pactes pour l'emploi ». Sous diverses formes (exonération totale ou partielle des cotisations sociales, paiement partiel ou même intégral des salaires par l'État, indemnisation par l'État également des heures de formation), le gouvernement mettait à la disposition des patrons, à prix réduit ou à titre gratuit, quelques centaines de mille jeunes (ou femmes seules). Cela a coûté 5 milliards de francs à l'État, 5 milliards directement passés dans la poche des patrons.

La justification officielle de ces pactes était d'enrayer le chômage, et de permettre aux jeunes de faire leurs preuves et d'être embouchés définitivement.

Certes, le premier pacte pour l'emploi a permis de rayer provisoirement 500 000 personnes de la liste des chômeurs... ce qui était appréciable dans la période préélectorale (1978 et début 1979) où il a été appliqué. Mais rien ne garantissait aux jeunes d'être embauchés définitivement. Et même s'ils le sont, rien ne prouve qu'ils ne prennent pas simplement la place d'autres salariés plus coûteux.

Le gouvernement a aussi fait des gestes en faveur des petits possédants (comme l'exonération fiscale sur 5 000 F pour tous ceux qui investissaient cette somme en actions nouvelles...). C'était un petit cadeau pour les cadres ou équivalents, ceux qui ont de quoi épargner 5 000 F par an, et une façon de drainer l'épargne vers les capitalistes et de leur donner de l'argent frais.

Une politique de classe

Mais vis-à-vis des travailleurs, par contre, il n'y a pas eu de cadeaux.

Barre s'est essentiellement attaqué aux salaires : dès son arrivée au pouvoir il déclarait qu'il avait comme objectif de « modérer la progression des revenus salariaux » déclarée par lui « facteur le plus important de la hausse des prix ». Et il a persisté dans cette politique, en fixant aux patrons des « limites » à ne pas dépasser. Ce qui permet aux patrons qui le veulent de se retrancher derrière l'autorité de Barre pour refuser des augmentations de salaires, ou, dans les grandes entreprises, remettre en cause certains avantages (indexation trimestrielle sur l'indice de l'INSEE par exemple).

D'autre part, ce sont les travailleurs qui sont le plus durement touchés par l'augmentation des impôts directs et indirects, par les hausses des tarifs publics (Barre ayant décidé, depuis 1978, que c'était la politique de « vérité des prix », c'est-à-dire de rentabilisation qui devait prévaloir). Ce sont eux qui ont à supporter le gros du prétendu déficit de la Sécurité sociale, par des ponctions sur les salaires.

La politique de Barre a donc consisté à faire supporter le poids de la crise aux classes laborieuses pour le plus grand bien des capitalistes. Évidemment, un certain nombre de « canards boiteux », comme ont été baptisées les entreprises non rentables, ont dû fermer leurs portes, surtout après les élections de 1978, le gouvernement ayant alors brutalement cessé les aides qu'il accordait à un certain nombre d'entre elles. Mais beaucoup de capitalistes, et même de petits patrons, ont vu leurs profits se maintenir ou s'accroître à travers la crise. Barre a mené, ouvertement, une politique de classe.

Ce n'est pas la politique, mais l'homme politique, qui est contesté par la bourgeoisie.

La presse économique pro-patronale sait reconnaître les mérites de Barre sur le plan économique. Il s'est acquitté de sa tâche, aux yeux de la bourgeoisie, aussi bien que le permettaient les circonstances, c'est-à-dire la crise mondiale.

Comment se fait-il alors que, à l'occasion du troisième anniversaire de son gouvernement, des bruits commencent à courir sur son éventuel remplacement comme Premier ministre ? Et il ne s'agit pas de revendications habituelles d'hommes ou de publications de gauche. Ce sont des journaux de droite comme l'Aurore ou le Figaro qui se font l'écho de ces bruits, et ne ménagent d'ailleurs pas les critiques à son égard (il faut dire qu'ils sont plutôt de nuance chiraquienne que giscardienne...).

En fait, quand on regarde de près, toute la presse de droite s'accorde pour reconnaître les mérites de Barre sur le plan économique. Mais visiblement, un certain nombre de politiciens et de journalistes de droite ont l'air de penser, et disent en tous cas, qu'il n'est pas habile, qu'il n'a pas la manière de faire passer sa politique. Car les hommes politiques de la bourgeoisie, en effet, ne sont pas seulement payés pour faire la politique de leur classe, ce que Barre a fort bien fait ; ils ont aussi comme mission de paraître la mener au nom et dans les intérêts de toutes les classes de la société, pour éviter les troubles politiques et sociaux. Et on comprend que cela leur pose un double problème. La « potion-Barre » est passée, pendant trois ans, sans provoquer de troubles sociaux. Mais cette politique va-t-elle continuer à être supportée par les couches populaires, ou bien le mécontentement diffus ne risque-t-il pas de se transformer en mécontentement actif ? Bref, Barre est-il toujours capable de tenir la situation en mains, ou s'est-il usé à la tâche - et faut-il, dans ce cas, songer à son remplacement ?

Cela, c'est un problème qui regarde toute la bourgeoisie. Mais il en est un autre qui intéresse plus particulièrement la droite, et tout spécialement Giscard : c'est la prochaine échéance électorale, les présidentielles de 1981. Et toute la question pour eux est de savoir si Barre ne vu pas constituer, justement parce qu'il s'est usé à la tâche, un handicap dans les prochaines élections. Si l'opinion publique bourgeoise le pense, et en tout cas si Giscard le pense - c'est lui le principal intéressé dans l'affaire - Barre sera remplacé par un autre homme politique de droite qui, avec d'autres mots, d'autres façons peut-être, mènera fondamentalement la même politique au service des possédants, mais qui, lui, aura le mérite d'être un peu plus neuf...

Cela fait partie du jeu politique. Barre le sait, lui qui assume seul la responsabilité d'une politique qu'il mène pourtant, avec l'accord de Giscard et de toute la droite, pour préserver les intérêts capitalistes. Et c'est justement en changeant ainsi les hommes politiques qui occupent le devant de la scène - et en remplaçant même éventuellement des politiciens de droite par des politiciens de gauche - que la bourgeoisie a l'habitude de masquer la permanence de sa politique dirigée contre les travailleurs et les petites gens.

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