Quand les trusts déclenchent une nouvelle crise de l'énergie18/06/19791979Lutte de Classe/medias/mensuelnumero/images/1979/06/65.jpg.484x700_q85_box-27%2C0%2C2451%2C3504_crop_detail.jpg

Quand les trusts déclenchent une nouvelle crise de l'énergie

Depuis deux mois, on agite devant l'opinion le spectre d'une nouvelle crise pétrolière. Les organes d'information qui s'adressent au grand public étalent titres et photos qui évoquent à nouveau l'idée d'une prochaine pénurie de pétrole. Et c'est avec un empressement et une complaisance plutôt suspects qu'il nous ont montré ces images de files d'automobilistes qui attendaient, des heures durant, de faire le plein devant les stations-service de Californie. Et, dans le même esprit, on a vu, ces dernières semaines, les gouvernements, et en particulier le gouvernement français, laisser filtrer des rumeurs concernant l'éventualité d'un prochain rationnement de l'essence, du fuel ou du gasoil. Et les démentis qui se sont succédé, plutôt que de rassurer l'opinion, ont contribué à développer l'inquiétude et à alimenter une campagne alarmiste.

Une telle campagne a un goût de déjà vu. C'est qu'elle réédite celle qui, en septembre 1973, visait à faire croire qu'on était au bord de l'épuisement des ressources pétrolières, afin de faire accepter à l'opinion la hausse des produits raffinés.

On a pu voir depuis ce qu'il en était réellement. Et ceux-là même qui jouèrent un rôle dans cette campagne reconnaissent depuis qu'en fait de pénurie, les risques étaient bien moindres qu'on nous le disait à l'époque, et qu'ils avaient été artificiellement présentés sous un jour dramatique.

C'est ainsi que dans l'Express du 19 mai dernier, Jean-François Revel écrivait : « Les réserves en hydrocarbures peuvent être diversement évaluées selon les experts. Les écarts qui séparent les optimistes des pessimistes, tous « de renommée mondiale », sont de plusieurs centaines de milliards de tonnes. Mais même les plus pessimistes font état de réserves supérieures à celles qui étaient admises au début de la décennie. Malgré l'augmentation parallèle de la consommation, l'échéance fatidique de la pénurie vraie, celle qui serait due à l'insuffisance de pétrole, en supposant la pleine utilisation de la capacité mondiale de la production, est sans cesse reculée : 1985, 1990, 2000... Quant au tarissement définitif et à l'effondrement de la civilisation du pétrole, ils sont situés aux environs de 2050 par les pessimistes... Cela devrait laisser à l'humanité le temps de trouver des solutions de remplacement ». Signalons d'ailleurs, à ce propos, que la réévaluation des ressources recensées, l'annonce de découvertes de nouveaux gisements, au Mexique par exemple, permettent d'envisager, selon la majorité des experts, un sursis de deux, voire trois siècles.

Voilà qui fait justice des descriptions alarmistes de 1973. Mais on aurait tort de croire que ce que l'on nous révèle aujourd'hui sur l'étendue des réserves était ignoré il y a six ans. Ces faits étaient connus, mais ils étaient tout bonnement cachés. Les journalistes, les gouvernements collaboraient avec les trusts pétroliers pour accréditer dans l'opinion l'idée d'une pénurie prochaine, afin de faire accepter l'idée d'un renchérissement des produits raffinés. C'était le moyen choisi par les compagnies pétrolières pour dégager des profits supplémentaires, afin de financer leurs investissements dans la recherche pétrolière mais aussi pour financer leur extension vers d'autres secteurs énergétiques, le charbon, l'uranium, entre autres. Le renchérissement du pétrole permettait de rentabiliser d'autres sources d'énergie, trop chères jusqu'alors pour concurrencer un pétrole trop bon marché.

Aujourd'hui, la campagne qui se développe survient, et ce n'est pas l'effet du hasard, juste au moment où se trouvent remis en cause par une partie de l'opinion les programmes nucléaires développés par les États industrialisés d'occident. C'est en effet juste après que l'incident de la centrale de Three Miles Island aux USA ait ému la population, que l'on a vu se développer une véritable campagne de presse, aux USA d'abord, puis un peu partout dans le monde, donnant une description apocalyptique de l'avenir énergétique des puissances occidentales. Alors que les cuves étaient pleines, les réserves intactes, on a vu le gouvernement américain crier à la pénurie et développer une véritable psychose de manque de pétrole, on a vu l'administration de la Californie ordonner le rationnement. Et c'est tout à fait artificiellement qu'on a développé une campagne alarmiste. La presse téléguidée, comme les autorités, se livraient à un chantage à grande échelle en propageant l'idée que la société n'a pas d'autre choix que d'accepter le nucléaire, si elle ne veut pas revenir des décennies en arrière faute de pétrole.

Mais cette campagne qui vise à justifier le développement et la mise en oeuvre des centrales nucléaires, contestés par une partie du public, n'a nullement pour but de préparer l'avenir énergétique de la collectivité. Car outre que cette forme nouvelle d'énergie ne présente aucune garantie de fiabilité en ce qui concerne la sécurité pour ces populations, elle n offre même pas la garantie de pouvoir relayer le pétrole si, comme le prétendent certains, celui-ci venait à manquer.

Ce que visent à préserver les gouvernants des pays capitalistes, c'est un marché énorme, détenu par des trusts parmi les plus puissants de l'économie capitaliste : Westinghouse, General Electric aux USA, Empain-Schneider en France, en ce qui concerne la fourniture des centrales nucléaires, les compagnies pétrolières elles-mêmes, qui possèdent une grande partie des mines d'uranium. A ce propos, il n'est pas inutile de rappeler que, en l'état actuel des connaissances, 60 % des ressources mondiales se trouvent en Amérique du Nord et en Afrique, au sud du Sahara, et que 79 % des ressources probables, récupérables à un coût qui permet leur rentabilisation, sont situées en Amérique du Nord, dont un peu plus de la moitié aux États-Unis.

Mais la campagne orchestrée par les gouvernements des grandes puissances capitalistes ne vise pas seulement à revaloriser aux yeux de l'opinion la nécessité du recours au nucléaire. Ce n'est là qu'un de ses aspects. Cette campagne s'inscrit dans la ligne de celle qui fut organisée dès 1973, et qui se donne pour but de faire admettre un nouveau renchérissement du pétrole.

Certes, depuis 1973, les arguments mis en avant ont quelque peu évolué. On n'invoque plus aussi nettement les risques d'épuisement des ressources. Ce bobard a, depuis, fait long feu. On ne parle plus de pénurie physique, mais de pénurie politique. C'est une manière de mettre en cause les pays producteurs, c'est-à-dire les pays membres de l'OPEP, et plus particulièrement les pays producteurs du Moyen Orient. Ce sont eux, nous dit-on, qui, en limitant leurs livraisons de pétrole sur le marché, organisent la pénurie, et qui, en créant une tension sur le marché, sont responsables des hausses passées, et surtout des hausses qui ne manqueront pas de se produire dans un avenir proche. Et l'on nous explique que la crise iranienne, en réduisant les capacités de fourniture de ce pays, a provoqué un déficit de un million cinq cent mille barils par jour. Et comme l'Arabie Saoudite, qui pourrait combler ce déficit, refuse désormais de le faire, après y avoir consenti au début de l'année, c'est donc le régime de Ryad qui est responsable de la situation. C'est vite dit. Un peu trop vite même. Car ce que l'on oublie dé rappeler, c'est d'une part que le gouvernement américain conserve de bonnes relations avec le régime saoudien et des moyens d'agir sur lui. Et surtout que les Majors jouent encore un rôle essentiel dans la production pétrolière de l'Arabie Saoudite. Car si ce pays fournit actuellement 8 millions 500 000 barils par jour au marché pétrolier, plus de 70 % de cette production, c'est-à-dire 6 millions 500 000 barils, sont commercialisés par l'ARAMCO, qui est un consortium de quatre des sept Majors, à savoir Texaco, Exxon, Socal et Mobil. A partir de là, il n'est pas difficile de déduire qui organise le déficit. De même qu'on pourrait le déduire en s'interrogeant sur ceux qui profitent de cette situation.

A ce propos, on veut nous faire croire que les grands bénéficiaires de l'augmentation du prix du pétrole seraient les pays producteurs. C'est faux. Et ce sont les experts économiques qui le reconnaissent. Ainsi, dans son numéro du 11 juin, le Nouvel Économiste signalait que « le prix du pétrole avait pris un sérieux retard sur les prix des produits manufacturés. Sur une base 100 en 1974, le pétrole valait 117 en 1978, alors que l'OPEP devait en moyenne payer 144 ses produits importés » . Et, dans le même temps, cette même revue signalait ides profits exorbitants réalisés à cause de la pénurie iranienne pendant le premier trimestre 1979 (+ 81,3 % pour Mobil , + 80,9 % pour Texaco, + 60,6 % pour Gulf, + 42,2 % pour Socal, + 37,4 % pour Exxon ... » Et il ne s'agit là que des profits avoués.

En fait, ce sont les Majors qui organisent le déficit actuel sur le marché, et qui en bénéficient largement. Car leur problème n'est pas de vendre à tout prix, et même à bas prix. C'est au contraire de miser sur la rareté, de l'organiser même, afin d'imposer une augmentation des tarifs. C'est un raisonnement que font tous les capitalistes. Mais les trusts pétroliers se trouvent, à cet égard, dans une situation particulièrement favorable. Car ils disposent d'une situation de monopole d'un double point de vue. Tout d'abord parce que sept grosses compagnies se partagent le marché et le contrôlent quasiment de bout en bout, à tous les niveaux, de la production à la vente aux consommateurs en passant par la transformation et le transport. Et d'autre part parce qu'elles fournissent un produit de base, nécessaire au fonctionnement du reste de l'économie.

Elles jouent de ce monopole pour imposer leurs conditions aux autres secteurs de l'économie, et aux gouvernements.

Le mouvement en hausse des prix du pétrole est encore amplifié par la spéculation qui se livre sur différents marchés libres, notamment celui de Rotterdam. Si la majeure partie du pétrole « en gros » est commercialisée par des contrats à plus ou moins long terme, une fraction se négocie librement, au jour le jour. Sur ce marché libre, les prix ont connu un véritable emballement. On a voulu nous faire croire, à ce propos, que les pays producteurs, en vendant sur un marché marginal, hors des contrats et des conventions passés centralement avec les États et les compagnies, et hors de la tarification fixée par l'OPEP, organisaient la spéculation sur les prix et préparaient les prochaines hausses des prix internationaux du pétrole. Et on voudrait faire croire à l'opinion qu'une nouvelle fois, les pays producteurs seront à l'origine d'une nouvelle hausse du pétrole qui viendra aggraver les difficultés économiques des autres pays. C'est une façon pour le mieux tendancieuse de présenter les faits.

Car en réalité, les transactions qui se réalisent sur le marché de Rotterdam sont, pour l'essentiel, réalisées là encore par sept sociétés, dont la plupart sont liées ouvertement, d'autres plus discrètement aux Majors. Ce sont elles qui organisent la spéculation sur le prix du pétrole. Et le contraire eût été surprenant. Car ce sont elles qui organisent la rareté. Et il est logique qu'elles essayent d'en tirer profit, en participant au jeu spéculatif. N'est-ce pas, là encore, une pratique habituelle des trusts capitalistes ? Les Majors sont gagnantes à tous les niveaux. Et en premier lieu immédiatement, en empochant les bénéfices directement réalisés par les ventes et les achats spéculatifs. Ainsi telle cargaison de pétrolier change plusieurs fois de propriétaire et de destinataire au gré de l'évolution des cours, produisant par des simples jeux d'ordre de vente et d'achat des plus-values considérables. Mais les mêmes Majors sont gagnantes à un autre niveau. Car si les tarifs établis par les pays membres de l'OPEP s'alignent sur les prix du marché de Rotterdam, et augmentent, cela se traduira par une augmentation des profits des trusts pétroliers qui ne sont pas seulement des acheteurs de pétrole brut mais en même temps des producteurs et des vendeurs.

Les Majors peuvent d'autant mieux jouer ce jeu, que les gouvernements sont impuissants, quand ils ne coopèrent pas à l'opération. On l'a une nouvelle fois vérifié avec la décision du gouvernement américain d'accorder une subvention de 5 dollars par baril acheté sur le marché libre de Rotterdam. C'est, sans pudeur, une prime accordée aux spéculateurs en réponse à la spéculation.

Mais la décision de Carter de subventionner les importations de pétrole est aussi, et surtout, un acte de la guerre économique que se livrent les grandes puissances capitalistes. Il a d'ailleurs été interprété comme tel par les différents impérialismes européens, dont on a vu les ministres défiler à Washington pour tenter, sans succès, de faire revenir Carter sur sa décision.

D'une part, en subventionnant les importations, l'État américain fait en sorte que ses industriels capitalistes n'aient pas à souffrir du renchérissement du prix du pétrole. La prise en charge par l'État américain d'une partie de l'accroissement du prix du pétrole met évidemment les industriels américains en meilleure position par rapport à leurs concurrents européens.

D'autre part, en acceptant de payer le pétrole même au prix fort, l'État américain contribue au mouvement général de hausse . Seulement, ce mouvement de hausse du prix du pétrole n'a pas du tout le même effet sur l'économie américaine que sur l'économie des puissances impérialistes concurrentes : allemande, japonaise, anglaise ou française.

D'abord parce que les factures pétrolières se règlent en dollar. C'est-à-dire que l'État américain est le seul État du monde à pouvoir payer ses importations avec sa propre monnaie-papier, donc, en faisant marcher sa propre planche à billets. Alors évidemment, la hausse des prix mondiaux du pétrole, dans la mesure où elle conduit l'État américain à faire marcher davantage la planche à billets, se traduit par une inflation du dollar. Seulement, le dollar étant la seule monnaie véritablement internationale, cette inflation du dollar ne frappe pas seulement l'économie américaine, mais l'ensemble des économies. Tout se passe comme si l'État américain avait la possibilité, contrairement aux autres États, de faire payer par les autres une partie de sa propre facture pétrolière.

Par ailleurs, le sol des États-Unis et du Canada voisin recèle à la fois des réserves de pétrole importantes, mais au prix de revient nettement supérieur à celui du pétrole du Moyen-Orient ; et de gigantesques réserves de schistes bitumineux qui recèlent également du pétrole, mais encore plus cher à produire. Le mouvement général de hausse des prix revalorise le pétrole américain déjà exploité, et rend rentables les gisements qui ne l'étaient pas jusqu'à présent.

L'un dans l'autre donc, si le renchérissement général du prix du pétrole se traduit par un coup pour les puissances capitalistes concurrentes des États-Unis et qui généralement n'ont pas ou peu de gisements sur leur soi, il a un effet partiellement bénéfique pour les États-Unis.

Lors de la précédente crise du pétrole, l'impérialisme américain a déjà marqué de sérieux points contre ses concurrents des autres puissances impérialistes. il est en train de récidiver. s'il se garde cependant de donner des coups trop graves, ce n'est certainement pas en raison des interventions pitoyables d'un françois-poncet ou d'un helmut schmidt à washington, mais parce que les économies des différents pays occidentaux sont tellement interdépendantes, que l'impérialisme américain n'a pas intérêt à précipiter ses concurrents vers une crise trop grave.

Ainsi donc la guerre du pétrole trouve sa place dans la guerre économique que livrent les trusts pour accroître leurs profits et que se livrent les puissances impérialistes entre elles. Mais quels que soient les vainqueurs de ces guerres, ce sont toujours les travailleurs et plus généralement la masse des consommateurs qui en sont les vaincus, car c'est à leur détriment, au détriment de leur pouvoir d'achat, que le prix du pétrole augmente.

Partager