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Productivisme, « société de consommation » ou libération de l'homme ?
On entend souvent désigner la société des pays développés par le qualificatif de « société de consommation ». Le terme en lui-même exprime pour certains une manière d'apologie ; pour d'autres, une franche réprobation. Ses laudateurs opposent les vitrines pleines de la « société de consommation » à la triste misère des sociétés de pénurie. Ses détracteurs, notamment les courants écologistes, lui reprochent de tout sacrifier à la boulimie de la consommation ou, plus exactement, à la production censée la satisfaire. Tout, y compris l'équilibre écologique de la planète et la sauvegarde nécessaire de ses ressources.
Consommation de masse et productivisme ravageur apparaissent comme deux aspects d'une même réalité.
Passons pour l'instant sur l'injustice fondamentale qu'il y a dans le fait que les charmes présumés de la « société de consommation » ne concernent qu'une bonne dizaine de pays industriels développés, tandis que le productivisme qu'elle est censée justifier ravage toute la planète.
Mais l'idée est répandue qu'une organisation communiste de l'économie serait également productiviste, c'est-à-dire qu'un de ses principaux buts, sinon sa raison d'être, serait d'accroître sans cesse la production. Elle répartirait seulement différemment, c'est-à-dire de manière égalitaire, les fruits de cet accroissement incessant.
Le stalinisme n'est pas seulement passé sur les corps, il a aussi empoisonné les esprits. Dans la propagande de la bureaucratie stalinienne, les prétendus progrès de l'URSS vers le socialisme d'abord, vers le communisme ensuite, se mesuraient exclusivement en quantité de charbon extrait ou de fonte produite. (Quantités réelles ou inventées, c'est encore une autre affaire ... ). Par suite, pour tout le mouvement stalinien, le communisme se réduisit pour l'essentiel à la progression de la production, et le travail productif devint l'ultime but de l'homme communiste. Triste caricature de l'idée que se faisaient du socialisme ou du communisme les socialistes ou les communistes dignes de ce nom qui, à l'instar de Paul Lafargue, gendre de Marx et principal propagateur de ses idées en France à la fin du siècle dernier, partaient en guerre contre la revendication du droit au travail en revendiquant, au contraire, pour les ouvriers « le droit à la paresse »...
Une vision déformée du marxisme
Critiquant, au nom du progrès, les mouvements écologiques, dans un discours aux intellectuels du PCF en 1977, Georges Marchais déclarait qu'il n'avait pas l'intention de suivre « cette mode qui consiste à crier haro sur la société de consommation », donnant comme argument que « ce n'est sûrement pas de surconsommation que souffrent les familles laborieuses » (ce qui est parfaitement vrai). Et d'ajouter qu'il ne se sentait pas de ceux qui, « écoeurés des laideurs du monde capitaliste, cherchent à s'en évader en se transformant en bergers des Cévennes ». Nous non plus. Mais la critique des marxistes doit-elle se borner à combattre le capitalisme uniquement parce qu'il freine le développement des forces productives ? (D'autant plus que les propos de Marchais avaient entre autre but, toujours au nom du progrès, de défendre devant les intellectuels de son parti la prise de position en faveur du développement du programme nucléaire français).
L'organisation capitaliste de la société, c'est-à-dire la production pour le profit, la propriété privée, la concurrence, les frontières nationales, les crises et les guerres périodiques constituent des entraves colossales à l'utilisation rationnelle des formidables capacités techniques de production que l'humanité s'est données. Mais une fois le capitalisme éliminé du monde, la population des pays actuellement sous-développés intégrée à part entière dans la communauté humaine, les besoins fondamentaux de tous satisfaits, la société aura-t-elle pour but fondamental le développement sans limite de la production et de la consommation ? En d'autres termes, la société communiste serait-elle simplement la « société de consommation » à la portée de tous, avec production de masse et course à la consommation ?
Pas pour Marx ou Engels en tout cas.
L'un comme l'autre voyaient au contraire dans la révolution sociale la possibilité d'utiliser le progrès technique le plus rationnellement afin de libérer l'homme des contraintes de la production.
Marx, polémiquant avec certains courants socialistes de son époque, incarnés par Proudhon ou Fourier par exemple, qui chantaient la « joie au travail », affirmait au contraire, parlant de la société future : « Le temps de travail reste toujours, même si la valeur d'échange disparaît, la substance créatrice de la richesse et la mesure des frais qu'exige la production. Mais le temps libre, le temps dont on dispose, soit pour jouir du produit, soit pour se développer librement, voilà la richesse réelle... ».
Dans les Fondements de la critique de l'économie politique Marx expliquait encore qu'une des supériorités de la production collective sera « le développement libre des individus, et du même fait non pas la réduction du temps de travail nécessaire en vue de créer du surtravail... mais de façon générale la réduction au minimum du travail nécessaire de la société, à laquelle correspond alors la formation artistique, scientifique, etc. des individus grâce au temps devenu libre pour tous et aux moyens maintenant disponibles à tous » . Et dans Le Capital il rajoutait que « /a réduction du temps de travail est la condition fondamentale de la liberté » .
Le même souci se retrouve dans l'oeuvre de Lénine : dans L'État et la Révolution, il insistait sur le fait que la réduction du temps de travail, dès l'immédiat après la révolution prolétarienne, était dans un premier temps même une nécessité politique, en tous les cas « le moyen de permettre à tous de remplir les fonctions publiques. Et c'est ce qui conduira à l'extinction complète de tout État en général » .
Déjà au pouvoir au moment où il propose d'appliquer en URSS le système de Taylor, il écrivait dans une première rédaction de son article Les tâches immédiates du pouvoir des soviets : « Ce qu'il y a de négatif dans le système de Taylor c'est qu'il était appliqué dans le cadre de l'esclavage capitaliste et qu'il servait à tirer des ouvriers une quantité de travail double ou triple pour le même salaire... Au contraire l'introduction du système de Taylor orienté correctement par les travailleurs eux-mêmes, s'ils sont suffisamment conscients, sera le moyen le plus. sûr d'assurer à l'avenir une réduction considérable de la journée de travail... et de réaliser ainsi... la tâche que l'on peut formuler ainsi : six heures de travail physique par jour, pour chaque citoyen adulte, quatre heures de travail d'administration d'État » .
Dans le pays sous-développé qu'était la Russie soviétique au moment de la prise du pouvoir par la classe ouvrière, ruiné et rendu exsangue par-dessus le marché par la guerre et la guerre civile, et surtout, resté isolé par la défaite de la révolution socialiste ailleurs, l'évolution des choses a connu un tout autre cours. Pressés par la nécessité de remettre en fonction un minimum d'industrie, les dirigeants bolcheviks ont été contraints d'abandonner l'idée de réduire la journée de travail, comme bien d'autres choses d'ailleurs. Au point que, dans la deuxième rédaction de cet article, Lénine n'évoquait même plus la possibilité de réduction du temps de travail. La Russie soviétique n'en avait pas les moyens. Mais c'est le stalinisme qui, dans ce domaine comme dans tant d'autres, a fait de nécessité vertu en se mettant à développer au contraire le culte de la production.
Course à la production, propre de la société capitaliste
Une perpétuelle course à la production, ce n'est pas l'objectif du socialisme, c'est au contraire le capitalisme qui l'engendre. Fondamentalement parce qu'il lui faut sans cesse élargir sa production pour maintenir les profits des industriels capitalistes et pour investir les profits anciens dans de nouveaux secteurs susceptibles de produire de nouveaux profits. Faute de quoi, c'est toute l'économie capitaliste elle-même qui peut se paralyser. Ensuite parce que le jeu de la concurrence impose de chercher à abaisser les coûts de production en produisant à plus grande échelle.
C'est l'organisation capitaliste de l'économie qui a enfanté la « société de consommation » et tout ce qui va avec : productivisme effréné, dégradation sauvage de l'environnement, gaspillage des ressources de la planète et ce formidable gâchis de travail humain qui transparaît dans le fait que, malgré l'accroissement considérable de la productivité, les travailleurs possèdent à peine un peu plus de temps libre, de cette « richesse réelle » dont parlait Marx, qu'il y a un siècle.
Mais le terme de « société de consommation » est une double imposture.
D'abord parce que le développement incontestable de la production n'a absolument pas comme résultat de satisfaire une part croissante en conséquence des besoins vitaux de la population, puisque l'économie capitaliste produit en fonction de la demande solvable, susceptible de permettre la réalisation du profit, et non en fonction des besoins réels. Ce qui se traduit par une surconsommation pour certaines classes sociales dans une partie de la planète, se traduit par la misère pour les deux tiers de l'humanité.
Ensuite, parce que même dans les pays développés et pour les couches solvables, ce n'est pas la consommation qui dirige réellement la production, mais ce sont les impératifs de la production de masse qui orientent, sinon déterminent, la consommation.
La production en grande série, la production de masse, est depuis longtemps le trait marquant de l'économie capitaliste. Pour les grands trusts qui dominent cette économie, c'est un impératif absolu. C'est là-dessus qu'ils se sont développés à l'échelle planétaire.
Pour tout capitaliste, produire en série plus grande, c'est réduire les coûts de production et donc accroître les profits, ou tout simplement être compétitif et survivre dans l'âpre concurrence. Mais pour vendre en grande série, il faut susciter, développer, au besoin par l'artifice, une consommation de masse. Le capitalisme ne tolère guère l'artisanat que s'il est non rentable. Dès qu'un produit, correspondant à l'origine à des besoins limités, est susceptible de rapporter du profit, la dynamique capitaliste n'a de cesse jusqu'à en faire, à coups de publicité, un besoin large, afin d'élargir un marché et, partant, les possibilités de profit. C'est vrai pour les objets comme pour les marchandises immatérielles. On produit et vend en masse quinze jours de vacances à Bangkok, comme on produit et vend en masse le dernier modèle de calculatrice de poche. Car les grandes compagnies aériennes doivent multiplier leurs vols pour soutenir la concurrence, et agrandir leurs avions pour être compétitifs en offrant des places moins chères, mais ensuite il faut remplir les places et vendre les vols, donc susciter des besoins, en transformant les rêves d'évasion individuelle en tourisme de masse. Et en transformant par la même occasion les routes du ciel en autoroutes ; Bangkok ou les Seychelles en usines à touristes. Comme on a transformé, sur une plus grande période et à une plus grande échelle, l'attraction d'une plus grande liberté de déplacement qu'impliquait la possession d'une voiture individuelle en une puissante contrainte sociale.
C'est encore cette nécessité d'écouler une production de masse qui conduit l'économie capitaliste à uniformiser les besoins et à laminer les goûts. Le conformisme social n'est pas seulement un moyen pour conserver l'ordre social, c'est d'abord une manière de faire prospérer le négoce.
Alors, constater comme le font les socialistes que l'économie capitaliste est incapable de satisfaire les besoins réels, ne doit pas les empêcher de constater qu'en même temps, elle gaspille une force de travail et des ressources gigantesques pour satisfaire des besoins qu'elle avait elle-même artificiellement créés. Et ceci, sans même parler du gâchis que représente la production d'armement, etc.
Rationaliser la production n'est pas nécessairement l'accroître
L'un des objectifs primordiaux du socialisme sera sans aucun doute de supprimer le sous-développement et les inégalités sociales. Cela nécessite assurément que la classe ouvrière, ayant conquis le pouvoir politique, exproprié le grand capital et pris la direction de l'économie de la planète, rationalise l'économie et planifie la production. Les milliards dépensés dans les armements, le gâchis de la concurrence, tout le gaspillage auquel on assiste dans les pays les plus riches (de la suralimentation à la production d'objets ou d'emballages jetables qui vont enfler les poubelles après un seul usage, en passant par des gadgets pas forcément très utiles), tout cela laisse prévoir que cette satisfaction des besoins élémentaires de l'ensemble de l'humanité pourrait être assurée sans accroissement considérable et même, dans certains domaines, en même temps qu'une réduction de la production.
D'autant plus qu'une autre organisation sociale, une vie plus collective de la société permettrait dans bien des cas de satisfaire les mêmes besoins avec moins d'équipements et une dépense moindre d'énergie.
Et les normes qui présideront alors aux choix économiques à faire seront aussi bien différentes de celles du capitalisme : de même qu'au lieu de la vieille notion de rentabilité capitaliste ce sera surtout le souci d'économiser au maximum le travail humain qui présidera aux choix des divers moyens pour assurer la production, ce sera aussi le souci de respecter l'équilibre écologique de la planète, de n'épuiser ni son sol ni son sous-sol qui présidera aux orientations dans le développement de l'agriculture ou le choix des sources d'énergie... « La société elle-même n'est pas propriétaire de la terre » , écrivait Marx dans Le Capital, « il n'y a que des usufruitiers qui doivent l'administrer en bons pères de famille, afin de transmettre aux générations futures un bien amélioré » .
Car ce que les marxistes critiquent dans le capitalisme, c'est non seulement les inégalités sociales, c'est non seulement le fait que l'appropriation des moyens de production est un frein au progrès et engendre des crises catastrophiques pour l'humanité, c'est aussi le but même de la production capitaliste et l'idéal de vie qu'il donne aux hommes. Et dans le socialisme il ne s'agira nullement de singer le capitalisme en cherchant seulement à offrir à tout homme le mode de vie des couches les plus aisées des pays riches et à transformer tout homme en consommateur insatiable : car ce mode de vie n'a rien en soi de très enviable, il ne s'agit là que des valeurs d'une société marchande. Il s'agira au contraire d'assurer, au moindre coût social possible, la vie de l'humanité pour libérer au maximum les hommes du souci d'assurer leur survie afin qu'ils puissent consacrer leur temps à des activités qui leur soient propres et enrichissent l'humanité : à la vie sociale, à la science, aux arts...