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Pour les États-Unis socialistes d'Europe
Un dessin de Konk, paru il n'y a pas longtemps dans les colonnes du Monde, illustre mieux que bien des commentaires l'attitude adoptée par une partie du mouvement ouvrier officiel dans les débats sur l'Europe ; débats relancés par le projet d'élargissement du Marché commun et, surtout, par la proximité des élections au Parlement européen.
On y voit Georges Marchais, en poilu de 1970, baïonnette au canon foncer, l'air méchant, vers une cible indiquée par la flèche : Sedan. Le dessinateur n'a d'ailleurs même pas eu à caricaturer. Parmi les pancartes portées par des manifestants en Lorraine, sous l'impulsion du PCF, il y a : « 1870, 1914, 1940, ça suffit ! ».
Mais l'attitude du Parti, qui se prétend pourtant communiste encore, est pire qu'anachronique. Car en 1870, les membres français de l'Internationale ouvrière ne pointaient pas un doigt accusateur sur l'Allemagne : ils s'adressaient, au contraire, à leurs « frères d'Allemagne » pour affirmer que les « travailleurs ne connaissent pas de frontières ».
Il n'y avait pas là seulement l'affirmation de la solidarité ouvrière par-delà les frontières. Face aux nationalismes, pourtant encore montants et, à certains égards, progressistes, de l'époque, le mouvement communiste et socialiste affirmait fièrement son internationalisme. Face aux frontières qui divisaient les peuples, il affirmait sa volonté de renverser le pouvoir des exploiteurs, pour fonder la « République universelle des peuples ».
Eh bien, aujourd'hui, quelques-uns des ténors de la droite libérale peuvent se payer le luxe de s'en prendre « au nationalisme réactionnaire anti-européen » du PC et se faire les chantres de l'unité européenne contre la « balkanisation des nations ». Oh, ce ne sont sans doute que des mots. Mais c'est un signe des temps que ce soient ces gens-là qui les prononcent.
Au temps où ils étaient véritablement socialistes, véritablement communistes, les partis du même nom incarnaient, au nom du prolétariat, une politique qui combattait ces obstacles formidables que sont les frontières nationales, les États nationaux, devant le développement économique, culturel, humain. Aujourd'hui, ils ont laissé tomber depuis longtemps ce combat-là, comme bien d'autres. Libre à la droite libérale de reprendre quelques-uns des mots qui avaient servi, en les vidant complètement de contenu.
A la phraséologie d'une partie de la droite sur l'unité de l'Europe, les partis qui se réclament de la classe ouvrière n'ont rien à opposer. Le Parti Communiste comme le Parti Socialiste puisent simplement parmi les mêmes options politiques dans lesquelles puisent les partis de droite. D'ailleurs, les divisions des deux grands partis de gauche épousent, dans les grandes lignes, les divisions de la droite entre les gaullistes et les « giscardo -centristes ».
Le Parti Communiste, dans son langage comme dans les faits, s'est fait le porte-parole du chauvinisme. Le Parti Socialiste s'aligne sensiblement sur les positions de la droite « pro-européenne » - ou du moins, qui se prétend telle en réservant cependant ses arrières côté nationalisme. Jusques et y compris une partie de l'extrême-gauche qui, par suivisme à l'égard du PC ou par opportunisme propre, se sert du vocabulaire marxiste et révolutionnaire pour faire siens quelques-uns des thèmes de la compagne nationaliste, notamment en prenant position contre l'entrée de l'Espagne, du Portugal et de la Grèce dans le Marché commun.
Les révolutionnaires doivent intervenir dans le débat sur l'Europe et donner un point de vue correspondant aux intérêts de la classe ouvrière.
Il ne serait pas juste de se retirer simplement du débat au nom de l'idée que, avenir « national » ou avenir « européen », c'est de toute façon un avenir capitaliste que les protagonistes bourgeois du « débat européen » préparent. Ne serait-ce que pour montrer qu'aucun parti de la bourgeoisie n'incarne en réalité un avenir européen ; et que leurs phrases velléitaires sur les avantages d'une Europe unifiée sonnent creux, car il n'y a rien derrière.
Le cadre étriqué de l'état national
Il est sans doute arrivé parfois dans le passé que la réaction accomplisse, à retardement et au prix fort pour la société, des tâches allant dans le sens de l'histoire, que la révolution s'est révélée incapable de remplir à temps. La révolution prolétarienne s'est révélée jusqu'à présent incapable de supprimer ces frontières nationales qui démembrent, désorganisent, morcellent l'Europe. La bourgeoisie serait-elle en passe d'y arriver, à sa façon ?
Elle n'en est même pas à l'envisager sérieusement !
Si une partie du personnel politique de la bourgeoisie peut se complaire aujourd'hui dans le rôle du défenseur du progrès humain - car l'unification de l'Europe, cela en serait un ! - c'est uniquement parce que le mouvement ouvrier officiel est incapable, lui, d'incarner ce progrès et de montrer que la bourgeoisie par contre ne l'est pas. La droite libérale ne peut se montrer « européenne » et avoir l'air d'apporter une réponse à quelques-unes des questions les plus brûlantes de l'évolution des pays européens, qu'en contraste avec le nationalisme débridé d'une partie de la gauche.
L'affiche de Folon, destinée à mobiliser l'opinion publique partisane de l'Europe - « L'Europe, c'est l'espoir », dit la légende - représente un homme, la tête levée au ciel, qui s'envole vers l'immensité et la lumière. Il serait bien plus exact de représenter les tentatives de la bourgeoisie en matière européenne par un personnage, la tête sans doute tournée vers l'immensité d'un vaste marché européen unifié, mais les pieds solidement rivés au sol des intérêts nationaux.
« L'Europe, c'est l'espoir », - sans doute. C'est même une impérieuse nécessité. L'économie a tissé entre les nations et les continents des liens économiques indissolubles. Dans les faits, les hommes travaillent les uns pour les autres, dans une division du travail à l'échelle du monde. Le développement, ou le simple maintien, des forces productives de la société exigent de vastes champs, en espace comme en hommes, que les dérisoires cadres nationaux, en particulier en Europe, sont incapables d'offrir depuis longtemps.
L'Europe - toute l'Europe, pas celle des Six, des Neuf ou des Douze - forme un tout économique, ouvert d'ailleurs aux autres continents.
Sur le plan strictement humain, social et culturel, le cloisonnement national, la séparation des peuples, la limitation du simple droit de circuler sont des anachronismes révoltants. Sur le plan strictement économique, la coopération étroite des peuples d'Europe est une nécessité.
Cette nécessité s'impose aux différentes bourgeoisies d'Europe elles-mêmes. Non point par la rhétorique - de plus en plus pauvre et prudente d'ailleurs - d'hommes qui, des Robert Schumann et Jean Monnet aux Lecanuet et Tindemans, prétendent représenter l'idée européenne. Elle s'impose par l'évidence des faits : pour la production capitaliste moderne, hors d'un vaste marché, point de salut.
Cette évidence des faits, les bourgeoisies d'Europe la subissent, à leur détriment, depuis plus d'un demi-siècle. La décadence des impérialismes européens face en particulier à l'impérialisme américain, tient pour une large part au fractionnement des pays d'Europe face au vaste marché intérieur dont dispose l'impérialisme US
La nécessité d'unifier l'espace économique européen a beau s'imposer cependant comme une évidence, elle ne règle pas la question de savoir au profit de quelle bourgeoisie nationale elle se ferait.
Car si chaque bourgeoisie nationale a besoin de l'espace économique européen - la bourgeoisie allemande parlait en son temps d'espace vital - elles sont en concurrence pour dominer le même. Cette concurrence, exacerbée en rivalité, a conduit en moins d'un siècle à trois grandes guerres, dont deux sont devenues mondiales. Sans qu'aucune de ces guerres règle d'ailleurs la question, si ce n'est sous forme d'un affaiblissement de tous les impérialismes européens rivaux au profit de l'impérialisme américain qui est venu, à son tour, poser sa candidature pour le contrôle du marché européen - toujours morcelé entre États - avec d'ailleurs plus d'efficacité que les protagonistes européens eux-mêmes.
Le marché commun, ou la méfiance institutionnalisée
Sous une forme plus pacifique et sous l'écrasante tutelle des États-Unis, les bourgeoisies nationales concurrentes d'Europe sont confrontées, depuis la guerre, très exactement aux mêmes contradictions qu'avant. L'interdépendance de leurs économies s'est encore accrue. Mais s'est accru parallèlement le poids de leurs États nationaux dans la vie économique. D'un côté, les bourgeoisies nationales aspirent à un vaste marché unifié. D'un outre côté, la survie, les profits de chacune sont liés à leur État national, à sa protection, à ses subsides, aux privilèges qu'il dispense aux siens.
Depuis le début du processus qui a conduit à la mise en place du Marché commun, les bourgeoisies d'Europe essaient de concilier les deux. Sur le fond, les deux sont inconciliables. Néanmoins, la nécessité d'assouplir les barrières protectionnistes - si elles avaient été maintenues, l'Europe n'aurait eu aucune chance de se relever de la désorganisation de la guerre - a conduit à la mise en place de la première zone de relatif libre échange, limité à deux produits fondamentaux, le charbon et l'acier : la Communauté européenne du charbon et de l'acier. Pour que cette Communauté naisse, il fallait, outre la pression de la nécessité, celle, plus tangible encore, des États-Unis, désireux de voir les pays d'Europe sortir du chaos autant pour des raisons militaires et politiques - contre l'URSS, bien entendu - que pour des raisons économiques. Toujours est-il que de là datent les premiers « organismes communautaires » qui ne soient pas purement décoratifs. Donc, les premiers abandons de cette souveraineté nationale intégrale chère à Michel Debré et au PCF
Dès lors, on a commencé à désigner par le terme pompeux de « construction européenne » cette succession pragmatique de mesures destinées à faciliter le commerce entre pays européens qui, sans cela, eussent été condamnés à l'asphyxie économique. Le terme fera carrière, même si l'Europe n'est pas près de sortir de cette construction. Mais n'a-ton pas entendu Winston Churchill, vieille incarnation du nationalisme réactionnaire, proposer à l'époque les « États-Unis d'Europe » ? N'a-t-on pas vu toute la crème du personnel politique dirigeant des bourgeoisies européennes rivaliser pour fonder ou pour diriger qui un Mouvement pour l'Europe unie, qui l'Union européenne fédéraliste, qui le Mouvement socialiste pour les États-Unis d'Europe ? Devant des peuples qui venaient de sortir de l'affrontement de nationalismes impérialistes, les politiciens bourgeois n'étaient donc pas à un terme pompeux près, pour désigner des initiatives aussi prosaïques que limitées.
Mais ni la Communauté européenne du charbon et de l'acier, ni la Communauté économique européenne - dite Marché commun - qui prendra le relais, ne constituent des sortes d'États européens en embryon, comme le laissent entendre ceux qui les mettent en place. L'une comme l'autre, à des échelles différentes, constituent des systèmes destinés, en quelque sorte, à institutionnaliser la méfiance entre bourgeoisies concurrentes, aux économies pourtant complémentaires. Il était nécessaire d'assouplir le protectionnisme, d'assurer dans des conditions acceptables la circulation des marchandises et des capitaux. Mais comme chaque État souhaitait défendre en priorité les intérêts de sa propre bourgeoisie et se méfiait des autres, il était nécessaire de mettre en place un système de réglementation et de surveillance communes, avec des institutions chargées de l'effectuer, dans les limites volontairement concédées par les États.
Depuis sa fondation, le Marché commun est toujours resté cela sur le fond, même s'il a gagné en complication et en lourdeur bureaucratique.
Tel quel, le Marché commun a pu cependant être le cadre susceptible de fournir aux affaires des bourgeoisies allemande, française, italienne, etc. et sans oublier la bourgeoisie américaine- un champ plus élargi, et ce n'est déjà pas une mince affaire. Encore que, si la croissance spectaculaire des échanges entre pays européens a, très certainement illustré l'inter-dépendance profonde de ces pays sur le plan économique, il n'est pas dit qu'elle doive grand-chose aux vertus propres du Marché commun.
Même baptisé Europe ou ébauche d'Europe, le Marché commun reste une union douanière, dotée d'un certain nombre d'institutions sans doute, mais fragile : fragile surtout dans la crise qui secoue l'ensemble de l'économie capitaliste.
Un des inspirateurs de la politique européenne des giscardiens, ancien membre de la Commission européenne, protagoniste côté français de la quasi totalité des négociations concernant l'Europe, Jean-François Deniau, affirme avec désenchantement dans son livre L'Europe interdite : « Supprimer les droits de douane est une chose, créer une économie commune en est une autre, établir une responsabilité politique unique en est encore une autre ». Mais, par malheur, constate-t-il après vingt ans « d'expérience européenne », « si l'on veut faire une union douanière, il faut aller beaucoup plus foin que l'union douanière : c'était le pari du Marché commun. Pari perdu ».
Eh oui, même pour créer un marché véritablement commun, véritablement unifié - au sens où l'est un marché national - c'est-à-dire permettant la libre circulation des marchandises, des hommes et des capitaux, il faudrait faire plus qu'un Marché commun.
Car comment, par exemple, l'argent des capitalistes français pourrait-il circuler aussi librement, avec autant de sécurité, d'un bout à l'autre du Marché commun qu'à l'intérieur du marché national français, alors que dans neuf pays, neuf États frappent huit monnaies différentes, aux cours variables. (Seul le modeste Luxembourg faisant quelque peu exception : il se contente d'affirmer la souveraineté de son État en imprimant le portrait de son grand-duc sur une monnaie par ailleurs identique au franc belge). Or, Marché commun ou pas, entre 1970 et 1974, un écart de 44 % s'est creusé entre la monnaie allemande et italienne par exemple, par rapport à leur parité initiale. Mais battre monnaie, c'est une des prérogatives fondamentales des États nationaux, une de leurs principales ressources aussi, et ils ne sont pas prêts à l'abandonner.
Comment, même en l'absence de tarifs douaniers, une marchandise pourrait-elle circuler dans les mêmes conditions en dehors des frontières nationales qu'en dedans, lorsque chaque État garde la mainmise sur sa fiscalité, et lorsque l'enchevêtrement des réglementations est défini en général, et appliqué toujours, par des administrations nationales distinctes, chacune favorisant en priorité sa propre bourgeoisie.
Les États nationaux peuvent évidemment consentir à des compromis et se mettre d'accord sur le plus petit dénominateur commun de leurs intérêts divergents. Et ils l'ont fait dans un certain nombre de domaines, car sans cela, le Marché commun n'aurait pas survécu, pas même sous sa forme présente. Mais le moindre accord, à la solidité de toute façon conditionnelle, nécessite des tractations sans fin.
Dans l'une des nombreuses tribunes de discussion publiées par Le Monde sur la question européenne, un participant a soulevé l'exemple concret de la coopération en matière de navigation aérienne où l'assujettissement aux frontières paraît particulièrement anachronique. « Alors que les États-Unis disposent de vingt centres de contrôle, tous construits sur le même modèle, selon un concept unique, gérés selon une réglementation uniforme, les États européens ( ... ) utilisent, pour un territoire considérablement moins grand seize centres, tous différents les uns des autres, et appliquant huit réglementations ». « Les pilotes qui survolent l'Europe tombent sous la juridiction de deux, trois ou quatre administrations aéronautiques en quelques dizaines de minutes. Les procédures auxquelles ils doivent se soumettre changent autant de fois ... » D'où gaspillage, coût élevé, perte de temps. La question d'harmoniser les choses est en discussion depuis vingt ans. Mais apparemment, dans l'Europe du Marché commun, dans l'Europe de « l'espoir », il n'y a encore que le bonhomme de Folon qui puisse s'envoler librement...
Seul un État européen unique, supranational, pourrait unifier l'Europe.
Comment faire surgir, par voie de conciliabules et tractations entre États nationaux un État européen ; comment faire en sorte que, progressivement, cet État européen prenne la place des États nationaux, voilà le problème insoluble qu'essaient de résoudre depuis quelque trois décennies les quelques partisans idéalistes d'une Europe bourgeoise unifiée. Quant aux autres, l'écrasante majorité des politiciens, ils ne se posent pas d'aussi oiseuses questions, si ce n'est pour cause de démagogie. En guise d'unification européenne, ils se satisfont avec ce qu'offre le Marché commun, plus ou moins aménagé selon le goût, mais sans accepter que l'existence d'États nationaux souverains puisse être remise en cause.
Au nom de la souveraineté des états
Quand bien même une partie de l'opinion publique bourgeoise serait partisane de l'unification de l'Europe sous l'égide du capital, ce ne serait pas une raison pour des organisations se réclamant de la classe ouvrière de combattre cette Europe-là en se faisant les défenseurs du nationalisme. Ce ne sont certainement pas les travailleurs qui ont quoi que ce soit à, gagner au maintien des États nationaux.
Mais les principaux partis de la bourgeoisie, qu'ils soient de gauche ou de droite, ne réclament nullement l'unification des États d'Europe en États-Unis européens. Au contraire, même dans les rangs réputés les plus favorables àl'Europe, on se défend d'être pour un État européen supranational, sauf peut-être comme une perspective lointaine.
Dans la plaquette programmatique largement diffusée par le Centre des Démocrates Sociaux de Lecanuet - ce dernier avait pourtant bâti sa réputation politique, dans la droite, sur ses sentiments atlantiques et pro-européens - l'idée d'un avenir supranational n'est évoquée qu'une seule fois, sous la forme suivante : « Une fédération d'États, d'un type nouveau, verra progressivement le jour, à partir d'une première étape confédérale. La Fédération européenne de l'avenir, pour laquelle il n'existe ni précédent, ni modèle, sera une confédération qui aura réussi » . Avenir passablement brumeux. Pour un avenir plus immédiat, le C.D.S. est bien partisan d'une sorte « d'exécutif politique » pour l'Europe, mais constitué par un « Conseil européen des chefs d'État et de gouvernement », c'est-à-dire par les représentants des États nationaux qui prendraient leurs décisions d'un commun accord pour assurer « l'unité dans les domaines où les Neuf ont, de toute évidence, des intérêts communs ». Tout ou plus serait-il souhaitable, estime le C.D.S., de convenir que l'abstention d'un des États ne peut faire obstacle aux décisions ».
Il serait cependant injuste de dénier au C.D.S. une modeste mais très concrète contribution à l'unité européenne : il vise à « donner enfin à l'Europe des symboles concrets : l'institution d'une Fête de l'Europe, célébrée à tour de rôle par les Neuf en présence des chefs d'État, le choix d'un hymne, d'un emblème et d'un drapeau officiel ... ». On est le parti le plus pro-européen sur l'échiquier des grands partis français, ou on ne l'est pas...
Le Parti Socialiste, autre parti qui se pose en partisan de l'Europe, se dépêche cependant, par la bouche de Mitterrand, d'affirmer qu'il ne s'agit point de « défaire la France, ni aucun autre pays », au nom d'une « mythologie abstraite ». Estier, de son côté, déclare dans l'Unité que le PS est certes partisan de « l'élection de l'Assemblée européenne au suffrage universel à condition que ce nouveau mode de scrutin ne lui permette pas de s'arroger de nouveaux pouvoirs » . Bien malin qui distinguera la différence, si ce n'est dans la subtilité, entre cette position du « pro-européen » Estier et celle de l'anti-européen Chirac qui, lui, « veut bien qu'on élise le Parlement européen au suffrage universel, mais à condition que cette Assemblée n'ait aucun pouvoir » .
S'il y a des désaccords entre la majorité du PS et le CERES, comme il semble, sur la question de l'Europe, ils ne doivent en tous les cas pas porter sur le fond car, d'après un des chefs de file du CERES, le député Guidoni, si « on sait qu'il existe au sein du PS un petit lobby « européaniste » qui est resté fidèle aux illusions des années cinquante et traduit en langage socialisant les opuscules de propagande de la Commission de Bruxelles » , il faut aussi « savoir que le PS, dans son immense majorité ( ... ) a rompu avec l'ensemble des sentiments vagues et idées fausses qui servaient d'idéologie aux « pères de l'Europe » .
Giscard - celui du « parti de l'étranger », suivant la formule aimable de son ancien Premier ministre Chirac - a affirmé à bien des reprises que l'objet de ses voex est une Europe confédérale où « la souveraineté de chaque État doit rester entière » .
A y regarder de près, même les personnalités politiques, françaises ou étrangères, dont le nom est directement attaché à ce qu'ils appellent la construction européenne, ne font pas montre d'une audace excessive dans leurs propositions « d'intégration européenne ». Léo Tindemans, ex-Premier ministre belge et auteur d'un rapport sur l'Union européenne qui avait en son temps déclenché les foudres du PCF et du R.P.R., expliquait récemment qu'il n'était pas question de donner au Parlement européen des pouvoirs législatifs, car c'était tout simplement contraire au traité de Rome. Claude Cheysson, membre français de l'actuelle Commission européenne de Bruxelles, également défenseur attitré de l'Europe, après avoir développé le même argument, le complète : « D'autres pensent alors que l'Assemblée, forte de son élection populaire, prétendra ignorer le traité, se proclamera États Généraux de l'Europe. Soyons sérieux, les membres de la future Assemblée seront présentés par les partis politiques, peut-être les syndicats, les organisations professionnelles. Un seul d'entre eux oserait-il proposer une telle évolution ? »
On est loin dans tout cela du « il faut des États-Unis de l'Europe » de feu Winston Churchill qui, lui-même, ne brisa pas beaucoup de lances pour cette idée.
Seul le PC italien semble se distinguer par son « ultra-fédéralisme » (suivant l'expression de Duverger) en demandant un gouvernement européen, responsable devant une Assemblée des communautés.
Alors, la démagogie mise à part, pourquoi tout ce bruit et cette fureur à l'occasion des élections au Parlement européen autour de « l'avenir de l'Europe », puisque tout le monde ou presque semble d'accord pour qu'elle n'en ait pas beaucoup ?
On ne peut même pas vraiment dire qu'il y a là un affrontement entre un courant protectionniste et un courant libre-échangiste. Le PCF mène, certes, une compagne protectionniste déchaînée, à propos de tout et hors de propos. Mais il est à peu près le seul à s'opposer - si l'on ne tient pas compte ici de la position de la LCR - à l'élargissement du Marché commun, que même Debré est « prêt à accepter sous certaines conditions ».
Mais même les gaullistes qui, par conviction aussi bien que par calcul électoral, jouent à fond la carte du nationalisme sourcilleux, ne proposent pas de revenir en arrière par rapport ou Marché commun. Chirac avait même déclaré, il est vrai un peu avant que les passions électorales commencent à submerger les milieux politiciens, « qu'il est de l'intérêt de la France de participer activement à la construction d'une Europe unie dont nous regrettons que, depuis quelques années, elle ne progresse pas mais régresse ».
Le Marché commun constitue une zone de relatif libre échange protégé dont, dans l'état actuel de gravité de la crise, la bourgeoisie française, pas plus que les autres, ne pourrait absolument pas se passer, sans grave régression économique. Faut-il rappeler que, pour les pays d'Europe, la part du commerce extérieur par rapport au produit national représente un pourcentage allant de l'ordre de 20 % (pour la France) jusqu'à près ou plus de 50 % pour des pays comme les Pays-Bas, la Belgique ou l'Irlande ? Et dans ce commerce extérieur, la part majeure revient - la Grande Bretagne mise à part - au commerce extérieur entre pays européens. A titre de comparaison, la part globale du commerce extérieur ne représente que - et c'est pourtant pas mal déjà - 8 % pour les États-Unis. Il y a dans la comparaison de ces deux chiffres tout le drame des bourgeoisies d'Europe qui ont un besoin vital d'un marché plus vaste que celui qui est délimité par leurs frontières nationales, mais qui sont incapables d'unifier complètement leurs marchés respectifs. Il est en tous les cas clair qu'une brutale remontée des barrières douanières ou un brutal coup de frein de quelque ordre que ce soit aux échanges intra-européens, seraient catastrophiques pour les bourgeoisies capitalistes d'Europe.
Seulement, même le maintien de cette zone de libre échange surveillé qu'est le Marché commun, exige forcément un certain degré de « supranationalité », un abandon de la part des états de certaines de leurs prérogatives, fût-ce sur une base contractuelle. C'est ce qu'exprimait Barre en souhaitant récemment « une Europe confédérale, c'est-à-dire une union d'États qui s'associent, en conservant leur indépendance et en consentant, dans des domaines déterminés et par des accords soigneusement définis, les abandons de souveraineté qu'impose l'association. »
Le R.P.R., Debré compris, ne saurait guère s'opposer à cela sur le fond, car c'est très exactement ce qui se pratique depuis des années, y compris au temps de De Gaulle et de Pompidou, même si cela ne porte pas officiellement le nom d'Europe confédérale. Mais les uns et les autres ne sont pas nécessairement d'accord sur le degré des « abandons de souveraineté » dont il est question. Et surtout, les gaullistes sont extrêmement chatouilleux sur le fait que ces « abandons de souveraineté » puissent échapper un tant soit peu à ce que veulent les États contractants. L'essentiel de la discussion sur l'élection au suffrage universel d'un Parlement européen pourtant sans pouvoir tourne autour de cette question. A partir du moment où le Parlement européen est élu au suffrage universel et donc plus près de l'opinion publique, « à partir du moment où la future Assemblée sera toujours maîtresse de son ordre du jour, il n'y a aucune espèce de garantie ! », s'écrie Michel Debré effrayé.
Ces craintes par rapport à un Parlement européen impotent, cette levée de boucliers générale contre la supranationalité ne sont pas seulement démagogiques. C'est significatif sur le fond. Pour les gaullistes, le simple fait que le Parlement soit élu au suffrage universel porte le risque d'une sensibilisation de l'opinion publique, susceptible de restreindre la marge de manoeuvre de ceux qui, au nom des États, négocient ces « accords soigneusement définis » par lesquels les États nationaux renoncent àbon escient à certains aspects de leurs prérogatives.
Ces craintes ne sont pas partagées par tous les hommes politiques. Mais cette discussion est tout de même significative ; comme l'est l'accord unanime pour rejeter, pour l'immédiat, l'idée même d'État supranational.
Les bourgeoisies nationales ne peuvent, et leurs personnels politiques ne veulent, réaliser l'État européen.
Pour les états-unis d'europe
Dans ce contexte, il faut que les révolutionnaires interviennent résolument en faveur des États-Unis d'Europe. Faut-il craindre le risque d'être confondus avec les tenants de l'unification bourgeoise de. l'Europe ? Il ne semble pas dans l'état actuel des choses que ce risque-là soit bien grand, tant ces gens-là sont prudents dans leurs formulations. Et s'ils parlent, à propos de l'Europe, « d'espoir » et, à la rigueur, « d'union », ils se refusent à mener compagne sur l'idée des États-Unis d'Europe.
Le risque est plus grand de contribuer à la compagne nationaliste orchestrée par le Parti Communiste. Oh, sons doute, une partie de la gauche et de l'extrême-gauche se démarque des formulations les plus chauvines du PCF, voire les combat au nom de l'internationalisme. C'est le cas de la Ligue Communiste qui affirme s'opposer « à l'Europe des trusts » non pas au nom de « l'indépendance nationale », mais au nom des États-Unis socialistes d'Europe. Mais au nom de quoi donc la Ligue Communiste s'oppose-t-elle à « l'intégration du Portugal, de l'Espagne et de la Grèce dans la Communauté du capital » , comme le formule le programme officiel en dix points des organisations adhérentes au Secrétariat Unifié et militant dans les pays du Marché commun ? Prendre parti sur cette question, fût-ce au nom du combat contre « l'Europe des trusts », c'est apporter de l'eau au moulin de la campagne nationaliste. Car enfin, le PCF lui-même prétend, en combattant l'élargissement du Marché commun, défendre les travailleurs contre « l'Europe des trusts ».
C'est encore au nom du combat « contre l'Europe de l'argent, du chômage et de la répression » qu'un certain nombre de personnalités de gauche et d'extrême-gauche, parmi lesquels Isaac Joshua, un des dirigeants de l'O.C.T., Huguette Bouchardeau, nouvellement nommée secrétaire nationale du PSU, ont constitué un « Comité d'initiative pour une compagne anti-impérialiste européenne » pour rejeter pêle-mêle « l'institution parlementaire européenne » et « l'intégration de l'Europe du Capital ». lis ajoutent l'argument supplémentaire que le Parlement européen « vise à éloigner encore davantage les travailleurs des centres réels de pouvoir ».
Comme si l'éloignement des travailleurs des « centres réels du pouvoir » était géographique et non pas politique, non pas de classe !
Piètres arguments que tout cela pour aller dans le sens des préjugés nationalistes avec des phrases marxistes.
Eh bien, les révolutionnaires ont autre chose à faire que de rompre des lances pour empêcher de naître une Europe du capital que, de toute façon, personne ne veut faire naître, si ce n'est sous la forme sous laquelle elle existe déjà depuis belle lurette, c'est-à-dire sous la forme de la domination « supranationale » des trusts.
Face aux nationalismes, il faut que les révolutionnaires affirment tout haut qu'ils sont partisans d'un État européen supranational, qui ne saura naître que de la révolution prolétarienne. Il faut qu'ils montrent que les travailleurs ont intérêt non pas seulement à l'assouplissement des frontières, mais à leur suppression complète. Il faut q'ils montrent qu'ils sont les adversaires résolus des États nationaux, à la fois parce que ce sont des appareils d'oppression contre les exploités, mais aussi, parce que l'existence de ces États nationaux est un obstacle formidable devant le développement économique, culturel, humain de la société.
Mais il faut qu'ils montrent également l'hypocrisie, l'impuissance des tenants bourgeois de l'idée européenne. Ce n'est pas la menace de l'Europe capitaliste qu'il faut agiter, mais l'incapacité du capitalisme de construire l'Europe qu'il faut dénoncer.
Les révolutionnaires sont les partisans résolus de l'unification de l'Europe. Le monde capitaliste en est l'adversaire.
La crise annonce une nouvelle période d'instabilité du monde capitaliste et, partant, elle est lourde de dangers de renaissance de vieux antagonismes nationaux. Mais la solution des problèmes des pays d'Europe n'est pas dans l'exacerbation des nationalismes, mais dans l'unité des exploités de tous les pays d'Europe, dans la lutte contre leurs exploiteurs. Et l'aboutissement de cette lutte doit être le renversement des bourgeoisies nationales, et la prise du pouvoir par les travailleurs dans le cadre des États-Unis socialistes d'Europe.
Bien sûr, même des unité aussi vastes que l'Europe sont aujourd'hui étroites pour les forces productives de l'homme, comme pour le plein épanouissement de la civilisation humaine. Son avenir, c'est de trouver sa place dons la fédération mondiale des peuples.
Mais l'avenir est aux grands ensembles humains, débarrassés de toutes entraves, de tous obstacles, devant la circulation libre des hommes et des biens. C'est aussi à l'échelle de ces vastes ensembles que la production peut être rationnellement organisée et planifiée.
C'est aussi, dans le cadre de tels ensembles vastes que les peuples pourraient s'épanouir, sans oppression, et dans la coopération fraternelle avec les autres. Car, même sur ce terrain, l'État national n'est une protection qu'au prix du repliement sur soi ; serre chaude pour toutes les sortes de chauvinisme, de racisme et de xénophobie dans le peuple majoritaire, il est en même temps généralement une prison pour les minorités.
Les États-Unis d'Europe sont une nécessité pour les travailleurs, une nécessité pour les peuples. S'ils ne peuvent pas se réaliser, c'est parce qu'une infime minorité d'exploiteurs a besoin de protéger ses privilèges contre d'autres exploiteurs concurrents, et contre les exploités de leurs propres peuples.
C'est pourquoi la suppression de ces privilèges, le renversement de la bourgeoisie exploiteuse par la classe ouvrière et la création des États-Unis d'Europe sont indissolublement liés.